Génie et élitisme. La piété comme critère des œuvres. Philosophie du temps. Caractère diabolique de la conception réflexive du temps.

Après le cours de la dernière fois, j’ai discuté avec une personne de l’assistance à propos de la trahison de la promesse. Je souhaiterais reprendre rapidement ce point aujourd’hui et en déduire quelques conséquences qui me paraissent décisives sur la question du temps, avant de revenir à ” l’aventure de penser ” dans les séances suivantes.

L’argumentation avait son origine dans le refus de considérer quiconque comme n’importe qui, c’est-à-dire dans le refus du discours des importances où chacun s’identifie à sa place, et par conséquent ne compte pas. De cette position de principe, je déduisais le refus de l’idéologie des dons, parce qu’elle revient précisément à dire que personne ne compte, devant la nature. Reprenez la définition de Kant : si le génie est la nature qui se donne à elle-même des lois, cela signifie que l’artiste lui-même ne compte absolument pas : il n’y a que la nature qui compte, dont il en est en quelque sorte le vecteur innocent. A l’encontre de cela, c’est le même de dire que chacun compte et de dire que personne n’a d’excuse, notamment de ne pas créer. Car dans l’excuse, précisément, on ne compte pas (si vous avez une excuse pour arriver en retard, par exemple, c’est pour indiquer que vous n’êtes pas sujets de votre retard, mais que ce sont par exemple les intempéries ou les difficultés de la circulation routière qui le sont à votre place). Donc, la même position implique le refus de faire de quiconque n’importe qui, un représentant de l’humanité en général qui serait dès lors seule à compter, et celui de l’idéologie des dons qui renvoie chacun dans ce qu’il fait ou dans ce qu’il ne fait pas à une nature qui, là encore, serait seule à compter.

D’ailleurs la personne qui m’a légitimement interpellé l’autre jour avait elle-même indiqué l’argument décisif. Si vous vous souvenez, j’avais dit il y a longtemps qu’un survivant en tant que tel et donc là où il est mort (et non pas là où il vit c’est-à-dire ” par ailleurs “), est susceptible de vérité, et qu’un soupir pouvait être plus vrai, sur certaines lèvres, que toutes les théories du monde. J’avais ajouté que cette vérité était exactement la même que celle que nous reconnaissons dans les œuvres – raison pour laquelle je range toute cette problématique sous une étiquette unique, celle du génie. Choquée par cette assimilation, votre camarade m’avait objecté qu’un déporté, par exemple, n’a pas de ” mérite ” à l’avoir été, alors que Picasso ou Einstein en ont d’avoir fait ce qu’ils ont fait. En quoi elle considérait bien que le génie ne relevait aucunement de dons naturels, mais bien d’une attitude éthique. Je n’ai jamais dit autre chose et c’est exactement cela, à savoir ce qu’elle a dit elle-même, que signifie le refus de l’idéologie des dons.

Si donc tout le monde est d’accord pour dire que le génie est une position éthique et non pas une caractéristique naturelle analogue à la couleur des yeux ou des cheveux, autrement dit si l’œuvre est éminemment un acte de responsabilité (et l’œuvre, justement, on la signe), alors tout le monde accordera que la question n’est pas de savoir comment il se peut qu’il y ait des génies, mais au contraire comment il se peut qu’il y ait de gens qui ne sont pas des génies – c’est-à-dire des gens pour qui la vérité et l’existence s’entendent selon l’universalité réflexive qui fait de chacun le semblable de n’importe quel autre.

La vraie question philosophique, une fois posé que personne n’est n’importe qui sinon du point de vue du savoir, tient à ceci que cette ” trahison ” de la promesse est encore un acte humain, c’est-à-dire un acte qui s’autorise de raisons qui sont forcément originelles et donc originales. On constate donc qu’il s’agit d’une différence de degré réflexifs dans la position du problème : d’une part on a les génies proprement dits qui seraient en quelque sorte ” normaux ” par rapport à l’impossibilité d’être ce sujet anonyme (quiconque ou n’importe qui) auquel la réflexion entend toujours nous réduire (quand je réfléchis à un problème, il s’agit que je trouve la solution que n’importe qui trouverait), et d’autre part des gens qui ont originellement décidé de n’être que leur propre place, à l’encontre précisément de cette irréductibilité. Et cette décision d’être médiocre, en tant que décision, elle est forcément elle aussi originale donc géniale… C’est pourquoi on peut dire qu’il n’y a pas de petites vies, s’il y en a de grandes. Ou plutôt si : il y en a, oui, mais quand même pas vraiment puisque leur petitesse même doit être pensée comme une modalité paradoxale du génie.

Ainsi la notion de génie échappe à toute accusation d’élitisme. Je crois que le malentendu qu’on exprimerait ainsi repose sur la confusion de ce qui compte et de ce qui importe, dont je m’efforce au contraire de penser la distinction. Evidemment, j’ai pris Picasso et Einstein comme exemples : des gens célèbres. Mais les gens célèbres en tant que tels ne sont pas des gens qui comptent : la célébrité est une place, celle du point de convergence des regards. La célébrité en tant que telle exclut donc paradoxalement que l’on compte : concernant une place elle ne peut renvoyer qu’à l’ordre des importances (les gens très célèbres sont assurément très importants).Vous voyez donc que si ces personnes comptent, ce n’est pas parce qu’elles sont célèbres (elles n’ont pas de temps propre puisque le temps de la célébrité est au contraire celui de l’opinion publique), mais presque malgré cela. Picasso était un génie, et ” par ailleurs ” (même si c’était pour cette raison représentée chez tout le monde) il était célèbre. Je le dis autrement : compter n’est pas particulièrement l’affaire de l’élite, puisque dans un domaine quelconque on appellera ” élite ” le rassemblement des gens qui sont les plus essentiels, c’est-à-dire qui incarnent le mieux l’idéal du domaine en question, qui dès lors sera seul à compter. L’élite des sportifs, par exemple, est constituée de gens dont la réalité est la plus proche de la figure idéale du sportif, qui renvoie toujours à l’idée de performance telle que le savoir a priori – par exemple celui des potentialités du corps humain – en donne d’avance l’indication. L’élite, si vous voulez une définition précise, c’est la figure d’effectuation de la limite pour un domaine considéré. Et seul le savoir inhérent à l’institution de ce domaine peut donner l’idée de cette limite, de sorte qu’il est contradictoire de prétendre à la fois appartenir à l’élite et être original c’est-à-dire œuvrer en extériorité au savoir préalable (on peut le dire autrement : les gens vraiment intéressants, ils ne manquaient à personne avant d’apparaître alors que pour un domaine particulier on peut toujours imaginer qu’un individu en incarne la limite). Si elle repousse les limites (par exemple l’élite des sprinters repousse les limites de vitesse du corps humain), l’élite ne le fait jamais que dans la direction indiquée a priori par le domaine (dans l’idée de course est impliquée l’idée de vitesse) ; de sorte qu’il serait absurde de prétendre qu’elle redéfinit le domaine, alors qu’il appartient à un peintre de redéfinir la peinture ou à un musicien la musique. Par exemple surclasser les autres de deux millièmes de seconde au cent mètres peut faire appartenir à l’élite mondiale du sport : cela s’inscrit forcément dans la continuité de ce qui a été fait depuis que la société moderne a inventé le sport en appliquant à la rivalité athlétique héritée de l’antiquité les techniques industrielles du chronométrage et l’impératif également industriel de la rentabilité (la ” performance “). Bref, les notions de génie et d’élite sont exclusives l’une de l’autre, exactement comme sont exclusives les idées d’appartenir à l’élite et de compter, puisqu’il ne s’agit là que de s’identifier à une place (par exemple la première place du podium) et que c’est précisément l’identification à la place qui définit la médiocrité, laquelle consiste à être et à faire ce que quiconque aurait raison d’être et de faire à notre place.

Le génie, c’est la singularité en tant qu’elle ne peut dès lors pas se traduire par une action mais forcément par un acte. Au second degré, celui-ci peut parfaitement être le refus (dès lors non commun) de son propre génie. La différence est facile à concevoir : une action renvoie forcément à un savoir, qu’il s’agisse d’un savoir avec un contenu (par exemple corriger une dissertation) ou d’un savoir purement formel comme dans l’exemple de la morale, qui ne consiste pas à viser un Bien dont il faudrait avoir préalablement connaissance mais à reconnaître la nécessité formelle de l’action qui s’impose à l’être raisonnable en tant que tel (par exemple quiconque voit un malheureux a le devoir de le secourir). L’acte au contraire s’impose sans nous – car s’il s’imposait consciemment et subjectivement, ce serait forcément en application des raisons de l’accomplir (raisons dès lors valables pour n’importe qui), de sorte qu’il s’agirait non pas d’un acte mais d’une action. Vous reconnaissez le trait qui définit la pensée : il n’y a pas de différence entre penser et poser un acte – ce qui réalise identiquement l’impossibilité qu’on soit un représentant de l’humanité, c’est-à-dire le semblable de nos semblables. Tout acte a donc une dimension de folie, alors que l’action, même maladroite ou sotte, s’inscrit dans la nécessité première d’être raisonnable (la mauvaise action prend à revers cette nécessité qu’elle assume dès lors). Par ” folie “, j’entends ici le dit de la mort là où l’on est localement mort, il est impossible que nous soyons raisonnables, puisque c’est la définition même des morts que nous ne puissions aucunement nous mettre à leur place… La trahison de la promesse qu’on était consiste d’abord à s’être mis en position d’en rester à des actions qui sont assurément des choses qui importent, alors que les actes seuls comptent. C’est barbarie justement pour cette raison : s’il n’y a que des actions, alors l’ordre des importances est le seul qui compte et ne compte que ce qui importe. Cela qui correspond bien à l’acception habituelle du mot barbare, malgré les apparences, parce que si c’est l’ordre des importances qui est seul à compter, alors aucune chose ni aucun être ne peut compter… Car un barbare, éventuellement très policé, est quelqu’un pour qui rien ni personne ne compte quand la seule chose qui compte est l’ordre lui-même (la vie en tant qu’elle se veut elle-même, la raison en tant qu’elle est légalité a priori , etc.). Vous avez donc compris que c’est la réflexion qui accomplit paradoxalement la barbarie : là où la vérité n’est plus que représentation, c’est-à-dire là où les choses et les êtres eux-mêmes (par opposition aux représentants de la nature ou de l’humanité qu’ils sont ” par ailleurs “) ont été depuis toujours passées par pertes et profits. Bref, je rassemble tout cela dans la notion de piété, si ce terme désigne exactement le contraire de la nécessité représentative, c’est-à-dire justement le fait que les êtres et les choses comptent – ce qui suppose qu’ils ne représentent rien et que le rapport que nous avons avec eux, dès lors que c’est bien avec eux que nous l’avons, implique l’absence de raison (et donc objectivement une absurdité qu’il faut être fou pour avoir choisie).

Pour exposer ce terme de piété qui mériterait à lui seul une analyse de plusieurs mois, je prendrai juste un exemple. Je dirai qu’on peut faire 800 kilomètres en voiture rien que pour se recueillir quelques minutes sur la tombe de ses parents, alors même qu’on a perdu toutes les croyances religieuses de notre enfance qui nous les ferait imaginer encore un peu présents à cet endroit. La piété, ici, c’est précisément de faire le voyage en sachant qu’il n’y a rien ni personne dans la tombe et que les morts n’ont pas d’autre réalité que le souvenir que nous en avons.Vous me direz qu’il suffit alors de penser à eux et que ces raisons impliquent au contraire qu’on ne fasse pas le voyage ! Très juste : elles l’impliquent évidemment c’est-à-dire pour n’importe qui. Eh bien, et c’est justement cela, la piété : y aller quand même, en sachant expressément qu’il est absurde d’y aller. On peut imaginer une vie remplie d’obligations très importantes et dans laquelle ce voyage serait finalement seul à compter : un seul moment de l’année ou même de la vie où l’ordre du monde n’aura pas été notre ordre – un moment qui peut suffire à sauver une âme. Donc l’idée de piété est l’envers de l’idée de représentation, idée dans laquelle le représentant (c’est-à-dire ce qui est donné) ne compte pas.

Or si vous reprenez l’idée classique de l’exclusivité du génie à la représentation (il n’y a pas à comprendre ce que l’œuvre ” voudrait ” dire et c’est dans sa matérialité contingente qu’elle s’impose comme œuvre) – idée que l’idéologie des dons naturels permet de concilier avec le maintien de la position réflexive – vous allez découvrir qu’il est en réalité une sorte de piété. Je ne développe pas mais je vous le montre au moyen d’une question philosophique, qui est celle-ci : comment fait-on pour juger une œuvre d’art ? Je vous propose la réponse suivante à laquelle vous pourrez repenser : le critère de l’œuvre est la piété – envers le matériau. Prenez deux statues. La mauvaise, éventuellement très jolie, est celle où le sculpteur a imposé une forme au marbre, qu’il n’a donc pas respecté. Par exemple il voulait produire une forme de déesse et comme les formes n’existent que comme formes d’une matière, il a acheté du marbre pour que cette forme soit visible aux yeux des promeneurs. La bonne, c’est exactement le contraire : suivez les veines et sentez le grain du marbre, et vous ne pourrez pas ne pas penser que le mouvement du bras de la statue, par exemple, est exactement ce que ce marbre-ci, avec tel veinage et tel grain, exigeait pour n’être pas du marbre en général (n’importe quel bloc) c’est-à-dire un représentant de cette réalité géologique et culturelle appelée ” marbre “, mais vraiment lui-même, dans sa singularité irréductible à tout concept. Voilà l’œuvre de génie : chaque coup de ciseau à été un acte de piété envers le matériau alors que dans l’autre cas c’était une violence supplémentaire, de sorte que la forme qui advient à la fin du travail n’est pas la représentation que le sculpteur avait dans sa tête et qu’il aurait eu le pouvoir technique de matérialiser, mais tout au contraire la forme du marbre lui-même, de ce bloc singulier et comme vivant. Ainsi la vraie sculpture, par opposition à l’autre qui sera décorative dans le meilleur des cas, devient-elle comme une personne : à la limite, on peut avoir rendez-vous avec elle, et elle peut nous regarder partir, quand on quittera la salle du musée où elle a été installée. Le sculpteur simplement talentueux c’est-à-dire médiocre, quand il signe la statue, il impose son nom à un marbre auquel il a interdit de vivre de sa propre vie – un peu à la manière de ce Thomson qui fascinait tellement Flaubert d’avoir sali une colonne du Parthénon en gravant son nom dessus. Le créateur, au contraire, il dépose son nom, au sens où l’on parle de la déposition d’un roi ou de déposer les armes. Le génie n’est que piété, et rien d’autre. Cela vaut dans tous les domaines, la question de leur spécificité étant à chaque fois de savoir comment le matériau de l’œuvre est le vrai sujet de sa détermination (alors qu’une chose sans vérité est l’expression de son auteur, qui compte seul en elle).

La proposition est-elle réciproque ?

J’accorde qu’il est pour le moins difficile d’appeler génie une personne qui serait simplement pieuse c’est-à-dire pour qui la représentation ne compterait jamais (toutes les acceptions du terme ” piété “, notamment religieuse, renvoient à cette définition).

La production de l’œuvre, dès lors qu’elle s’entend à l’encontre de l’expression (n’importe qui faisant n’importe quoi s’exprime forcément), c’est-à-dire dès lors qu’elle est un acte et non pas une action, est-elle autre chose que la réalité pratique de la mort (locale) de l’auteur qui, ” par ailleurs “, s’exprime en faisant tout ce qu’il fait ? Si l’œuvre vaut pour elle-même et non pas pour ce qu’elle représenterait, à commencer par son auteur, cela signifie que celui-ci n’en est le producteur que comme mort (l’expression est le propre du vivant) – bien que ” par ailleurs ” il puisse être en très bonne santé. Il s’agit évidemment de la marque : lieu de la création, en tant qu’il appartient au créateur d’être mort (au début de l’Etre et le Néant, Sartre indique très bien que s’il y a un Dieu qui a créé le monde, dès lors que le monde se tient dans l’existence, il en est exactement comme dans l’hypothèse inverse – ce qu’on peut donc traduire en disant que la mort est la condition du créateur en tant que tel). Et un acte en général, autrement dit ce qu’on fait à l’encontre des raisons qui, d’être réelles, s’imposeraient pareillement à n’importe qui, est forcément cette réalité pratique. Donc s’il est vrai que toute création est un acte alors que tout acte n’est pas une création, il n’en est pas moins vrai d’autre part que tout acte, comme réalité pratique de la mort, compte (par opposition aux actions qui importent toujours plus ou moins). Et si l’on fait momentanément une distinction de l’objectif et du subjectif, on dira qu’objectivement la notion du génie ne peut évidemment pas s’appliquer quand il n’y a pas d’œuvre, mais que subjectivement elle est identiquement pertinente dans les deux cas. Et ce que nous avons reconnu comme piété dans le cas des œuvres doit forcément être reconnu comme tel dans le cas d’un acte – qui peut être par exemple historique (l’appel du 18 Juin ) mais aussi personnel (par exemple tenir sa parole quand toutes les raisons de ne pas le faire sont pourtant évidentes). Je le dis autrement : est génial celui qui marque. Eh bien un homme qui tient sa promesse quand toutes les raisons de ne pas le faire sont évidentes à tout le monde, c’est un homme qui marque. Tout le monde ne marquerait donc pas.

Or si cela s’impose bien sûr à un premier niveau, nous avons reconnu que cela s’imposait également à un second niveau, celui des raisons de ne pas être fidèle à sa promesse – qui sont bien des raisons originales et non pas communes, et donnent dès lors lieu, paradoxalement, elles aussi à une promesse. Autrement dit : dans le déni de l’avenir au profit du futur, c’est encore d’un avenir qu’il s’agit – un avenir commun par opposition à l’avenir singulier, bref le futur lui-même comme avenir. Ce que je veux vous expliquer, c’est cette idée étonnante qu’il n’y a pas de petite vies, ou alors pas ” vraiment ” : nul n’est n’importe qui, et la promesse est l’origine même d’un temps qui ne pourra avoir été réduit ” par ailleurs ” au temps de la représentation qu’à être originellement celui d’un avenir irréductible. Les raisons d’être petit ne sont jamais petites, voilà finalement l’argument.

La distinction de la place (donc du statut de sujet pour la représentation : quiconque) et de la singularité commande la distinction du futur et de l’avenir et par conséquent aussi la notion de trahison qui consiste à rabattre l’ouverture inouïe d’un temps nouveau (l’acte qui est toujours un événement) sur la continuité indiquée par le savoir préalable (l’action qui est toujours une continuation). On peut dire d’abord que n’importe qui a un futur, mais que peu d’êtres humains ont un avenir – puisque le futur est l’accomplissement globalement prévisible d’une situation dont un savoir idéal peut toujours être construit. Mais cela ne renvoie pas à une nouvelle constitution réflexive de l’idée d’élite, puisque la trahison n’a pu être accomplie que pour des raisons originales… Tel est en effet le paradoxe de cette nécessité de second degré : ceux qui n’ont pas d’avenir mais seulement un futur, eh bien c’est cela leur avenir. Je le dis autrement : ceux qui n’ont pas de destin (je définis le destin comme la tenue de la promesse qui distinguait l’avenir du futur) mais seulement une destinée, eh bien ceux-là ont pour destin de n’avoir qu’une destinée… On ne sort pas de cette nécessité de principe qui interdit de voir dans une décision humaine l’effet d’une aliénation : toute décision humaine relève de la vérité et par conséquent de l’originalité, du génie (puisque les raisons de se conformer ne peuvent pas être conformistes). Ainsi peut-on reprendre l’idée littéraire des anti-héros (ou des ” vies minuscules “) qui sont encore des héros, bien qu’ils ne conquièrent pas des empires, qu’ils ne pensent pas l’univers, qu’ils se conforment aux idéaux les plus triviaux (consommation, réussite sociale…), bref qu’ils ne fassent jamais rien que d’ordinaire. Or que l’humanité qui excède tout savoir puisse s’accomplir l’effectuation du savoir que la réflexion puisse toujours en produire (autrement dit qu’on puisse s’identifier à sa place), c’est ce qui est aussi stupéfiant, quand on y pense, qu’a été stupéfiante la pensée par Einstein de l’univers entier… Mais c’est ne stupeur de second degré : il faut y penser, précisément, alors qu’on n’a pas besoin de réfléchir la notion d’humanité comme irréductible à tout objet réflexif pour être stupéfait par la pensée d’Einstein.

Ceux qui ont un avenir ouvrent un autre temps que celui de la continuation accomplissante de ce qui était déjà là. Là où ils sont, le temps bifurque. On pourrait commencer par dire qu’il y avait le futur qui continue de valoir, et puis l’avenir dont ils sont l’ouverture même. Le futur continue de valoir pour eux comme pour n’importe qui (par exemple ils vieillissent), sauf qu’il ne vaut plus que ” par ailleurs “. Eh bien ce point de bifurcation du temps, la nécessité pour le futur de se cantonner dans le ” par ailleurs “, je dirai que c’est la marque qu’ils apposent sur le monde. Il y a des gens qui marquent le monde, et puis une immense majorité qui se contentent d’y passer et par qui le monde sera ce qu’il était. Voilà ce que nous apprend le premier point de vue. Et le second retrouve ces vérités en les reculant d’un degré : quand nous reconnaissons, contre l’universalité réflexive, que personne n’est n’importe qui. Ainsi le temps commun, celui de la trahison d’être le semblable de ses semblables, est-il en réalité un temps déjà bifurqué et donc n’est ” pas vraiment ” un temps commun, parce que personne n’est vraiment médiocre, la décision de l’être, qui compte seule, ne pouvant pas l’être.

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Je crois qu’on a là un élément décisif, si nous voulons nous poser la question du temps, ainsi qu’il appartient à toute élaboration philosophique de le faire d’une manière ou d’une autre. On part toujours du présupposé de la continuité du temps, c’est-à-dire de l’évidence du futur : demain sera toujours le même, un autre jour qui ne sera seulement la répétition d’aujourd’hui, un aujourd’hui simplement décalé d’une case dans le calendrier. Mais tout le monde voit bien que ce présupposé n’est rien d’autre que l’effectuation des a priori de la représentation. Il en va ici exactement comme de ce que dit Kant. D’ailleurs lui-même indique expressément que c’est de la représentation qu’il parle, bien qu’il réduise la nature à sa représentabilité parce qu’il a décidé de s’en tenir à sa réflexion (et ainsi de ne pas la respecter : seule l’humanité compte en toute chose).

Donc si je me place du point de vue de la représentation c’est-à-dire notamment du point de vue du calendrier, je suis contraint d’affirmer la continuité du temps parce que toute division que je pourrais y opérer (qu’il s’agisse de milliards d’années ou de nanosecondes) serait par principe identique à celle que j’aurais pu opérer juste avant ou juste après. Nous avons donc un schème analogue à celui de l’addition où il s’agit d’ajouter identiquement à un élément à une somme qui était déjà faite de cette identité. C’est ce schème que contient l’idée de médiocrité quand nous l’appliquons dans un premier temps à une personne : un être humain de plus, simplement ajouté aux milliards d’êtres humains qui ont déjà vécu. Mais vous voyez bien que ce schème consiste à dire que cet être humain de plus (un bébé qui vient au monde) ne compte pas ! Et il ne compte pas parce qu’on sait déjà ce que c’est que l’humanité (si on ne le savait absolument pas, ce jugement serait impossible). C’est donc à cause du caractère scandaleux de cette attitude que je récuse la réflexion c’est-à-dire philosophiquement la position kantienne où chacun ne compte pas puisqu’il ne fait que représenter l’humanité (ce n’est pas lui qui doit être respecté, mais la loi morale qui est présente en lui dont l’humanité, condition d’êtres à la fois sensibles et raisonnables, et le lieu privilégié). D’ailleurs c’est ce qu’exprime la notion d’humanisme dont j’ai déjà fait la critique et pour laquelle c’est l’humain en général qui compte et non pas telle personne concrète qui en est toujours une représentation plus ou moins mauvaise. Donc l’alternative est la suivante : ou bien vous refusez de dire que tel être humain ne compte pas, ou bien vous gardez la notion de temps imposée par la réflexion.

Cette notion, nous l’étudierons dans l’exposition que Kant en a réalisée, et qui est le correspondant, dans le domaine de la sensibilité dont la théorie de la connaissance implique l’exploration, de la différence entre la loi morale et le ” sensible ” que la philosophie pratique doit avant tout instituer pour qu’on puisse savoir sur quoi le respect porte légitimement. Vous verrez pourquoi je suis si remonté contre la position réflexive quand vous constaterez en effet que ce qu’elle pose à propos du temps est finalement inséparable de l’idée d’avoir tort de respecter. Idée proprement abominable, et qui est la vérité de toute position réflexive laquelle consiste toujours à faire la différence entre ce qui ” mérite ” d’être respecté et qui ne le mérite pas – et qui, dès lors, peut être traité ” comme de simples choses ” voire même être mangé comme des ” pommes de terre ” (ces expressions sont de Kant : il y a des êtres sensibles qui ne méritent pas d’être respectés et si l’on ne doit pas leur faire inutilement du mal, c’est simplement pour bien se disposer envers la seule humanité). Quand je disais que l’extermination est l’horizon de toute attitude réflexive – et n’oubliez jamais cette remarque de Lévinas, que les camps ont précisément été installés au pays de l’impératif catégorique – cela signifiait que la réflexion, comme son nom l’indique, est une reconnaissance de soi dans l’autre qui dès lors ne compte pas (et ce qui ne compte pas mais qui existe, il est bien évident qu’on peut l’exterminer), et donc que l’acte de réfléchir se confond avec l’acte de décider de ce qui peut légitimement être respecté et de ce qui ne le peut pas… Nous y reviendrons. Mais pour l’instant je reviens à notre notion commune du temps en disant qu’elle se confond avec la nécessité que les autres ne comptent pas – si vous m’avez accordé cette idée de la ” promesse ” propre à chacun et exclusive de n’importe qui. Le temps a priori de la représentation, n’importe qui peut y figurer : cela ne compte pas (cela ne fera jamais événement).

Donc si je refuse d’identifier quelqu’un, si ordinaire et conformiste qu’il soit, à n’importe qui, cela signifie que je refuse d’admettre que le temps continu, celui qui ignore la promesse et qui est donc le temps de n’importe qui, soit le temps originel. Parce que personne n’est n’importe qui (parce que toute rencontre est une épreuve, si vous préférez), je refuse que le temps soit originellement continu.

Alors il est comment, s’il n’est pas continu ? Eh bien reprenez la différence de l’avenir et du futur c’est-à-dire simplement l’idée de promesse. Promettre, c’est décider que la réalité ne comptera pas. La réalité qui ne comptera pas, c’est la réalité future dont on peut présumer qu’elle différera d’une manière ou d’une autre de la réalité présente selon une ” différance ” qui est précisément la continuité du temps (poursuite et accomplissement des processus déjà engagés). Bref, promettre revient simplement à décider que le futur en tant que futur ne comptera pas : on en restera à ce qu’on a dit et il est hors de question de prendre la réalité en compte.

Vous voyez bien que toute promesse est une rupture du temps ordinaire qui est l’ordre des importances (il serait absurde de dire que le changement dans la réalité n’a pas d’importance). Par ailleurs elle indique l’ordre de ce qui compte. On le dit expressément : ” compte sur moi “. Le temps lui-même, comme temps de la promesse et comme temps commun n’est donc intelligible que selon cette différence de ce qui compte et de ce qui importe. Sa conception représentative d’un temps homogène (et dès lors pensable comme forme a priori de la sensibilité pour toute expérience possible) n’est rien d’autre que l’objectivation d’une décision qu’on a prise d’en rester à ce qui importe (j’appelle cela ” barbarie “). Mais ce qui compte, au contraire, ouvre un temps dans lequel l’idée qu’on avait du temps perd toute pertinence, parce que c’est un temps propre, singulièrement ouvert, celui de la rencontre d’une personne que dès lors il faut dire deuxième (la deuxième personne, celle qu’on rencontre, par opposition à la première qu’on est et à la troisième qu’on se représente). Et l’ouverture du temps propre en tant que propre, je dis que c’est l’acte marquant qui consiste à promettre – cœur de la rencontre.

Alors en refusant de considérer chacun comme un représentant finalement indifférent d’une humanité qui serait seule à compter (Kant va jusqu’à redoubler cette position en disant que dans l’humanité elle-même il n’y a que la loi morale qui compte), vous allez reconnaître que le temps est originellement fait de la bifurcation dont je viens de parler. C’est cela qui est étonnant : ce qui est premier n’est pas la continuité du temps qui serait ensuite rompue par la bifurcation de la promesse, autrement dit ce n’est pas médiocrité commune qu’on abandonnerait ensuite pour marquer malgré soi, mais tout au contraire c’est la bifurcation elle-même c’est-à-dire la promesse ou encore la marque qui est première et qui rend compte du temps commun en terme d’abandon et de trahison : il n’y a de temps universel (le même pour n’importe quoi et n’importe qui, autrement dit pour ce qui ne compte pas) que par l’oubli de la rencontre dans laquelle une promesse, celle dont la seconde personne est littéralement faite, avait ouvert le temps et donné le monde. En quoi le génie est la structure première du temps, s’il n’y a de temps que par et dans une ouverture à la nouveauté qui est la promesse ! Il y a donc bifurcation depuis toujours, si la promesse est originelle ; et la trahison consiste en quelque sorte à revenir dans le droit chemin, celui qui ne dévie pas et qui ne se soucie de rien : être sans âme, c’est-à-dire sans égard pour rien ni personne, c’est renier la recontre qui avait donné le temps.

L’évidence continuité temporelle n’est rien d’autre que notre impiété : la décision que chacun maintient d’être n’importe qui, c’est-à-dire la décision d’en rester à un temps dont on sera bien certain qu’il sera le nôtre (” la forme du sens interne “) puisque précisément il sera n’importe qui et qu’on est soi-même n’importe qui dès lors qu’on a renié le fait d’avoir été mis au monde par quelqu’un qui nous l’a originellement donné.

Eh bien c’est cette trahison qui serait indiquée quand nous parlons de ceux d’entre nous qui ont seulement un futur (éventuellement très enviable si leur place est éminente) et pas d’avenir. Sauf que ce temps de la continuité que nous voyons dans leur existence et que nous retrouvons réflexivement en nous comme condition a priori pour que n’importe quoi nous affecte précisément en tant qu’il est n’importe quoi (n’importe quoi, c’est quelque chose qu’on aurait tort de respecter), ce temps impie, est le produit d’un acte, la trahison (la réflexion) et pas d’une action. La continuité du temps c’est le déni de son caractère originaire c’est-à-dire donné. Or vous voyez bien que ce déni, d’une certaine manière, c’est encore une promesse : celle du transcendantal lui-même épuisé par la promesse de valoir pour n’importe quoi et n’importe qui !

Vous comprenez pourquoi Kant insiste tellement sur la primauté du temps, quand il parle de la sensibilité ? Parce que c’est cette primauté qui est la trahison même, contenue dans l’idée de la différence entre le phénomène et la chose en soi. Car si nous n’avons accès qu’au phénomène et si celui-ci est quant à sa réalité (Darstellung) et à son intelligibilité(Vorstellung), dépendant du temps institué par la trahison réflexive (Kant ne cesse de répéter qu’il s’agit là de ce que l’analyse de la représentation nous force à admettre), alors cela signifie qu’on a décidé d’avance que rien ni personne ne compterait : ni les choses qui ne sont que des objets, ni les humains qui ne sont que des représentant de cette humanité définie par la loi morale que je trouve en moi, ni les êtres sensibles et souffrants qui peuvent être mangés comme des pommes de terre. Et c’est exactement cela, la réflexion, quand on se place au point de vue éthique.

Vous avez compris que tout mon travail sur la sensibilité (car la marque est le lieu sensible de la vérité) a pour fonction de revenir sur cette trahison qu’on peut indistinctement signifier par l’idée première et abstraite de médiocrité et par l’idée de forme a priori de la sensibilité. La communauté de ces problématiques peut choquer, je le sais, mais c’est pourtant ce qu’indique en creux la notion de marque – si vous m’accordez qu’on n’est jamais marqué que par ce qui compte, et qui dès lors ne pouvait correspondre aux schèmes temporels qui valaient primitivement pour n’importe quoi – et si vous m’accordez également que la médiocrité consiste à vivre exactement ailleurs que là où l’on est marqué (depuis la rencontre je suis quelqu’un d’autre, mais ” par ailleurs ” c’est toujours moi)

Ainsi retrouvons-nous pour le temps le paradoxe éthique : la bifurcation originelle de la promesse rompt la continuité de la forme a priori (n’importe quoi est forcément dans le même temps, nous dit Kant) parce que cette continuité était elle-même déjà le déni d’une promesse qui, comme forme littéralement diabolique de la vérité (rien n’est humain qui ne sont pensable en termes de vérité), était encore une promesse, mais une promesse qu’il faut bien qualifier de diabolique : celle que rien ni personne ne compterait jamais. Ethiquement, c’est la décision d’oublier l’irréductibilité de la seconde personne, celle qu’on a rencontrée, à la troisième, celle qu’on se représente et dont on peut dès lors s’imaginer le semblable.

La médiocrité (qui réside dans cette imagination) consiste bien à accomplir la promesse de maintenir le temps continu contre l’irruption du génie qui réalise après coup le temps de la promesse originelle, c’est-à-dire à produire un avenir qui soit celui de n’importe qui, alors que nul n’est jamais n’importe qui. Car personne n’est n’importe qui, sauf à l’avoir décidé c’est-à-dire à avoir trahi cette promesse en quoi consiste précisément le fait de n’être pas n’importe qui. Je dirai encore : on n’est jamais n’importe qui que du point de vue d’un savoir et donc d’un maître (par exemple chaque automobiliste est n’importe qui pour le responsable de la sécurité routière), de sorte que la trahison consiste, à l’encontre du génie précisément, à s’être donné (à) un maître défini par son savoir, celui-là même qui autorise n’importe qui à dire pareillement ” moi “. C’est pour cela qu’on vend son âme : finalement toujours pour avoir la possibilité de dire ” moi “.

Voilà exactement en quoi consiste le caractère diabolique de la nécessité transcendantale dans laquelle il est d’avance exclu qu’une chose réelle ou qu’un être sensible puissent jamais compter.

Je vous remercie de votre attention.