La douleur et la souffrance

Personne ne confond la douleur et la souffrance dans le discours spontané, mais presque tout le monde les confond dans le discours réfléchi ou plus exactement les inverse, chacun des termes se retrouvant défini par celui-là même auquel il s’oppose : la souffrance serait une douleur notamment morale, et la douleur une souffrance notamment physique. Or cette confusion est si insistante et systématique, malgré la faute de logique évidente qu’elle constitue, qu’il est impossible de l’attribuer seulement à l’ignorance ou au manque d’attention : quelque chose dans la réflexion de la douleur doit justifier qu’elle donne à penser qu’elle est une souffrance, et dans la réflexion de la souffrance qu’elle est une douleur. Tout se passe donc comme si la pensée commune signalait un trait paradoxalement propre à chacune des notions, qui serait de se voir réfléchie en l’autre : elles formeraient  un nouage dont il nous reviendrait en même temps de préciser la nature et de le déplier.

Entreprendre de distinguer la douleur et la souffrance, c’est   interroger un objet parfaitement précis, la sensibilité, dont la nature est en effet intrinsèquement réflexive, puisqu’on n’est sensible qu’à être sensible à sa propre sensibilité, l’insensibilité consistant non pas à ne pas être affecté (il faudrait n’être pas réel) mais à ne pas être affecté par le fait d’être affecté. En quoi c’est bien de douleur et de souffrance qu’il doit aussi s’agir, puisque l’un et l’autre de ces termes désignent des façons d’être affectés. La simple notion de sensibilité, parce qu’elle est celle d’une réflexion, force donc à poser que là où nous avons mal, là où nous souffrons, nous sommes en même temps pris dans un redoublement : nous faisons l’épreuve de cette épreuve que constitue ici la douleur, et là la souffrance. Or cette épreuve est en même temps celle qu’un être ouvert aux choses qui peuvent l’affecter avec plus ou moins de bonheur, et celle d’un être ouvert à lui-même, qui est par ailleurs donné à soi et donc toujours aussi en train de se recevoir de soi. Loin d’être une « faculté » ou une « puissance », dont les notions rendent inessentielle l’idée d’être donné à soi-même et d’en être affecté, la sensibilité est par conséquent l’existence même des êtres qu’elle concerne. Laquelle existence n’est dès lors jamais un simple fait, mais toujours en même temps une charge, un risque, une difficulté, bref une « affaire » et pour nous une responsabilité – celle d’être sujet.

Remarquons ainsi que la question de la douleur et de la souffrance n’est pas le symétrique négatif d’une autre qui serait celle du plaisir et du bonheur. Car s’il est vrai qu’il n’y a de plaisir que comme plaisir de l’agrément et de bonheur que comme bonheur d’être heureux (et qu’en ce sens qu’ils ne témoignent pas moins de la sensibilité que la douleur et la souffrance), ils ont l’innocence pour première condition : un plaisir qui n’est pas innocent est déjà une perversion, de sorte qu’il cesse d’être un plaisir pour être déjà une volonté de jouir ; et un bonheur qui ne l’est pas non plus est déjà une mauvaise conscience c’est-à-dire une souffrance. Si donc on reconnaît dans la sensibilité qu’un être y soit non pas simplement son propre fait mais déjà et encore sa propre affaire parce qu’il vit comme affecté par son affectation même et que cela le met au pied de son propre mur, alors force nous est de reconnaître que la question que le sujet est pour lui-même ne se trouve pas dans son plaisir et dans son bonheur, mais seulement dans sa douleur et dans sa souffrance. On y reconnaît d’ailleurs une vérité sociale empirique. Comme les peuples, les gens heureux n’intéressent personne, si semblables qu’ils sont à l’idéal dont tout le monde a déjà la notion. Car c’est dans leur souffrance, manifeste ou secrète y compris pour eux-mêmes, que les autres ont leur singularité ; c’est donc aussi dans leur souffrance que nous pouvons nous intéresser à eux, et les aimer. Et surtout leur souffrance inspire le respect, contrairement à leur douleur qui laisse indifférent quand elle ne fait pas rire (quoi de plus drôle que la violente douleur au visage de celui qui vient de marcher sur un râteau ?) La question de distinguer la douleur de la souffrance est donc dans un second temps celle de cette inégalité : qu’y a-t-il de plus dans la souffrance qui soit la raison de notre tendresse ou l’objet de notre respect, et qu’on ne trouve pas dans la douleur ?

Une réflexion réelle

Avoir mal et souffrir ne renvoient pas du tout aux mêmes situations ni par conséquent aux mêmes significations : on ne peut pas mettre sur le même plan le fait se cogner violemment à un meuble (douleur), et celui de réaliser progressivement que ses aptitudes physiques et intellectuelles, parfois même morales, diminuent avec l’âge et qu’on n’est pas le seul à s’en rendre compte (souffrance). De chacun de ces types d’épreuve un sentiment se dégage, une idée de soi-même et de la vie – cela même dont nous nous autorisons concrètement pour ne jamais confondre la douleur et la souffrance : nous savons tous que la douleur où l’on fait l’épreuve des choses n’est pas la souffrance où l’on fait l’épreuve de soi. Nous savons aussi qu’on fait l’épreuve de soi comme faisant l’épreuve des choses, et qu’en ce sens toute douleur est en même temps une souffrance. Nous savons encore qu’une souffrance, de nous être donnée comme nous sommes donnés à nous-mêmes, peut quasiment avoir la brutalité et l’extériorité d’une douleur. La souffrance et la douleur sont parfaitement distinguées dans leur concept, mais leur réalité est en même temps leur croisement : parce que la sensibilité est toujours celle d’un être qui vit et qu’on ne vit que de manière sensible, chacune se distingue de l’autre en la redoublant.

On le voit bien dans les situations concrètes. Une douleur qui ne serait pas en même temps une souffrance, parce qu’elle ne serait donc pas la douleur d’un être donné à lui-même, ne serait en quelque sorte qu’une douleur en soi, non ressentie, et donc pas une douleur du tout. Celui qui ne souffre pas d’avoir mal, eh bien il n’a tout simplement pas mal. On se souvient de ces récits de blessures épouvantables du champ de bataille où des soldats, pris dans l’urgence d’un engagement collectif (« allez, on y va ! »), auront après coup la stupeur de n’avoir pas eu mal : le substrat de douleurs abominables était bien là mais il n’y avait littéralement personne pour souffrir, barré que chacun était dans sa réalité de sujet pour la douleur par son appartenance au « groupe en fusion », selon l’expression de Sartre. Car ce qu’on appelle le « feu de l’action » consiste précisément en ceci que le sujet ne soit plus ni sa propre singularité ni même sa propre proximité : chacun est encore ici mais le groupe est déjà là-bas, sur l’objectif, et c’est ce qui compte. Aussi chacun n’a-t-il plus pour lui-même l’affaire d’être sujet, laquelle est prise en charge par le groupe – comme elle peut l’être, dans d’autres cas, par des identifications communautaires, politiques ou religieuses (les fanatiques sont en général insensibles à la douleur), sans parler bien sûr de l’hypnose où le sujet accepte de s’en remettre au thérapeute préalablement ramené à un seul de ses traits (par exemple le son de sa voix). Et puis les souffrances que nous pourrions croire purement morales ou existentielles, en tant qu’elles sont endurées sans relâche parfois pendant des vies entières, sont par là même aussi des douleurs psychiques qui peuvent être aussi intolérables et désespérantes que d’autres qui sont purement corporelles. En témoignent assez les hurlements qu’on entend dans les hôpitaux psychiatriques, où pourtant les patients sont assurés d’un relatif confort matériel. On ne souffre donc jamais qu’à être pris dans la contrainte que constitue la souffrance : tout être qui endure d’être une difficulté pour lui-même est pris dans une douleur qu’on méconnaîtrait en enfermant, de manière idéaliste, la question de la souffrance dans celle d’une dimension purement subjective ou « spirituelle » de la vie.

Si la vie n’était que la vie, il y aurait la douleur, mais pas la souffrance ; comme elle est toujours la vie d’un être et non pas la vie en général, une douleur est toujours en même temps une souffrance, celle de cet être dans sa vie.

Ainsi tombe une sottise, platement commune, mais qu’on est surpris de rencontrer parfois sous des plumes autorisées : que la douleur serait physique quand la souffrance serait morale ou du moins psychique. Et certes, si l’on me marche sur le pied dans l’autobus, j’éprouverai de la douleur ; mais si je ne fais pas le travail de réflexion qui consisterait à me découvrir ainsi sujet à la douleur, l’idée de me viendrait pas de dire que je souffre ! Je le ferai cependant si j’appréhende une intention malveillante, ou du moins l’absence de ces égards minimaux que nous nous  devons les uns aux autre : j’aurai mal au pied, mais je souffrirai de l’hostilité (ou de l’indifférence, ou du sans-gêne) manifestée par mon voisin. Cependant, à en rester à de tels exemples, on méconnaît ces autres évidences qu’on peut souffrir du dos sans qu’il soit par ailleurs nécessaire d’avoir mal actuellement (par exemple je peux refuser une promenade à cheval en arguant du fait général que je souffre du dos), et surtout qu’on peut éprouver de la douleur à l’occasion d’un événement purement moral, comme par exemple une humiliation ou un deuil. Et que signifie-t-on dans les « condoléances », sinon qu’on « partage la douleur » de celui qui vient de perdre son parent ou son conjoint ? Car d’une part nous sommes physiquement sujets de notre existence qui est aussi une réalité du monde, et d’autre part notre psyché n’est pas moins susceptible que notre corps d’être endolorie par les coups qu’on peut nous asséner. Bref, il ne faut pas méconnaître cette double vérité que le corps souffre et qu’il y a des douleurs de l’âme. L’autre sottise qu’on rencontre souvent consiste à croire la douleur forcément locale, par opposition à la souffrance qui serait globale, comme s’il n’y avait pas de douleurs globales, physiques ou psychiques (maladies du squelette, pathologies du moi), ni de souffrances locales (on peut souffrir d’une seule dent sur laquelle le dentiste est obligé de réintervenir souvent, ou souffrir en tant que parent à cause de tel de ses enfants quand tout va bien par ailleurs dans la famille).

Corporelle ou morale, générale ou particulière, la souffrance comme la douleur reste une réalité sensible c’est-à-dire réflexive. Et leur réflexivité, ainsi que la conscience commune l’a toujours reconnu, consiste pour chacune à être éprouvée à un niveau second comme étant aussi bien une détermination de l’autre : celui qui a mal souffre d’avoir mal, et celui qui souffre endure la contrainte de souffrir, laquelle est par conséquent aussi sa douleur. La réciprocité de la douleur et de la souffrance constitue donc un tourniquet qu’on pourrait imaginer indéfiniment relancé, puisqu’on souffre d’être sujet à la douleur de souffrir, et qu’on endure la souffrance d’être sujet à la douleur.

Une réciprocité toujours excédée

Mais ce tourniquet ne peut rester dans l’idéalité d’une réflexion infinie, puisqu’il constitue la réalité des êtres. Si donc c’est réellement et non pas idéalement que la douleur et la souffrance mettent en œuvre leur distinction, alors la réflexion de chacune en son autre, qui est pourtant sa réalité pour le sujet (on n’a pas mal si l’on ne souffre pas d’avoir mal, et on ne souffre pas si l’on n’endure pas sa souffrance), doit en même temps et par ailleurs être barrée, empêchée, tronquée. De sorte que penser en même temps l’opposition de la douleur et de la souffrance et leur identité de second degré, c’est penser à la fois une réciprocité (justement parce qu’elle s’en distingue, chacune des notions prend le statut de l’autre), et le ratage de cette réciprocité.

Ce ratage est déjà impliqué dans la forme réflexive de l’opposition qu’on vient d’indiquer, puisqu’il appartient d’une part à la réflexion de poser clairement une réalité mais que, d’autre part, elle est faite de son propre échappement, de la nécessité de rester implicite quant à sa nécessité subjective : la décision de réfléchir n’est pas réfléchie, ni donc ses motivations, pas plus que celle, constante, de continuer de réfléchir. Un des termes de l’opposition sera donc en échappement par rapport à l’autre, et on sait d’avance que c’est celui qui impliquera le sujet comme affecté d’être sujet c’est-à-dire souffrant. En toute réflexion et donc en toute sensibilité, il y a toujours un reste qui est l’affaire d’être cet être dont la sensibilité est la sensibilité.

N’importe quel exemple le montrera clairement. S’il pleut aujourd’hui, la question se pose pour moi de savoir si je m’y résigne en restant chez moi ou si je vais braver l’inconfort de sortir pour faire la visite que j’avais promise à un ami malade. Voilà bien une alternative qui se confond pour moi avec le simple fait qu’il pleut, et qui ne laisse pourtant pas de m’interroger sur mon rapport à ma propre sensibilité physique (l’inconfort : est-ce que cela compte, ou est-ce que cela ne compte pas ?), sur l’intensité de l’intérêt que j’éprouve pour la personne que je devais voir, sur le genre d’ami que je suis, sur le point de savoir si les autres peuvent ou non compter sur moi et, en filigrane de celui-ci mais décidant de tous les autres, sur le point de savoir si moi-même je peux compter sur moi… Question du sujet, disais-je, au sens où l’on n’est sujet qu’à ce que cette condition ne soit pas une sorte de nature positive (« sujet » serait simplement une catégorie métaphysique) mais encore et toujours une responsabilité, une « affaire ». En restant chez moi, par exemple, je confère à la pluie le statut d’excuse pour ne pas faire la visite, avérant par là même le peu de cas que je faisais de celui pour lequel je m’étais imaginé éprouver de l’amitié, le peu de cas que je fais de ma propre parole, le peu de cas, dès lors, que je fais de la responsabilité d’être responsable. Car être sujet reste à jamais l’affaire du sujet, la charge dont il ne peut vouloir se délivrer (par exemple en adhérant à une doctrine métaphysique, politique ou religieuse supposée ultime) qu’en mentant, et donc qu’en souffrant d’une manière qui sera seulement différente de la première (par exemple, on évitera soigneusement de se demander, quand on croit, si l’on croit vraiment, et la nécessité de cet évitement restera lancinante).

Mais la primauté de la souffrance sur la douleur apparaît surtout dans ce truisme que la vie (donc affectation donc douleur) est toujours celle d’un être (donc affectation d’être affecté donc souffrance) l’empêchant par là même d’être tout simplement la vie, elle qui est dès lors le risque, l’enjeu, la charge, en un mot l’affaire, de l’être dont elle est la vie. Car cet être, s’il est vivant c’est-à-dire sensible, est donné à lui-même ; de sorte que pour lui vivre consiste non pas à vivre mais d’abord à pâtir d’être et d’être soi.

Force nous est alors de dire que la souffrance est originaire, alors qu’en fait la douleur vient forcément en premier.

On lève cette difficulté en comprenant qu’elle concerne deux types d’antériorité, qu’on rapportera à deux notions permettant elles-mêmes de penser non pas l’idéalité mais la réalité de la réflexion qui nous intéresse ici. Ces notions, qu’il ne faut pas plus confondre entre elles qu’il ne faut confondre souffrir et avoir mal, sont le commencement et le début.

 Celui-ci est un fait (il y a un instant zéro qu’on peut pointer de manière exacte) mais pas celui-là, toujours antérieur à lui-même et par conséquent impossible à identifier. Par exemple on ne commence à faire la vaisselle qu’à être déjà en train de laver la première assiette, voire qu’à être déjà passé à la seconde si l’on a eu de nombreux invités, de même qu’on ne commence à écrire un livre qu’à ce que l’idée en soit déjà au travail dans notre pensée, qu’à ce qu’on dispose de notes. Depuis combien de temps exactement est-on sujet de ces activités ? on ne saurait le dire. Tel est en effet le paradoxe de ces deux notions, qu’on a déjà commencé quand on commence (et réciproquement on n’a jamais fini de finir), alors qu’on ne faisait rien avant de débuter (et réciproquement il n’y a rien après le terme de l’action). Or le lien avec le couple souffrance / douleur n’est pas simplement d’analogie, puisque commencer une tâche, c’est être déjà en train de la faire, et par conséquent se recevoir soi-même comme déjà constitué par elle ! C’est qu’on souffre déjà quand on découvre qu’on souffre, et qu’on souffre encore quand on finit de souffrir. Pour la douleur, ces paradoxes n’existent pas. La souffrance qui est du côté du commencement est donc insaisissable, contrairement à la douleur qui est du côté du début et dont on peut fixer le terme au moins idéalement.

Souffrir : de souffrir, ou de ne pas souffrir ?

Pourtant on endure la souffrance : elle est donnée dans la donation de soi qu’on est pour soi. D’où cette contradiction dont la souffrance est faite et qu’il faut explorer : nous souffrons, mais la souffrance n’est pas quelque chose qu’on puisse affirmer.

Rappeler que commencer consiste à faire l’épreuve de l’impossibilité d’avoir commencé, c’est dire que la souffrance situe son essence dans l’épreuve que nous faisons de son impossibilité. Car souffrir consiste non pas à souffrir comme il serait normal de le faire en certaines circonstances, mais à éprouver qu’il n’est même pas possible de souffrir, parce que tout ce qui est possible est d’une manière ou d’une autre normal, que nous souffrons de souffrir, et qu’on ne souffre pas de ce qui est normal (par exemple d’avoir mal après s’être violemment cogné). La souffrance n’est donc pas la souffrance, et c’est précisément en cela, qu’elle est la souffrance. Au contraire la douleur est la douleur – au point d’ailleurs que sa phénoménologie fait apparaître des paradoxes qui sont ceux de la tautologie – en ce sens notamment qu’elle est son propre fait. Et certes, celui qui s’est violemment cogné ne se demande pas s’il a mal ou s’il a seulement l’impression d’avoir mal ! La souffrance, elle, ne diffère pas de sa propre problématicité : elle excède même la réalité qu’on lui reconnaît parce que cette réalité est réflexive et qu’il appartient constitutivement à la réflexion qu’elle ne soit jamais qu’un quasi-fait. Bref, et pour le dire en langage subjectif : il est à la limite impossible de dire avec certitude que l’on souffre, quand on souffre.

Ici encore c’est très concret : si j’ai incontestablement mal quand j’ai mal, puis-je dire que je souffre réellement quand je souffre ? Je ne me pose jamais ce genre de question quand je me cogne violemment, mais je le fais quand je souffre, même si en même temps une certaine complaisance à souffrir me conduirait à ne pas le faire. Ainsi me demandé-je si je suis absolument certain de ne pas confondre la souffrance avec l’impression, voire même avec l’idée, de souffrir. L’honnêteté m’oblige toujours à répondre que non. Radicalisons : est-ce que je souffre quand je souffre, ou est-ce que je me joue la comédie de la souffrance ? La souffrance est-elle autre chose pour moi qu’une des formes de ma mauvaise foi et de ma complaisance à moi-même ? Il suffit que je me pose la question pour ne plus le savoir, pour n’être plus sûr de souffrir, et donc pour souffrir de ne pas souffrir et de souffrir en même temps – sans d’ailleurs en être sûr (ce qui ne laisse pas d’être encore une souffrance)…

La réalité de la souffrance est d’être en impossibilité à elle-même et c’est comme douleur qu’elle résorbe cette impossibilité. Mais elle ne le fait jamais totalement puisqu’elle n’est jamais totalement cette souffrance que son épreuve réfléchirait en douleur. D’où cette évidence que souffrir consiste à pâtir d’être dans l’impossibilité de la souffrance, comme s’il revenait au même de souffrir de souffrir, ou de souffrir de ne pas souffrir… Cette ambiguïté est l’essence de la souffrance, et son exclusivité à la douleur qu’elle est pourtant par ailleurs : la souffrance souffre de ne pas être la souffrance, parce qu’alors elle serait la douleur et non pas la souffrance, sa propre tautologie et non pas son propre échappement. La souffrance souffre, et que c’est de cela que nous souffrons, quand nous souffrons. Tel est le mot de la souffrance, qui nous précède et nous dépasse en même temps comme la donation et l’accueil que chacun est de soi le précèdent et le dépassent : elle est sa réalité propre (je m’affecte moi-même déjà et encore, puisque j’ai conscience de moi comme souffrant et que cela constitue une souffrance), mais elle a forcément lieu sans lui.

Là où le savoir ne compte pas

Nous mettons subjectivement en œuvre cette vérité dans l’opposition suivante : on constate la douleur (elle est d’emblée identifiée comme mesurable en intensité ; il y a même des échelles graduées qui permettent sa prise en compte dans les processus thérapeutiques), par contre on reconnaît la souffrance. Ici non plus, il ne faut pas confondre les notions : la constatation est en quelque sorte forcée (il m’est impossible de ne pas constater qu’il pleut ce matin) alors que la reconnaissance ne peut être qu’un acte libre, puisqu’elle porte expressément sur des choses dont on ne peut affirmer la réalité qu’à la condition constituante d’en faire sa propre affaire, qu’à la condition de les prendre sur soi, bref d’en faire une raison de prendre sa responsabilité d’être sujet. Prendre la responsabilité d’être sujet, cela s’appelle décider. Telle est par conséquent la distinction qu’il faut faire entre la douleur qui est réelle et la souffrance qui est problématique : je ne dis et même je ne pense « je souffre » qu’à avoir décidé que je souffrais, qu’à prendre la responsabilité que je souffre « pour de vrai », alors que je ne décide évidemment pas d’avoir mal quand j’ai mal. Cela signifie aussi que toute souffrance que je puis reconnaître en quelque être que ce soit me met au pied de mon propre mur, et qu’il revient exactement au même pour moi de ne pas la reconnaître et de prendre la responsabilité de rester désinvolte devant ma propre question, puisque cette question est toujours celle d’être sujet, telle que certaines réalités – justement : celles qu’on reconnaît par opposition à celles que l’on constate – exigent que j’en prenne la responsabilité.

Le paradoxe de la reconnaissance est en effet très clair : l’essentiel y est la prise de responsabilité du sujet, par opposition à une qualité de l’objet que tout le monde apercevrait innocemment (pas de différence pour moi entre constater qu’il pleut et avoir conscience de n’y être absolument pour rien). Sauf, bien sûr, qu’on ne reconnaît pas n’importe quoi et qu’il faut dès lors supposer un caractère propre à la chose dont on prend sur soi qu’elle soit réelle ! Quel est donc ce caractère (également impliqué dans le jugement de goût qui est la même prise de responsabilité), par quoi la distinction de la douleur et de la souffrance, qui est expressément notre affaire c’est-à-dire notre responsabilité, ne sera cependant pas une distinction arbitraire c’est-à-dire irresponsable ? La réponse nous est fournie par l’apologue suivant :

C’est l’histoire d’un chirurgien qui visite son patient au lendemain de l’opération : « Comment vous portez-vous ce matin ? » A quoi l’autre répond : « Ah, docteur, j’ai souffert toute la nuit ». Le médecin explique alors les différents moments du geste opératoire réalisé la veille, en montre les nécessités et les modalités à son interlocuteur qui comprend bien et reçoit des réponses satisfaisantes à toutes ses questions. Il s’apprête ensuite à sortir de la chambre, quand il est rappelé : « Docteur, s’il vous plaît, encore une question : est-ce que j’aurai mal encore longtemps ? »

Dans cet apologue, on aperçoit qu’un passage de la souffrance à la douleur a eu lieu. Par quel moyen ? Aucun soin n’a été prodigué, aucun médicament administré : c’est seulement le médecin en tant que tel qui a parlé. Autrement dit son apport n’a été constitué que de savoir. Eh bien c’est de cet apport exclusivement que la souffrance tient d’avoir été transformée en douleur ! On a toujours dit cela à propos de la sagesse comme justification  universelle : quand ce qu’on subi a un sens, on a toujours mal mais on ne souffre plus, puisque c’est toujours du non-sens qu’on souffre – de sorte que c’est le même de supposer la sagesse possible et la souffrance provisoire. (Inversement, c’est le même de reconnaître la souffrance comme la réalité du sujet et de reconnaître l’imposture des idéaux, notamment celui de la sagesse.) Rien de tel pour la douleur : loin de la supprimer comme sa justification le fait pour la souffrance, son explication l’apure, la faisant apparaître pour elle-même, hors de toute souffrance (si ce n’est celle d’être d’une manière générale un être sujet à la douleur), dans la nudité du non sens de la question du sens. Pure affectation d’existence.

Dès lors la reconnaissance de la souffrance (et aussi celle du beau) tient à ceci : il y a des réalités telles qu’à leur propos le savoir ne compte pas. D’elles on n’est pas d’avance excusé d’en penser ce qu’on en pensera, comme je le suis forcément de penser que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits. Et certes je le pense ; mais si vous me le reprocherez je brandirai immédiatement mon excuse : la démonstration bien connue, dont la rigueur et la complétude m’innocenteront de tout ! Eh bien il y a des choses, par exemple les sujets en tant qu’un sujet n’est pas une sorte d’agent bien qu’il ne soit rien d’autre, à propos desquelles cette innocence n’est pas de mise. Ces choses, on ne les constate pas, mais on les reconnaît : de leur réalité, ce n’est plus le savoir qui répond comme il le fait habituellement pour tout et n’importe quoi dont nous sommes innocents (par exemple la pluie de ce matin), mais nous en tant que nous en recevons la responsabilité de prendre ou de laisser notre responsabilité. De ces choses, il faut donc dire qu’elles présentent la question qu’on est pour soi-même – laquelle est d’abord celle de prendre sur soi qu’elles le fassent ! Rencontrer de telles choses, c’est être mis au pied de son propre mur.

Elu est celui à qui il est donné d’en rencontrer, à jamais étranger à lui-même et par conséquent aux autres. Tel est pour chacun son propre statut, seul dans l’univers à être soi, irréductiblement confronté à l’énigme de ne même pas savoir s’il souffre quand il souffre et à l’impossibilité d’avoir sa propre réalité et sa propre identité pour réalité et pour identité. Par ailleurs il a mal et sa question est alors celle du savoir commun qui, en expliquant tout, à commencer par sa douleur, institue la normalité de toute chose et l’innocence de tout le monde. Ainsi chacun est-il divisé entre l’inconcevable d’être la première personne et l’ordinaire d’être la troisième, entre l’énigme qu’il reste à jamais pour lui-même et l’évidence d’être celui que n’importe qui aurait été à la même place.

Conclusion

Les choses qui nous font mal sont multiples, mais nous souffrons toujours de la même chose, dont il revient exactement au même de dire qu’elle est notre souffrance (on souffre de souffrir), ou de dire qu’elle est notre réalité de sujet – dès lors qu’on admet comme cette réalité même qu’il ne suffit pas d’être un sujet pour être sujet et que cette insuffisance est notre essentielle inconvenance à nous-mêmes. Telle est donc la souffrance, massivement : celui qui ne se convient pas à lui-même (chacun de nous) est celui qui souffre. En quoi il s’apparaît à lui-même comme une contrainte, une réalité à endurer. Bref, il a mal, et c’est son existence. Le tourniquet rompu de la souffrance et de la douleur, on peut donc le désigner très simplement par une opposition de termes que notre réalité consiste à nouer : la souffrance de vivre et la douleur d’exister.

Mais cette élucidation avait un enjeu secret, qui gouvernait tout depuis le début : le statut du savoir qui compte – douleur – ou qui ne compte pas – souffrance.

Et telle est bien la réalité du sujet qu’il n’advienne à sa propre affaire (celle d’être sujet) que là où le savoir ne compte pas, que là où rien ne pourra l’excuser d’avoir été sujet. Telle est aussi la question de la souffrance, dans sa distinction avec la douleur : l’apologue nous apprend que le savoir répond de celle-ci mais qu’il ne répond pas de celle-là, dont nous avons pourtant vu qu’elle ne différait que par un degré de réflexion.

On aurait tort de trouver cela abstrait. C’est très concret, au contraire : demander à quelqu’un où il a mal, c’est chercher un problème qu’on devrait pouvoir résoudre ; par contre, lui demander de quoi il souffre, c’est l’engager à parler de sa vie telle qu’il la supporte, dans son corps et dans son âme. D’où cette conclusion dans le repérage des notions : la douleur s’oppose à la souffrance comme le savoir des uns (les soignants) s’oppose à la vérité des autres (les patients). Il peut aussi s’agir des mêmes. Car si la distinction du savoir (donc du bien) et de la vérité sépare les hommes et interdit de les croire égaux (ce qu’il ne faut pas confondre avec la dignité humaine dont par définition ils sont tous semblablement porteurs), elle les divise aussi, chacun pour lui-même : nous restons faits d’une alternative dont les termes sont l’innocence d’être n’importe qui (douleur) et la responsabilité d’être soi (souffrance). De sorte que la responsabilité hésite idéalement entre l’appel au savoir commun qui résout tout en excusant tout le monde, et la singulière malédiction d’avoir à prendre la responsabilité d’être humain.