Le vertige de la séduction

Avoir accepté l’éventualité du pire ne témoigne pas d’on ne sait quelle tendance masochiste propre aux « victimes » de la séduction mais marque la reconnaissance impliquée en elle : celle de la disjonction de notre question et de la question de notre bien. Au moment de la séduction, le mensonge commun (identifier sa question à celle de son bien) a cessé d’être possible, la séduction étant en fait l’épreuve que nous faisons de cette impossibilité. Le sujet de la séduction est alors ce sujet dont on peut dire qu’il est en train de se débarrasser, indistinctement à propos de lui-même et de l’objet, du « principe de plaisir » – et donc aussi du « principe de réalité » qui n’en est que l’envers (c’est en différant sa satisfaction qu’on la maximise). On décrit donc la séduction dans son aspect négatif en disant que c’est le même d’avoir reconnu que la question de son bien n’était pas sa propre question, autrement dit que son bien n’était pas ce qui comptait pour soi alors même qu’on se le représente toujours (que pourrais-je vouloir, sinon mon bien ?), et d’avoir perdu, à l’endroit du rapport à l’objet, toute capacité d’être raisonnable. La question de la séduction est en réalité celle, dans l’objet et non pas dans notre pensée ni notre affectivité, de quelque chose qui n’est pas notre bien mais sur quoi nous savons infailliblement devoir ne pas céder.

Et certes, il arrive malgré tout qu’on cède, qu’on renvoie à rien l’intraitable nécessité subjective dont on a tout de suite compris que l’objet rencontré était fait. Cela s’appelle rester raisonnable : faire ce que n’importe qui aurait eu raison de faire à notre place, et faire semblant d’en être satisfait. Par exemple, on refusera de tout quitter pour une femme séduisante qu’on ne connaissait pas il y a seulement une heure, en arguant du caractère irresponsable d’un tel comportement. Il l’est assurément quand on l’oppose aux obligations familiales, sociales, morales, etc. qu’on se reconnaît et que n’importe qui aurait raison de se reconnaître à notre place. Cela revient à dire qu’on fera semblant d’avoir été tenté pour ne pas admettre qu’on a été séduit : on fera semblant d’avoir renoncé à un bien (le bonheur qui eût été le nôtre avec cette femme) pour ne pas admettre ce qu’on sait désormais sans équivoque, à savoir qu’on a tout simplement renoncé à soi au nom de ce qu’on se représentait être soi (un chef de famille, un citoyen , un agent moral, etc.). Le moment de la séduction est celui du déchirement, à propos de soi, d’un être dont le paradoxe est qu’il se situe dans l’objet, et d’une représentation dont l’évidence et la familiarité tiennent à ce qu’elle se situe en nous.

L’opposition de l’être et de la représentation n’est pas métaphysique ni morale, puisque c’est justement le domaine de leur identification qu’on nomme ainsi, mais éthique – terme qui désigne le rapport qu’on a originellement décidé d’entretenir avec soi-même comme sujet (par opposition à la morale qui concerne la représentabilité – autre mot pour le terme kantien de « légalité » –  de ce qu’on fait).

On croit que résister à la séduction peut laisser des regrets. Rien de plus faux. C’est l’objet de la tentation qui laisse des regrets : ceux de n’avoir pas réalisé des possibilités de plaisir, de bonheur, etc. dont il était porteur. L’objet de la séduction, quand on le laisse disparaître, il laisse des remords. Résister à la tentation, malgré le renoncement que cela implique, est toujours une victoire puisqu’on n’éprouve de tentation qu’à avoir préalablement reconnu la légitimité de l’interdit qu’il eût fallu transgresser. Quand il s’agit de séduction, tout le monde sait que c’est le contraire, parce que la question de la légitimité reconnue est tout simplement tombée : elle est toujours là, mais elle ne compte plus parce qu’elle est celle de la représentation et que c’est justement de nous en faire sortir que l’objet séduisant s’impose à nous : il nous met au pied du mur de cesser d’être raisonnable. Et il est sûr qu’on agit raisonnablement quand on choisit des réalités qui vont importer du bien dans nos vies, quelle que soit la manière qu’on ait de le concevoir – plaisir, bonheur, moralité ou salut (le déraisonnable est alors de situer une de ces acceptions là où une autre s’impose). Aussi la distinction qu’il faut faire entre ce qui nous tente et ce qui nous séduit est-elle la même que celle qu’il faut faire entre ce qui importe et ce qui compte. C’est que les réalités de la séduction nous sortent de la réalité représentative, c’est-à-dire de la nécessité d’être raisonnable, en faisant qu’elle ne compte plus, puisque ce sont ces réalités qui comptent : c’est par elles que nous pouvons advenir là où nous étions depuis toujours, à savoir en dehors de la représentation. Et certes, le sujet de la représentation ne peut pas être lui-même de nature représentative. Rencontrer une réalité de la séduction, c’est donc être concerné là où nous ne pouvions jamais nous représenter que nous l’étions. Le moment de la séduction est celui où éclate cet enfermement de la subjectivité dans l’ordre représentatif c’est-à-dire dans la nécessité d’être raisonnable.

Rien là qui ne soit connu de tout le monde : il n’est personne qui ne se soit rendu compte qu’une réalité séduisante est pour nous comme une porte ouverte pour un prisonnier. Va-t-on sauter le pas ou au contraire faire semblant d’ignorer que la porte vient de s’ouvrir afin de continuer à ne pas se poser sa propre question en poursuivant son bien, autrement dit en faisant ce qu’il va de soi qu’on fasse ?

Tout le monde sait qu’il y a des décisions parfaitement légitimes et raisonnables qu’on ne se pardonnera jamais d’avoir prises, éprouvant par là sa propre distinction d’avec le sujet représentatif qu’on est toujours par ailleurs et qui, lui, est alors satisfait. Tout le monde sait aussi que ce paradoxe est la vérité de la séduction, justement en tant que la question qu’elle pose est parfaitement indifférente à la question des biens et donc aussi à la question de ce qui est ou de ce qui n’est pas représentable. Quand quelque chose nous séduit, il a par là même fait choir l’obligation subjective de se comprendre soi-même, de se représenter soi-même comme un sujet qu’on puisse comprendre. L’acceptation anticipée du pire (qui n’en est certes pas la volonté !) indique cette disjonction qu’on a laissée se faire en soi entre celui qui prend sur lui de sauter le pas et celui qui ne refuserait peut-être pas de le faire mais en tout cas qui ne le ferait qu’après avoir pesé le pour et le contre. La séduction ne se trouve pas dans la jouissance des biens auxquels on a décidé de renoncer, puisque l’acceptation anticipée du pire montre qu’ils n’ont jamais compté, même quand ils remplissaient notre imagination (impossible d’être séduit par une femme sans s’imaginer heureux de vivre avec elle, par exemple). La séduction n’est pas la tentation. Par contre elle se trouve dans une certaine impossibilité qu’on découvre être celle non pas de la jouissance mais au contraire du pardon – et d’un pardon très particulier puisqu’il s’agit du pardon secret qu’il arrive parfois qu’on ait à s’accorder à soi-même.

La question de la séduction apparaît donc dans sa spécificité quand on se demande quels sont les renoncements, légitimes ou non peu importe, qu’on ne pourra jamais se pardonner. D’où ce paradoxe : la séduction lie sa question à celle de l’impardonnable et pas du tout à celle de la transgression et à celle des regrets comme le fait la tentation.  Aussi faudra-t-il que nous nous interrogions sur ce qui est en général impardonnable, avant de particulariser la question en se demandant ce qui est impardonnable au sujet en tant que sujet, puisque c’est bien contre l’oubli de soi dans les nécessités représentatives que surgissent les réalités séduisantes.

Si je peux nommer ce à quoi je ne me pardonnerais jamais d’avoir renoncé, je nomme l’objet qui fait de moi un sujet – non pas le sujet anonyme de la représentation que n’importe qui serait évidemment à ma place mais moi pour de vrai : moi comme le sujet inconnu de cette nécessité que j’appelle mon existence, moi sans moi, en somme, parce qu’il s’agit de moi comme sujet de moi et que dès lors mon lieu propre est non pas moi mais l’énigmatique objet qui me séduit (le nouveau comme tel). Inversement j’adviens comme ce sujet inconnu que je suis depuis toujours sans le savoir quand la question d’être raisonnable (c’est-à-dire compréhensible pour moi-même et pour autrui) tombe au pied d’un objet dont l’incidence pour moi n’est pas qu’il me plaise c’est-à-dire qu’il représente mon bien mais au contraire qu’il me séduise  c’est-à-dire me mette au bord de l’impossibilité de me pardonner à moi-même.

La séduction est d’abord le vertige lié à ce bord : l’oscillation involontaire entre la folie de perdre toute justification et donc d’aller à sa perte, et l’impardonnable de rester assujetti au bien. Disons la même chose autrement : l’oscillation involontaire entre l’impardonnable volonté de rester celui qu’on se sait être et la folie d’être celui qu’on était depuis toujours.