Cours du 15 février 2002

 

L’auteur élève le sujet matériel à la dignité de personne réelle.

 

L’autorité qui définit l’auteur est paradoxale en ceci qu’elle désigne un principe actif (être auteur, c’est travailler) en même temps qu’elle exclut toute éventualité d’implication subjective. L’auteur, en effet, c’est d’abord quelqu’un qui ne s’exprime pas – comme il appartient à n’importe qui de le faire à propos de n’importe quoi. Et justement, nous avons découvert qu’on pouvait suffisamment définir l’auteur en disant qu’il n’était pas n’importe qui, et suffisamment définir l’œuvre en disant qu’elle n’était pas n’importe quoi (ce que j’ai traduit à chaque fois par l’adverbe ” vraiment ” pour indiquer la distinction à l’encontre de toute éventualité de différence).

L’autorité réside dans cette contradiction, qu’on peut résumer dans l’étonnante formule suivante : permettre est un travail. Voilà ce que je vais essayer d’expliquer aujourd’hui, en inscrivant ma réflexion dans l’horizon que j’ai indiqué et qui est celui de la ” métaphore personnelle “. Grâce à l’approche que je vais en donner, je voudrais non seulement échapper à la répétition de ce que j’ai déjà dit sur cette notion mais surtout permettre de penser ce qu’il est convenu d’appeler ” création ” et que je préfère appeler pensée en distinction de la théorie habituelle de la sublimation. Il est évident en effet que tout auteur est engagé dans un processus de sublimation dont chacun sait qu’il consiste à ” élever l’objet à la dignité de la Chose “, mais je ne voudrais pas m’en tenir là parce que la notion de sublimation, outre qu’elle déborde le domaine étroit des œuvres (il y a mille façons de sublimer), ne rend pas compte de l’enjeu de notre questionnement qui est la vérité – et donc, subjectivement parlant, son ” service ” qui doit encore en relever. Car la question de la vérité est aussi bien celle de savoir en quoi le service de la vérité est déjà et encore la vérité. La problématique générale de la marque a pour fonction que nous ne nous dérobions pas à cette obligation, et en l’occurrence on doit l’assumer en reconnaissant au vrai le statut tautologique d’être sujet de la vérité, lui qui ne l’est que depuis son autorisation à l’être.

Qu’en est-il donc du travail, s’il est non pas une expression humaine mais l’inscription d’une marque sur quelque chose qui, d’advenir ensuite comme le vrai, devait par conséquent l’être déjà ? Comment nommer l’antérieur au vrai, sachant d’une part qu’il est déjà le vrai, mais d’autre part qu’il ne l’est pas encore ?

J’ai une réponse que vous pourrez évaluer tout à l’heure : on doit dire que c’est un sujet. Relativement à la définition lacanienne que je rappelais, j’opère donc une distinction en substituant ” sujet ” à ” objet “, et mon idée d’aujourd’hui est que cette substitution en implique mécaniquement une autre, celle de ” personne réelle ” à ” Chose “. Si nous suivons correctement cette direction, je pense que nous aboutirons à une définition de l’autorité qui permette son identification claire au génie – puisqu’aussi bien ce dernier terme spécifie l’auteur et que l’autorité le définit. Car, si c’est le vrai qui est par définition sujet de la vérité, il faut bien poser qu’être auteur consiste à permettre la vérité, toute la question étant bien sûr de reconnaître cette permission comme relevant elle-même de la vérité, c’est-à-dire d’articuler ce paradoxe à la nécessité pour la vérité qu’elle se précède elle-même puisqu’il n’y a de vérité qu’en vérité et jamais en réalité. La problématique de la marque assure cette fonction, puisque c’est là seulement où nous sommes marqués que nous sommes capables de vérité, et donc d’autoriser. Or la marque est aussi l’effet du vrai, qui se précède ainsi véritativement lui-même en rendant impossible la compréhension dont, par ailleurs c’est-à-dire là où la vérité est originellement bannie, on pourra toujours dire qu’il relève.

Je traduis cette nécessité en disant que permettre, c’est décider de la légitimité, au sens exact où j’ai indiqué qu’il fallait avoir décidé (et non pas constaté, ce qui se ferait en suivant des raisons) qu’une œuvre en était une.

On ne décide jamais au présent. On a décidé – alors qu’au contraire le choix renvoie à la présence des arguments pour et contre, ou plus exactement à la présence de leur différence, telle qu’elle apparaît dans son effet qui est de ” faire pencher la balance “. C’est d’ailleurs pourquoi la pensée et le cogito sont exclusifs : on ne pense jamais au présent mais, en se relisant, on constate qu’on a pensé – exactement comme prendre une décision consiste à prendre conscience qu’on l’a déjà prise.

Bref, je synthétise en disant que permettre, c’est avoir décidé que ce qui était en réalité adviendrait en vérité, instituant par là que ce qui était en réalité ne l’était pas vraiment, puisqu’il devait déjà être en vérité. Voilà le nouage en quoi consiste concrètement l’autorité.

Et comme il est impossible d’envisager l’idée de décision autrement qu’à travers le paradigme de la signature qui consiste à faire de son nom une marque, nous retrouvons la corrélation du vrai qui l’est forcément en lui-même et du nom, dont nous savons que la propriété doit s’entendre comme impossibilité. On appelle ” génie ” la corrélation de la nécessité pour le vrai de s’imposer (c’est-à-dire de n’être pas une expression humaine) et de la signature comme acte suffisant à sa constitution (puisque le nom suffit à constituer l’œuvre). Or le génie n’a qu’un seul ordre possible : la métaphore – que dès lors il faut bien dire ” personnelle “. C’est son exploration que nous commençons aujourd’hui et que nous poursuivrons ultérieurement quand nous nous interrogerons sur le paradoxe du style (tout auteur a un style alors même que son nom suffit à faire œuvre dès lors qu’il est vraiment le sien).

 

Métaphore du véritatif par le représentatif

Pour penser l’autorité dans son paradoxe qui est d’être à la fois une positivité incontestable (elle inspire le respect, lequel est bien un effet positif) et une impossibilité de principe (autoriser, c’est d’abord ne pas s’immiscer), je propose d’examiner un autre paradoxe qui est essentiel à la morale, puisqu’aussi bien cette notion désigne la représentation (certes pas la réalité !) d’une posture qui, à l’instar de celle qui définit l’auteur, est d’abord une ” autorisation de soi “.

Mon idée est d’explorer l’analogie du représentatif et du véritatif.

Proposition qui n’est assurément pas fortuite dans l’horizon général de cette interrogation où la vérité s’entend à l’encontre du savoir et donc du concept. Qu’est-ce en effet que le représentatif, sinon la métaphore du véritatif c’est-à-dire du personnel, telle qu’on le transposerait dans l’ordre de l’anonymat ? Je concrétise mon allusion en disant que le véritatif se métaphorise en représentation, d’une part en substituant n’importe qui à quelqu’un c’est-à-dire le sujet transcendantal qui est celui de la possibilité au vrai sujet qui est celui de la contingence, et d’autre part en substituant le présent de la représentation cogitative (dans sa nécessité transcendantale le ” je pense ” ne peut se conjuguer qu’au présent) au passé (ou au futur antérieur) qui est le temps propre de la pensée – puisqu’on ne saurait penser, mais seulement avoir pensé, l’œuvre, hors de quoi il ne saurait être question de pensée, n’advenant comme telle qu’au moment final de la signature (et puis la formule ” ce que je fais est génial ” est grotesque, alors qu’au soir de leur vie quelques personnes peuvent honnêtement affirmer avoir donné naissance à une œuvre).

Donc cette métaphore du véritatif par le représentatif (du vrai sujet par le sujet transcendantal), il faut la prendre là même où le représentatif pose expressément l’essentiel : à travers la notion d’autonomie.

La vérité étant une question d’éthique et non de métaphysique, je définis la représentation par la décision de ramener au réflexif tout ce qui pourrait avoir été marquant, et donc de le dénier comme tel – de dénier par là même la localité du vrai. En effet : tout ce que je vois est vu par moi, qui suis celui que n’importe qui aurait été à ma place ; de sorte qu’en tout ce que je puis me représenter il s’agit de la nécessaire constitution des objets, dès lors non-vrais, par le sujet originellement indifférent que je constate être. En quoi je pointe le caractère mensonger de la structure représentative, puisqu’il est logiquement impossible que le vrai ne soit pas le sujet de la vérité, et qu’il est éthiquement impossible que je sois n’importe qui pour moi-même, c’est-à-dire que la primauté qui définit la première personne soit sans incidence éthique. Bref, j’appelle représentation le refus du vrai, en tant que ce refus est paradoxalement irrécusable. Car si vous me faites remarquer que tout ce que je vous dis, c’est moi qui vous le dis, je ne pourrai rien objecter : ce renvoi rendra mes paroles ” subjectives ” c’est-à-dire relatives donc triviales et fausses – puisqu’elles seront par exemple l’expression de ma place dans la société et/ou celle de ma névrose particulière – ce dont je ne pourrai me défendre et qui m’imposera de me taire.

Dans cet ordre du mensonge originel qui consiste à nier que le vrai soit le sujet de la vérité alors même que c’est sa définition tautologique, l’essentiel, à savoir ce que la vérité désigne comme ” s’autoriser de soi-même “, apparaît donc comme ” autonomie “. Notion mensongère par conséquent, dont la distinction kantienne de l’arbitre et de la volonté éclairait déjà la difficulté (la liberté s’entend comme autonomie, mais d’un autre côté elle lui est antérieure puisque la conscience morale commande d’être autonome). Si, nonobstant cette difficulté pourtant rédhibitoire, on conserve à l’autonomie la légitimité que lui confère la réflexion, on est obligé d’y apercevoir la métaphore de l’autorité – sa transposition dans l’ordre du mensonge originel (lequel a donc sa vérité propre, précisément comme métaphore). Et comme on appelle ” morale ” l’effectuation du sujet représentatif comme tel, on reconnaîtra que la question de la morale peut nous fournir une analogie utile à penser l’idée du ” vrai ” sujet ou de la ” vraie ” responsabilité, autrement dit la question de l’auteur !

La morale consiste à effectuer la nécessité représentative (agir bien, c’est agir en tant que sujet de la représentation et exclusivement comme tel), et donc à définir la bonne action comme effectuation de l’autonomie est irrécusable. Or une bonne action, Kant nous fait remarquer que nous n’avons jamais aucun mérite à l’avoir accomplie, puisque nous y avons agi pour ainsi dire normalement, comme il convient à un être réfléchissant c’est-à-dire agissant par la représentation de la loi (et non pas la loi elle-même, ainsi qu’il en va pour les choses de la nature). Pour rendre cela évident, il renvoie analogiquement la bonne action au remboursement d’une dette. En effet : d’un certain point de vue celui qui rembourse une dette à laquelle il aurait pu se soustraite agit bien (l’honnêteté est assurément une qualité que tout le monde ne possède pas), mais d’un autre point de vue il ne fait que ce qu’il avait à faire c’est-à-dire absolument rien en termes de vérité, puisque c’était la constitution même de la dette qu’elle donne lieu à remboursement. Il serait donc absurde de féliciter celui qui n’a fait que ce qui devait être fait – celui qui, répété-je, a agi normalement (raison pour laquelle la satisfaction de soi ne peut jamais caractériser que des personnes mauvaises : il faut être un salaud pour croire qu’on est quelqu’un de bien). J’insiste sur ce paradoxe de l’autonomie qui est à la fois celui d’une positivité irrécusable (on a d’autant plus de mérite à faire son devoir qu’on avait plus d’intérêt à ne pas le faire) et celui d’une inconsistance radicale (celui qui a fait son devoir, quelles qu’aient été les difficultés, n’a jamais fait que son devoir).

Si je poursuis l’analogie que l’ordre représentatif (la morale où tout se ramène à la question de l’autonomie) peut fournir pour l’ordre véritatif (l’autorité comme être-auteur, où tout se ramène à la question de ” s’autoriser de soi “), je poserai donc qu’un ” auteur ” est tout simplement un sujet ” normal “, alors même que, sous le nom mythifié de ” génie “, nous ne pouvons pas ne pas ne pas nous étonner de ce qu’il a fait, et ne pas l’admirer de l’avoir fait. Bien sûr il y a là quelque mauvaise foi : comme Nietzsche le souligne, nous sommes tout heureux d’utiliser ce terme de ” génie ” pour nous dédouaner d’être médiocres (c’est la fonction de l’idéologie des ” dons naturels “), alors que ce terme signifie simplement le fait de ne pas céder sur l’invraisemblance d’être soi. Positivité absolue d’un côté puisque le génie a une incidence positive (l’auteur est rangé dans le canon des études, ses œuvres originales s’échangent à des prix astronomiques, etc.), inconsistance absolue de l’autre puisque chacun est forcément lui-même quand il ne fait pas semblant d’être n’importe qui. En disant qu’un auteur est simplement quelqu’un qui est lui-même quand tous les autres (et lui aussi ” par ailleurs “) sont n’importe qui, des ” en tant que “, on lui reconnaît le même genre de mérite qu’à l’emprunteur remboursant une dette à laquelle il aurait eu la possibilité de se soustraire. On ne félicitera pas plus Picasso d’avoir été lui qu’on ne félicitera un homme trouvant dans la rue une grosse somme d’argent et la rapportant au commissariat (ce qui permettra aux flics de bien rigoler avant de se partager le magot au prorata du grade et de l’ancienneté – je plaisante). D’un autre côté, ils suscitent notre admiration.

Le paradoxe de la morale, tel qu’il apparaît quand nous prenons conscience qu’on peut au mieux agir ” normalement “, on le traduira objectivement en disant qu’il est absurde d’imaginer que le bien existe alors même que le mal règne partout (non pas comme une entité métaphysique diabolique qui serait de toute façon identique à sa propre innocence, mais réellement comme l’identité de la jouissance et de la négativité et subjectivement comme l’impossibilité à la représentation). Or la dissymétrie que j’indique en disant que le mal existe mais pas le bien, est-ce que ce n’est pas celle qui définit le génie ? Je le dis autrement : il n’y a pas de génies puisque l’œuvre est simplement le fait de celui qui est lui-même et non pas n’importe qui, mais il y a des médiocres, ceux qui font comme s’ils étaient n’importe qui alors qu’ils sont eux-mêmes (c’est pourquoi la question qui se pose réellement n’est pas du tout celle du génie mais celle de la médiocrité). Rien ne serait donc plus absurde que de reconnaître aux génies une qualité (un don naturel ou une situation sociale paradoxale) qui les différencieraitdes autres. Bref, c’est pour la même raison qu’il est impossible d’être quelqu’un de bien (mais être un salaud, c’est très possible !) et qu’il ne faut pas céder sur l’opposition de la différence et de la distinction. Nous sommes depuis longtemps dans l’analogie que j’explicite aujourd’hui.

Le paradoxe de la morale se transpose en paradoxe de l’éthique : admirable conduite d’un côté, rien que de très normal d’un autre côté. Je rappelle que l’idée d’admiration comprend celle de l’étonnement qui renvoie à la vérité qui aurait ainsi été reconnue – contrairement à celle de la surprise dont nous avons vu qu’elle renvoyait au savoir. Car l’unité de cette analogie, c’est bien sûr que la vérité soit reconnue comme telle, c’est-à-dire à l’encontre du savoir. Dans le premier cas en effet, nous savons que Picasso n’a pas choisi ni voulu être lui-même mais nous n’en sommes pas moins étonnés qu’un être humain n’ait pas cédé sur sa propre singularité, exactement comme dans le second cas, où nous savons à quel point le tout venant des humains est moralement peu estimable, nous sommes étonnés que quelqu’un ait agi comme quiconque aurait eu raison d’agir. Vérité personnelle d’un côté, vérité anonyme de l’autre – comme si l’anonymat était une sorte d’” antimétaphore ” de la personnalité. Car si la métaphore est productrice de vérité, la réflexion qui, par l’idée de sujet, métaphorise ” quelqu’un ” en ” n’importe qui “, n’est rien que l’entreprise de sa dénégation. (En termes nietzschéens, je dirais que la représentation n’est rien d’autre que l’effectuation du ressentiment, dont la notion indique expressément la dimension réflexive.)

Alors que la métaphore est l’ordre de la vérité (objectivement parce qu’elle s’entend à l’encontre du avoir, et subjectivement parce qu’elle est l’acte d’autorisation où le sujet ne s’identifie pas à sa qualité), le représentatif ne pourra indiquer la vérité qu’à en retourner les principes : là où il y avait quelqu’un, il y aura désormais n’importe qui ; là où il y avait une métaphore il y aura désormais un concept ; là où l’on s’autorisait de soi, on sera autonome ; là où il y avait à méditer, il y aura à réfléchir. Et, suprême nécessité : là où il y avait la vérité, il y aura désormais le mal. Car bien sûr toute réflexion sur le mal est aussi une réflexion sur la vérité, puisque le mal est, dans la représentation, ce qui lui est irréductiblement rétif (qu’est-ce qu’une mauvaise action, sinon ce qu’il est impossible de se représenter qu’on ferait ?).

 

Matériel et personnel

La réflexion est un procès où la chose se métaphorise en objet, où la vérité se métaphorise en mal, où l’autorité se métaphorise en autonomie. Mais le sujet ? de quoi est-il la métaphore ? Et puis dans l’ordre représentatif, le sujet assure la nécessité transcendantale qu’il est pour lui-même à travers la notion de dignité. De quoi la dignité du sujet est-elle alors la métaphore ? Autrement dit, quelles sont les vérités que l’activité réflexive s’épuise à dissimuler ?

Dans l’ordre de la vérité, l’indication du sujet va de soi : c’est le vrai. On peut en effet construire une analogie entre l’étant (je n’ai pas dit le réel) et le vrai, en posant d’une part le ” cercle ontologique ” où l’étant et l’être se définissent réciproquement (l’étant est le sujet de l’être, et réciproquement on appelle ” être ” l’acte de l’étant en tant qu’étant) et d’autre part ce qu’on appellerait le ” cercle véritatif ” où l’on appellerait ” vrai ” le sujet de la vérité comme telle, et ” vérité ” l’acte du vrai comme tel. Mais cela ne présenterait guère d’intérêt, d’autant que la question serait en réalité celle de la légitimité comme condition de l’analogie elle-même, et que le vrai se dédouble en une définition abstraite (non pas l’étant comme étant, mais l’étant comme étant à bon droit) et une définition concrète (le vrai, c’est le distingué, autrement dit le marqué). Je présente encore cette difficulté en soulignant la nécessité qu’il y aurait à construire l’analogie sur l’indication expresse du caractère éthiquement mensonger de la posture réflexive – puisque réfléchir consiste d’abord à dénier que le vrai soit sujet de la vérité pour attribuer ensuite ce statut à un étant spécialement inventé pour l’occasion et qu’on appellerait ” l’homme ” – en faisant comme si l’éventualité même que l’homme soit sujet pour la vérité ne supposait pas elle-même un rapport plus originel de cet homme à la vérité (on ne peut se prétendre sujet, même mensongèrement, qu’à se supposer avoir raison de se prétendre l’être et on ne ment qu’à se supposer avoir raison de mentir – ce qui est bien reconnaître l’antériorité de la vérité comme telle et par conséquent son statut de condition pour la dénégation même qu’on voudrait en opérer). Abandonnons donc cette première hypothèse.

Pour trouver celle qui est la bonne, je crois qu’il suffit de se poser la question du critère de l’œuvre, puisque la compréhension de l’autorité comme être-auteur de l’auteur oblige à reconnaître l’œuvre comme étant le vrai (ce qui n’empêche pas qu’il y ait un ” vrai naturel “, nous le savons : cela qui suscite le travail de l’auteur comme tel, autrement dit les réalités originellement ” littéraires ” – celles qui marquent et par là imposent qu’on les dise métaphoriquement). Alors, je demande : quel est le critère de l’œuvre ?

Ma question n’est pas celle de sa reconnaissance de l’œuvre, puisque c’est une décision et qu’on ne décide jamais que là où il n’y a pas de raisons (quand il y en a, on ne décide pas : on choisit). Non : il faut entendre cette question à partir de l’hypothèse des degrés du génie. J’en ai déjà parlé et j’en parlerai encore ; pour l’instant, je me contente de rappeler son évidence en pointant la nécessité d’identifier tout créateur à son propre génie d’une part, et en pointant l’impossibilité de mettre tous les artistes au même niveau d’autre part (Bonnard est un vrai peintre, mais il n’est pas au niveau de Picasso ; Chopin et un vrai musicien, mais il n’est pas au niveau de Bach ; Bergson est un vrai philosophe, mais il n’est pas au niveau de Hegel, et ainsi de suite). Alors, de ce point de vue, quel est le critère de l’œuvre (ce qui n’est pas non plus la même question que celle des degrés du génie) ?

La réponse est simple, et elle va nous permettre d’accéder à ce ” sujet ” dont le sujet réflexif est la métaphore mensongère. Si je prends la poésie, par exemple, je vois bien que le meilleur poème est celui qui montre le plus de quoi la langue est capable – et non pas de quoi son auteur est capable, car alors il faudrait identifier l’œuvre à un expression humaine et par conséquent lui dénier toute éventualité de jamais être vraie.

 

Le critère de l’œuvre est son matériau, lequel en est dès lors reconnu comme le sujet.

Voilà le sujet : le matériau. Celui-ci est humilié dans l’utilisation (par exemple un escalier, pour la pierre) et il est rendu à lui-même dans l’œuvre (par exemple une statue). En tout poème, le langage est sujet, et ainsi de suite. Tout domaine s’entend comme celui d’un sujet dont la question de l’autorité est de savoir ce qu’il va devenir, précisément comme sujet. Mon idée est en effet d’interroger l’autorité comme un advenir du sujet – du sujet réel, à savoir le matériau. Réel et matériel s’équivalent, ici : c’est la résistance du matériau (sa ” réalité “) qui donne le sens du travail, par opposition à une matière qui serait totalement ” plastique ” et qu’on asservirait à volonté au concept qu’on avait préalablement. Et c’est bien la résistance du matériau (les veines du marbre, le fil du bois, les nécessités grammaticales, etc.) qui donne le travail, puisqu’elle force l’auteur à produire quelque chose qui ne soit pas ce qu’il avait l’intention de produire, autrement dit qui installe son travail dans l’ordre originel de la métaphore quand lui, dans sa subjectivité, était asservi à l’ordre du concept qu’il s’était fabriqué. Voilà pourquoi je dis que le matériau est sujet.

Et bien sûr, il l’est aussi de ce qu’il ” parle ” à l’auteur au sens où, avons-nous vu, il y a des choses qui nous parlent et d’autres qui ne nous disent rien. Rien là que de très concret : on peut méditer un son, une image, une couleur pendant une journée entière et se mettre en quelque sorte à leur écoute, puisqu’elles nous indiquent où nous sommes vraiment… La méditation dont j’ai déjà parlé longuement, on l’accomplit dans une reconnaissance qui est toujours celle d’une chose comme sujet. L’auteur est d’abord celui qui médite son matériau.

Mais n’oublions pas qu’il s’agit de vérité. La question de l’autorité, puisqu’elle est originellement celle de l’auteur (et non pas d’un commandement ou d’une puissance qui n’en sont que des métaphores plus ou moins triviales) est une question à la fois éthique et juridique ; c’est par conséquent depuis cette nécessité qu’il faut interroger le sujet réel ou matériel de l’œuvre.

Or je le demande : est-ce que le devenir à la fois éthique et personnel du sujet n’est pas son institution dans un nouveau statut qui est celui de personne ?

Vous avez compris : on appelle auteur celui qui, là où le sujet matériel était, le fait advenir comme personne (j’assume l’équivocité de la formule). Je synthétise: il faut définir l’autorité comme la causalité personnelle en jouant sur le double génitif impliqué dans cette qualification. Car c’est quand la personne parle comme telle (et non pas comme individu) qu’elle fait autorité, et d’autre part ce qu’elle produit causalement comme étant une personne et plus simplement un sujet, cela fait autorité.

On peut rapporter cela à l’articulation de l’être et de l’existence telle que j’ai essayé de l’indiquer quand je m’interrogeais, dans Ethique et Vérité, sur la première personne comme telle, autrement dit sur le miracle d’être soi – miracle de nature originellement véritative. Mais aujourd’hui la question est celle de l’autorité qui, certes en première personne (puisque le génie est l’agir de la première personne comme telle), cause le vrai comme sujet de la vérité. Je crois donc que l’articulation qu’il faut pointer ici est celle du sujet du travail d’une part, et du sujet de la vérité d’autre part. Le sujet du travail, c’est le matériau ; le sujet de la vérité c’est l’œuvre – l’autorité proprement dit s’entendant comme le devenir œuvre du matériau, c’est-à-dire dans l’ordre de l’existence et non pas de la représentation comme le devenir personne du sujet !

Car un sujet considéré dans sa nécessité éthique et juridique, cela s’appelle une personne. Et si le matériau est bien le sujet de l’œuvre, au sens où le plus grand poète est celui qui est le plus fidèle au langage, alors il faut reconnaître que le travail du créateur, désignable comme autorisation (puisque la signature suffit à constituer l’œuvre), est d’instituer ce sujet comme une personne.

L’œuvre est la personne ; le matériau est le sujet. Le même, selon la distinction. Voilà, à mon avis, de quoi les notions morales de personne, de sujet et de liberté sont les métaphores.

 

Elever le sujet à la ” personnalité “, en cela consiste l’autorité.

L’auteur est celui qui ne s’est pas imposé : là où n’importe qui s’exprime en faisant n’importe quoi, lui qui n’est pas n’importe qui a en quelque sorte donné la parole au matériau qu’il a donc libéré comme sujet (on peut reprendre l’expression heideggerienne du ” laisser être “) ; mais le propre de cette libération, dont sa signature est paradigmatiquement le moyen, c’est qu’elle a fait advenir la personne, dès lors que le sujet a été autorisé à l’être de lui-même. Qu’est-ce que l’œuvre en effet, sinon que le matériau soit effectivement sujet d’une existence dès lors irrécusable ? Et cette effectivité, comment la nommer sinon responsabilité de soi, et donc ” personnalité ” ?

Moi je dis que c’est la pierre qui est responsable de la statue. Et quand je peux le dire (mais ce n’est pas souvent possible), la statue est une œuvre : la pierre elle-même, désormais en vérité.

Bien sûr le ” désormais ” que je mentionne ici est celui que nous avons longuement examiné : celui de l’épreuve, autrement dit celui du ” moment de vérité “.

Et puis il y a quelque chose d’abstrait à dire que le matériau est sujet, si l’on n’ajoute pas aussitôt que dans l’œuvre, ” désormais ” dudit sujet matériel, ce qui compte, c’est qu’elle existe !

J’ai plusieurs fois signalé le rapprochement qui s’impose entre l’œuvre et la personne en disant que dans les deux cas l’existence comptait seule. L’ordre des sentiments rend cette vérité particulièrement évidente : les gens qu’on aime ne sont pas forcément les mêmes que ceux qu’on apprécie et a fortiori qu’on admire. On peut tout à fait reconnaître chez une personne qu’on aime des défauts qui peuvent aller jusqu’à la rendre détestable. Mais justement : cela ne compte pas (même si cela peut importer beaucoup !). Car ce qui compte, c’est une seule chose : que cette personne existe. Or est-ce que ce n’est pas ce qu’on reconnaît dans une œuvre, dès lors qu’on la reconnaît comme œuvre ? (Comme il s’agit de ce qui compte et non de ce qui importe, cette reconnaissance est forcément une décision et non une constatation.)

 

Voilà l’auteur, par conséquent : là où n’importe qui asservit la réalité en s’exprimant, la distinction de son acte s’entend comme le laisser être d’un sujet matériel (la pierre, le langage, le son, la lumière, etc.) qui, par là même, s’accomplit en vérité, une vérité qui soit celle du sujet réel lui-même, et nullement celle de l’être humain.

On pourrait ramener cette idée à la définition de l’auteur par le respect et dire, finalement, qu’exercer l’autorité n’est rien d’autre que respecter un sujet qui n’est pas soi – et par là même avoir absolumentraison. Le vrai sculpteur n’a qu’un caractère : il respecte la pierre – et s’il l’élève à la ” personnalité ” on dira qu’il l’aura respectée absolument. Or on a absolument raison de respecter.

Avoir absolument raison, c’est la définition subjective du génie. En quoi on peut dire, en référence à ce que nous avions appris de la reconnaissance personnelle, que la première personne se constitue comme autorité d’avoir laissé ” parler ” (être sujet) un matériau à quoi elle a été sensible. Mais il y a toutes sortes de matériaux auxquels, dès lors, on est également insensible (ce n’est pas le son qu’un peintre restitue comme sujet, par exemple). En ces lieux, qui sont ceux de la vie singularisée par la situation, on est médiocre : simplement vivant, sans existence personnelle. Là où, au contraire, le matériau ” parle “, on est sensible c’est-à-dire vraiment soi-même. Et là où l’on est vraiment soi-même, on est sensible à ce qui, matériellement, nous ” parle ” – au sujet qui doit advenir comme œuvre, pour paraphraser la formule freudienne que j’ai gardée constamment à l’esprit aujourd’hui. C’est pourquoi il n’y a pas de différence entre définir la marque comme le lieu où l’on sera sensible au statut de sujet du matériau et la définir comme le lieu où l’on est vraiment soi – le lieu du respect en nous, le lieu du ” désormais “. Car si le respect est le sentiment produit la reconnaissance du vrai, son lieu est forcément celui de l’effet de vérité. Il faut l’appeler ” marque ” : là où l’on est marqué, et là seulement, on est (vraiment) soi ; ce qu’on y fait est toujours un acte d’autorité, celui qui consiste à permettre au sujet (le matériau) de l’élever à la dignité de sa propre ” personnalité ” – puisque l’œuvre est quelque chose qui existe comme si elle était quelqu’un. Une chose distinguée, en somme. Vérité par conséquent.

Je vous remercie de votre attention.