Cours du 22 décembre 2000

 

La crainte de Dieu (fin)

Je vous ai montré que la reconnaissance de l’irrécusable était une modalité essentielle de la crainte, et plus particulièrement de la ” crainte de Dieu “. Ce Dieu, il faut l’entendre à partir d’une réflexion sur la littérature, parce qu’il n’est pas un Dieu quelconque mais le ” vrai ” Dieu  ; et si j’ai raison de voir en lui le paradigme de ce qu’il convient de craindre (par opposition au Dieu puissance qu’il est impossible de ne pas redouter), alors le dit de l’irrécusable autrement dit la littérature nous donne non seulement le principe de la crainte de Dieu mais encore le principe de la crainte en général et par conséquent du respect, dont elle est le premier moment. Cela signifie qu’il est impossible de parler de ce que nous respectons autrement que de manière littéraire. Nous reviendrons sur cette nécessité d’une manière ou d’une autre. Retenez seulement le rapport qu’il faut établir entre la philosophie comme savoir de ce qui compte (réflexivement : comme savoir qui compte) et la littérature comme dit de ce qui compte. Ce qui compte, on peut l’appeler le vrai. Le vrai comme tel suscite la crainte. Le ” vrai ” Dieu suscite la crainte pour cela seul qu’il est vrai, et il est vrai pour cela seul qu’il est le Dieu des Ecritures, enté littérairement.

Irrécusable, marque, littérature

Dans le respect, il y a cette dimension : impossible de respecter quelqu’un ou quelque chose sans reconnaître un irrécusable, qui est toujours celui de la distinction entre ce qui compte et ce qui importe. Chez ceux qu’on respecte, on peut récuser n’importe quoi mais pas ça, puisque la distinction est l’objet même du respect. Mais elle suscite la crainte parce que sa reconnaissance est toujours en même temps une réflexion : pour soi, il n’y a jamais que des importances, parce que l’indication, à leur encontre, de choses qui ” compteraient ” reviendrait forcément à dire qu’elles sont plus importantes que les autres. Autrement dit, la réflexion implique que nous soyons pour nous-mêmes confus, et toute crainte, à cause de sa dimension réflexive (c’est un sentiment) est en même temps culpabilité : devant ce qu’on craint, on est toujours coupable de confusion.

Il est impossible que nous ne nous sentions pas coupable devant le ” vrai ” Dieu, même si ” par ailleurs ” nous n’y croyons pas, parce que la réflexion est en même temps conscience de culpabilité devant ce qui n’est que sa vérité (le vrai Dieu, précisément : celui dont l’existence et la puissance ne comptent pas), hors de tout savoir : on ne va pas prétendre que le Dieu mentionné par Victor Hugo doit être mentionné par les historiens – et pourtant c’est le vrai Dieu. Tout le monde connaît la blague du fils d’une famille juive assimilée, qui rentre de l’institution catholique où ses parents l’ont inscrit parce qu’elle est la meilleure de la ville : on lui a donné un savoir, en l’occurrence celui de la Trinité, et il s’empresse de le communiquer à ses parents. A quoi son père répond ” Non, mon fils : il n’y a qu’un seul Dieu, et nous n’y croyons pas “. Je crois qu’il est impossible de mieux signifier la crainte de Dieu, et aussi la nécessité de respecterque par cette plaisanterie, en tant qu’elle n’en est une que pour une réflexion qui ne s’interroge pas sur ce qui est vrai par opposition à ce qui est réel, sur ce qui compte par opposition à ce qui importe (la réflexion commune autrement dit), bref en tant qu’elle méconnaît la distinction qui est l’objet propre du respect. On peut donc, si l’on appartient à une famille où le texte des Ecritures a toujours comptéalors qu’il peut très bien ne plus importer (on n’est plus croyant), rappeler ce qu’il en est vraiment du vrai Dieu, sans du tout se figurer qu’il s’agit là d’une réalité positive, précisément parce qu’on est soi-même fait de la distinction entre la vérité et la réalité, dont la parole du père est ici le rappel. Pour la réflexion abstraite et ignorante, cet homme est comique par accumulation de méconnaissance et de mauvaise foi (il se croit libéré des croyances ancestrales alors qu’il est toujours empêtré dedans, et d’autre par il évite de prendre conscience du caractère contradictoire de sa parole), mais pour nous, pour autant que nous soyons autorisés à nous en distinguer d’une réflexion qui revient toujours, nous savons qu’il suscite le plus grand respect chez toute personne qui le rencontre. Cet homme, qui n’existe pourtant nulle part ailleurs que dans une blague (sinon maintenant dans notre affectivité, là où nous sommes capables de respect), nous disons qu’il est vrai. Car tous les hommes ne se valent pas : il y a les ” vrais “, ceux qui sont concernés par notre respect comme sentiment, et puis il y a tous les autres, les ” par ailleurs ” qui sont concernés par notre respect comme obligation. Car ceux pour qui on éprouve du respect ne sont pas du tout les mêmes que ceux qu’on doit indubitablement respecter : les premiers, on reste marqués de les avoir rencontrés. Les autres, c’est n’importe qui : des gens comme nous, nos semblables, l’humanité à chaque fois représentée. Il va de soi qu’on ne peut penser la signification du respect sans élucider pareille distinction, et j’essaierai de m’y employer.

J’ai déjà dit qu’il fallait penser la crainte dans sa relation à la nécessité réflexive. D’une manière générale, le principe de la crainte tient dans l’ impossibilité paradoxale que la distinction de ce qui compte soit consistante pour soi-même : quand on réfléchit, il n’y a jamais que des choses plus ou moins importantes, et je suis forcé, quand je suis dans cette position sans réfléchir sur elle (autrement dit quand je sépare la nécessité de réfléchir de celle de déconstruire la réflexion), de présenter ce qui compte comme plus important que ce qui importe. Cette aberration réflexive (au sens où l’on parle d’aberrations en optique) implique que je ne sois jamais à la hauteur de ce que je respecte, justement parce que le respectable atteste de cette distinction comme irrécusable, dont en moi l’attitude réflexive implique la confusion. Vous m’avez compris : on est toujours confus devant ce qu’on respecte, puisque pour soi c’est comme s’il n’y avait pas en soi-même de distinction entre ce qui compte et ce qui importe, entre la vérité et la réalité. C’est pourquoi, je le rappelle, la crainte est inséparable de son envers qui est le sentiment de culpabilité – culpabilité d’être confus devant celui qui est distingué – toute distinction étant originellement celle du vrai relativement au réel qu’il est par ailleurs.

La crainte supposée par le respect se donne à penser à travers son paradigme, qui est la crainte de Dieu, précisément comme distinction du ” vrai ” Dieu relativement au Dieu puissance qu’il est ” par ailleurs “. Or cette vérité, j’ai essayé d’indiquer qu’elle tenait à la nature littéraire de ce qui était considéré, si l’on appelle ” littérature ” le discours qui dit le vrai comme tel : le ” vrai ” Dieu est celui des Ecritures, et c’est au poète à nous dire la vérité des choses, par opposition au savant qui nous en dit la réalité. La synthèse de ces idées est une ” fonction ” de la littérature, telle qu’Umberto Eco nous l’expose : qu’elle soit le discours de l’irrécusable comme tel.

L’irrécusable, j’ai essayé de vous montrer qu’il décide de la nécessité de décider : hors de lui il y a seulement des choix. Et aucun choix ne compte jamais, puisqu’il n’y a de choix que du meilleur (immédiatement ou réflexivement, comme dans le jeu de ” qui perd gagne “) et que c’est le savoir qui le fait apparaître comme tel. Cela revient à dire qu’on est toujours un ” en tant que “, quand on choisit. C’est pourquoi je disais la dernière fois que l’irrécusable décide : il décide de nous, au sens où devant lui, c’est-à-dire dans l’impossibilité désormais avérée qu’on puisse continuer à faire des choix, il va s’agir de décider. Et là, on verra vraiment qui nous sommes…

Or si j’ai raison de dire que la question de la crainte est la question de l’irrécusable au sens que je viens de rappeler, et si j’ai raison de considérer le ” vrai ” Dieu comme le paradigme de ce qu’il faut craindre, alors cela signifie que dans la question de ce ” vrai ” Dieu, c’est vraiment de nous qu’il s’agit… Le ” vrai ” Dieu n’est pas la puissance divine : si jamais une telle chose existait, elle serait redoutable et nous concernerait alors en réalité mais pas en vérité. En effet ce Dieu susceptible de nous envoyer toutes sortes de calamités ou de cadeaux, importerait assurément dans notre vie, mais il ne compterait pas. Le ” vrai ” Dieu, au contraire, il compte même pour les athées puisqu’ils ne peuvent pas ne pas respecter ceux qui, éventuellement aliénés dans les pires croyances par ailleurs (mais justement : cela ne compte pas), l’ont distingué du Dieu puissance que n’importe qui aurait raison de redouter. Ceux qui craignent Dieu ne sont jamais n’importe qui, quand bien même ils seraient les personnes les moins importantes de la société (un pauvre paysan par exemple). Cette distinction, j’ai indiqué l’autre jour qu’elle renvoyait à la marque, notion empruntée à Descartes comme vous savez, et précisément à propos de Dieu. N’être pas n’importe qui, c’est être distingué, et être distingué, c’est être marqué. Ceux qui craignent Dieu sont donc marqués, et il est bien certain qu’il faut penser cette nécessité à travers ce que j’ai appelé la ” réversibilité ” de la marque, autrement dit l’impossibilité de ne pas être marqué dès lors qu’on a reconnu quelque chose qui se distinguait de soi-même.

La problématique de l’irrécusable, parce qu’elle rend compte de l’origine de la décision (sinon on ne pourrait pas comprendre qu’il n’y ait pas que des choix) est aussi celle de la distinction personnelle (c’est le propre de n’importe qui de choisir, et chacun trouve sa vérité dans ce qu’il décide), et par conséquent de la marque (c’est là où l’on est marqué qu’on décide ; ” par ailleurs ” on choisit). Eh bien c’est de cette problématique qu’il s’agit quand je pose la question de la vérité comme identique à celle de la littérature.

Je vous rappelle mon argument : je mets le principe de la littérature dans l’acte métaphorique, et je problématise la métaphore non pas à partir du sujet de l’énoncé (une chose spécialement subtile que le langage serait incapable de signifier conceptuellement) mais uniquement à partir du sujet de l’énonciation : la métaphore, c’est la parole de celui qui n’est pas n’importe qui quand il dit ce que n’importe qui aurait raison de dire (par exemple que Bayard était fort et courageux). Et celui qui n’est pas n’importe qui, il est marqué (par exemple d’avoir vu combattre le dernier chevalier français). De sorte que la base implicite de mon travail repose sur la littérature comme travail de celui qui ne cède pas sur la marque qui le ” véri-fie ” c’est-à-dire qui le distingue de l'” en tan que ” dont, ” par ailleurs “, il ne diffère pas.

L’irrécusable, que par ailleurs on peut très bien récuser, c’est la marque elle-même, qui par ailleurs n’a aucune importance. Cette nécessité est celle de la littérature.

Umberto Eco ne met pas l’accent sur l’irrécusable qui fait écrire, mais sur l’irrécusable qui est dit. Pas de contradiction : celui qui est vrai, quand il parle, ce qu’il dit est vrai (quoi qu’il en soit par ailleurs d’une réalité qui importe autant qu’on voudra mais qui ne compte pas).

Si ma déduction est juste, alors il doit appartenir à la littérature de pointer qu’elle dit le vrai dans la forme de l’irrécusable, et ce pointage peut se comprendre comme la décision de la crainte, dont celle de Dieu, autorisé des Ecritures (et non l’inverse !) reste le paradigme.

De l’irrécusable dans le texte à l’autorité du texte.

Vous vous souvenez de l’argument que j’ai cité : rien du monde n’est vraiment irrécusable (il y a seulement des choses que nous restons incapables de récuser), alors qu’il n’y a de lecture possible d’un texte qu’à partir de la reconnaissance de l’irrécusable dont il est la position. Peut-être en effet les historiens découvriront-ils un jour des documents prouvant que Napoléon n’est pas mort à Sainte-Hélène comme nous croyons pourtant le savoir, mais il est certain en tout cas que ” des propositions comme Sherlock Holmes était célibataire, le petit chaperon rouge est dévoré par le loup mais il est ensuite délivré par le chasseur, Anna Karénine se tue resteront vraies éternellement et ne pourront jamais être réfutées par personne “.

Ainsi devons-nous reconnaître que c’est dans la littérature et non dans le monde que se trouve l’irrécusable, c’est-à-dire cela devant quoi il faut s’incliner non pas en général (on ne peut pas identifier simplement l’irrécusable à l’autorité) mais quant à la nécessité d’être le vrai sujet de ce que nous prenions pour notre existence et qui n’était que notre vie (c’était l’ordre de nos choix, autrement dit notre absolue indistinction du ” semblable ” à n’importe qui, que n’importe qui est forcément).

Mais alors, le vrai objet de la crainte, qui est l’autorité, doit recevoir une détermination matérielle qui est la lettre ! C’est donc aussi bien à l’opposition de la lettre et de l’esprit qu’il s’agit dans la crainte. ” Dans quel esprit est-ce que l’on prie ? ” Telle est la question que peut se poser celui qui craint Dieu, c’est-à-dire qui se réfère constamment à sa vérité scripturaire (par exemple il connaît par cœur une grande quantité de textes sacrés) quand un autre veillerait seulement à ne pas déclencher son courroux par des prières inappropriées ou des demandes prématurées. Et la crainte n’est dès lors rien d’autre que cette distinction dont il fait sa subjectivité.

La distinction de la lettre et de l’esprit, en cause dans la ” crainte de Dieu ” et donc dans la crainte en général dont elle est le paradigme, ce n’est pas une question simple, et je ne vais pas prétendre la régler aujourd’hui. Il me semble pourtant qu’une réflexion sur la littérature comme celle à quoi je me réfère en ce moment ne nous laisse pas tout-à-fait démunis devant cette question, qui est aussi bien celle du respect.

L’implication du respect humain dans la question de la littérature qui est par ailleurs la question du respect de la lettre, ce n’est en tout cas pas une idée que je suis seul à formuler : ” personne ne traitera avec respect [souligné par moi] quelqu’un qui affirmerait que Hamlet a épousé Ophélie ou que Superman n’est pas Clark Kent “, dit Umberto Eco.

Je ne crois pas non plus avoir inventé quoi que ce soit quand je rapporte cette question à celle de l’objet du respect, qui est selon moi uniquement la distinction de ce qui importe et de ce qui compte, de la réalité et de la vérité. En fait, c’est à vous de juger, quant à ce dernier point. Voici en effet ce que dit Eco juste après le passage que je viens de citer et qui me paraît l’argument décisif, à une légère modification près : ” Les textes littéraires nous disent explicitement ce que nous ne pourrons jamais plus remettre en question, mais, à la différence du monde, ils nous signalent avec une souveraine autorité [souligné par moi, bien entendu], ce qui en eux doit être tenu pour important [idem] et ce que nous ne pouvons pas prendre comme points de départs pour de libres interprétations “.

A mon avis, il aurait dû écrire ” doit être tenu pour quelque chose qui compte “. Car de quoi s’agit-il dans ces éléments, sinon de l’irrécusable du texte, qui décide de la possibilité ou de l’impossibilité des interprétations ? Et rien d’important ne saurait jamais décider, de sorte qu’il s’agit bien de ce qui compte. Il y a des interprétations qui sont impossibles parce qu’un point du texte peut leur être opposé irrécusablement, et il y en a d’autres qui sont possibles en pure théorie mais que rien du texte n’autorise (par exemple celle qui serait fondée sur le sort de la balle tirée par Julien et qui s’est perdue). Or je remarque ceci : chaque fois qu’un élément compte dans la possibilité d’une interprétation, il force à revenir au texte lui-même. D’où je conclus qu’en vérité la question de l’irrécusable dans le texte est la question de l’autorité du texte !

Eh bien je crois que c’est ce passage qui pose la question de la vérité – laquelle n’est pas simplement celle de ” propositions qui ne peuvent être mises en doute “, celle de la possibilité ” de faire des tests pour établir si le lecteur a le sens de la réalité ou s’il est la proie de ses hallucinations “. Certes, il est décisif de souligner cet aspect, qui est celui de l’irrécusable. Mais il me semble bien plus utile philosophiquement de parler du passage de l’irrécusable à l’autorité, qui est le passage d’un élément du texte au texte lui-même.

Car enfin, qu’est-ce qu’un texte qui fait autorité, dans cette problématique, sinon justement un texte qui s’est de lui-même, et comme texte, installé dans la dimension de l’irrécusable ? On peut alors seulement l’interpréter, c’est-à-dire présenter une lecture plus ou moins ” personnelle ” en mettant en faisant varier l’importancedes éléments non décisifs qu’il contient et auxquels il va de soi qu’on n’ajoutera ni ne retirera rien. Comprenons cela, puisque c’est la question véritative de l’irrécusable.

Qu’est-ce qu’un texte qui fait autorité ?

Pour qu’un texte fasse autorité il faut évidemment qu’il compte, c’est-à-dire qu’il s’entende à l’encontre de l’infinité des lectures qu’il rend possibles. Mais cette indication n’est pas suffisante, parce que n’importe quel texte, et à la limite n’importe quoi, peut être mis dans cette position et par là même ravalé au rang de document sur lequel une infinité potentiel de ” chercheurs ” travailleront (un tesson d’amphore répond exactement à cette nécessité, pour les historiens : il est ce qui compte, dans la multitude des études réalisées sur lui, puisqu’il décide originellement de leur possibilité et de leur valeur). Il faut donc qu’il soit en lui-même et comme texte fait d’irrécusable. Comme texte, cela veut dire : pas comme document, bien que par ailleurs tout texte soit forcément un document.

Vous m’avez compris : pour qu’un texte distingue entre ses interprétations et donc pour que les interprétations se mesurent au respect qu’elles ont pour lui, il faut qu’il soit déjà distingué en lui-même ! Pour qu’il fasse autorité, il faut qu’il soit déjà autorisé, et que cela soit sa constitution même.

Il y a des textes distingués, et il y a ceux qui ne le sont pas. Ce n’est pas une question de qualité littéraire : personne ne songerait à dire que la Bible est un ouvrage bien composé ni que sa valeur littéraire est constante, et pour autant personne ne songerait à nier que ce livre compte. Concernant les textes en général, la distinction n’est pas une question d’écriture parce qu’un écrivain n’est pas quelqu’un qui écrit bien – des tas de gens écrivent très bien – mais quelqu’un qui écrit, absolument parlant (puisque l’écriture est intransitive), c’est-à-dire dont l’écriture n’est pas une nécessité mondaine. Cela permet d’éviter les confusions habituelles qui veulent tout ramener à trivialité mondaine, alors que c’est justement de récuser cette possibilité que la question s’entend. Je vous rappelle en effet le paradigme, sur cette question, qui est la distinction du vrai et du faux : le faux peut être parfaitement imité (un faux billet de banque, qui aurait été fabriqué sur des machines identiques à partir de papier et d’encre volés à la banque de France), il n’en est pas moins faux, et c’est tout ce qui compte. Et ce tout, il n’appartient pas au monde, puisqu’en réalité il n’y a pas de différences.

Sur la littérature, prenons un exemple risqué qui assume cette nécessité. La femme de trente ans, si Balzac en avait perdu le manuscrit, cela n’aurait peut-être pas été catastrophique, à mon avis. Mais pour dire cela, vous voyez bien que je me situe au point de vue des importances (celle de ce roman, pour ce qui est de la tenue littéraire, qui me semble plutôt négative). Or justement : parce que c’est un roman de Balzac, cela ne compte pas. Car enfin : qu’est-ce qui compte dans ce texte : l’histoire qu’il raconte et qui est pour le moins invraisemblable ? les personnages qui sont peu consistants ? la composition qui semble faite d’un collage de morceaux rapportés ? Non, une seule chose compte : qu’il soit de Balzac. Or qu’est-ce que ce nom, sinon celui d’un auteur, autrement dit d’une autorité – celle de celui qui n’a pas cédé sur le fait qu’il était lui et non pas n’importe qui ? L’autorité, c’est par définition ce qui compte, et il faut commencer par la définir tautologiquement en disant qu’elle est le propre d’un auteur, de quelqu’un qui est sa propre instance de distinction (s’autoriser de soi-même consiste simplement à opérer cette distinction : ne pas céder sur sa vérité quand il n’y a réflexivement pour soi que sa propre réalité).

Compter, cela veut dire ” faire origine ” et par conséquent décider de la vérité et de l’existence puisque telle est la fonction de l’origine (par exemple dans l’origine de la géométrie, on décide que la vérité consiste à démontrer et non pas à mesurer et surtout on décide qu’une idéalité est quelque chose et non pas rien, et surtout que c’et une chose qui existe, puisqu’on peut se casser la tête à en étudier les propriétés). Ce qui fait autorité s’entend donc de cette décision.

Mais une décision, je le rappelle, ce n’est pas un choix : celui-ci se justifie et par là vaut universellement, alors que celle-là s’impose dans une signature qui est sa dimension d’irrécusable.

L’irrécusable ne concerne pas le contenu, toujours contestable et donc, réflexivement, récusable quant aux représentations qu’il suscite : il concerne la signature. La femme de trente ans est un livre irrécusable, quoi qu’on puisse en penser ” par ailleurs ” (c’est-à-dire là où ça ne compte pas) pour cette seule raison qu’il est de Balzac. Mais qu’on découvre par un quelconque moyen scientifique ou philologique qu’il n’est pas de Balzac comme on découvre parfois que certains tableaux sont en réalité des travaux d’élèves, et ce livre disparaîtra instantanément de l’histoire de la littérature.

Reprenez l’exemple de la semaine dernière : c’est d’être signée par Victor Hugo, autrement dit de compter, que la formule reconnaissant Dieu à Waterloo est vraie, et par conséquent il y a vraiment Dieu à l’œuvre dans la bataille.

Voilà le Dieu de la ” crainte ” : celui qui est vrai parce que c’est d’un livre qui compte (paradigmatiquement la Bible, mais on peut citer bien d’autres textes et ouvrages – y compris philosophiques) qu’il est autorisé !

Eh bien je crois que la crainte est précisément la notion qui dit cette nécessité : ce qui est cause à chaque fois doit avoir été donné par une distinction, c’est-à-dire par une irréductibilité posée de la vérité à la réalité. Cela, c’est le travail de la littérature.

Est-ce que la distinction de soi n’est pas la fonction même de la littérature comme dit de l’irrécusable alors même qu’elle est indéniablement le travail d’un individu enfermé dans sa réalité, d’un individu qui s’exprime ? Et certes, en tout texte on voit fonctionner la névrose de son auteur, souvent à ciel ouvert. Mais justement : ça ne compte pas. Autrement dit : est-ce que la littérature n’est pas le discours de celui qui s’installe dans l’impossibilité que la réalitécompte jamais ? Or la réalité, c’est quoi, quand on considère la subjectivité consciente ? Eh bien c’est par exemple le souhait que l’auteur a que le héros finisse par être heureux, puisqu’il est impossible de réfléchir sans par là même ordonner sa réflexion au monde qui est l’horizon des biens. C’est aussi l’idée qu’il a de ce qu’est un bon livre et à quoi il imagine nécessairement qu’il se soumet. Je crois que l’irrécusable dont parle Umberto Eco, et qu’il faut également considérer dans l’acte d’écriture, on ne peut le comprendre que par cette distinction interne à l’auteur entre celui qu’il est réellement et celui qu’il est vraiment. Celui qu’il est réellement, il s’exprime, comme n’importe qui le fait à propos de n’importe quoi. Celui qu’il est vraiment est dans l’irrécusable non seulement de ce qui est écrit, mais de la nécessité de l’écrire : personne n’y peut rien, le prince André mourra et il faut écrire ses trois pages par jour, quand bien même personne ne devrait jamais les lire, chacune de ces nécessités étant l’envers de l’autre.

Car c’est bien pour la seule raison que la nécessité d’écrire est intransitive et inconditionnelle que ce qui est écrit sera irrécusable. Celui qui écrit transitivement et sous condition (il raconte sa vie, et sous la condition au moins fantasmatique d’avoir un public) ne peut pas conduire à l’irrécusable le sujet (au sens pictural, mais aussi au sens éthique) de son écriture, parce qu’il obéit à la nécessité mondaine qui se définit précisément de ne pas être irrécusable ! reprenez l’exemple donné par Umberto Eco : peut-être découvrira-t-on un jour que Napoléon n’est pas mort à Sainte-Hélène ! L’éventualité est farfelue, mais elle appartient constitutivement au monde, en tant que celui-ci nécessite la réflexion corrélativement à son ordonnancement au bien (tout cela, c’est Platon qui nous l’apprend, comme je l’ai expliqué l’année dernière en distinguant la philosophie de la métaphysique), et en tant que la réflexion impose d’ordonner les représentations selon un ordre constamment révisables, puisque le propre d’une représentation est de ne pas compter (en elle, c’est le sujet transcendantal qui compte seul). L’intransitivité de l’écriture, c’est donc que son statut de représentation ne compte pas. En quoi on peut aussi bien parler de son sujet que de la catégorie littéraire à laquelle appartient un livre considéré. La seule chose qui compte, c’est le nom de son auteur.

Et pourquoi ? Pour une raison de fond, celle qui définit la pensée comme marque. Par exemple Rubempré et Goriot ne sont pas seulement des personnages de Balzac, mais ce sont des personnages balzaciens. En quoi on passe de leur réalité à leur vérité ! Et la littérature est justement le procès de ce passage (quand le passage en question se fait non sur des personnages mais des concepts, la littérature correspondante porte le nom particulier de ” philosophie “).

Cette distinction, il faut la nommer génie – notion qui renvoie simplement au statut de première personne (Balzac les a pensés), alors même que la réflexion impose que la première personne soit une variante de la troisième (il y a des gens, et parmi ces gens il y a le sujet que j’ai conscience d’être, ce qui devait également être vrai pour Balzac).

Ainsi reconnaissons nous l’autorité de l’irrécusable, pour penser la littérature, en tant que c’est la distinction ou, si l’on préfère, l’irréductibilité la première personne à celle qu’on est par ailleurs, qui s’impose. L’autorité, c’est qu’on ait raison sans le savoir et que cette raison s’impose hors de tout vouloir. Or c’est exclusivement de cela qu’il s’agit quand on pose la question du génie. Voilà formellement ce que c’est qu’un texte autorisé : causé par un auteur, lequel n’est comme tel que sa propre distinction autrement dit que l’impossibilité que sa réalité compte, et l’on nomme pensée cette ” causation ” : que le nom propre soit la marque constitutive. Plus simplement : un texte autorisé, c’est un texte que nul n’avait la possibilité d’écrire, de sorte que celui qui l’a écrit, en fait, avère sa propre impossibilité (son nom comme propre, et non pas comme étiquette d’une place). Eh bien l’irrécusable s’entend justement à partir de cet impossibilité de la possibilité. On voit en quel sens il appartient à la littérature de dire le vrai : le vrai, c’est le marqué. Le génie et l’irrécusable sont en réciprocité, parce que l’irrécusable ne peut pas s’entendre autrement que dans la problématique de la marque, dès lors qu’on y reconnaît le moment où l’on cesse d’être n’importe qui (le sujet du choix) pour advenir à soi-même (le sujet de la décision – éventuellement celle de faire semblant de pouvoir encore choisir).

L’irrécusable littéraire : ce dont l’être est ” nommé ”

L’irrécusable est corrélé à un dit qui est celui de la première personne comme telle, c’est-à-dire dans sa distinction d’avec la troisième qu’elle est par ailleurs (distinction dont il est dès lors évident qu’elle est causée par la seconde).

Dans Ethique et Vérité, j’ai essayé de montrer qu’il n’y avait aucune différence entre se demander ce qu’il en est de la première personne, celle qu’on est par opposition à la seconde qui existe et à la troisième qu’on se représente, et se demander ce que c’est le que le génie. Mon idée était que le régime de la vérité diffère d’une personne à l’autre, et que par ” génie ” il fallait exclusivement entendre la vérité en première personne (ce qui se traduit notamment par la ” nomination ” de l’être, au sens où c’est dans leur être même que Rubempré ou Goriot sont balzaciens). Or la personne qu’on est (j’insiste pour dire que cet être est celui-là même dont je viens de rappeler la ” nomination “), c’est celle qui se représente la troisième et qui rencontre la seconde, n’étant précisément la première que de ce que la troisième soit vraiment représentée et la seconde vraiment rencontrée. Le génie n’est rien d’autre que le faire ou le dire de celui qui ne cède pas sur la distinction des personnes, telle qu’elle s’impose originellement dans l’épreuve de la rencontre, et telle qu’elle ne pourra pas ne pas s’effectuer ensuite dans la ” nomination ” (c’est pourquoi la difficulté n’est pas de comprendre qu’il y ait des génies, mais de comprendre comment il se fait – chez chacun, même chez les génies car enfin, ils ne pensent pas tout le temps – qu’on ait pu céder et par là se trahir soi-même, totalement pour la plupart d’entre nous).

Quand on parle de l’irrécusable, il ne peut évidemment s’agir de la représentation mais seulement de l’existence, autrement dit de la rencontre. Impossible, en d’autres termes, d’être vraiment soi-même (forcément sans le savoir) et de ne pas être constitutivement concerné par la rencontre : la première personne vient de la rencontre, en tant qu’elle était vraiment celle de la seconde. Autrement dit la première personne n’advient que là où elle est marquée. C’est de reconnaître la seconde comme seconde, c’est-à-dire comme irréductible dans son existence à toute représentation qu’on peut en avoir, qu’elle se constitue sans soi (car enfin c’est simplement de l’irréductibilité de l’existence à la représentation qu’il s’agit là et nullement d’une nécessité voulue).

L’impossibilité à soi-même, ou encore la marque, voilà ce qui fait la première personne, et j’appelle autorité, au sens d’être un auteur, cette impossibilité même (tout le contraire de l’expression, dont le sujet est n’importe qui à propos de n’importe quoi). La ” nomination ” en est le corrélat.

Si vous m’accordez cette définition de l’autorité, vous m’accordez aussi que le propre de l’auteur, devant une nécessité de choses ou une nécessité d’écriture, est qu’il n’y puisse rien : est-ce la faute de Balzac si Rubempré et Goriot sont si évidemment balzaciens, et si sont également balzaciens des personnages qu’il nous arrive de rencontrer dans le monde d’aujourd’hui ? Cette impossibilité, je dis que c’est le principe de l’écriture, justement parce qu’il est impossible à Balzac de ne pas écrire, dès lors qu’il ne cède pas, contrairement à la plupart des humains, sur l’irréductibilité de la personne qu’il est à celle qu’il se représente être. A titre personnel, il peut déplorer ce qui arrive à son héros et désapprouver le tour que prend le récit dans sa composition. Cela ferait tout s’il s’agissait de s’exprimer, cela ne fait rien dès lors qu’il s’agit de penser c’est-à-dire d’être vraiment soi (génie : être vraiment soi-même ou encore s’en tenir malgré soi à la marque).

La crainte de Dieu : la réitération de la rencontre originelle

Alors si l’on doit nommer génie le propre de la première personne et d’autre part s’il n’y a de première personne que dans l’épreuve de la rencontre, est-ce que cela n’implique pas qu’en tout ce qui se dit en première personne (tout ce qui est génial, donc) il aille d’une crainte qui soit celle d’une rencontre absolument originelle, ayant toujours déjà eu lieu, mais sans soi et par là même subjectivement anticipable ? Est-ce que la crainte, comme sentiment propre à la première personne, ne concerne pas ce qui marque et à partir d’une marque, d’une épreuve dont on est jamais revenu ?

Qu’on ne soit vraiment soi que sans soi, c’est ce qui permet, à mon avis, de penser la crainte de Dieu, parce que cela implique la représentation d’une épreuve qui soit à l’horizon du temps, l’épreuve d’une rencontre dont on tire sa vérité subjective : la première personne, c’est que la seconde soit vraiment la seconde, et la crainte est celle de voir apparaître la seconde, parce qu’on sera alors pour soi-même vraiment la première qu’on est sans le savoir. Mais c’est quoi, la seconde, sinon celle dont la rencontre est une épreuve autrement dit celle qui marque ? Comment pourrait-on jamais être vrai, sinon d’avoir été marqué ? car enfin, c’est la définition même que la marque qu’elle cause la vérité.

La première personne n’est là que depuis sa propre impossibilité : pour moi, je suis uniquement celui que je suis ” par ailleurs “, et par conséquent il est impossible que je sois vraiment moi pour moi : je manque toujours de ma propre vérité. De sorte qu’il appartient à l’origine de la première personne d’être en avant d’elle, quand elle se réalise comme personne consciente : ce dont elle vient, l’épreuve dont elle ne peut assumer la marque parce qu’elle st forcément n’importe qui pour elle-même (et de fait : chacun est celui que n’importe qui aurait été à sa place), elle la garde devant elle comme éventualité d’être marqué, alors même que c’est d’être marquée depuis toujours que la première personne (l’être, par opposition à l’existence de la deuxième et à la représentation de la troisième) se définit !

Pas de différence, par conséquent, entre craindre Dieu et craindre de rencontrer sa propre vérité, celle dont on est constitutivement séparé.

L’origine de la première personne, c’est la seconde : celle qui existe (par opposition à la troisième qu’on se représente), bref, l’irrécusable. Vous comprenez pourquoi le discours en première personne ne peut jamais dire autre chose que l’irrécusable, maintenant, s’il n’y a de première personne que marquée. Et vous comprenez aussi qu’il appartienne à la première personne de ” craindre ” une rencontre qui soit, finalement, celle de son origine… Autrement dit celui qui n’a pas ” oublié ” qu’il est né d’avoir rencontré l’irrécusable reste hanté par une possibilité qui est paradoxalement celle de l’impossible, dont la ” nomination ” de l’être (autrement dit la pensée, acte de la première personne en tant que telle) témoigne. Cette hantise, comme discours, c’est la littérature : le dit irrécusable de l’irrécusable, dès lors vrai.

Comme crainte, et donc comme intentionnalité, c’est la crainte de ” Dieu ” qui signifie cette nécessité : une personne seconde qui serait par là même, pour chacun, plus lui-même qu’il ne le sera jamais, et qui ne sera vraie que d’avoir été littérairement instituée. Nous retrouvons Saint Augustin, y ajoutant seulement une petite considération sur la nécessité que le Dieu dont il nous parle comme du plus intime de lui-même, il l’ait d’abord raconté.

Voilà, je crois avoir résolu le problème. J’arrête là pour aujourd’hui, et je vous remercie de votre attention.