Leçon 14

Le jeu de la séduction (4)

Le jeu est sans finalité, mais sans finalité il n’y a pas de jeu : jouer ne sert à rien, mais la suite des séquences et des actions qui constitue le jeu dans sa réalité ne serait pas possible si elle ne tendait pas vers quelque chose qu’il s’agit d’obtenir. Autrement dit, on ne joue pas pour autre chose que jouer, mais si on ne joue pas pour gagner, on ne joue pas. C’est ce paradoxe qu’on exprime en opposant la finalité, que le jeu se constitue d’exclure, à la téléologie, qu’il se constitue d’impliquer : il ne sert à rien mais il a une structure de finalité. On ne joue pas si on joue pour de vrai puisque cette attitude définit précisément le « mauvais joueur », celui qui a oublié que le jeu n’était qu’un jeu, mais on ne joue pas non plus si on se désintéresse de la victoire : comme la morale le jeu relève du désintéressement, et absolument pas du désintérêt.

Parce que la séduction est un jeu, elle a donc un enjeu, qu’on doit présenter comme la nécessité d’une victoire et donc d’un certain gain. Certes, dans les rapports de séduction, on ne souhaite pas toujours remporter une victoire sur ceux à qui l’on s’adresse, les vaincre, faire d’eux des perdants. Il en va d’ailleurs le plus souvent de ce refus dans les rapports sociaux quand on essaie spontanément d’apparaître à son avantage, c’est-à-dire d’être aussi séduisant qu’on peut l’être ; la séduction est aussi une manière de valoriser les autres, de compter sur la décision qu’ils auront prise de participer avec nous au jeu de la séduction et d’y demeurer. Il y a du bonheur à vivre un moment de séduction réciproque sans qu’il ait à avoir de suites. Certes. Il n’empêche que la logique du jeu est incontournable et que la séduction ne pourrait exister si elle n’avait pas d’enjeu, une suite d’actions ou de comportements se constituant forcément de tendre à une résolution.

On dira que dans la séduction l’enjeu est évident et la victoire bien connue. Les métaphores guerrières (mener un assaut, rendre les armes…) signifient toutes la conquête sexuelle. Or en rester à cette signification serait oublier l’essentiel de la séduction, à savoir qu’elle est un jeu, précisément. Si séduire n’est que séduire, alors ce n’est pas séduire, parce que séduire consiste non pas à séduire, mais à jouer à séduire. Jouer consistant à faire semblant de faire ce qu’on ferait si on ne jouait pas, séduire et faire semblant de séduire sont forcément le même, et la question de la victoire est par conséquent celle d’un semblant de victoire. N’y aurait-il alors dans la séduction que des semblants de défaites ?

Pour savoir ce que c’est que gagner ou perdre dans la séduction et non pas à l’extérieur d’elle, autrement dit pour que le jeu de la séduction soit respecté comme jeu et non pas subrepticement institué en moyen de conquête (à la manière des joueurs de cartes professionnels dont le jeu est en réalité un gagne-pain), il faut se demander ce que c’est que gagner ou perdre dans les jeux en général, et ne pas porter d’emblée l’interrogation sur le cas particulier des jeux d’affrontement. L’emporter sur quelqu’un d’autre est en effet une manière particulière de gagner, qui relève comme telle d’une généralité plus grande qui est celle du but auquel tend le joueur en tant que joueur. Le statut d’adversaire, autrement dit, n’est qu’un cas particulier du statut de joueur. Pour cette raison les jeux solitaires, comme celui de l’enfant qui joue aux cow-boys tout seul dans sa chambre ou celui du bébé qui lance la bobine et la récupère, doivent être privilégiés quand on mène une réflexion sur le jeu, puisqu’il ne restera ensuite qu’à particulariser en le rapportant à la question de l’affrontement l’enseignement qu’on aura obtenu sur ce que c’est, dans le domaine général du jeu, que gagner ou perdre. Si la séduction est bien le jeu qu’on a dit, autrement dit si la question de séduire est l’indistinction de celle de séduire et de faire semblant de séduire, alors nous saurons par là même en quoi, dans ce domaine aussi, il peut y avoir des victoires et des défaites.

Telle est la nécessité de la démarche. Abordons aujourd’hui la question principielle en interrogeant l’alternative de la victoire et de la défaite comme ce qui assure la réalité même du jeu comme suite comportementale.

Qu’est-ce que gagner ou perdre au jeu ?

Si l’on a raison de dire que l’enfant joue aux cow-boys quand il enfourche un balai qu’il tient à l’envers, alors il doit d’une certaine manière y avoir dans son activité un enjeu que tout le sérieux du jeux consiste à obtenir, et qu’il doit être également possible de ne pas obtenir quand on ne joue pas sérieusement (faire semblant de jouer) ou quand on joue mal (jouer pour de vrai autrement dit être un mauvais joueur). Reconnaître que tout jeu est constitué à partir de son enjeu, c’est dire qu’on doit pouvoir gagner ou perdre quand on joue tout seul, quel que soit le jeu. Cette alternative vaudra également pour des domaines comme le jeu des acteurs ou des comédiens, qu’il faut donc aussi penser à partir d’elle. Les acteurs d’un film policier, par exemple, ne sont guère éloignés de jouer aux gendarmes et aux voleurs, puisqu’ils font semblant de faire ce que des gendarmes et des voleurs réels feraient, sauf évidemment que le but à atteindre, et donc l’alternative de la victoire et de la défaite, doit être pensé en fonction du jeu auquel ils jouent réellement, et qui n’est évidemment pas le même que celui des enfants dans les cours de récréation (il s’agit de produire positivement une représentation de gendarmes et de voleurs et non pas d’être imaginairement ces types de personnes). Et certes, ils jouent plus ou moins bien, et parfois très mal. Dans ce dernier cas, doit pouvoir dire qu’ils ont perdu, au sens où ils n’obtiendront pas le résultat que leur activité avait forcément pour enjeu.

Sartre l’a montré, il faut tout une stratégie émotionnelle de soi-même pour produire le sérieux de l’imaginaire : l’essoufflement de l’enfant, la course qu’il s’impose à lui-même en prenant le rythme du galop, constituent littéralement le sérieux de sa chevauchée – qui sans cela ne serait qu’une vague idée, un pauvre fantasme. De la même manière, le regard craintif qu’il jette sur la pile de coussins donne de la chair à son idée d’être un shérif qui craint de voir les indiens surgir de derrière la colline, comme les tapes d’encouragement qu’il donne à son balai concrétisent la course qu’il mène penché sur l’encolure du cheval. Pareillement le bébé serre la bobine de bois comme il serrerait la main de sa mère et plus globalement sa mère elle-même devenue objet de son emprise, il la regarde de la manière aimante qu’il a quand sa mère est avec lui : par ces conduites qui font naître leur objet, et que Sartre a donc raison d’appeler « magiques » au sens où la magie consiste à faire être au moyens d’invocations, l’enfant empêche positivement la réalité sur laquelle il appuie son affectivité d’être simplement ce qu’elle est (un balai, une bobine en bois). Le jeu, concrètement, consiste donc à faire que l’image prenne, au sens où l’on emploie ce terme à propos de la mayonnaise (la métaphore est également de Sartre), et cela ne peut arriver que si elle est assez sérieuse et consistante dans son vécu, autrement dit assez agie et éprouvée dès lors en partie passivement, pour qu’on puisse commencer à y croire.

Quand ça « prend », on a gagné, et on dira par exemple qu’on a passé un bon moment. Parfois, ça ne « prend » pas, et alors on a perdu.

Au cinéma par exemple on témoignerait d’une défaite en disant que l’on continue de voir l’acteur là où l’on s’était pourtant disposé à voir le personnage, soit parce qu’il est mauvais et qu’il récite son texte ou qu’il le surjoue au lieu de le vivre (deux façons de ne pas jouer, donc), soit parce qu’on s’intéresse aux trucs et aux ficelles qu’il utilise et qui, posés pour eux-mêmes, sont pour l’observateur comme les mécanismes d’une machine qui fonctionne alors sans servir à rien. L’acteur ne joue donc plus : il fait des gestes où se matérialise en quelque sorte l’impossibilité de faire être volontairement le monde imaginaire où il devait nous entraîner. Aussi démontre-t-il en creux la nécessité inhérente au jeu qu’on soit avant tout affecté par ce qu’on fait, qu’on soit en quelque sorte libéré de sa propre volonté, pour qu’on puisse commencer à entrer dans le monde des significations imaginaires. L’exemple des vraies larmes versées chaque soir sur scène est bien sûr le plus connu, et il est de même nature que la respiration accélérée que l’enfant se donne et dont il finit par être la dupe, puisque le propre d’un essoufflement, c’est justement qu’il s’impose contre la volonté – l’enfant trouvant alors dans son incapacité à maîtriser sa respiration quelque chose de la vitesse du cheval et des grands espaces de la prairie américaine.

Que serait alors la défaite, dans un tel contexte ? L’enfant qui joue aux cow-boys, et qui essaie donc réellement de croire qu’il en est un en se conditionnant lui-même à être affecté par les réalités qu’il imagine, à cause de l’exiguïté de sa chambre, peut-être aussi de son manque d’intérêt pour les indiens tapis derrière la pile de coussins et surtout de la conscience qu’il a de devoir bientôt être appelé pour le goûter, s’arrête maintenant : il reprend son souffle et tout retombe, admettant plus ou moins sincèrement qu’il était en train de d’essayer de se tromper lui-même au moyen d’un comportement dont il voit désormais qu’il est parfaitement ridicule (s’essouffler sur un balai en se racontant qu’on est sur un cheval, regarder une pile de coussins en voulant croire que c’est une colline qui dissimule des indiens, etc.). Ce comportement, brusquement, il en a honte et cela le calme instantanément ! L’affect vient en quelque sorte obturer la possibilité de jouer, de voir dans les choses autre chose que ce qu’elles sont, de se faire croire qu’elles sont déjà. L’enfant se retrouve tout bête. Or cela n’aurait peut-être pas été le cas s’il avait été non pas dans sa chambre mais dans la cour de récréation avec ses camarades : les cris d’indiens poussés autour de lui, le mouvement de cavalcade du groupe auquel il aurait appartenu auraient donné plus de sérieux encore à sa croyance, qui s’en fût d’autant plus consolidée. Le jeu des autres l’aurait alors mené à la victoire du jeu, laquelle est donc bien le jeu lui-même : tout une après-midi à jouer aux indiens dans la cour de l’école !

Entre le jeu solitaire et le jeu d’opposition où il va s’agir de « l’emporter sur l’autre », il y a ce qu’on pourrait appeler le jeu de complicité. Les arts de la représentation en fournissent le paradigme, puisqu’une représentation qu’on produit intentionnellement n’en reste une que pour autant qu’elle se trouve investie (« subjectivée ») par d’autres qui en feront leur acte de conscience, et lui donneront (ou non) une réalité qui se révèlera donc être notre victoire (ou notre défaite).

Quand l’acteur joue mal et donc ne joue pas le jeu, il ne permet pas au spectateur de le jouer, malgré la bonne disposition qui présidait à son entrée dans la salle de cinéma. Le public n’assiste pas à des événements qui l’attendriraient où le feraient frémir : il voit simplement des gens qui se donnent le ridicule de s’être déguisés et de mimer des sentiments qui n’existent pas. A contrario dira-t-on que c’est gagné quand on y croit, bien que par ailleurs on sache parfaitement à quoi s’en tenir. La grande vedette est parfaitement identifiée, n’est oubliée à aucun moment (d’autant que c’est souvent pour la voir qu’on est venu) et pourtant on pleure aux malheurs du personnage qu’elle incarne, on craint pour sa vie. La victoire, en somme, est d’installer le spectateur dans cette position d’entre deux (je sais bien que tout cela est du jeu, mais le jeu est fait de sérieux) et de l’y maintenir par affectation jusqu’à la fin de la représentation ou du film : il ne croit pas pour de vrai que Harry Baur soit Jean Valjean, par exemple mais, jusque là bien installé dans son fauteuil, il se met malgré soi à tendre ses muscles comme pour aider l’ancien forçat à soulever la lourde charrette, dans la scène censée se passer à Montreuil sur Mer. Alors le public est pris dans le jeu, selon la même magie (je ne vois pas simplement une charrette sur un écran, mais je sens son poids dans la crispation de mes muscles) qui donne sa consistance aux personnages dont il suit les aventures. On peut dire que l’acteur a gagné : le visage d’Harry Baur souffrant sous l’effort est comme notre propre visage qu’on reconnaît sur un écran devenu miroir et il n’y a pas de différence entre la réalité de cette reconnaissance et la tension que nous éprouvons malgré nous dans notre corps déjà disposé à l’aider dans son effet. Ainsi celui qui joue a gagné que le public prenne concrètement sur lui le jeu comme tel, autrement dit qu’il ait fait du sérieux du jeu son affaire concrète et pas seulement intellectuelle (il ne s’agit pas simplement de se demander si le scénario a prévu que la charrette soit soulevée et que l’homme écrasé soit libéré). Donc le sérieux est là, et en même temps le jeu est maintenu dans sa nature ludique, contrairement à ce qui se passe quand, sur un écran aussi, nous sommes saisis d’horreur et d’effroi devant l’abomination de certaines conduites humaines (pensons aux images du 11 septembre) ou l’inhumanité radicale des forces de la nature (pensons aux images des tremblements de terre, épidémies, tsunamis, etc.). Dans ces derniers cas, pas de jeu, donc pas d’alternative de gagner ou de perdre. Celui qui joue a gagné quand nous avons concrètement pris à notre compte le sérieux de ce qu’il fait voir : si nous sommes désinvoltes (par exemple quand on regarde un film en accéléré), lui n’aura produit qu’un semblant immédiatement ridicule. Et sa victoire est complète quand le sérieux de cette prise de responsabilité est en même temps le maintient du caractère non réel, ludique, de ce sérieux lui-même et comme tel : Harry Baur, tout de même, quel acteur ! Quels bons moments il nous aura fait passer !

Les deux figures de l’observateur et du spectateur

La question finale du jeu, on le voit, est donc celle de la responsabilité qui sera prise ou non de la responsabilité que le joueur aura lui-même prise. Une responsabilité a posteriori, cela s’appelle une reconnaissance. La question du jeu n’est absolument pas celle d’une certaine réussite, qui ferait de lui une simple péripétie du service habituel des biens, mais une reconnaissance – laquelle s’entend avant tout d’être la reconnaissance que ce service ne compte pas en ce qui concerne un certain sujet que dès lors on consacrera comme joueur.

Le vainqueur l’emporte, dit-on communément. Quoi ? Quel est l’objet mystérieux du jeu que la victoire consisterait à emporter et que désigne ce mystérieux pronom ? Pas un butin, donc, mais seulement la reconnaissance de son statut de joueur : ce qu’il emporte, c’est la responsabilité qui aura été prise en dehors de lui, et même si cette extériorité lui est intérieure comme dans le cas des jeux solitaires, qu’il a bien fait autorité contre la réalité et donc, réflexivement, contre les raisons. Ce qu’il emporte, c’est que les raisons n’aient pas compté et que sa question reste donc à jamais celle du sujet qu’il avait pour affaire d’être, alors que le vaincu chassé du jeu n’aura jamais été qu’un sujet. Ce qu’il emporte en quittant la partie, c’est qu’il ait été un joueur. L’enfant dans sa chambre peut avoir passé une excellente après midi à jouer aux cow-boys : ni la réalité ni le bien n’auront compté. On a compris que l’alternative de la victoire et de la défaite qui caractérise n’importe quel jeu est en réalité située au niveau de l’autorité.

Pour en montrer le mécanisme, nous allons la personnifier en instituant deux figures, en soi parfaitement neutres au sens où il serait absurde de ranger l’une dans le camp de la victoire et l’autre dans celui de la défaite. Proposons donc ces deux figures que seront le spectateur et l’observateur pour aider à penser cette nécessité que l’autorité n’existe que dans la sanction à quoi elle donnera lieu, ou pas. On dira ainsi que là où c’est le spectateur qui valide (ce qui consiste tout simplement à être un spectateur, au sens où le public est là pour être, comme on dit, un « bon public), on a gagné, mais là où c’est l’observateur, auquel assurément rien ne peut être reproché, on a perdu ! Formalisons cette clé où se donne à penser la distinction entre la victoire et la défaite en disant qu’elle se ramène à l’opposition entre reconnaître et constater : on n’est spectateur qu’à devenir le sujet d’une reconnaissance, et on n’est observateur qu’à devenir celui d’une constatation. On a gagné quand on a été en fin de compte validé par l’instance de reconnaissance, et on a perdu quand on est finalement épinglé par celle de la constatation.

De ce dernier point de vue, il n’y a tout simplement pas de jeu, si c’est bien d’être à lui-même son propre enjeu que celui-ci se constitue, autrement dit de n’être pas son propre fait au sens  d’être pour lui-même non pas sa réalité mais son affaireC’est très concret : la réalité du jeu n’est donc absolument pas la réalité du jeu mais uniquement sa reconnaissance (qu’un gamin s’excite sur un balai, vous appelez ça jouer aux cow-boys ??), reconnaissance qu’il faut comprendre à chaque fois comme la  décision qu’on prend de l’extérieur que le jeu en soit un   (mais bien sûr ! vous ne voyez pas qu’il essaie d’échapper aux Indiens ?)

Même pour le sujet concerné, le fait du jeu n’est pas le jeu parce que jouer ne consiste pas à faire des choses de manière plus ou moins réglée (y a-t-il d’ailleurs une seule chose qu’on puisse faire d’une manière totalement indéterminée ?), mais à prendre avant tout la responsabilité que le savoir qu’on a des choses (il sait bien qu’il est un enfant dans sa chambre et non un shérif dans les plaines du far West) ne compte pas. Or à tout exercice d’autorité (ici : interdire à la réalité et au bien, bref au savoir, de compter) correspond forcément une reconnaissance dont ladite autorité devra recevoir sa réalité d’autorité, et qui en est donc la prise de responsabilité.

Depuis toujours le sujet était fait d’un autre dont on découvre ainsi que c’est à lui répondre – et à lui répondre dans un bon droit qui reste suspendu à cet autre comme est suspendue l’alternative de la victoire et de la défaite – qu’on advient comme sujet. Victoire, donc : depuis cet autre être validé comme sujet. Défaite : sans cet autre, être invalidé comme sujet. Ne reste alors qu’un objet : le sujet identifié à son propre affect, en un mot le vaincu, ce déchet que le jeu, qui est toujours jeu de l’autorité, a fait choir.

Tout jeu est constitué d’une alternative pratique entre gagner ou perdre : le savoir ne compte pas et il faudra alors admettre l’autorité de celui qui a conquis l’autorisation de faire autorité, ou bien il compte et ne faudra donc que prendre acte de la réalité de celui qui, a posteriori, n’aura jamais relevé que du service des biens : il voulait ce bien particulier qu’on appelle la victoire (et certes, il vaut mieux gagner que perdre) mais, pour toutes sortes de raisons dont la totalisation idéale épuise la réalité de son agir, il ne l’a pas eue.

Radicalisons notre réponse : être vaincu, c’est avérer qu’on n’a jamais été autre chose que le sujet commun, celui dont tout l’agir est épuisé par la justification qu’on en peut, ou qu’on en pourra, donner. Etre vainqueur, au contraire, c’est avérer qu’on n’a pas pour question celle de son bien. La question du jeu est celle de l’alternative radicale.

La question de la victoire et de la défaite est donc en réalité une question transférée : elle ne se situe pas, comme on le croirait, dans la prestation qui a été fournie et qui peut être bonne ou mauvaise mais elle se situe dans l’alternative de la responsabilité et de la désinvolture de ceux qui ont la responsabilité de valider ou d’invalider ce qui leur aura été présenté, et par conséquent d’en faire rétrospectivement une responsabilité ou une désinvolture. On peut décider, par exemple à propos de certains gros plans de ce film, que Harry Baur en fait vraiment trop et que le personnage réclamait un jeu plus sobre. Cela signifie indistinctement qu’à voir ces séquences on n’aura pas « marché », comme on dit, et que l’acteur a été désinvolte au sens où sa trop grande bonne volonté l’a conduit à manquer de probité artistique, bref qu’il a perdu. C’est que le travail du spectateur n’est pas, comme on le croit habituellement, d’appréciation, mais de décision ! Il prendra sur lui, quoi qu’il en soit par ailleurs de son agrément, de considérer comme légitime ou non ce qui lui aura été présenté. Les acteurs ne jouent pas uniquement pour les esthètes – au contraire, même, pour la plupart d’entre eux – de sorte que la question concrète reste bien pour eux de plaire au public (par ailleurs segmenté en niveaux de sensibilité) c’est-à-dire d’obtenir de lui une décision favorable, puisqu’on peut considérer que la soi-disant automaticité du jugement de goût (cela me plaît doncc’est légitime) définit justement le goût commun, qu’on peut aussi qualifier de métaphysique au sens définit plus haut. (On ne le confondra pas avec le mauvais goût, qui met en acte la décision originelle qu’il serait intolérable que la question du vrai fût différente de celle du  bien.) Bref, pour notre question, cela revient à dire que c’est dans la décision du spectateur que se trouve la réalité du jeu, non pas comme comportement objectif mais bien comme jeu.

Il est donc structurellement impossible qu’un jeu soit sans spectateur. Celui qui fait une réussite, par exemple, le fait sous ses propres yeux et peut brusquement réaliser le ridicule (c’est-à-dire en décider !) d’un comportement qui consiste à s’efforcer de ranger des rectangles de cartons qu’on avait d’abord disposés de façon aléatoire. Ou pas, et alors mener son jeu à son terme.

La responsabilité du spectateur : élire et non pas choisir

Comprendre que la question de la victoire et de la défaite ne se pose absolument pas dans la réalité du jeu, auquel cas le meilleur l’emporterait toujours et il n’y aurait jamais de jeu, mais uniquement dans la décision du spectateur, justement en tant que décision c’est-à-dire prise de responsabilité, fait clairement reconnaître que la question de gagner ou de perdre au jeu n’est pas du tout celle de bien ou de mal jouer. Pour continuer sur le même type d’exemple – proche, on l’admettra des questions de séduction – on soulignera la possibilité qu’un acteur joue très bien mais soit néanmoins perdant (on dit familièrement qu’il a fait un « bide ») ou qu’il soit extrêmement médiocre et convainque néanmoins des foules entières :  dans la responsabilité qu’elles auront prise de son jeu comme jeu, il aura été assuré d’être bien l’acteur – sérieux du jeu qui n’est qu’un jeu – qu’il avait eu le projet d’être. Etre le pire n’est donc nullement incompatible avec la victoire ni être le meilleur avec la défaite, et cela est proprement instituteur du jeu. Il y a une exclusivité aussi radicale que paradoxale entre le fait d’être le meilleur et la nécessité de gagner, comme le montre expressément qu’on puisse (voire, pour le monde, qu’on doive) souhaiter que le meilleur gagne, mais qu’on ne peut en aucune manière le vouloir (ce serait tout simplement tricher, et donc avoir refusé de jouer). Car la vérité du jeu, c’est peut-être tout ce qu’on voudra mais en tout cas ce n’est pas la justice. Celui qui gagne effectivement n’a pas à être celui dont on se représente la victoire comme normale (ce ne sera donc pas non plus nécessairement le plus fort – car il n’y a aucun jeu dans le fait qu’une force supérieure oriente une force inférieure), et en sport, par exemple, le travail de l’arbitre n’est pas de corriger l’injustice d’un score à la fin d’une partie. La question du joueur en tant que joueurn’est pas de bien jouer mais de gagner. Il peut s’attacher à bien jouer, certes, par exemple en s’interdisant les coups trop faciles ou trop attendus ; mais alors tout le monde voit qu’il ne joue pas : il fait seulement semblant de jouer ! Ou il est tellement fort ou tellement chevaleresque qu’il se payera le luxe de mettre en avant « la manière » mais il prouvera ainsi son extériorité au jeu. Car la question du jeu n’est absolument  pas celle d’être bon ou mauvais, mais seulement d’être un jeu, une fois reconnu qu’il se constitue de la nécessité que son sujet soit bien sujet du jeu et non pas du pur semblant (« sois un peu à ce que tu fais ! ») ni du sérieux des choses autrement dit du service des biens (« calme-toi, ce n’est qu’un jeu ! »).

Si c’est bien le meilleur joueur qui gagne, autrement dit si tout reste normal, alors il sera d’autant plus facile d’éviter de penser dans ses implications cette parenthèse transcendantale qu’est le temps du jeu : on pourra se raconter avec une relative bonne foi qu’il y a seulement eu transposition dans un domaine fermé des principes qui régissent la vie en général. Que le pire joueur gagne, au contraire, et le public éprouvera ce malaise qui le poussera à demander la « revanche ». Revanche de quoi sur quoi ? Du bien qui accomplit le savoir (puisque comprendre c’est justifier en établissant la normalité de ce qu’on a compris) sur autre chose qui le récuse et dont le jeu, en tant qu’il est sa propre affaire et non pas sa propre réalité, éveille le soupçon.

On le sait bien, s’agissant de la séduction au sens étroit du terme : les plus grands séducteurs ne sont pas nécessairement jeunes, beaux, spirituels, virils et riches, mais surtout ce ne sont pas ceux qui offrent le plus de chances de bonheur aux femmes qui se laissent prendre dans leurs filets (hommes mariés qui promettent de tout quitter mais dont il est évident qu’ils ne divorceront jamais, etc.). C’est que les femmes séduites, justement, ne sont plus dans l’horizon des choix mais dans celui des décisions, autrement dit qu’elles ont, en se l’avouant plus ou moins honnêtement, rompu avec tout ce qui pourrait justifier qu’elles aient été séduites – le service des biens, de quelque manière qu’on l’entende. Au jeu de la séduction non plus le meilleur n’est pas assuré de gagné – et c’est bien en quoi la séduction est un jeu et pas du tout cette simple civilisation de la conquête sexuelle à quoi on veut habituellement la réduire. Car nous l’avons appris : séduire ne consiste pas à séduire (et donc à mobiliser ces raisons dont Lacan a pu dire qu’elles étaient « imparables ») mais à jouer à séduire c’est-à-dire à entraîner l’autre non pas dans son lit, pour parler trivialement, mais dans son jeu. Et c’est là que se pose l’alternative de la victoire et de la défaite dont nous commençons à acquérir l’intelligence : dans l’indifférence à la question du bien, qu’on l’entende subjectivement (l’agréable), objectivement (l’utile) ou réflexivement (le bon). La séduction, avons-nous vu d’emblée, c’est brusquement que la vie du bien apparaisse n’avoir jamais été la voie du vrai. Et comme la séduction n’est pas la séduction mais le jeu de la séduction, alors forcément il appartient au jeu en général de conditionner cette reconnaissance.

Dans le jeu apparaît donc clairement l’exclusivité de la responsabilité qu’on prend de soi et de la métaphysique, puisque ce terme signifie que toute chose aurait avant tout à relever d’un savoir qui soit au moins celui de sa possibilité. Le paradigme de la métaphysique est en effet de dire que les choses devaient forcément être possibles puisqu’elles sont réelles et qu’en conséquence le savoir des choses (le possible d’une chose n’est rien d’autre que le savoir qu’on en aurait pu avoir) gouverne leur existence. Jouer, au contraire, c’est prendre la responsabilité à propos de l’étant en général et donc aussi de soi-même que le savoir ne comptera pas, alors qu’il est l’intelligence même des choses et la possibilité réflexive de soi (être, c’est savoir qu’on est) ! On ne joue par conséquent que dans la division de soi comme sujet responsable (le savoir ne compte pas) et de soi comme sujet excusé (le savoir compte) dont on a compris que l’enjeu était alors de ne pas le redevenir !

Quand donc le spectateur prend sur lui que le jeu ait été un jeu et non pas, disons, un comportement hystérique (à nommer ainsi tout comportement ayant sa vérité dans le désir d’un autre, par là même institué en spectateur), il décide que les raisons de toutes natures ne comptent pas : cela, il le prend sur lui. La division du sujet entre la nécessité et l’impossibilité que le savoir compte devient alors l’affaire de ce spectateur. Eh bien prendre sur soi, à propos de quelqu’un d’autre, une telle affaire, c’est ce qui permet de distinguer l’élection du choix. Tout choix étant par définition choix du préférable, et celui-ci étant constitué comme tel par le savoir dont on dispose ou plus exactement par le savoir qui détermine notre regard, on ne choisit jamais qu’en fonction du savoir qu’on a des objets qui se présentent à nous. Le sujet du choix, qu’on imagine être soi-même, est donc en réalité le savoir : si vous saviez exactement ce que je sais, vous feriez exactement les choix que je fais. Par contre on n’élit jamais qu’à ce que les raisons de choisir, dont nul ne nie la réalité, soient laissées en arrière. L’élu du cœur, pour revenir encore à la séduction dans son acception la plus commune, n’est pas le prétendant possédant le plus de qualités (y compris physiques bien entendu) ni présentant le plus de garanties. Et en politique, la notion même de l’élection s’entend à l’encontre de l’idée de choisir le meilleur candidat – qu’un examen de type universitaire ou qu’un test de représentativité permettrait de désigner infailliblement. L’élu, donc, on prend la responsabilité de l’élire, alors que celui qu’on choisit, et qu’à notre place n’importe qui aurait pareillement choisi, on ne fait que le choisir (constatez vous-même : les critères étant fixés, ceci est objectivement préférable à cela).

La question du jeu est celle du spectateur, et la question du spectateur est celle de l’élection. La séduction étant en réalité le jeu de la séduction, elle pose toujours la question non pas de choisir quelqu’un qui serait par exemple la personne la plus sexuellement attractive, mais de l’élire, ce qui est tout autre chose !

Le jeu ne consiste pas simplement à agir dans l’imaginaire en « néantisant » les nécessités communes, mais à décider que ne comptent pas la réalité, et donc réflexivement le savoir, les justifications, le bien : on joue sérieusement alors que rien n’est sérieux, et il est absolument exclu qu’il suffise d’être le meilleur – ou tout simplement d’être bon quand on parle des activités solitaires – pour gagner. Non seulement la réalité ne compte pas, mais le bien ne compte pas, et c’est sur cette récusation originelle que le jeu base sa réalité. Or nous sommes dans la réalité qui intègre d’une manière ou d’une autre tout ce qui est, et rien n’est jamais compréhensible qu’à se trouver par là même justifié. Le jeu renvoie donc non pas à une rupture, qu’on pourrait encore comprendre et donc justifier c’est-à-dire annuler, mais à une décision dont on ne retiendra par là même que la seule dimension d’autorité. Jouer, c’est avant tout exclure d’autorité que la réalité et le bien comptent.

Une autorité, on ne le sait, n’existe qu’autorisée quand on la considère dans son origine, et que reconnue quand on la considère dans son effectivité. Cela signifie que la réalité de l’autorité se trouve non pas en elle, car alors elle serait un pouvoir alors qu’elle est exactement le contraire, mais ou bien dans l’autorité dont elle procède elle-même ou bien dans la reconnaissance qu’on prendra, ou non, la responsabilité de lui accorder. Telle est l’élection, dont l’analyse du jeu fait le spectateur dépositaire : prendre sur soi que l’autre soit autorisé à interdire tant à la réalité qu’au bien d’être ce qui compte.