Cours du 30 juin 2000
Quest-ce que la philosophie ?
La pensée et le nom, fin (provisoire)
Létonnement
Nous arrivons à la dernière séance de cette année, cest-à-dire à la conclusion momentanée de lenquête que jai menée devant vous pour répondre à la question de ce que cest vraiment que la philosophie. Jespère que ceux qui ont suivi la totalité des séances trouveront cette réponse philosophique (cest ce qui compte) ; jespère également quils la trouveront satisfaisante eu égard à lexpérience quils ont des lectures philosophiques en tant que telles autrement dit conceptuelles (cest ce qui importe).
Je vous ai indiqué la dernière fois que létonnant, quand on le considère rétrospectivement comme nous devons forcément le faire en réfléchissant, est quelque chose dont on ne revient pas. Jen ai déduit quen lui cest forcément de lorigine quil sagit. Limpossibilité du retour, où se dit subjectivement que létonnant ne cesse jamais de lêtre, renvoie à limpossibilité de lorigine, laquelle nest que sa propre perte et par conséquent que limpossibilité quon la nomme jamais en tant que telle. On ne peut jamais dire la dimension détonnement de ce qui nous a étonné. Létonnant, même sil a objectivement été reconnu cent fois dans notre vie (voir à la limite dans la même journée), est toujours donné pour la première fois et nous laisse muets, parce quà lorigine, il ny a (encore) personne qui puisse la reconnaître. On peut donc dire que létonnant présentifie en quelque sorte lorigine.
Létonnant sentend toujours dune antériorité : tout ce qui nous étonne nous place dabord au lieu de son antériorité. Pour cette raison, on peut faire varier réflexivement le niveau de notre étonnement : il suffit de se placer à une antériorité.
Cette antériorité est toujours le lieu dune promesse, et reconnaître lorigine nest rien dautre que reconnaître une promesse, puisque la promesse est louverture de lavenir (par opposition au futur) et quen disant cela cest aussi bien l’origine quon a nommée. Ainsi on peut sétonner que les mathématiques existent (et certes lexistence des mathématiques est une promesse radicale : celle de Pythagore tient toujours), ou sétonner que la suite des nombres pairs ne soit pas deux fois moins nombreuse que la suite des entiers naturels (promesse dun autre niveau : quon calcule sur des propriétés densembles et non plus sur des nombres). Cest bien à chaque fois dune origine quil sagit : dune origine qui apparaît dans une certaine absence que létonnant est dès lors forcément pour lui-même, puisquil est à la fois compris dans sa réalité et incompris dans sa vérité. Linvention dune science est toujours étonnante, comme lest sous la plume du philosophe un nouveau concept quil est tout surpris de voir advenir et se constituer progressivement (le concept est étonnant, mais son advenue au fil de lécriture est une surprise), etc. Cest dailleurs pourquoi létonnant ne cesse pas détonner : contrairement au surprenant dont le manque constitutif (celui du savoir) est sans vérité parce que cest sa réalité en quelque sorte transcendantale (cest là où je manque du savoir que je suis étonné), labsence dont est fait létonnant reste vraie, puisque cest la vérité elle-même comme extériorité au savoir ! Lexistence selon lorigine définit en effet la vérité, par opposition au savoir qui ne peut porter sur lorigine, celle-ci nétant effectivement rien. Que je sache ne compte pas, quand je suis étonné : je nen continue pas moins de lêtre. Létonnant soppose donc au surprenant comme le manque du savoir soppose à son extériorité. Je le dis encore autrement : létonnant apparaît quand la distinction de la réalité et de la vérité est manifeste alors que, comme je vous lai souvent dit, elle ne consiste en rien sinon la vérité serait une nouvelle sorte de réalité. Est donc étonnant ce qui manifeste la distinction que la vérité (qui ne consiste en rien) est toujours de la réalité, laquelle et toujours assurée dans la constitution quen opère le savoir.
Si donc vous maccordez cette définition de létonnant, alors vous comprenez que létonnant est lui-même sa propre distinction entre soi comme vrai (absent, puisque la vérité ne consiste en rien) et soi comme réel (présent, reconnaissable mais cela ne sert à rien). Je le dis autrement : létonnant est fait de sa propre antériorité. Si la philosophie est étonnement, elle est faite de cette distinction, dont il ne faut pas méconnaître le caractère temporel (en première personne puisque la philosophie est le savoir propre de la première personne cette distinction temporelle est exactement celle que donne la formule de Freud ” wo es war “. Ce ” wo ” peut donc être repris à propos de tout ce qui étonne ; de sorte quen tout étonnement cest de lui quil sagit. Par exemple la magnificence des mathématiques est bien ladvenue (” soll ich werden “) dune origine qui était en tant que telle une promesse, et cest au lieu de cette promesse (le ” wo ” freudien, selon moi) que nous allons quand nous sommes saisi détonnement devant les mathématiques.
Nous verrons ensuite la dimension éthique de létonnement, et cest bien entendu de ce seul point de vue que létonnant permet de comprendre la philosophie, dès lors quil ny a de philosophie, savoir des ” natures ” exclusivement faites du nom propre de quelquun, quà ce quelle soit ce quun seul pouvait dire en quoi, certes, elle sera toujours le plus étonnant des savoirs. Pour penser cette dimension, il faudra poser la question dune alternative : si la philosophie repose sur lacception première dêtre étonné (ce qui est bien un rapport pratique à soi-même et donc une éthique), elle rencontre son autre, lennemi de la pensée, dans le refus originel dêtre étonné. Ce refus apparaît dans deux figures emblématiques : le philistin, celui ” à qui on ne la fait pas “, et dautre part luniversitaire (non pas bien sûr celui qui sadresse à des étudiants : cest dune posture dénonciation quil sagit là et non pas dune profession !) pour qui la pensée est toujours celle des autres (pour lui, la philosophie consiste à être LE spécialiste de ” la notion de truc chez Machin ” !) et pour qui aucune réalité nest jamais en elle-même philosophique, dès lors que le savoir que nous en avons est aussi bien celui de sa déconstruction (ni la mortalité ni la vérité, etc., ne sont des réalités originellement philosophiques, puisquon peut établir non seulement que ces notions ont une histoire mais encore quelles ont été ” inventées ” ou ” fabriquées ” dans telle configuration historique. Bref, la haine de la pensée consiste à retourner pratiquement la définition opératoire de la vérité, cest-à-dire sa distinction davec le savoir. Haïr la vérité, en tant quelle est exclusivement le fait dun acte de pensée (donc quelle procède du nom impossible, tel quon le voit à luvre dans les ” natures “) se fera donc forcément à travers le mot dordre ” que le savoir compte ! “.
Létonnant, seul à compter, est lobjet exclusif de la philosophie
On dit souvent quil peut y avoir une philosophie de nimporte quoi : du sergent de ville ou de la plate-forme dautobus, et cette contingence des objets philosophiques est une scie quon trouve même sous des plumes qui comptent (Lévi-Strauss cite ironiquement la possibilité de construire la comparaison philosophique des mérites de lautobus et du métro). Cest faux : il ny a de philosophie que de létonnant, et tout ne lest pas, puisquil y a du banal (des personnes et des choses) et plus précisément que le banal est une condition structurel du monde (un ” existential “). Cela dit, lindication que je viens de donner de la possibilité de situer létonnant à tous les degrés dune échelle réflexive rend compte de la possibilité que nous avons de faire varier létage de notre étonnement, ou plus exactement de léventualité quune réalité dérivée puisse ailleurs valoir comme origine. Là où cest le cas, elle sera étonnante. Cest pourquoi on peut considérer que si tout nest pas étonnant, tout peut lêtre, comme Francis Ponge nous la montré pour les choses. Si le cageot de légumes peut être sujet propre de son apparaître, alors, certes, il est étonnant et lobjet le plus banal peut donner lieu à un discours philosophique parce qualors il aura cessé dêtre mondain pour devenir à son tour lorigine dun monde. Le ” parti pris des choses ” est linscription de cette éventualité : il consiste à établir la non vérité de leur constitution par le savoir, que par ailleurs nul ne songerait à nier. Mais justement : elle ne vaut que ” par ailleurs “, là où la chose considérée nest quen réalité. Cest ce que jindiquais lautre jour en disant que la réalité étonnante est celle à propos de quoi le savoir ne compte pas. Tout le monde sait ce quil en est des réalités triviales sauvées par Ponge dans ce recueil, mais justement : cela ne compte pas. En ce sens, elles sont étonnantes. La distinction ainsi opérée de la vérité constitue par conséquent lobjet considéré en objet possible de la réflexion philosophique. Comme on sait, il peut sagir dun cendrier ou dun verre de bière. Rien de plus banal que ces objets quotidiens, mais ce qui nest pas banal, cest quils apparaissent On peut même pousser la description en montrant quune auto-donation est à luvre dans leur présence, laquelle nest dès lors nullement banale : la présence du cageot, dune certaine manière, cest son effort. Pareillement une réflexion sur le mal ne peut faire léconomie de létonnement devant des existences faites de certitudes à propos de tout et de satisfaction à propos de soi. Se demander comment un être humain peut être parvenu à un tel degré de médiocrité, cest sétonner sur une des éventualités de la condition humaine, et par là cest faire une sorte de retour à lorigine. De même que le savoir que nous avons des cageots ne compte pas quand nous opérons une conversion qui nous ramène au cageot comme à lorigine dun monde qui par là même se révèle être vraiment le sien, de même tout ce que nous savons du conditionnement social et des mécanismes inconscients tombe quand nous avons devant nous lindividu ” à qui on ne la fait pas “, celui que rien nétonnera jamais, le philistin dans toute sa glorieuse épaisseur.
Lextériorité ou plus exactement lantériorité au savoir permet de penser létonnement qui empêche toute parole. Létonnement nest pas la sidération, qui empêche de parler : dans létonnement, on ne dit rien parce quil ny a tout simplement rien à dire, le savoir que nous pourrions mobiliser ayant cessé de valoir. Ce mutisme indique la primauté du lieu (le ” wo ” freudien) dont chaque étonnement est la retrouvaille. Lorigine est donc identique à sa propre perte (ce nest pas quelque chose, sinon on dirait quoi), mais cette perte nest pas temporelle, paradoxalement, parce que tout ce qui nous étonne nous y situe à nouveau : être étonné, cest se trouver à nouveau là où tout est nouveau (cest seulement en réfléchissant que je dis ” à nouveau ” : en vérité cest (toujours) pour la première fois). Jexprimerai la même idée en disant que létonnement nous installe là où tout pourra avoir lieu, là où rien du monde nest encore décidé. Cest ce que jappelle le lieu de la promesse, en me référent à ce que nous avons compris de cette notion. Quand nous sommes étonnés, nous sommes ailleurs et avant, en ce lieu dorigine que tout commencement pourra occuper mais que, corrélativement, il pourra tout aussi bien laisser ouvert.
Ce lieu est en propre le lieu de la pensée, là où il sagit de vérité et non de savoir distinction dont est faite expressément la philosophie. Je formule plus simplement cette idée en disant quil ny a de philosophie que de létonnant ou encore que létonnant est de nature philosophique. En quoi nous recevons un indice : en tout ce qui étonne, cest forcément du nom propre quil doit sagir (par exemple on peut concevoir que les mathématiques soient originellement pythagoriciennes, etc.).
Sil ny a jamais de philosophie que de létonnant et si nétonne que ce relativement à quoi le savoir ne compte pas, alors on peut dire qu est philosophique une réalité qui fait insister la distinction de la vérité et de la réalité. Par exemple un cendrier ou un verre de bière ne sont pas des choses philosophiques, parce quils sont disponibles et que leur concept est par là même leur vérité anonyme (nimporte qui, précisément en tant que nimporte qui, a la vérité sur ces choses : cest leur concept) ; mais ils peuvent lêtre disons en tant quexemples sartriens cest-à-dire en tant quautorisés à la fois dans leur apparaître et dans leur dit (bref dans leur concept comme vérité et non comme réalité appréhendée) dun nom dont lécriture de l’Être et le Néant (notamment) nétait que limpossibilité. Car le cendrier ou le verre de bière, posés là, inertes et sans raison, cest bien de lexistence, dont tout le monde sait désormais (cest-à-dire depuis lépreuve qua été pour nous la lecture des ouvrages qui étaient limpossibilité de le dire) quelle est de ” nature ” sartrienne. Là ils sont étonnants, alors que ” par ailleurs ” (cest-à-dire en dehors de ce nom propre qui cause leur être comme vrai à la manière dont un peintre authentifie un tableau) ce sont des objets dune banalité affligeante : létonnement de Sartre devant un cendrier, cest par conséquent laudition silencieuse de son vrai nom : celui quil a été un penseur de passer toute sa vie à ne pas pouvoir dire.
Le ” wo ” freudien, à mon avis, cest le lieu du nom indisponible, du nom vraiment propre, le nom des natures philosophiques ou encore le nom qui cause comme vraie une uvre qui, par ailleurs, nest quun tableau (par exemple si quelque expert découvre par des moyens inédits que tel tableau très banal dun quelconque musée de province est en fait de Rembrandt, alors ce tableau sera une uvre : non pas seulement un réel, mais un vrai et là, il sera étonnant : fait de sa propre origine, cest-à-dire de sa propre impossibilité).
Quand je parle ainsi des objets philosophiques à partir dune alternative qui est la distinction de la vérité et de la réalité (le nom qui les cause, et ce quils sont par ailleurs) vous avez donc reconnu mes ” natures “, ces réalités exclusivement faites du nom indisponible de celui qui les nomme et dont il serait pour cette raison absurde de dire quil y a ” connaissance “. Thèse en quelque sorte familière à tout le monde, puisque nous savons tous quen philosophie la réfutation ne compte pas et certes elle compterait si les objets philosophiques dont on parle avaient une autre réalité que le nom indisponible de celui qui en parle, auquel cas la philosophie serait une sorte de science.
Dire quil ny a de philosophie que de létonnant, cest dire quil ny a de philosophie que de ce qui compte. Léquivalence est évidente, puisque létonnant se situe au lieu de lorigine, quil est comme tel sujet dune possibilité dont nous relevons dès lors. Quand je métonne de lexistence des mathématiques, moi qui ne suis pourtant pas mathématicien, je me situe malgré moi au lieu dune promesse didéalisation et de synthèse conceptuelle à laquelle je ne suis tout de même pas étranger. Mais que je mène une vie de trivialité et là, je ne serai plus étonné par lexistence des mathématiques : elles ne compteront plus.
Ce quon appelle, plus généralement, les ” grandes ” questions pour désigner en propre les objets de la philosophie renvoie par conséquent à cette équivalence de létonnant et de ce qui compte. Ainsi la mort, la possibilité de la vérité, la liberté et toutes les autres notions désignent des réalités qui comptent pour lhumanité en général, telle que lactivité réflexive en est linstitution. Pour autant que nous trouvions dans cette généralité une part de notre origine (par exemple à travers lidée réflexive de dignité humaine), nous dirons alors que ces questions comptent pour nous. Mais ici encore, il est évident que certaines des ” grandes ” questions peuvent ne pas du tout compter et par conséquent être exclues du champ de létonnement, lequel est le champ exclusif de la pensée. Lacan au début des années 70 a répondu à une question (certes plutôt bête) sur la liberté que cette notion ne lintéressait pas, autrement dit quelle ne comptait pas pour lui, mais il a montré tout à la fin de son enseignement que cette notion le convoquait enfin à penser ; pour lui, je dirai quelle était devenue ” lacanienne “, si jai raison de dire que létonnant nous convoque à penser, et si jai raison de définir la pensée par l’inscription du nom propre cest-à-dire impossible.
Les choses qui comptent, cest-à-dire qui étonnent, sont celles qui font penser : compter, cest tout simplement convoquer le nom impossible.
Je dirai ainsi que les objets de la pensée sont à chaque fois sont agent, si le nom propre, celui qui va se réaliser dans les natures, et à chaque fois sa cause.
Donc il est faux de dire quil y a effectivement des choses qui comptent, dont par ailleurs les philosophe nous donneraient une certaine compréhension
: cela ne pourrait être vrai quà la condition quil y ait des métaphysiciens cest-à-dire des ” en tant que “, mais alors il sagirait non pas de choses qui comptent mais de choses qui importent notamment à la compréhension de la condition humaine.
Impossible de séparer létonnement, les choses qui comptent et la pensée, le nouage de lensemble étant assuré par le nom propre, dans son essentielle impossibilité (laquelle est le travail, qui se fait donc toujours à laveugle : on suit seulement son propre étonnement, cest-à-dire la profération silencieuse dun nom quon aura passé sa vie à ne pas pouvoir dire
Donc, il est absurde de croire quil y a effectivement des choses qui comptent.; mais dun autre côté, on ne peut nier que certaines choses sont de ” nature ” philosophique (par exemple que nous soyons mortels ou que la vérité soit possible), et quen ce sens elles comptent.
Vous saisissez mon argument : ce nest pas parce que certaines choses compteraient quelles seraient ensuite étudiées par les philosophes en tant que tels (expression dont jespère vous avoir montré le caractère contradictoire), à la manière des minéraux pour les géologues, mais cest au contraire parce que certaines choses sont instituées comme des natures philosophiques, quelles comptent !
En quoi je rappelle seulement lantériorité, au sens du ” es war ” freudien, du nom propre dont létonnement est la reconnaissance ou si vous préférez, la réminiscence. La philosophie, dont je vous explique quelle a létonnement pour dimension essentielle, nest rien dautre que cette réminiscence : une pensée qui soit en même temps (un temps de retard par conséquent : cest en lisant ce quon écrit quon apprend de quelle ” nature ” on traite) réflexion.
La question de létonnement est celle de la philosophie parce quelle est celle de l’alternative du savoir et de lextériorité au savoir autrement dit de la pensée. Je vous indique dabord comment je la vois. Le premier terme serait de dire que nous restons toujours l” en tant que ” que nous sommes forcément dès que nous parlons (si je demande quelque chose dans un magasin, je parle inévitablement en tant que client, etc.), celui que nimporte qui serait à notre place, bref ce sujet mondain que nous ne cessons jamais d’être et qui a réponse à tout. Lautre jour, je citais lexemple des lecteurs professionnels qui peuvent encore être surpris mais qui ne sont plus étonnés par rien et pour qui, dès lors, notre époque ne compte plus de ” grands écrivains “. Voilà, je crois, une bonne figuration du premier terme de lalternative, celui du déni : ces lecteurs sont en général tout à fait capables de juger de limportance de tel ou tel écrivain, et ils ne contesteront pas que tel ou tel (javais cité Quignard et Le Clézio) soit très important à la limite, aussi important quon voudra. Quant à admettre que ces écrivains comptent (et par définition, un écrivain ne peut compter que pour définir la littérature, laquelle est elle-même, comme je vous lai longuement expliqué, le dit de ce qui compte en tant quil compte), cest autre chose. Car un écrivain qui compte, cest forcément quelquun dont les livres nous laissent muets et dont, pour cette raison, il ne serait pas impossible de considérer quils ne nous apportent rien. Pour considérer quun livre est important il faut donc se placer depuis lemprise et la réflexion ou, si lon préfère, depuis le point de vue sans âme du spinozisme, puisque dire tel livre a augmenté ou diminué ma puissance dêtre revient tout simplement à dire quil ne compte pas (cest seulement moi qui compte dans la lecture que jen fais). Ainsi des manuels peuvent être importants dans nos études, des annuaires pour notre orientation sociale, des guides touristiques pour nos promenades, ou même des modes demploi pour lutilisation de nos outils de travail. Il y a aussi des livres quon lit pour le plaisir et qui sont très importants pour cette raison, mais ils ne comptent pas non plus puisque cest notre plaisir, justement, qui compte dans cet exemple. Les livres qui comptent, au contraire, nous disent dune certaine manière qui nous sommes (javais cité lexemple de la Montagne magique, dont la lecture me donne à chaque fois le sentiment de revenir chez moi), mais ils ne nous disent évidemment pas ce que nous sommes ni moins encore ce quil en est positivement des réalités quils évoquent (la lecture dun traité technique de médecine, de géographie, de sociologie, de psychanalyse, etc. est infiniment plus utile de ce point de vue). Et dautre part, il y a des livres qui comptent (appelons-les ” classiques “), et pas seulement pour un seul lecteur mais pour tout le monde en ceci quils nous disent communément qui, et non pas ce que, nous sommes autrement dit en ceci quils répondent à la question de lhumain comme génie et non pas comme réalité. Ces livres, ils étonnent : ils disent le nom secret de lhumanité et dessinent le visage dont elle se constitue subjectivement dêtre le manque, le visage que Dieu pourrait voir sil existait ; et la marque quils laissent en chaque lecteur est comme lindication de fait quen eux, cest de lui, là où il nest pas celui que nimporte qui aurait été à sa place, quil sagit. Quand on parle ” en tant que “, cest-à-dire comme clone anonyme, il est impossible quon les reconnaisse : du point de vue du savoir, il ny en a tout simplement pas.
Vous voyez où j’arrive, avec cette analogie : il y a des choses qui nous disent qui nous sommes et ces choses là, nous pouvons ou bien les dénier comme telles en leur accordant plus ou moins dimportance (par exemple en étant ” curieux ” à leur sujet), ou bien reconnaître quen elles il sagit de nous, et par conséquent aussi de notre visage manquant et de notre vrai nom (les deux réponses à la question ” qui suis-je ? “). Voilà de quoi il sagit, finalement, en toute écriture philosophique, si jai raison de dire que la philosophie est le savoir personnel, cest-à-dire le savoir de quelquun qui est vraiment lui, et si le nom qui répond vraiment à la question que chacun est pour lui-même sécoute silencieusement dans létonnement.
Au lieu de continuer à faire fonctionner le savoir qui nous institue et dont la poursuite sidentifie à limpossibilité même de létonnement, notre parole sera donc originée dans un silence premier. Voilà la pensée, concrètement : que la parole vienne de ce silence de létonnement, un silence qui ne passe jamais. Vous pouvez présenter cela de manière en quelque sorte subjective en disant quon ne revient jamais de ce qui nous a étonné, ou de manière objective en disant que ce qui nous a étonné ne cesse pas de nous étonner, mais je préfère dire quon ne philosophe jamais quen oubli de la philosophie.
Car si lon noublie pas la philosophie, on est un ” en tant que ” cest-à-dire le vecteur anonyme dun savoir (celui quon aurait acquis durant nos études de philosophie), et lon ninventera jamais rien : la pensée sera toujours celle des autres. Dun autre côté, on ne peut pas dire simplement quun philosophe est quelquun qui a oublié ce que cest que la philosophie, bien sûr. Je dirai donc, pour renvoyer à létonnement comme convocation à penser cest-à-dire comme audition silencieuse du nom secret, quon noublie pas quon a oublié. Tout le monde connaît les passages de Heidegger sur loubli de loubli. Je crois que la vérité relève forcément de loubli, sinon elle est le savoir : lanonymat des ” en tant que ” ; mais elle est la vérité, précisément, de ce que loubli ne soit pas oublié. Vous avez reconnu lefficience de la promesse : louverture de lavenir est forcément oubliée, puisque cest dans un certain temps quon vit. Mais ce temps nest pas le temps anonyme du monde commun : cest le temps propre, celui du destin. Ceux qui ont un destin, cest-à-dire qui nont pas cédé temporellement sur le fait dêtre soit et non pas celui que nimporte qui aurait été à la même place, lont forcément oublié : ce nest pas à leur destin quils sintéressent, cest à ce quils font. Mais cet oubli nest pas oublié, et cest ce non oubli de loubli, réalité du destin, quon peut considéré comme la réalité temporelle de la pensée.
La parole simpose comme philosophie de nêtre pas leffectuation, même très intelligente et savante, de la ” Philosophie ” telle qu’elle est déjà là et telle quelle nous permet de parler philosophiquement. Rien là que de très banal : je rappelle seulement que philosopher consiste à inventer la philosophie (comme peindre ou composer consistent à inventer la peinture ou la musique). Cette invention nest pas un processus magique et surnaturel (jai répété souvent que le génie nest rien dautre que le fait de ne pas céder sur lirréductibilité dêtre soi) mais cest simplement quon sautorise non pas dun ordre préalable quon actualiserait à notre tour et dont on serait alors le vecteur anonyme, mais bien du silence premier, celui de létonnement dont est fait ce dont on parle, en tant précisément quon ne parle jamais en philosophe que de choses étonnantes. Le génie nest rien dautre que létonnement, en fin de compte, et philosopher consiste à reprendre réflexivement cette posture.
Je le dis encore autrement : létonnement renvoie à ce moment originel (qui comme tel na jamais été réel) où le nom propre était la réponse à la question de lêtre, et le mensonge que jappelle impropriété du nom consiste à ne considérer le nom que comme la réponse à la question de la représentation. Le nom disponible nous représente, assurément, puisquil représenterait pareillement nimporte qui à notre place (par lui nous sommes donc nimporte qui : la représentation est notre être) ; alors que le nom indisponible advient là où il sagit de se dire soi-même en disant ce que son nom signifie quant à lêtre. Cest pourquoi il appartient au nom indisponible de pouvoir être réfléchi par nous en adverbe (” sartriennement “) alors que le nom disponible ne le peut pas (Sartre est nimporte qui, en loccurrence lenfant de parents qui auraient pu avoir nimporte quel autre enfant à sa place lequel autre enfant est dès lors celui quil est en réalité). La vérité est notre être dans le cas du nom indisponible, alors que cest la représentation dans le cas disponible. Et nous sommes étonnés chaque fois que lêtre diffère de la représentation cest-à-dire chaque fois que la mise en question de la vérité nous convoque en première personne.
Il y a donc le moment de lêtre par définition toujours déjà perdu pour nous qui parlons (pour soi, on est forcément nimporte qui), et le moment de la représentation par définition toujours actuel (jaffirme être celui que je me représente être) mais non vrai. La reprise constante de limpossible moment de lêtre (loriginel) par le moment nécessaire de la représentation, voilà ce qui barre létonnement (dans la vie, tout est ” normal “) en même temps quil le rend possible puisquon reste forcément bouche bée quand il sagit du moment de lêtre tel quil apparaît non pas en lui-même, bien sûr, mais dans la faille de la représentation qui est létonnement où la première personne est convoquée en tant que telle, cest-à-dire dans son vrai nom : celui qui depuis toujours valait pour lêtre et qui dès lors constituera les ” natures ” philosophiques.
Vous comprenez pourquoi on peut dire que la philosophie est étonnement, et aussi quelle sidentifie à la question de lêtre, qui est celle de la première personne (par opposition à lexistence qui relève de la seconde et à la représentation qui relève de la troisième). En quoi on ne renvoie pas au fait que tout soit donné mais à limpossibilité que la représentation sature et suture ce fait : elle en relève, donc elle apparaît en manque dune vérité qui ne sera jamais rien dautre que sa propre perte : quand le nom valait pour lêtre, ainsi quil en sera plus tard dans les ” natures ” dont on aperçoit dès lors bien en quoi elles sentendent depuis la question que la première personne ne cesse jamais dêtre pour elle-même et qui est proprement la question de la philosophie : la question de lêtre.
Le moment originel, à quoi létonnement consiste sans soi (donc vraiment) à faire retour, cest le moment où le nom a valu pour lêtre et par là même instauré la vérité comme commandant tout ce qui, de ce point de vue, ne comptera jamais: lêtre toujours déjà perdu devient par le nom lantérieur de la vérité, autrement dit est rétrospectivement constitué comme la vérité dont la vérité doit déjà relever, puisquil ny a de vérité quen vérité et que les choses qui importent (celles qui ne comptent pas) se définissent justement de ne pas poser cette question. Il ny a donc pas de différence entre poser la question de la vérité est souvrir à lantériorité véritative dont la vérité est toujours déjà constituée et instituée à la fois autrement dit entre poser cette question et souvrir à la pure distinction, telle que je lai définie dans les séances précédentes. Eh bien cest cela, létonnement philosophique : la distinction, quon peut aussi bien définir comme la causalité du nom propre.
Cette causalité répond à la question de léthique qui est aussi bien celle de la pensée, puisque létonnant nous ramène à la promesse que nous étions avant dêtre nous-mêmes, quelle que soit la manière dont elle ait pu ensuite être assumée ou reniée par nous : une vie qui soit vraiment la nôtre, auquel cas cest un avenir qui se sera ouvert quand nous sommes nés, ou au contraire une vie qui soit celle que nimporte qui aurait eue à notre place, auquel cas notre naissance naura été que linstitution dun futur. Ma thèse est que létonnement est un transport à ce moment éthique de la distinction entre lavenir et le futur moment dont on peut dire quil est le moment de la vérité parce que cest là que cest joué que nous soyons (ou pas) vraiment nous-mêmes. Sommes-nous leffectuation de notre propre promesse, dont létonnement est le rappel silencieux, ou sommes-nous seulement celui que nous pouvions être, les choses étant ce quelles sont ? Le silence de létonnement est lié à cette dimension questionnante : ne métonne jamais que ce qui me met en question. Cest cette interrogation où se noue dune manière bien particulière la question de léthique et de la vérité en quoi consiste le silence de létonnement. Bref, la question de létonnement renvoie à un concept qui soit lunité de la vérité et du fait dêtre soi : le concept central de léthique et de la philosophie, celui du génie, qui ne désigne pas on ne sait quelle capacité supérieure et magique mais seulement le fait dêtre soi, comme dailleurs personne ne lignore, puisquil ny a pas de différence entre reconnaître le génie dune production et reconnaître que cest vraiment telle personne, à lexclusion de quiconque (donc à lexclusion de celui quelle est par ailleurs : le même que nimporte qui à sa place) qui est à son origine. La pensée nest rien dautre que le statut éthique de la première personne et la philosophie est la réflexion de cette personne, qui ne se rencontre elle-même que dans le silence de ses étonnements.
Haine de la pensée : ” que le savoir compte ! “.
La pensée est lacte de la première personne, celle quon est sans soi : le personne du nom secret quon passera toute sa vie à inscrire, la personne du visage dont notre propre existence sera toujours le manque et non pas de la conscience, bien sûr. Lautre de la pensée est donc lanonymat : poser ce que nimporte qui aurait raison de poser, cest se faire le vecteur anonyme dun savoir lui aussi anonyme, puisquil suffit détudier pour devenir savant et quétudier est en principe à la portée de nimporte qui.
La haine de la pensée, cest simplement la haine de léthique de la première personne, laquelle consiste à sautoriser de soi-même (et cest lacte de sautoriser de soi-même quil faut nommer penser, au sens strict). Concrètement, elle se traduira donc par le retournement de la définition opératoire de la vérité : si le vrai nest rien dautre que le réel dont il se distingue pourtant, alors on dira tant en ce qui concerne lénoncé que lénonciation que la vérité nest rien dautre que le savoir, dont il nest pas question quelle se distingue. Celui qui sait sera par conséquent celui qui a raison, et toute sa pratique consistera à substituer lanonymat (de la certitude subjective, des références savantes) à la pensée qui est toujours invention dans lhorizon du nom propre.
Etre étonné, cest se retrouver au lieu silencieux de lorigine, laquelle est promesse et par conséquent ouverture de lavenir. De lavenir au futur, il ny a pas de différence mais seulement une distinction : la promesse, justement. Dès lors quil ny a pas de différence, il est parfaitement légitime de nen pas faire, et de décider dès lors originellement que cest le savoir qui sera seul à compter et que la vérité nest rien. Nous verrons quelles sont les deux figures de cette décision dont aucune raison ne peut établir lillégitimité.
Maintenant que je vous ai donné les bases, voyons de quelle manière on peut ” céder ” sur le caractère étonnant de certaines choses, cest-à-dire céder sur la promesse quon est pour soi-même depuis toujours.
La pensée de létonnement est aussi bien la pensée de cette promesse. Par exemple Sartre reste étonné dexister, et il ne cède pas sur cet étonnement ; de sorte que lécriture de l’Être et le Néant est limpossibilité de dire que lexistence est sartrienne en quoi consiste donc quelle soit étonnante pour lui, si le propre des choses étonnantes est de nous faire entendre silencieusement notre vrai nom, celui de linscription non sue dans la constitution des natures, de nous ouvrir à une ” errance ” dont on reconnaît ainsi réflexivement la positivité (lécriture de l’Être et le Néant, ce nest rien dautre que limpossibilité, positivement entendue, que Sartre avait de dire que lexistence était sartrienne).
Se trahir soi-même, cest par conséquent se mettre dans une posture telle que létonnement soit exclu ou récusé davance. Concrètement, cela revient à avoir décidé cest le savoir et non pas le vrai (létonnant comme tel) qui compte.
Le savoir peut être subjectivé dans une identification, ou au contraire posé expressément comme tel, dans sa lettre. La pensée de létonnement dégage donc les deux manières spécifiques de trahir la promesse quon est pour soi autrement dit deux manières d’exclure que la réflexion puisse jamais être philosophique.
Première figure : le philistin
Le terme de philistin, qui renvoie à un ” idéal-type ” en sciences sociales, désigne le conservateur conformiste, celui pour qui les évidences sociales ont depuis toujours décidé de ce quil ferait. Je mettrai particulièrement laccent sur sa prétention et sa certitude : il est toujours certain davoir raison parce quil a depuis toujours décidé didentifier la vérité à lévidence, et lévidence à ce qui simpose socialement. Or, cest bien connu, on ne saurait avoir raison tout seul, de sorte que cest la société en tant que telle qui a toujours raison. La société, cest un savoir dont on peut dire quil porte non pas sur tout (toute société a certes sa métaphysique, mais elle est impensée et inaccessible à la conscience individuelle) mais sur ce quon peut appeler ” la vie en général “. Je définirai donc le philistin en disant quil est dabord celui à qui on ne la fait pas, ce qui est sa disposition en quelque sorte formelle, et je préciserai la matérialité de sa prétention en disant que le philistin est celui qui connaît la vie. Car tous ceux qui pourraient le tromper sont forcément solitaires ou du moins minoritaires, ce qui suffit à les déconsidérer par avance, relativement au savoir de la vie qui définit toutes les importances. Le philistin ne se laisse donc jamais démonter : il a davance réponse à tout, puisquil sait, lui, ce que cest que la vie et que celle-ci se définit précisément dêtre la compréhension de tout. Disons-le autrement : le philistin se caractérise par le refus absolu de jamais envisager quon puisse distinguer ce qui compte de ce qui importe : pour lui il ny a que des importances positives et négatives ” oubliant ” ainsi que la seule chose qui compte pour est de se conformer, cest-à-dire de ne pas être seul (auquel cas il risquerait en effet dapercevoir la trahison quil a depuis toujours opérée de lui-même). On pourrait donc spécifier la position du philistin par la double dénégation où il situe sa passion : que le sujet non pas lui mais la société ; que lobjet en soit non pas lexistence mais la vie. Vous apercevrez dautre part la corrélation du refus de la solitude et de la décision de ne jamais considérer que le savoir, quand je vous aurai rappelé que la vraie solitude nest pas dêtre sans les autres ni sans soi-même mais dêtre sans savoir (souvenez-vous de lexemple de lautomobiliste en panne : sil sait réparer, il nest pas seul). Bref, le philistin est celui-là même qui nest ” pas dupe “, comme dit Lacan dans son séminaire ” les non dupes errent “.
Et certes, cest bien aussi de cette ” errance ” quil sagit quand je vous parle dextériorité au savoir : cest de ne pas savoir que lexistence est sartrienne, par exemple, que Sartre écrit lEtre et le Néant (alors que nous, qui lavons lu, le savons bien ! mais précisément : ce nest pas notre livre mais celui de Sartre). Le philistin est celui qui a toujours déjà décidé que cette ” errance ” (quil faut donc rapprocher de ce que je vous ai dit du génie comme position exclusivement éthique dextériorité au savoir) serait lhorreur et quil fallait tout faire (à la limite mourir) pour ne jamais léprouver.
Cette ” errance “, si vous maccordez de linterpréter à partir de ce que nous venons de voir, on peut dire quelle se confond tout simplement avec létonnement. Car si ce qui nous étonne nous dit notre nom impossible, celui-là même que la pensée consiste à ne pas pouvoir dire, alors cest le même de récuser son nom propre pour y substituer un nom dautant plus bouffi de narcissisme quil sera disponible (” Maître Untel, notaire “) et de refuser dêtre étonné. Le philistin ne peut être étonné par rien. Il est par conséquent impossible que rien soit philosophique pour lui puisquil ny a pas de différence entre dire quune réalité est étonnante et dire quelle est philosophique cest-à-dire quelle engage une réflexion où se dise, sans le savoir, notre vrai nom. Disons le encore autrement : la pensée ne létonne pas, elle le scandalise parce quil ny a de pensée (et donc de philosophie quand la pensée prend la forme réflexive) que dans la distinction de ce qui compte laquelle distinction est précisément le scandaleux en soi, si lon peut dire, puisquelle renvoie à l” errance ” à limpossibilité que ce qui importe puisse jamais compter.
Deuxième figure : luniversitaire
Jemprunte encore à Lacan que la seconde figure de la récusation éthique de soi : luniversitaire. Cette référence vous indique quil sagit là dune posture de discours, dun statut de sujet pour lénonciation, et non pas, bien sûr, du statut administratif de ceux qui sadressent à des étudiants. Je rappelle à ceux dentre vous qui nauraient pas encore lu ces textes essentiels (le séminaire sur les Psychoses, où la notion de discours se met en place, et surtout lEnvers de la Psychanalyse, pour le discours universitaire) que Lacan trouve quatre places, qui sont celles de lagent, de lautre, de la vérité et de la production ; il caractérise quatre discours qui sont ceux du maître, de luniversité, de lhystérique et enfin du psychanalyste plus un cinquième, le ” discours du capitaliste ” qui sobtient en tordant la structure du discours du maître par la correspondance que chacun des éléments du discours (le signifiant maître, le savoir, le sujet séparé de lui-même et enfin lobjet) entretient spécifiquement avec les places que je viens dindiquer. Or ce qui nous intéresse ici, cest le trait distinctif du discours universitaire : le savoir y est à la place de lagent, (donc celle du commandement qui appartient originellement au maître) de sorte quon trouve le signifiant-maître à la place de la vérité. Lacan, se référant à la dialectique hégélienne du maître et de lesclave, pose que le savoir dont il sagit est ” dénaturé “, du fait de se situer au lieu du commandement : quand il était lapanage de lesclave, on pouvait en effet considérer quil avait de la réalité puisque lesclave travaille effectivement, produisant et le réel et sa propre humanité dans le même mouvement. Le savoir de lesclave a donc une réalité à la fois objective et subjective ; il perd forcément cette réalité quand un discours le situe à la place du commandement : le ” discours de lUniversité ” ne produit plus que des ” Unités de valeur “, souligne Lacan.
Si je peux donner un exemple caricatural de cette posture, ce serait celui du professeur à qui un étudiant parlerait de son intérêt pour la notion de vérité, et qui répondrait ” vous voulez dire chez Heidegger ? “, comme sil était inconcevable quun être humain puisse penser par lui-même et comme sil ny avait de travail possible quà étudier la pensée des autres.
Une autre exemple serait, à propos des notions, de ne jamais les aborder que par létymologie et le commentaire de textes. Ainsi, au lieu de vous parler de létonnement comme je le fais depuis un moment, jaurais dû vous infliger des exposés minutieux sur létonnement chez Aristote, chez Descartes, chez Kant et chez quelques autres ! A la rigueur aurais-je pu mettre en perspective une pluralité de textes. Mais quelle perspective donner, quand on ne pense pas ? Car enfin, comment ordonner les références, dès lors quon ne sait pas par soi-même ce qui est en question dans la suite des textes auxquels on veut sen tenir ? Suffit-il que le mot ” étonnement ” y figure pour quun texte soit pertinent sur létonnement ? Ne peut-on envisager que la confusion de létonnement qui renvoie à la vérité et de la surprise qui renvoie au savoir existe chez des auteurs qui nont pas problématisée pour elle-même la contradiction de la vérité et du savoir ? Car enfin, cette distinction napparaît explicitement quavec Hegel
Le ” discours universitaires ” ne peut donc avoir aucun objet (je peux vous parler de l’étonnement chez Kant, mais pas de l’étonnement que Kant a éprouvé, par exemple, devant le fait quil y avait du vrai ou que la conscience morale ne pouvait pas être liée à une causation par le Bien).
Jaccorde cependant que les objets nexistent pas en eux-mêmes, au sens où nous pourrions les saisir en dehors de tout a priori de vérité. Aussi ne veux-je pas dire que la ” connaissance objective ” dune certaine réalité, par exemple létonnement, permettrait seule de mettre en perspective les textes où cette notion figure. Contradiction ? Oui si lon noublie que le travail du philosophe est de penser, cest-à-dire de produire son objet comme une ” nature “, une réalité dans laquelle il aille exclusivement de la vérité. La question nest donc pas de savoir si lon a ou non la connaissance permettant de considérer tel texte comme plus pertinent que tel autre, ce qui conduit immédiatement à une pétition de principe, mais seulement de savoir si lon pense, ou si lon ne pense pas. Et le discours universitaire est enfermé dans limpossibilité de jamais parler de quelque chose, précisément à cause de la pétition de principe quil y aurait à vouloir mettre en perspective les différents moments de la tradition (il faudrait supposer naïvement quon possède la vérité pour décréter que Platon ou Aristote ont tort ou raison sur telle ou telle question). Ainsi est-il condamné ou bien à sen tenir à des textes fermés qui ne parlent donc jamais de rien (ce que dit un texte ne renvoie à rien qui puisse jamais le transcender et dont un autre parlerait également), ou bien à se soumettre à une sorte didéologie du progrès, dautant plus pauvre quelle nest pas thématisée (pour cela, il faudrait penser, ainsi que le montre lexemple de Hegel), et qui ferait voir la tradition comme une tentative toujours affinée de mieux cerner les notions et les problèmes. En quoi cest lidée même de tradition qui est niée puisquelle est ramenée, au moins sur le principe, à une sédimentation alors quelle est celle dune métaphorisation, cest-à-dire dune invention, constante. Par exemple on part de la notion antique de substance pour arriver à lidée de linconscient lacanien, et on dit quon a fait lhistoire de la notion de sujet quon est dès lors dispensé de produire soi-même !
Corrélativement on désignera ce discours en disant quil sépuise à effacer sa propre énonciation cest-à-dire à placer sa propre vérité dans la nécessité de nêtre le discours de personne (doù sa référence constante à la ” scientificité “) : en lui il sagit seulement du nom du maître (lauteur sur le dos de qui on fait carrière) érigé en signifiant ordonnant toute réponse possible. Ainsi chaque fois quune question sera posée, comme dans lexemple des thèmes de colloques, cest par un exposé ponctuel sur cet auteur quon répondra. On peut ainsi ramener ce discours au trait stylistique dont il se spécifie : la note en bas de page, où le risque constitutif de lénonciation se défausse sur lirrécusable de la référence.
Une variante de cette posture doit être envisagée. Il sagit toujours de ne pas sautoriser de soi-même cest-à-dire de refuser de penser ou encore de refuser que rien puisse jamais compter. Mais au lieu que cette nécessité soit assurée par le recours constant au nom du maître (par exemple si on parle de la notion de sujet, ce qui comptera sera non pas le sujet mais la référence à Descartes !), elle le sera par la réflexion qui, forcément, est toujours le savoir dune constitution. Pour reprendre le même exemple, on fera donc une histoire de la notion de sujet, et lon nous montrera que nous serions bien naïfs de la prendre comme si elle était naturellement donnée, comme si elle renvoyait à quelque chose, alors même que cette chose nous aura étonnés cest-à-dire amenés à penser. Ce qui revient plus simplement à caractériser cette posture par limpossibilité dadmettre quil y ait du vrai qui soit donné, précisément comme vrai donc comme étonnant. Là où quelque chose est donné, il faut immédiatement le dénier en montrant quil sagit en réalité du savoir, et que celui qui reconnaît là une donation est seulement la dupe de son ignorance. Car ici encore, cest de ne pas être ” dupe ” quil sagit.
De tout ce qui vous étonne, de tout ce en quoi vous voyez un don de vérité et par là un don de vous-mêmes, lhistorien vous explique quil sagit dun effet de sens dont lefficace tient précisément à la méconnaissance. Toute chose humaine est par là même ” inventée ” ou ” fabriquée ” dans des moments de culture dont on peut reconstituer la configuration. Il y a ainsi une histoire de tout ce qui peut nous étonner, de tout ce par quoi nous avons la naïveté dêtre étonnés. Par exemple si lon suit vraiment lhistoire de la métaphysique comme problématisation progressive des notions de substance et de subjectivité, rien nest moins étonnant que le sujet freudien ! Là où vous voyiez une donation de vérité (par exemple dans létonnement qui sempare de vous de vous reconnaître comme un autre ), il ny a finalement rien : un effet de sens qui, encore une fois, na pour réalité que la méconnaissance que nous en avons. Bref, rien nest donateur parce que rien nest donné, sauf aux yeux des naïfs et surtout des ignorants.
Il ny a de pensée, pourtant, que dans létonnement, sil ny a de philosophie que comme production des ” natures ” cest-à-dire que dans laudition de son nom secret, celui quon passera toute sa vie à ne pas pouvoir écrire parce quon naura jamais cessé de linscrire. En quoi cest bien de la pensée que je parle, et non pas dune miraculeuse donation des choses qui seraient en elles-mêmes éternellement identiques à leur vérité ! Dénoncer la naïveté et lignorance nest pas conséquent rien dautre que le refus de penser : lalternative nest pas entre la naïveté de celui qui croit que le monde est de toute éternité tel quil le voit (mais ce quil voit, il le voit et la donation de vérité est bien là !) et celui qui nest pas dupe de cette apparence qui dissimule la réalité de la constitution historique, mais elle est entre celui qui sautorise de lui-même dans son étonnement (et dès lors produira sans le savoir les ” natures ” dont il parle la durée pour Bergson, lexistence pour Sartre, et ainsi de suite) et celui pour qui la pensée doit toujours être celle des autres cest-à-dire (puisquil y a jamais de pensée que des ” natures “) ne doit jamais être pensée de rien.
A lencontre du discours de la référence ou de la déconstruction historienne, nous ne disons donc pas quil y aurait un vrai naturel mais seulement quil y a la pensée et ainsi le vrai lui-même.
Bref, tout cela revient à dire que la nature de la vérité est quelle soit géniale cest-à-dire éthique (ce qui revient à nommer ” vérité “, cest-à-dire uvre, ce quon a posé pour la seule raison quon est soi). Proposition en quoi la vérité ne cesse dêtre en question pour elle-même, puisque le statut exclusivement éthique de la notion de génie exclut quelle corresponde jamais à quelque réalité que ce soit : cest dun acte de pensée, tel quune signature peut le symboliser, quil sagit exclusivement en elle. Autrement dit : la vérité est lefficience du nom secret, celui par quoi les choses peuvent être reconnues comme données cest-à-dire comme étonnantes.
Conclusion
Je dirai ainsi que les choses qui comptent sont faites dune nécessité (la leur) qui est en réalité une impossibilité (celle du nom), laquelle impossibilité est le silence de létonnement. Bref, les choses qui comptent sont faites de ce silence, qui est celui de la pensée. Je traduirai encore cela en disant, que les choses qui comptent ne sont rien dautre que le caractère nominal de leur nécessité cest-à-dire de sont rien dautre que des figures de limpossibilité que le vrai nom soit jamais prononcé. Or leur nécessité, à ces choses, cest la nécessité de tout pour le philosophe qui ” par ailleurs ” est toujours métaphysicien (en lisant la Critique de la Raison pure, nous comprenons que tout est kantien, ou en lisant lEtre et le Néant que tout est sartrien ). Mais précisément : cela ne compte pas. Ce qui compte, cest que le nom soit indistinctement oublié et remémoré : le vrai nom, celui quun penseur passe toute sa vie à ne pas pouvoir dire, est la nature des choses (le transcendantal qui est kantien, lexistence qui est sartrienne ) dont il parle, parce quil parle à partir de son propre silence, lequel a été reçu par lui depuis ce qui la étonné et à lécoute de quoi il se maintient.
Létonnement est, depuis le nom toujours antérieur, la promesse de la ” nature “. Voilà comment il faut le définir si on veut en respecter la notion, cest-à-dire non seulement le confondre avec la surprise, la sidération, etc., mais encore y reconnaître à chaque fois laffect de la pensée, et non pas une triviale péripétie psychologique.
Métaphysiquement, je dirai que la nature de la nature, cest le temps : ce temps de la promesse quon appelle étonnement, moment douverture dun avenir dont la ” nature ” que le philosophe donnera au monde sera la tenue.
Dans ma notion de ” nature “, dès lors quon la rapporte à lexclusivité du vrai nom cest-à-dire à la promesse que chacun est pour lui-même (mais quil doit avoir reçue dans létonnement précisément comme promesse des natures cest-à-dire de la vérité propre), il sagit donc forcément de la donation du temps : dans la formule freudienne, cest la différence du ” war ” au ” werden ” que je reprends ainsi.
Voilà. Ceux qui ont bien voulu me suivre jusquici savent désormais ce que cest que la philosophie.
Jai promis un exposé sur la philosophie et la vie spirituelle. Il est trop tard pour que je le fasse cette année. Vous le trouverez donc au début de mon enseignement de lannée prochaine.
Je vous remercie de votre attention.