Le fait et la question de la vérité
Le fait, dont la notion semble pouvoir s’identifier à celle du donné, est à la fois ce qui s’impose de manière irrécusable et incontestable, et ce qu’une compétence seule peut faire advenir. On ne peut rien contre les faits dont il faut prendre acte, et d’un autre côté il n’y a de fait que pour celui qui le reconnaît selon sa compétence, si commune qu’elle soit (la nécessité n’en vaut pas moins à propos de la pluie de ce matin qu’à propos de paradoxes quantiques aperceptibles uniquement par un expert du formalisme de cette théorie). La question du fait est donc celle d’un réalisme paradoxal : on est à la fois dans l’extrême de l’indifférence à l’esprit (le fait est absolument donné) et dans l’extrême de l’inhérence à l’esprit (le fait est totalement constitué).
Le reste d’un nouage
La notion du fait est énigmatique mais son réalisme est mystérieux. L’énigme renvoie à un mot qui manque et qu’il faut donner, quand le mystère renvoie à une clé qu’il faut trouver – c’est-à-dire à une solution qui le fasse disparaître. Donner le mot d’une énigme, c’est dire de quoi on parlait jusque là sans le savoir (par exemple de l’homme, dans le discours de la sphinge), alors que donner la clé d’un mystère c’est permettre d’accéder à une intelligence que barrait une contradiction apparente. Le propre d’une énigme est d’en être toujours une, alors que celui du mystère est de cesser d’en être un : trouver la clé d’un mystère, c’est avérer qu’il s’agissait seulement d’une apparence de mystère et que l’intelligence dont elle ouvre la possibilité est commune, par opposition à la participation au mystère qui est réservée aux initiés. Pour nous, cela revient à dire qu’il y a une énigme du fait mais que la notion de fait est mystérieuse.
On a donné le mot manquant en disant qu’il s’agissait du vrai alors que tout le monde imaginait que c’était le réel – dont le fait était supposé être le parangon. En quoi la conscience commune oubliait que le fait devait toujours s’entendre depuis un savoir, son aperception supposant une compétence à chaque fois déterminée. Par fait c’était donc bien le su qu’il fallait entendre, et donc, pour le savoir en tant qu’il est forcément savoir de quelque chose d’autre que lui, l’objet qui le finalise. La téléonomie du savoir, le savoir lui-même la nomme vérité – l’autre dont le savoir est précisément le savoir étant dès lors nommé vrai – toujours par lui, c’est-à-dire dans notre représentation. L’énigme du fait est donc celle du vrai dans l’ordre représentatif.
C’est que tout savoir, dès lors qu’il s’est atteint lui-même au sens où toute représentation vise à être vraie, se donne comme le savoir de quelque chose qui soit toujours et nécessairement un fait ! Il appartient donc au savoir en tant qu’il est sa propre téléonomie, d’identifier son objet (le su) au vrai. La question du fait est donc celle du vrai quand on la pose du point de vue de la représentation puisqu’il est impossible de ne pas considérer qu’un savoir est vrai quand c’est un fait qu’il énonce. Ainsi comprenons-nous que la question du fait n’a jamais été celle du réel mais celle du vrai, non pas dans les limbes d’on ne sait quel entendement divin mais tel qu’il finalise le savoir comme savoir de quelque chose et par là comme savoir réel. Car un savoir réel est forcément vrai, étant savoir de quelque chose – d’un fait, donc – alors qu’un savoir faux ne le serait de rien, n’en étant dès lors pas un. Le fait est ce que pose un savoir en tant qu’il est réel c’est-à-dire ainsi avéré et légitime. Le savoir s’appelle alors lui-même « vérité ». Le fait est le su, et le su est le vrai dès lors que par savoir c’est (représentativement) la vérité qu’on entend.
Ainsi la question du fait est-elle en même temps celle de son identification au vrai (il est le su) et celle de sa distinction d’avec la vérité (laquelle est le savoir, et non pas le su). Proposons donc la définition programmatique suivante : le fait est du réel de la conversion représentative du savoir en vérité.
Le nouage du savoir et de la vérité, tel qu’il est impliqué dans la téléonomie représentative, produit donc un réel que, forcément, il faudra comprendre comme le reste inassimilable au savoir – puisque c’est alors le vrai et non pas le su qui s’impose. Tel est le fait : le vrai distingué du su, que la nature du savoir est de confondre mais dont son mouvement téléonomique (que le savoir commencé soit savoir du vrai c’est-à-dire tout simplement savoir) est de suturer la distinction.
La question du fait est tout simplement celle de la distinction du savoir et de la vérité.
La distinction de la vérité
Par fait, on entend ce qui est spécifiquement énoncé par une proposition (un discours, une représentation, etc.) vraie. Une proposition vraie est un savoir qui s’est rejoint lui-même. Pour nous une proposition vraie est un savoir qui énonce un fait. Entre ces deux définitions il y a un hiatus qui tient au statut d’extériorité de la seconde (« pour nous »). Le paradoxe est qu’on le retrouve dans l’objet : le fait, dont la notion est celle de l’extériorité et de l’indifférence au savoir alors que la première proposition en restait à lui. Répétons-le : il suffit qu’un savoir soit réel pour être vrai, et il suffit à un savoir d’être vrai pour être le savoir d’un fait. C’est donc qu’une différence a été introduite à propos de l’objet du savoir pour la seule raison que la seconde proposition a statut d’extériorité, et non pas à cause de quelque chose qui aurait été ajouté. De quoi s’agit-il ? Forcément de ce qui rendra compte du fait comme fait. Il suffit alors de chercher ce qui caractérise une proposition vraie.
Nous le savons, depuis Aristote : c’est d’énoncer ce qui est comme étant, et de ce qui n’est pas comme n’étant pas – la fausseté consistant au contraire à présenter comme n’étant pas ce qui est, et comme étant ce qui n’est pas.
Poser la question du fait revient donc à poser pour l’étant la question de son être, que la représentation aurait donc pour effet téléologique (si toute représentation tend à être vraie) de différer. Or nous le demandons : l’être même de l’étant, si le travail de la vérité est ainsi de le différer, diffère-t-il lui-même de son propre fait ? Car enfin, l’être de l’étant, par définition et hors de tout parti pris métaphysique, c’est le fait que l’étant soit ! Et que l’étant soit, aussi bien par définition qu’en fait, c’est… un fait.
D’où cette évidence que la question du fait déborde la question de l’être, dont il va pourtant de soi qu’elle est la première des questions. Et pourquoi la déborde-t-elle ? Parce que le nouage du savoir et de la vérité, tel qu’il apparaît dans la formule qu’on vient de citer, a expressément pour résultat d’amener l’être de l’étant à se distinguer de lui, alors même qu’il est son fait. L’être différé ou encore le fait de l’étant voilà ce qui choit, comme son produit, du nouage du savoir et de la vérité.
L’être sans l’étant, ce n’est qu’un mot puisque c’est précisément d’être que l’étant se définit. Aussi ne peut-il s’agit d’une différence de fait (d’un côté l’étant, de l’autre côté l’être). Comme il faut malgré tout reconnaître une différence entre eux pour distinguer le vrai du faux, on dira qu’elle est seulement de droit. Rien là que de très concret : la proposition vraie est appuyée sur le droit qu’on a de dire être ce qui est et n’être pas ce qui n’est pas, la proposition fausse usurpant au contraire ce droit, c’est-à-dire faisant comme si elle avait le droit d’en user alors qu’elle ne l’a pas. Celui qui ment ou qui se trompe prétend à tort avoir le droit de dire ce qu’il dit, celui qui est dans la vérité prétend la même chose, sauf que dans son cas c’est à bon droit. De fait les propositions sont équivalentes, mais de droit elles ne le sont pas : celle-ci est autorisée, celle-là ne l’est pas.
Par quoi, demandera-t-on ? Forcément par quelque chose dont la nature soit exclusivement juridique puisque la question n’est aucunement celle d’une conformité qui ne conduirait qu’à confronter indéfiniment des représentations subjectives à d’autres qui le seraient tout autant. Quelle est donc cette autorité qui va causer comme légitime certaines paroles et illégitimes certaines autres, et dont l’impossible différence de l’être et de l’étant fournit la représentation ? Le fait. C’est le fait que la neige soit blanche qui interdit de dire qu’elle est noire et autorise, voire dans certains cas oblige, à dire qu’elle est blanche. Insistons sur le caractère juridique de cette causalité : ce n’est pas la blancheur de la neige (une qualité) qui produit un effet de conformité ou de non-conformité sur certaines phrases ou idées mais bien le fait qu’elle soit blanche qui se traduit à leur propos par une autorisation ou une interdiction. Le fait n’est pas du tout ce qui ressemble ou dissemble mais ce qui interdit et autorise. La nature du fait, donc, c’est le droit puisque par « fait » on n’entend rien d’autre que ce qui décide de la vérité ou de la fausseté des propositions.
Rien là qui ne devienne instantanément évident, dès qu’on aura rappelé qu’en toutes ces questions il ne s’est jamais agi d’autre chose que de la vérité, et que par vérité c’est alors la légitimité de l’être qu’il faut entendre. Qu’est-ce que le vrai, en tous domaines et pas seulement dans celui des propositions, sinon cela dont il est légitime – c’est-à-dire positivement causé par l’autorité – qu’il soit ? Et le faux, sinon cela dont il est illégitime qu’il soit ? Un objet contrefait existe bien, mais de façon illégitime – exactement comme la proposition « la neige est noire ». Et ainsi de suite. Si vérité et fausseté s’entendent comme légitimité et illégitimité de l’être, alors il est bien évident que ce qui décide d’elles ne peut être qu’une autorité – et pas du tout une puissance ou un pouvoir comme il faudrait le supposer pour parler de conformité ou de semblance. Et certes si la question de la vérité et de la fausseté est uniquement celle d’une autorisation dont l’être lui-même doit relever (est vrai ce qui est autorisé à être – faux ce qui ne l’est pas), alors il revient au même de définir le fait comme l’autorité dont certaines réalités relèvent (par exemple des propositions) et de dire autorisée, pour ces réalités, la distinction de leur être.
La question du fait est tout simplement celle de la distinction de l’être dont la question est celle de la vérité, là où il n’y a jamais que l’étant dont la question est celle du savoir.
Conclusion
L’être qu’on se représente nécessairement comme l’originel (n’importe quoi doit d’abord être) relève lui-même du droit, forcément antérieur. Etre, bien sûr ; encore faut-il que ce soit à bon droit puisqu’il y a du vrai et du faux – ou plus exactement du faux et du vrai, la question du droit dont l’être relève ne se posant jamais qu’à ce qu’on le constate bafoué dans la fausseté ! Le fait, qu’on imaginait confondu avec un réel qu’on n’aurait d’ailleurs pas distingué de l’être, a donc son principe dans une antériorité dont on ne peut même pas dire qu’elle soit son propre fait, puisque c’est encore et toujours un fait qu’il y a le fait !
La question du fait, parce qu’elle est identique à celle du vrai, est donc celle de ce qui cause comme vrais les discours (notamment), autrement dit qui les autorise. Ce qui cause comme autorisé, cela s’appelle l’autorité. Le fait, toujours en deçà de lui-même, est donc l’autorité qui n’est dès lors pas une puissance (il faudrait qu’elle soit son propre fait).
Tout cela constituerait un paradoxe insurmontable si l’autorité, toujours en deçà d’elle-même (car elle n’est l’autorité qu’à la condition que ce soit à bon droit !), n’avait un lieu naturel qui est la reconnaissance. Une autorité en est une là où elle est reconnue ; elle n’est rien là où elle ne l’est pas. Reconnaître une autorité, c’est prendre sur soi qu’elle en soit une. Refuser de la reconnaître, c’est au contraire prendre sur soi qu’elle n’en soit pas une. La reconnaissance est donc une prise de responsabilité – tout le contraire d’une option arbitraire dont la notion est celle de l’irresponsabilité. Tout le contraire aussi de l’excuse que constituerait une soumission au savoir qu’on ferait semblant de trouver naturelle alors qu’il faut encore décider de s’y assujettir c’est-à-dire, pour une question donnée, d’en faire la vérité qui décidera de nous (par exemple qu’il pleuve trop ce matin pour que je sorte de la maison).
Du fait, pour l’instant, nous savons qu’il possède une nature qui est d’être su, et par là d’être engagé par le savoir lui-même à être le vrai. Le su n’est pas le vrai, tant qu’on n’a pas pris sur soi qu’il l’était. Mais ensuite il l’est : quand on sait c’est-à-dire quand on est advenu comme sujet du savoir. C’est dire que le savoir nécessite une prise de responsabilité qui le rend à jamais inégal à la vérité. Nous comprenons alors que le fait a son « lieu naturel » dans la décision que nous prenons de reconnaître le savoir comme jamais suffisamment autorisé à se prendre pour la vérité. C’est dire que le fait se trouve très exactement là où le savoir aurait tort de se prendre pour la vérité – notre place à nous se situant très exactement là où il aurait eu raison de le faire, s’il n’avait pas été le savoir. Et certes une distinction n’est réelle que là où elle est récusée, le fait ne l’étant dès lors qu’à ce qu’il nous soit impossible d’être la dupe du savoir dont il est pourtant l’évidence matérielle. Maintenons donc cette définition provisoire et philosophiquement programmatique : le fait est le réel de la distinction du savoir et de la vérité, ce qui causera la responsabilité qu’on prendra (ou pas) de se leurrer de savoir.