Leçon 12
Le jeu de la séduction (2)
La séduction est un jeu, tout le monde la toujours su. Or jouer, cest dabord jouer à jouer : on ne joue pas plus sérieusement quon ne fait semblant de jouer, quand on joue. Car le jeu exclut aussi bien le sérieux de celui qui a oublié quil jouait, que la désinvolture de celui qui fait seulement semblant de jouer. Et si séduire consiste à jouer à séduire (séduire sérieusement, cest abuser et non pas séduire), alors la séduction est pour elle-même son objet. Dans la séduction, en effet, ce qui est séduisant, cest dabord de séduire ou dêtre séduit. Avant lobjet, cest la séduction elle-même qui séduit. Avant de considérer lobjet (quest-ce quêtre séduisant ?) ou le sujet (quest-ce quun séducteur ?) il faut donc sinterroger sur le paradoxe dune activité qui est tout occupée de soi mais dont on ne peut pourtant pas dire quelle jouit delle-même, puisque séduire, justement, cest ne pas prendre la séduction au sérieux !
Il ny a quune seule chose qui réponde à la nécessité contradictoire dont le jeu est la mise en acte, et cest la métaphore. Tout jeu en est une. Cest évident pour les affrontements individuels ou collectifs, dont il ne va dailleurs pas de soi quils restent cantonnés dans le seul domaine des activités gratuites, puisquune suprématie dans le semblant nest pas un semblant de suprématie (les rivalités internationales dans ce domaine sont bien réelles, et ont même pu dépasser lopposition des nations pour valoir comme opposition entre des systèmes politiques). Ce nest pas moins vrai pour des jeux apparemment solitaires comme les jeux dadresse (précisément : on adresse en atteignant son but ou en le manquant) ou pour des jeux quon fait spontanément et qui sont à peine réglés, dont le modèle sera toujours celui du fort-da, pratiqué par le petit-fils de Freud : le départ (fort) et la retour (da) de la bobine valent pour ceux de la mère, dont lenfant sassure ainsi imaginairement la maîtrise. Bref jouer, cest sinstaller dans lespace dune métaphore. Séduire aussi, par conséquent.
En rappelant que le jeu de la séduction est par la même une métaphore, on laisse de côté la question de savoir de quoi la séduction est la métaphore. Certes, la question importe mais cest justement le paradoxe de notre notion, celui que nous avons à résoudre, quelle ne compte pas. La réponse dailleurs est évidente et depuis toujours connue de tout le monde : la séduction est métaphore de la conquête sexuelle. Mais on sort de la platitude des évidences en reconnaissant que séduire sans quil sagisse de jouer à séduire, autrement dit sans quon soit dans lespace de la métaphore, cest ne pas séduire mais juste conquérir sexuellement.
La remarque est capitale, parce quelle montre que la question nest pas du tout là où on imaginait quelle était : ce nest justement pas dêtre sujet ou objet de la conquête sexuelle quon est impliqué dans la séduction (donc il sagit bien de cela, à ceci près ça ne compte pas), mais dexister dans un ordre qui soit celui de la métaphore. Métaphore de quoi ? La réponse est évidente : du désir, au sens quon vient de dire. La question nest donc pas là mais dans le paradoxe, propre au jeu (puisque séduire consiste à jouer à séduire), de ne pas distinguer sans toutefois les confondre être sujet ou objet du désir, et faire semblant de lêtre.
Telle est la question du jeu de la séduction, cest-à-dire tout simplement de la séduction.
La séduction comme jeu
Séduire suppose certes quon désire, puisquune métaphore est une représentation et que la métaphore du désir ne peut valoir que pour un sujet dont on se représente quil est désirant (impossible de lire Marivaux, par exemple, si lon ne se représente pas ainsi les protagonistes des scènes de séduction). En même temps la question de la séduction nest absolument pas celle de ce désir mais celle de la métaphore de ce désir : non pas celle de désirer mais celle de métaphoriser le désir. Là où le désir est métaphorisé, on est dans le jeu de la séduction cest-à-dire dans la séduction elle-même. Autrement manière de dire quelle ne diffère pas de sa propre distinction puisque la séduction, cest le jeu de la séduction.
En tant quelle est un jeu, la question de la séduction a donc un objet dont on signale limpossibilité de principe en pointant non seulement lautonomie du jeu (les règles du jeu sont le jeu) mais son autarcie : on ne joue que pour le plaisir de jouer. Et si on joue pour autre chose, par exemple pour se détendre après le travail, on ne joue pas (dans cet exemple : on reconstitue sa force de travail). Dire quon joue pour le plaisir ou dire quil ny a pas dobjet, cest la même chose. On dira ainsi que la séduction est en fait identique au plaisir de la séduction, comme en droit elle est identique au jeu de la séduction. Insistons sur cette propriété : il ne sagit pas du plaisir que la séduction procurerait mais bien de celui quelle est, en tant que la séduction nest pas autre chose (notamment sa cause) que le plaisir de la séduction. Là où il ny pas de plaisir, la séduction na pas de réalité ; là où il ny a pas de jeu, elle na pas de légitimité ou plutôt chacune de ces raisons dit pourquoi il ny a absolument pas séduction.
Plaisir, justement. Et certes rien nest plus plaisant quune atmosphère de séduction. Puisquelle a le plaisir pour réalité propre, il appartient essentiellement à la séduction de relever du service des biens (le plaisir, cest le bien en tant quon léprouve) et donc de la vie ayant à être bonne. Doù lorigine du paradoxe qui est en propre celui de la séduction comme jeu de la séduction : étant un plaisir elle relève essentiellement de la vie ayant à être bonne (le service des biens et dabord du sien propre) alors que cest précisément comme bifurcation hors de la vie ayant à être bonne que sa notion se donne à entendre !
On approche ainsi du secret de la séduction, qui est le forcément en même temps le secret du jeu : sortir du monde en récusant lévidence qui veut que le service des biens soit tout ce qui compte (« tant pis, advienne que pourra ») et en même temps soumettre cette sortie à la règle même du monde en tant que monde, qui est la finalité ou, pour dire la même chose de manière subjective, le plaisir.
Lusage mondain (et non philosophique ou théologique) de ladjectif « mondain » dit expressément cette ambiguïté. Quest-ce que le « monde », en effet, sinon lespace de la séduction nécessité à quoi peuvent seules correspondre des personnes qui sont plaisantes dune manière ou dune autre cest-à-dire dégagées delles-mêmes (on exclura donc aussi bien les pauvres et les malappris que les gens enfermés dans leur passion) ? Car le « monde » nest pas le lieu où tout le monde serait occupé à séduire et dans lequel les séducteurs se rendraient comme les travailleurs vont à lusine ou au bureau. Ce nest pas non plus le lieu des personnes simplement agréables, comme peut lêtre un cercle damis, quon na certes pas à détourner mais au contraire à conserver. Non : plaisant et agréable ne doivent pas plus être confondus que séduire ne doit lêtre avec séduire. Car si séduire consiste à jouer à séduire, on ne saurait sérieusement jouer à séduire sans par là même cesser de jouer, donc de séduire. La notion mondaine du « monde » dit ce paradoxe en pointant le lieu non pas de la séduction mais du plaisir de la séduction (ce qui en fait donc bien le lieu de la séduction). Le monde est donc le lieu où les personnes sont non pas séduisantes ni a fortiori séductrices mais plaisantes, et par là même séduisantes voire même séductrices ! Tel est le paradoxe de la séduction comme jeu : quelle soit sa propre récusation et par là même sa propre réalité.
Elle est un moment du monde, pourtant. Et même, elle lest de façon éminente puisque le plaisir est le principe du monde (ou, en langage transcendantal, la finalité) et quelle ne diffère pas du plaisir quelle est elle-même. En même temps, et justement à cause de cette non différence, elle nest pas mondaine : en tant quelle est plaisir, la séduction est son propre espace et nullement une des choses du monde qui participe en général à sa finalité. Bien au contraire, même : dire quil ny a de séduction que pour le plaisir de la séduction (en quoi consiste toute sa réalité), cest dire quelle est exclusive de la finalité qui structure les choses du monde. De fait si on met à nouveau laccent sur sa finalité (conquête sexuelle), on labolit tout simplement comme métaphore cest-à-dire comme séduction. Dans le monde, il y a donc un espace de la séduction qui est expressément non mondain, et cest en quoi elle ne diffère pas de son propre jeu.
Il suffit de regarder un enfant jouer pour voir quil est sorti du monde. Dun autre côté, sil létait vraiment on ne parlerait pas dun sujet qui joue mais tout simplement dun fou, dun être délirant comme ceux qui sont soumis aux seules lois du langage et non plus de la parole : il ny a rien à comprendre de ce quils disent car ce nest plus de la représentation quils sont sujets. Certes, il y a un côté fou dans le jeu : lidée même de gratuité qui en conditionne la notion est expressément en récusation du monde, qui est le lieu où les raisons comptent, celui de la réflexion et de la finalité et par conséquent de la représentation (le monde, au sens philosophique, cest lhorizon du compréhensible en tant que tel). Dans le jeu, pourtant, la sortie du monde se fait comme une sortie dans le représentatif. Par exemple lenfant imagine quil galope dans les plaines de lOuest américain ou quil pilote une navette spatiale, traitant sur le mode métaphorique de sa propre réalité de sujet. Il y a bien sortie de la réalité parce quil y a plongée dans limaginaire, mais celui-ci, comme tel, encore apparenté au monde, qui est précisément lordre de limaginable. Lenfant sort de la réalité et du monde originel et commun pour aller dans son monde, avérant par là dune manière paradoxale mais certaine quil reste dans la priori de la mondanéité générale de létant et de la communauté première des choses (cest sur la base du monde quil y a des mondes), jusque dans la négation quil en opère parce que cette négation est une possibilité expressément constitutive de ce même monde. Il y a quelque chose de fou dans le jeu, mais jouer prouve quon nest pas fou.
La séduction est un jeu comme séduction et non pas, insistons, comme position dune vie qui serait « vraie » et pour laquelle on aurait quitté pour de vrai la vie quon est destiné à mener. Cette « vraie » vie, celle qui se pense à lencontre de la destinée cest-à-dire du gouvernement de lexistence par le savoir, elle ne fait absolument pas partie du jeu : cest son miroitement dans un certain objet quon vient de rencontrer qui institue le jeu comme tel.
On ne joue pas à séduire ni à être séduit, concrètement, mais il y a une certaine réalité (souvent une personne, mais on sait que beaucoup de choses très différentes, notamment des idées, peuvent séduire) qui devient un point de miroitement pour quelque chose que, justement de ce quil y ait miroitement et non pas représentation, on appellera la vraie vie. Sil y avait représentation, cette vie serait simplement meilleure que celle quon mène et cest encore et toujours dans le service des biens (cest-à-dire dans le sérieux qui est le gouvernement de la vie par le savoir) quon sinscrirait en changeant de vie. Le miroitement quun certain objet nous donne de la vraie vie soppose donc à la représentation que nous en pourrions donner à partir de lui (il en serait alors lindice), et qui ne pourrait jamais la concerner comme telle, puisquon en peut jamais représenter une chose quà ce que ce soit nous, le sujet de la représentation, qui soyons seul à compter en cette chose. La réalité ne serait pas rencontrée mais aperçue, elle ne séduirait pas mais elle intéresserait (comme on peut être intéressé par une voiture plus silencieuse que celle quon a, une plus grande maison que celle quon habite, bref par des facteurs damélioration de sa vie).
Insistons sur cette opposition du miroitement et de la représentation en disant quun miroitement renvoie expressément au représentatif, à ceci près que ça ne compte pas et que la question nest pas là : miroir, oui, mais comme source dune lumière impossible à objectiver, et non comme lieu dune image qui ne serait en fin de compte que limage de celui quon est déjà. Pour notre question, cela revient à dire que le miroitement de la vraie vie dans lobjet nous fait basculer dans lespace de la séduction qui est globalement celui de la métaphore puisque cest comme métaphore du désir que le désir y apparaît et quen cela consiste que la séduction ne soit elle-même quen étant le jeu de la séduction. Car ce quil y a dapparemment fou dans la séduction, comme il y a quelque chose dapparemment fou dans lenfant qui croit être un cow-boy ou un astronaute, cest que le sujet désire non dans et selon son propre désir, mais dans et selon la métaphore de ce désir, laquelle ainsi est le désir lui-même, dès lors identique au jeu du désir !
Tel est le paradoxe de la séduction, quelle fait apparaître le désir comme identique à sa propre métaphore et donc comme identique à son propre jeu. Et le désir comme jeu du désir, tout le monde a toujours su que cétait la séduction.
Si le désir est lassujettissement à lobjet, on peut dire quêtre séduit, cest jouer avec son propre assujettissement à lobjet. Et séduire, cest jouer non pas avec lautre ni moins encore avec sa liberté, comme le ferait un pervers, mais avec le jeu auquel il est lui-même en train de jouer. Et quon joue avec ce jeu, cest le jeu. Autrement dit le désir.
Le jeu de la métaphore et la question du sujet
Le jeu, donc la séduction, est de nature métaphorique. Inversement toute métaphore est un jeu puisquelle se constitue dans le paradoxe subjectif quon vient de reconnaître à ce dernier : ne pas distinguer, sans toutefois les confondre, être sujet et faire semblant dêtre sujet. Prenons pour modèle une métaphore devenue banale : le chevalier Bayard était un lion. Il est bien évident quen disant cela je me pose comme sujet dune attribution et dune communication (je vous informe que cet homme était fort et courageux quand il combattait, comme le sont les lions quand ils combattent), et en même temps je dis une chose à laquelle il est impossible que je souscrive, cest-à-dire dont il est impossible que je maffirme être le sujet, à savoir que le dernier chevalier français était un félin de la savane africaine. La métaphore est bien une représentation au sens où elle nous transmet un savoir (par exemple que cet homme était fort et courageux) mais nen est pas une parce quelle opère cette transmission en indiquant que, contrairement à ce quon se représente, ce savoir ne compte absolument pas (si cest ce quon voulait dire, il suffisait de le dire ! Pourquoi sembarrasser dune absurde référence à un félin de la savane africaine). Parfaitement mondaine comme représentation, absolument exclusive au monde comme impossibilité subjective.
Quand, pour informer quelquun, je pose une locution où je savoir ne compte absolument pas, cela signifie que la question de ce que jai dit nest en aucune manière celle de ce que javais à dire, même si je suis sur le moment certain du contraire. Je mimaginais être sérieux en utilisant des mots, en réalité je jouais avec eux. Et cest comme sujet distingué du sujet de la représentation que par ailleurs jai la certitude dêtre, que jai parlé. Car je sais bien par ailleurs que la réalité des choses (ici le caractère de cet homme) se dit dans le concept et que cette histoire de lion, dès lors quon ne fait pas de la métaphore un ersatz de concept comme il me conviendrait tellement quelle le soit, ne signifie absolument rien. Et ce qui ne signifie absolument rien, même pas linsignifiance, cest ce dont le sujet mondain ne peut être le sujet. La métaphore est par conséquent une subversion de soi (sujet pour le concept) par soi (sujet pour la distinction du concept et de la métaphore, puisquon a opté pour celle-ci et non celui-là). Toute la question du sujet du jeu, et donc aussi de la séduction en tant quelle est son propre jeu, tient à lirréductibilité de la métaphore au concept dont, comme représentation, elle se donne pour le substitut dégradé.
On pourrait en effet lui donner ce statut peu glorieux, puisquen utilisant une métaphore on a renonce à lexactitude, et quil faut sortir du domaine dont on traite en recourant à une comparaison implicite avec une réalité dun autre domaine. De fait la métaphore est une analogie cest-à-dire une équivalence de domaines : voir Bayard combattre, cétait comme si on avait vu combattre un lion. A vouloir expliciter la métaphore, on senferme donc dans le domaine représentatif, perdant ce qui fait précisément quelle est une métaphore : laberration de ce qui est dit. Notre méconnaissance pratique de la métaphore tient à ce que, comprenant quelque chose quand nous en rencontrons une, nous imaginons par là même avoir affaire à une sorte de concept qui serait inscrit dans un horizon général dimpuissance : la réalité dont il sagit était trop subtile pour se plier à la généralité des termes dont nous disposions, ou celui qui a proféré cette comparaison implicite était trop inexpérimenté dans le maniement de la langue pour trouver le mot exact, qui eût permis de léviter. Rien de plus faux que tout cela, ainsi que nous ladmettons implicitement nous-mêmes, puisque ne confondons pas lexactitude qui est la norme du concept et la justesse qui est celle de la métaphore. Malgré le savoir de cette différence (dont on va voir que nous sommes proprement constitués), nous faisons semblant de ne recueillir quun signifié et dimaginer que la métaphore ne compte pas en tant que telle, ni donc ce quelle implique. Nous savons bien, pourtant, quelle nest pas un moyen de communiquer qui pallie à la trop grande subtilité des choses ou à lincapacité des locuteurs, puisquil suffit dajouter des précisions conceptuelles à une première déterminité conceptuelle pour dire une subtilité aussi grande quon voudra et que, par ailleurs, ceux qui produisent couramment des métaphores sont les plus grands maîtres de la langue ! La métaphore en somme ne peut pas être le concept du pauvre, ni le témoignage dune impuissance à faire dire à la langue ce que nous voulons exactement quelle dise.
Ce nest pas pour des raisons de fait quon emploie des métaphores : labandon de lexactitude pour la justesse ne peut donc pas plus avoir pour raison la subtilité des choses que lincapacité des locuteurs. Cest donc pour des raisons de droit : la question de la métaphore est quon passe dun critère de légitimité qui est lexactitude à un autre qui est la justesse.
Pour faire comprendre labandon du premier critère (et peut-être ladoption du second), il suffit de donner le trait essentiel de lexactitude.
Etonnamment ce trait est négatif. Car si la notion de l’exactitude est celle dune correspondance terme à terme, comme on le voit par exemple quand on parle de mesure exacte (je fais coïncider le zéro de mon double-décimètre avec le bord de la feuille que je veux mesurer et je regarde quelle est la graduation que touche lautre bord), elle est par là même celle dune exclusion : dire que deux points, ou deux lignes ou deux surfaces ou les faits et le récit des faits coïncident, cest dire quil nest resté aucun espace où une fonction subjective ait pu simmiscer, aucun espace où un sujet puisse être sa propre question (qui est toujours celle dêtre sujet) et pas simplement une réflexion terme à terme du réel en savoir. (De fait, à propos des sciences quon appelle « exactes », une démonstration mathématique peut être parfaite : à son terme, il ne reste aucune place daucune sorte pour exister subjectivement.)Telle est la nécessité constitutive de lexactitude. Dans le cas de la mesure, il peut sagit de ma capacité destimation (avoir ou pas, comme on dit, « le compas dans lil ») ; dans le cas dun récit, il peut sagir dun avis que je donnerais plus ou moins consciemment sur ce que je suis simplement tenu de relater, et surtout il peut sagir de moi, précisément en tant que je fais ce récit. Ainsi me demandera-t-on de privilégier les substantifs sur les adjectifs et parmi ceux-ci den rester à ceux qui pointent un état par opposition à ceux qui indiquent une signification. Lidéal dexactitude, on le voit, est celui dun univers (certes pas dun monde) où rien ne serait jamais interprété parce que tout ce quon saurait coïnciderait terme à terme à un réel dont on possèderait à chaque fois le concept. Lidéal de lexactitude est, en un sens dont on aperçoit ainsi quil nest pas seulement mécanique, est donc lidéal davoir supprimé tout jeu.
Il apparaît que ce dernier terme indique expressément lespace dêtre sujet, puisque cest le même de dire que lidéal de lexactitude est lidéal dun savoir qui soit enfin sans sujet, et de dire que cest celui dun univers où il ny ait plus de jeu. Disons la même chose autrement : lidéal de lexactitude, cest quil ny ait plus jamais à interpréter. Or interpréter, comme on le voit notamment en musique, en histoire de la philosophie et bien sûr en psychanalyse, cest toujours reconnaître dans ce quon étudie un sujet aux prises avec sa question. Une théorie de linterprétation ne peut être que bavardage si elle pas théorie de ces « prises », et si elle ne définit pas la tâche de linterprète à partir de la nécessité de les porter à manifestation, laquelle nécessité est forcément impliquée en elles parce quon nest pas sujet sans apparaître comme tel (mais après coup uniquement et cest bien toute la difficulté dune telle théorie).
Le concept, au contraire, est la compréhension de la chose en tant quelle a pour réalité de réaliser sa propre nécessité. Lessence du concept réside donc dans son universalité : la chose dont il épouse la logique est la même pour tout le monde, au sens où tout le monde parle éventuellement pour nêtre pas daccord à son propos de la même chose. Contrairement à ce qui se passe pour la métaphore dont lapprentissage est impossible, on apprend à faire des concepts en universalisant son point de vue, cest-à-dire en devenant nimporte qui (« quiconque », « tout esprit » ) relativement à la chose. Aussi parle-t-on indifféremment dobjectivation (on met alors laccent sur la chose quon élève à luniversalité des points de vue quon peut prendre sur elle par exemple celui du mathématicien sur la fonction scalaire) ou de réflexion (on devient soi-même un point de vue universel, puisquen réfléchissant on arrive à une conclusion que nimporte qui doit approuver). Dès lors il est évident quon ne prend soi-même quuniversellement, cest-à-dire en tant quon est nimporte qui, la responsabilité du concept : cest lhumanité en moi, autrement dit luniversalité des esprits possibles dont je ne suis quune représentation, qui garantit la valeur de mes réflexions (ou Dieu, selon Descartes, mais cest la même chose). Et certes il ny pas de différence entre les prétendre valables et prétendre que nimporte qui les eût posées comme je lai fait moi-même.
Lobjectif mest donc attribuable, si cest par exemple le résultat dun calcul que je suis le premier à avoir fait, mais il ne mest pas imputable : ce nest pas ma faute si la logique des choses est ce que je viens de dire et que vous diriez vous-même à ma place. Dire quon peut apprendre, ou dire quon nest pas vraiment responsable, cest donc la même chose : le savoir, qui récuse limpossibilité de la substitution qui est le principe même de la responsabilité, ne donne quune représentation de responsabilité, cest-à-dire concrètement une irresponsabilité : à toute reproche quon pourra me faire, je pourrai toujours répondre en transférant laccusation sur le savoir qui a manqué, qui était erroné ou incomplet (« je ne savais pas », « je ne pouvais pas savoir » et, à la limite « je ne savais pas quil fallait savoir »). Sautoriser du savoir et fuir sa responsabilité de sujet en tant quêtre sujet est notre affaire et non pas notre nature, cest donc exactement la même chose. Par exemple pour la parole dun médecin, on peut dire indifféremment « le docteur Untel recommande ceci » ou « la faculté recommande ceci » la différence éventuelle, si daventure il devait y en avoir une, ne venant que des incapacités du sujet considéré cest-à-dire des manques de son savoir.
Laspect savoir de la métaphore (elle enseigne quelque chose, par exemple à propos du caractère de Bayard) qui est donc son sérieux, est par là même sa dimension dirresponsabilité exactement comme il faudrait parler dirresponsabilité à celui qui oublierait quil est en train de jouer et se conduirait sérieusement par exemple en manifestant des sentiments de haine à légard de son adversaire (« Voyons calme toi ! Ce nest quun jeu ! »). La représentation est donc indistinctement commune et irresponsable quand elle relève du savoir : commune parce quil appartient à nimporte qui de pouvoir savoir (il suffit détudier et cest à la portée de tout le monde), et irresponsable parce que si le savoir compte alors, positivement ou négativement, il viendra toujours occuper la place de celui qui aurait répondu. De fait, une réponse est un savoir. Nimporte qui sait (ou pourrait, ou devrai savoir) que Bayard était fort et courageux. Du point de vue de la responsabilité, cette universalité de principe (que le savoir compte) se traduit quand nous disons quil serait parfaitement ridicule de se dire lauteur dun tel jugement, si sincèrement quon lait proféré.
Dune formule poétique, par contre, il ny a de sujet que comme auteur : dun auteur il serait absurde de se demander si ce quil dit, même quand cela prend la forme représentative (une image, un énoncé), correspond ou non à ce qui est. Peut-être que cela correspond, comme dans lexemple de portraits que tout le monde trouve ressemblants, mais peut-être que cela ne correspond pas : de toute façon la question nest pas là. Cest que la métaphore est une invention ou, si lon préfère, elle nest pas quelque chose qui sapprend, quelque chose dont nimporte qui, ce sujet assuré par lhumanité (ou, dirait Descartes, par Dieu) puisse être le sujet.
Cest dailleurs une banalité de le rappeler mais le sujet du concept est toujours asservi à la théologie, même sil a la sottise de simaginer le contraire (« comment ? théologie ? mais Monsieur, je fais des sciences exactes, qui comme telles ne laissent aucune place pour quelque croyance que ce soit !»), alors que le sujet de la métaphore, qui pourtant simagine inspiré puisquil dit toujours ce quil na jamais eu la possibilité de dire, est au contraire parfaitement athée (cela sappelle « sautoriser de soi-même ») Dailleurs que la métaphore et donc la séduction soit du côté de lathéisme, qui la jamais ignoré ?
Disons la même chose autrement : quelque chose dont nimporte qui peut être sujet, cela contredit forcément le premier trait de la responsabilité qui est limputation, laquelle sentend à son tour depuis limpossibilité de la substitution (cest le même de pouvoir être remplacé au moment de répondre et de ne pas être responsable). Des comparaisons, on peut apprendre à en faire de plus ou moins appropriées, mais des métaphores non : elles nont pas à être exactes comme des conceptions objectives, ni même appropriées comme des comparaisons, mais justes.
Touché !
Parler de justesse de la métaphore, cest déjà en pointer laspect ludique : on a visé juste. Touché ! En plein dans le mille ! Touché ? Quest-ce qui est touché ? Sans doute quelque chose de lobjet qui serait le pendant de la métaphore comme ses propriétés objectivables sont le pendant de son concept ? Réflexivement parlant, la justesse de la métaphore correspondrait à lidée quil y aurait un signifié spécifiquement métaphorique. Lidée est évidente, puisque japprends effectivement quelque chose quand je lis que Bayard était un lion ; en même temps elle est parfaitement absurde, puisque tous les concepts sont à disposition pour dire la particularité des choses : si lon veut indiquer de quelle nature particulière étaient le force et le courage du chevalier, il suffit de le dire ! Or cest précisément en récusation du concept, et donc du savoir dont on vient de rappeler quil était principe dirresponsabilité, que la métaphore simpose.
Allons donc à lessentiel : contrairement au concept autorisé de luniversalité des esprits (ou de lesprit divin universel), la métaphore, on prend sur soi de la poser, et cest en cela quelle est une métaphore et non pas un concept. Et certes il faut bien quon prenne sur soi, puisquelle nest justifiée ni de la réalité (étant un homme, le chevalier était humainement courageux) ni du savoir (la question du dernier chevalier français ne correspond pas à un chapitre dun manuel de zoologie africaine).
Sans autre autorité que celui qui la pose et qui, dès lors, cesse dêtre un sujet (assujetti au savoir, ou donc à Dieu) pour advenir comme auteur, la métaphore nest rien dautre que sa propre aberration : sa justesse, cest que celui qui la pose ait été un auteur. Quand la métaphore est fausse au sens où chanter faux est le contraire de chanter juste cela signifie quon na affaire quà la tentative manquée dun sujet qui a essayé de représenter aux autres ce quil se représentait, lui, parfaitement (il sait très exactement de quelle nature étaient la force et le courage de Bayard) mais quil a été impuissant à signifier. Une métaphore fausse, lhumanité (Dieu) qui garantit la correspondance de ce quon dit à ce qui est quand on suit « les règles pour la conduite de lesprit », la désavoue. La « fausseté », cest ce désaveu même. Ce qui est « touché », ce qui relève donc de la justesse dans sa contradiction absolue avec lexactitude, cest donc la question du sujet en tant quêtre sujet est son affaire (pour une fois réussie) et non pas sa nature. Ce qui est « touché », cest le statut dauteur cest-à-dire du sujet comme ayant pris à lhumanité en général (à Dieu si lon préfère) la responsabilité quil soit sujet. La métaphore est irréductible au concept comme la prise de responsabilité dêtre sujet est irréductible au fait dêtre un sujet.
Eh bien, la séduction, une fois quon a reconnu quelle avait pour seule réalité dêtre le jeu cest-à-dire la métaphore de la séduction, cest lespace ouvert dans le monde par cette nécessité, qui est tout sauf mondaine. Là, dans cet espace enfin juste, la question est en effet celle quon est pour soi-même : celle dêtre vraiment sujet. Ce quon rencontre dans cet espace en est par conséquent la promesse.