L’enjeu extrême

A propos de l’âme

Certains lieux ou certaines actions finissent par rendre la vie inacceptable alors même qu’ils se constituent d’en être l’assurance : il y a des villes pourvues de toutes les commodités dont nous disons pourtant qu’elles n’ont pas d’âme, et des possibilités d’obtenir ce que nous désirons qui ne l’offrent qu’à ce que nous ayons d’abord à y perdre notre âme. Un homme peut n’avoir pas d’âme, à rester inflexible sur les nécessités de son devoir. Des maisons neuves, fonctionnelles et joliment décorées peuvent aussi donner le sentiment d’être sans âme, et bien d’autres choses encore. Sans qu’il soit besoin de renvoyer aux croyances religieuses ou aux dogmatismes métaphysiques, la question de l’âme s’impose ainsi comme s’il n’allait pas de soi que fût possible ce dont toutes les conditions sont assurées, et d’autant plus que l’assurance est plus grande : les lieux qu’on dit sans âme ont pour premier caractère de ne rien laisser à l’ambiguïté. En ce sens, l’âme n’est pas une réalité qu’une vie élargie à sa dimension ”  spirituelle “, c’est-à-dire encore plus assurée, comprendrait globalement. Elle n’est pas non plus un bien qui serait plus essentiel que les autres, puisque c’est justement pour jouir du bien ou de l’aspect de la vie qui nous semble le plus essentiel qu’on peut être amené à ”  perdre ” ou ”  vendre ” son âme.

1. le champ de l’âme

Ce n’est pas à chaque instant qu’on est sur le point de ” perdre “, de ” vendre ” voire parfois de ” sauver ” son âme, mais seulement à des moments où il semble que tout soit mis en balance avec quelque chose, un bien (la richesse, la santé, etc.) ayant la particularité de rendre valables et non pas seulement réels tous les autres. Ordonnant axiologiquement la vie en général, un premier bien paraît donc la rendre justiciable d’un dernier savoir : le savoir d’une condition elle-même inconditionnelle dont tout devrait relever pour valoir, et qu’il est dès lors légitime de vouloir obtenir ou recouvrer à n’importe quel prix. Et en effet : si c’est vraiment le premier des biens, il serait absurde de limiter le prix qu’il pourrait éventuellement coûter ; or perdre son âme consiste justement à être prêt à faire n’importe quoi, à ne fixer aucune limite au prix qu’on acceptera de payer pour que les biens de la vie et donc la vie elle-même soient ” valables ” et pas simplement réels – pour vivre enfin la ” vraie ” vie dont resteraient privés ceux qui n’osent pas s’assurer inconditionnellement de ce qui conditionne toute valeur et toute vérité. Or l’homme qui ne reconnaît aucune limite au droit qu’il s’accorde à lui-même de tout faire quand il s’agit vraiment de l’essentiel est un homme sans âme – quelles que soient par ailleurs les qualités éventuellement éminentes qu’on peut lui reconnaître. Quant aux autres, ceux qui n’ont aucune certitude sur la vérité de la vie et qui n’ont donc pas décidé au fond d’eux-mêmes que rien ne saurait compter en face de l’essentiel, le hasard ou l’histoire peuvent malgré tout les confronter à des éventualités ultimement décisives c’est-à-dire instituant une réalité quelconque – sa vie, qu’on pourrait sauver contre celle d’un autre ; l’opportunité inattendue d’être riche au prix de renier une parole qu’on avait donnée… – à cette place de la vérité où les premiers s’assurent si solidement d’être bien ceux qu’ils ont raison d’être. La question de l’âme apparaît donc là où il s’agit de mettre en œuvre un savoir de dernière instance, un savoir dont tous les autres savoirs instituteurs de biens trouveraient leur vérité de relever, et qu’il faut dès lors nommer le savoir sinon de la vraie vie du moins de la vraie condition de la vie : à cette place où quelqu’un se pose comme inconditionnellement justifié à faire ce qu’il fait, c’est-à-dire à être ce qu’il est, par exemple un traître ou un fonctionnaire pointilleux, un héros intransigeant ou un gestionnaire qui fait simplement son travail. L’âme est donc aussi bien l’enjeu habituellement inaperçu du quotidien où il est possible, comme on dit, de ” savoir ce que l’on veut ” et d’être par conséquent sans égards pour le reste. En ce sens le plus modeste des biens ou le plus modeste des savoirs, justement d’être valables et pas simplement réels, témoignent de l’âme en faisant apparaître sa question comme leur envers habituellement impensé : celle de ce qu’on accepterait de perdre en échange de la toute première condition des valeurs, cette condition parfois si triviale qui fait en fin de compte reconnaître celui qu’on est.

Ainsi impliquée dans le service habituel des biens et des appropriations, la question de l’âme n’est plus réservée à certains moments critiques de l’existence, parce que chaque occurrence est toujours-déjà vectorialisée vers une ” vérité conditionnelle de la vie ” dont la position d’un bien de première instance assure la détermination, et qu’elle procède par conséquent d’une décision originelle qui aura conféré à ce bien le statut de causer toutes les valeurs et toutes les vérités en tant que telles. Or cette décision portant sur l’inconditionné, on la dira forcément extrême. Remarquons donc que l’extrême où se prennent les décisions dont l’âme est l’enjeu n’est pas forcément l’extraordinaire : il peut arriver qu’une occurrence fatale concerne n’importe qui, là même où nul n’aurait l’idée d’apercevoir une situation tragique. Ainsi, quand quelqu’un décide brusquement, comme le héros de Sartre dans l’Enfance d’un Chef, que le savoir de soi-même vaudra désormais toujours et partout, il perd son âme – même s’il n’a commis aucun crime ; quand un professeur trouve plus gratifiant de ” mettre la culture au service de l’entreprise ” ou quand un psychanalyste s’engage comme ” créatif ” dans une agence de publicité, il perd son âme. Rien là de répréhensible : seulement des décisions professionnelles et sociales somme toute très banales, comme chacun peut être amené à en prendre. Et puis les gens sans âme courent les rues, comme cet employé de l’aide sociale qui refuse les subsides à une famille en détresse pour la raison irrécusable que son dossier n’est pas complet – et qu’il sait bien, comme nous tous, que l’attribution d’une aide à des gens dont les droits ne sont pas totalement établis est la porte ouverte à tous les abus, ou comme ce profiteur qui sait bien que d’autres ne se gêneraient pas pour faire ce qu’il aurait dès lors tort de ne pas faire. Il n’y a que les gens qui ” sauvent ” leur âme qu’on ne rencontre pas souvent, car c’est toujours de la mort qu’il s’agit là : on ne rachète son âme qu’au prix de tout (y compris, donc, de sa conscience morale)(1). Bref, on est sans âme à ne pas céder sur la nécessité que la vérité reste la cause de ce qu’on fera, et on perd son âme à instituer cette nécessité à l’encontre de l’ambiguïté des situations courantes qui ne sont jamais entièrement résolues, des actes humains qui ne sont jamais totalement univoques, des résultats qui ne sont jamais entièrement ce qu’on attendait, des valeurs inhérentes à la vie des autres et de soi-même qui ne sont jamais exactement ce qu’elles devraient être. Et comme la décision de s’en tenir à sa propre certitude vaut aussi bien dans la banalité quotidienne, extrême à sa façon, que dans les plus situations les plus paroxystiques, nous devons reconnaître l’impossibilité de circonscrire le champ de l’âme et par conséquent de le limiter a priori.

La question de l’âme est donc inséparable de celle, quotidienne ou exceptionnelle, d’une ultime vérité dont toutes les autres, d’avance ou après coup, auraient à relever – et qui assurerait enfin dans sa subjectivité celui qui la sert parce qu’elle autoriserait d’une légitimité inconditionnelle les nécessités dont lui-même s’autorise. L’âme n’est en ce sens enjeu de l’extrême que parce qu’il est possible, au nom d’un savoir de ” la vie ” (” la vie, c’est d’abord de rester vivant : le reste viendra après ” ou ” la vie, c’est de profiter au maximum ” ou ” la vie, c’est de servir l’idéal à l’encontre de quoi rien ne saurait compter “, etc.) de dénier à celui-ci sa réalité, c’est-à-dire le fait qu’on soit arrivé en un lieu – historique, social, existentiel… – où, justement, le savoir cesse d’y autoriser la vie. Un kapo a parfaitement indiqué la vérité de l’extrême à Primo Levi, qui demandait pourquoi on le battait : ” Hier ist kein warum ! ” (ici, il n’y a pas de pourquoi !).

C’est qu’en effet les situations extrêmes se reconnaissent à leur premier trait qui est l’inanité des savoir dont nos choix s’autorisent à chaque instant. Autrement dit ce sont des situations dans lesquelles l’idée même de choisir n’a plus aucun sens parce qu’il n’y a de choix que depuis un savoir conscient ou inconscient (on choisit forcément le préférable, or c’est le savoir qui le fait apparaître comme tel), et que ces situations sont d’abord déterminées par le surgissement d’un réel qui exclut jusqu’à la possibilité de la représentation. Car tout savoir, comme possibilité a priori des choses, suppose une temporalité et une spatialité instituant la distance ontologique permettant aux choses d’apparaître comme possibles avant d’apparaître comme réelles, alors mêmes qu’elles sont uniment rassemblées dans leur propre présence. Habituellement, la distance phénoménale est déterminée par les savoirs que notre histoire nous a fait incorporer sous formes d’habitudes, de dispositions, de tendances. C’est cette distance allant de soi dans l’ordre mondain que certains événements abolissent, instituant par là même un non-ordre qui appartient malgré tout encore à la vie et qu’on peut, pour cette raison, nommer l’extrême. Quand donc on peut encore choisir, c’est que la réalité des choses continue d’être anticipée par le savoir dont elles relèvent et qui les constitue, non seulement au sens de la détermination eidétique (telle chose relève de tel ou tel savoir, de sorte que son aperception comme ceci ou cela accomplit ledit savoir), mais encore ontologiquement (n’importe quoi n’est réel qu’à avoir préalablement été possible). Par contre, à l’extrême de la vie, du pouvoir, de l’amour, de la politique, etc., aucun savoir n’est pertinent, ni par conséquent aucun choix possible : il n’y a plus d’actions, mais des actes parce que plus rien ne pouvait être anticipé. Autrement dit, la décisionimpose alors, hors de toute rationalité commune, des options dont on ne peut dès lors plus dire qu’elles vaudraient pour n’importe quel sujet se trouvant dans la même situation, c’est-à-dire pour n’importe quel sujet capable de retenir des raisons d’agir et d’anticiper des conséquences probables. Alors que le choix est juridiquement universel et donc principiellement anonyme (n’importe qui, dans la même situation et disposant des mêmes informations, ferait la même chose), la décision renvoie à un acte qu’aucun savoir préalable n’autorise ni ne suffit à expliquer, et qui diffère son sujet de la fonction par laquelle il est habituellement identifié comme étant lui-même (moi, acheteur ; moi, fonctionnaire ; moi, membre de telle famille, moi appartenant à tel milieu, etc.). Le choix est toujours mondain, la décision jamais. Mais on peut décider qu’elle le sera malgré tout, c’est-à-dire qu’on peut se justifier soi-même des meilleures raisons, là même où il n’y a plus de pourquoi et par conséquent plus de choix possible : par exemple on peut décider, brusquement ou depuis toujours, qu’on s’autorisera de la lutte pour la vie qui justifie l’élimination des plus faibles, ou de l’Humanité future qui mérite qu’on lui sacrifie les personnes présentes, ou d’autres raisons encore, individuelles ou collectives, sordides ou sublimes. On perd alors son âme, ou on a toujours été sans âme.

Or ces raisons de dernière instance, elles sont irréfutables. Comment contester par exemple que la vie soit une lutte ? comment contester que son maintient conditionne toute action et toute évaluation ? comment contester que l’homme soit un être social et que la ” réussite ” soit l’enjeu constant de la vie sociale ? comment contester que l’histoire produise une aliénation interdisant à chacun d’être jamais cet ” homme total ” qu’il serait sans les fatalités de classe ? Et ainsi de suite : autant de façon de justifier en dernière instance, autant de façons de perdre son âme. Le paradoxe est en effet qu’en la perte de l’âme il ne soit nullement question d’avoir tort, justement parce que tout savoir s’accomplit en indication du préférable à partir de son inconditionnelle identification à la vérité – savoir-vérité dont il s’agit finalement de réaliser dans son caractère originel, comme subjectivité autorisée, la légitime universalité c’est-à-dire le statut intrinsèquement métaphysique. Car de tout savoir, parce qu’il est instituteur de subjectivité finalisée dans son universalisation, on peut dire qu’il est en même temps savoir des dernières justifications. Ainsi le médecin (qui voudrait que tout le monde soit en bonne santé) peut montrer que tout est finalement médical et par conséquent que la volonté de soigner justifie tous les acharnements ; le prêtre (qui voudrait que tout le monde tourne son existence vers le Créateur) que tout est finalement religieux et par conséquent qu’on envoie les hérétiques au bûcher pour leur bien ; le militant (qui voudrait que l’Humanité soit enfin libre) que tout est politique et par conséquent qu’il faut commencer par débarrasser la société de ses éléments irrécupérables, et ainsi de suite : autant de savoirs, autant de certitudes salutaires, autant de façons de perdre son âme. Point n’est d’ailleurs besoin d’en appeler à de tels exemples que notre époque civilisée ne manquerait pas de réfléchir (le vrai médecin sait ne pas s’acharner quand ce n’est plus utile ; le vrai religieux sait que la prière pour les hérétiques est plus efficace que la destruction de leur corps ; le vrai militant sait qu’il y a des contradictions sociales à assumer, etc.) ; limitons-nous plutôt à constater des impossibilités de jugements : qui reprocherait à un déporté qui a survécu d’avoir fait tout, vraiment tout, ce qu’il fallait pour cela (13)? et qui reprocherait à un agent de la fonction publique d’appliquer les règlements avec rigueur, quand cette application est toute la consistance de sa fonction et que cette fonction relève elle-même d’une nécessité qui n’est pas seulement sociale mais morale ? L’un et l’autre ont donc totalement raison et c’est bien en cela que l’âme est en cause.

Au lieu où les savoirs cessent de valoir, l’homme est nu ; et le paradoxe de l’extrême est alors d’être le lieu de la décision de continuer malgré tout à faire valoir les savoirs, et donc d’être le lieu du déni de la limiteaux possibilités mondaines. Pour un homme sans âme, rien ne doit excéder le monde : il n’y a que des problèmes à résoudre et des possibilités à exploiter. Aussi l’extrême, dimension radicale du quotidien ou trait de certaines situations exceptionnelles, est-il le lieu de la vérité de chacun, telle que la question des limites en est l’institution – vérité personnelle hors de toute possibilité qu’on soit excusé, c’est-à-dire vérité dont les savoirs habituellement mis en œuvre sont proprement l’impossibilité. Car le savoir est toujours notre excuse, au sens le plus littéral du mot : que l’action soit valable et c’est le savoir qui a seul fonctionné (ainsi le médecin qui guérit son malade n’est-il rien d’autre que l’efficience de la médecine) ; qu’elle ne le soit pas et c’est alors le manque de savoir qui sera seul responsable (” je ne savais pas “, ” je ne pouvais pas savoir… “) ; et dès lors peu importe que la question se pose au niveau technique ou au niveau moral – puisque la morale est encore un savoir, non pas au sens où il existerait des réalités nouménales auxquelles elle permettrait d’avoir accès, mais en ce sens très précis qu’elle est une posture d’énonciation autorisée permettant de porter des jugements. Nous ne saurons jamais, pour la plupart, ce que nous aurions fait dans les circonstances comme celles des camps de concentration ; mais nous savons sans hésitation que ceux qui y ont séjourné se sont d’une certaine manière rencontrés eux-mêmes. Eux savent ce que valent les prestiges du moi – si l’on désigne ainsi l’hypothèse, proprement constitutive de la subjectivité, que rien ne saurait échapper aux savoirs dont elle s’autorise implicitement et qu’en conséquence rien ne puisse être jamais vraiment extrême, c’est-à-dire réel sans avoir été préalablement possible. Et certes ces prestiges paraissent irrécusables : toute réflexion que je puis faire m’assure que ce que je vivrai le sera toujours et forcément par moi ; de sorte que tout s’inscrit pour ainsi dire d’avance dans les a priori d’un rapport habituel au monde qui m’assure que j’aurai toujours affaire à du représentable et par conséquent à du partageable. Eh bien non. Car cette anticipation qui institue le moi dans son statut de sujet constituant pour l’universalité des objets possibles est justement ce que l’inanticipable réduit à l’inanité, là où l’impossibilité des choix réduit quelqu’un à des décisions de dernière instance. Les évidences liées au moi ne sont en effet que celles des possibilités qu’il anticipe et qu’il aperçoit à l’horizon des réalités du monde, mais elles ne concernent pas ce qui échappe à l’ordre du prévisible et du vraisemblable, autrement dit l’extrême. Lisons Primo Levi, Robert Antelme, Jean Améry, Varlam Chalamov et nous apprendrons que des gens modestes et effacés ont pu devenir des brutes sanguinaires parce que le hasard les avait momentanément dotés d’un pouvoir total sur un quelconque de leurs semblables ; nous apprendrons aussi que des personnages habituellement égoïstes et froids ont eu la surprise de se voir partager une nourriture dont la moindre parcelle était pourtant vitale, ou accomplir des actes altruistes à la réalité desquels ils n’arrivent plus à croire, une fois rendus aux habitudes de leur vie et de leur profession. Ils n’ont pas changé, à ceci près toutefois que celles-ci leur semblent désormais inconsistantes et factices, sans que pourtant ils puissent rien imaginer de plus réel ou de plus vrai.

Dans ces circonstances extrêmes, beaucoup ont donc décidé d’en rester malgré tout aux certitudes qui les faisaient vivre jusque là ; ils ont décidé de faire comme si la vie au camp était encore un moment de la vie, ne différant des autres que par les contraintes particulièrement intenses qu’il imposait. Ils ont même radicalisé leur position en prenant conscience que jusque là ils avaient implicitement fait tout ce qu’il fallait pour continuer à vivre, et en décidant qu’il s’agissait désormais de le faire expressément. Et de fait, beaucoup ont survécu pour cette seule raison qu’ils s’en sont tenus à la décision de faire tout ce que cette évidence impliquait – par exemple dénoncer des compagnons dont les velléités de résistance pouvaient être dangereuses, ou encore s’emparer du pain de ceux qui étaient trop faibles pour le défendre. Ces gens ont sauvé leur vie ; mais ils ont perdu leur âme. D’autres ne se sont jamais posé la question ; ils ont géré cette nouvelle situation au mieux de leurs intérêts comme ils l’avaient toujours fait, avec cette volonté rusée, opportuniste et jamais examinée qui assure l’ordinaire des réussites sociales. Eux aussi ont souvent survécu, mais ils ont toujours été sans âme. D’autres enfin, comme ce détenu que le syndicaliste Henri Krasucki a connu en déportation et dont les dénonciations avaient conduit à la mort plusieurs de ses compagnons, ont changé d’attitude et sacrifié leur vie dans des opérations de résistance ou de sauvetage peu raisonnables en termes d’efficacité. Ces gens sont morts et ils restent des assassins, mais ils ont sauvé leur âme. Les notions de l’âme et de l’extrême sont d’implication réciproque.

Refuser d’identifier l’extrême à un ordre particulier et clairement circonscrit, c’est refuser de le différer nécessairement de la banalité. Des fonctionnaires ont perdu leur âme à appliquer des règlements que leur travail était d’appliquer, et sont alors entrés dans une existence entière de bonne conscience et de certitude qu’ils n’ont plus quittée, rivés qu’ils étaient désormais à une ” position subjective ” qui pourrait bien suffire à définir l’enfer. Dire que la banalité quotidienne ne protège pas du risque de l’âme (on peut perdre son âme à rester tranquillement chez soi), c’est dire que la limite des savoirs se trouve aussi bien en chacun de nous, à la fois parce que les meilleures raisons restent finalement sans justification réflexive (il faut encore décider qu’elles seront valables et pas simplement réelles), et surtout parce que les savoirs dont nous sommes faits sont parsemés de failles, d’achoppements, de ratés. Un simple lapsus l’atteste déjà, et nos rêves, mais aussi la parole actuelle qui, même cantonnée à un domaine prédéfini, dit toujours plus que ce qu’on savait qu’on allait dire. Impossible à fonder, le savoir que nous effectuons à chaque instant est donc en plus parsemé de failles, ce qui interdit à quiconque d’être jamais totalement justifié. Or beaucoup d’entre nous décident que si, et referment aussitôt ces déchirures de l’ordre : ils décident instantanément qu’elles n’ont pas eu lieu et que la certitude du moi est une fondation suffisante pour les actes qui la réaliseront – parce qu’il n’est tout simplement pas admissible qu’elles aient lieu quand on sait que les seules choses qui comptent pour soi sont celles qui sont importantes pour l’ordre dont on s’autorise.

Cette dernière distinction est décisive et permet d’éclairer logiquement notre question, celle de l’âme, telle qu’elle apparaît négativement dans la décision d’en rester aux vérités dont on a la certitude – à l’encontre d’une reconnaissance des limites qui renvoie à l’impossibilité non pas métaphysique mais éthique (car la métaphysique culmine dans la notion d’aséité) de jamais disposer de l’origine. Je l’expliciterai de la manière suivante. Ce qui importe, c’est ce qui participe à la production des déterminations du moi ; par exemple, la vie de famille est plus ou moins importante que la vie professionnelle. Empruntons à Lacan la notion de ” trait unaire ” pour dire au contraire que ce qui compte ne concerne pas le moi mais la réalité qu’il y a quelqu’un, en tant qu’elle est pour ainsi dire attestée, enregistrée, comme une simple marque ou une encoche faite sur un objet atteste qu’il a été compté, sans rien lui apporter d’autre que la pure différence (2). Dans les camps survivre importait à tout le monde, évidemment, et au plus haut point ; mais ce n’était pas la seule chose qui comptait pour des hommes comme Primo Levi… Alors que l’importance désigne la production du moi à partir de déterminations déjà mondaines et donc communes (dans une ville ou un village, les gens importants, par définition, ce sont les notables), compter exempte du savoir, attestant seulement qu’il y a quelqu’un et non pas une simple représentation sociale (par exemple un membre de la famille, un professionnel, c’est-à-dire à chaque fois une réponse à la question de ce que l’on est, en oubli radical de la question demandant qui l’on est). Identifier ce qui importe à ce qui compte constitue une décision, celle de s’identifier à celui qu’on sait être et donc de faire ce qu’on sait devoir faire – une décision prise le plus souvent sans qu’on n’y ait jamais pensé et parfois depuis toujours, et qui est la perte de l’âme.

2. le genre de l’âme

Posée à propos d’une décision extrême c’est-à-dire au-delà des limites d’un savoir identifiant et donc d’un discours (familial, politique, culturel, administratif, religieux, moral…) qu’il suffit de laisser fonctionner sur le mode de la dernière instance pour croire qu’on est celui qu’on sait être, la question de l’âme est suscitée positivement ou négativement depuis un don ou une avarice de soi, une fidélité ou une désinvolture, une pudeur ou une certitude, une grâce ou l’application d’une nécessité.

Notion féminine, comme on voit ; un monde sans âme est exclusivement masculin (technique, finance, politique, administration, armée, etc.) : partout où il s’agit d’être bien décidé, et d’abord à propos de soi. Elle renvoie alors négativement au moi comme à l’identification passionnée du savoir de soi à la vérité, autrement dit à la récusation de toute éventualité qu’ils puissent jamais différer parce qu’elle impliquerait pour chacun que sa vérité lui échappe – n’advenant comme vérité qu’en cet extrême d’impossibilité dont toute la structure du monde est d’opérer la dénégation. Par savoir de soi, on n’entend pas la prise de conscience réflexive que chacun peut opérer de lui-même, mais le savoir des objets en quoi le sujet se reconnaît et qui l’instituent dès lors comme le sujet autorisé de leur représentation. Ainsi le savoir des maladies est propre au médecin, en ce sens que sa pensée est médicale et que les objets de cette pensée lui font constamment éprouver qu’il est médecin, puisqu’il aperçoit clairement et surtout légitimement des réalités auxquelles les autres sont aveugles (3). Or la question de l’âme apparaît quand on reconnaît la corrélation qu’il y a entre cette identification aux objets du savoir inséparable de la certitude de soi et l’universalité de dernière instance du savoir, telle qu’on peut l’exprimer subjectivement en parlant de son caractère constituant et donc transcendantal (tout ce qu’on pourra se présenter en relève d’avance et atteste qu’on a bien raison d’être celui qu’on sait être), ou objectivement en disant qu’il y a potentiellement un savoir de tout (rien n’échappe au savoir). Se prendre pour celui qu’on est, autrement dit pour son propre moi au sens de la légitimité de l’espace de constitution pour des objets assurés, est donc inséparable d’une thèse ontologique pour laquelle tout doit d’abord relever de sa possibilité (et la possibilité des choses, abstraction faite de leur réalité, c’est le savoir) – et d’une thèse existentielle qu’on peut formuler ainsi : ” en vérité tout est possible, puisque la vérité de toute chose (le savoir) est sa possibilité, et qu’il y a savoir de tout “. Dans ces propositions apparemment théoriques il s’agit bien de l’âme, puisqu’une personne pour qui tout est possible, comme le savoir se constitue transcendantalement de le poser, est une personne sans âme. Cette corrélation d’une position subjective (se prendre pour celui qu’on sait être) et d’une attitude existentielle (toute chose est originellement sa propre possibilité c’est-à-dire une modalité extériorisée de l’emprise du sujet qui la reconnaît et qui s’éprouve ainsi étrangère à toute éventualité de limitation), cette corrélation, disions-nous, définit la métaphysique comme d’emblée identifiée à l’ordre masculin ; et d’autre part elle permet l’émergence de la question de l’âme, parce que la question de l’extériorité au savoir (qu’est-ce qu’un lieu sans âme, par exemple un aéroport ou un centre commercial, sinon un lieu entièrement épuisé par le savoir de sa nécessité ?) n’a de réalité que relativement à l’a priori du savoir.

Ainsi la question de l’âme se définit non pas d’être une question positivement féminine (si le féminin était une figure positive, il s’agirait du masculin dont on aurait simplement changé la dénomination), mais de ne pas être la question masculine ou, si l’on préfère, de ne pas être métaphysique quand toute question l’est forcément d’avance puisqu’elle est une demande et donc une supposition de savoir. Or ne pas être masculin désigne le féminin, dont on peut aussi bien parler comme de l’impossibilité à la métaphysique (par exemple aucune femme ne peut croire que la sagesse est l’accomplissement de la vie, même si celles qui enseignent la philosophie imaginent parfois qu’elles doivent le répéter à leurs élèves). La distinction entre ce qui compte et ce qui importe prend en compte cette différence, en tant qu’elle n’est pas différence entre deux termes mais seulement différence à un seul terme : ce qui compte n’est pas une nouvelle réalité qui, comme telle, importerait plus ou moins au sujet. Si l’on nous accorde qu’une personne sans âme est d’abord quelqu’un pour qui tout est possible c’est-à-dire pour qui il n’y a que du plus ou moins important dans le cadre a priori illimité de sa volonté, on nous accordera donc que perdre son âme consiste à avoir décidé que seul compterait pour soi ce qui importe (4) à ce qu’on sait être soi. Est donc sans âme une conduite exclusivement masculine (5) parce qu’elle se situe dans l’ordre d’une identification a priori de soi-même par le savoir, à l’encontre du féminin auquel l’identification n’appartient pas d’emblée – bien qu’elle reste subjectivement nécessaire, si l’attitude féminine consiste à demander au masculin l’assurance d’une féminité qui ne diffère jamais de son propre caractère problématique (6). Et certes on peut trouver des femmes nationalistes, des femmes qui veulent endoctriner, des femmes membres ou même chefs de mouvements totalitaires ou de partis brutalement libéraux, des femmes enfermées dans les certitudes de leur position sociale, bref des femmes sans âme : des femmes qui sont sans égards envers ce qui diffère des savoirs (culturels, politiques, sociaux, religieux, etc.) dont elles s’autorisent pour se reconnaître elles-mêmes. Mais c’est d’une identification masculine qu’il s’agit alors, si féminines qu’elles restent par ailleurs, c’est-à-dire d’une imposture redoublée. Même physique, le courage peut être féminin c’est-à-dire ne pas transformer son sujet en soldat pour qui ne compte que l’issue du combat ; cette dimension a souvent permis aux sauveteurs et aux Résistants de n’être pas les simples servants de l’” Armée de Ombres ” sûrs de la légitimité d’un combat qu’il fallait poursuivre à n’importe quel prix, c’est-à-dire finalement au prix de l’âme (7).

Si donc l’ordre masculin est identique à l’ordre métaphysique, autrement dit si l’on peut nommer masculin l’a priori d’une certitude universelle de soi, la question de la différence au métaphysique qu’on indique en différant impossiblement la vérité du savoir est aussi bien la question du féminin (8), telle qu’elle apparaît d’une manière négative dans toutes les conduites des gens qui, assurés d’avance d’une emprise faite de la même légitimité que celle du cogito, sont dès lors ” sans égards pour rien ni pour personne ” (9). Il faut bien dire cette différence impossible car si la vérité consistait en quoi que ce soit, elle relèverait d’un savoir supplémentaire ; mais c’est une différence nécessaire au sens où certaines décisions ne se prennent qu’au prix de l’âme. Il est facile de les caractériser, dès lors qu’il s’agit là de la question du savoir et qu’il y a potentiellement savoir de tout : ce sont les décisions qui concernent la reconnaissance ou la dénégation des limites. Par exemple on peut dire que la technique en tant que telle est sans âme, parce qu’une limite, même théorique, est seulement pour elle un nouveau défi. Allons encore plus loin et remarquons que le véritable infini de la volonté se traduit non pas par l’action de repousser à chaque fois des limites contre lesquelles on butait, mais par la position volontaire de limites qu’on arrache ainsi à la contingence purement extérieure, et dont on fait la modalité supplémentaire d’une figure métaphysique (masculine) qui n’advient à elle-même que par cette voie : le vrai maître est d’abord celui qui se maîtrise lui-même – faisant par là même apparaître sa volonté pour l’essentiel non seulement de son être mais du monde dont il fait sienne l’altérité, et qui ne lui résiste même plus (10). Au contraire donc, c’est la reconnaissance des limites, à l’encontre de leur position, qui renvoie à un accomplissement suprême du métaphysique (11), laquelle reconnaissance pourrait constituer quelque chose comme un soin apporté à l’âme.

3. L’âme et la question des limites

Les limites, on peut les poser ou les reconnaître. La première éventualité définit le redoublement de la puissance et d’absolutisation de la maîtrise, qui ne s’arrête jamais que là où elle le veut. D’où ce paradoxe, où apparaît proprement la perte de l’âme, que la maîtrise s’accomplit en fin de compte dans une décision qui instituera son origine (par définition toujours manquante) en objet véritable et seul digne d’être maîtrisé. Comprenons en effet que la maîtrise devrait se poursuivre indéfiniment dans la constante réitération du choix du préférable c’est-à-dire du plus maîtrisé constamment reconduit au-delà de lui-même, mais qu’elle s’accomplit plutôt, si l’on nous accorde que le vrai maître est d’abord celui qui se maîtrise lui-même, dans la maîtrise de la maîtrise elle-même. Or cette maîtrise de second degré ne peut aucunement constituer un choix, puisque le choix est à chaque fois celui des potentialités d’accroître la maîtrise : c’est forcément une décision. En un point très particulier, le choix bascule en décision, et ce point est celui de la maîtrise proprement dite : le nouage de sa temporalité. Mais de quoi s’agit-il, en réalité, dans ce nouage, sinon de la raison de maîtriser, autrement dit de l’origine même de la maîtrise, qui était jusque là oubliée ? Dans la décision c’est en effet toujours de l’origine qu’il s’agit, par opposition au choix qui s’inscrit forcément dans l’ordre dont elle est l’ouverture ; de sorte que l’accomplissement de la maîtrise est tout bonnement la maîtrise de l’origine elle-même – autrement dit l’aséité, dont la notion serait parfaitement incompréhensible si l’on n’apercevait le rapport du choix à la décision qui l’accomplira comme le nouage qui supprimera l’origine en la posant. L’acte de poser la limite, tel qu’on peut le penser dans la distinction du choix et de la décision, est donc identique à celui de la maîtrise de l’origine qui définit vraiment la maîtrise. Alors même que la maîtrise accomplie est retenue voire retrait de sa propre puissance, il faut dire qu’elle est intrinsèquement impiété, si l’on nous accorde de définir la piété comme le rapport à l’origine, rapport de retenue et de limitation dont l’origine soit le principe. Au contraire, la reconnaissance des limites est forcément reconnaissance de l’origine, quand bien même celle-ci ne serait jamais élaborée comme questionnement. Car c’est seulement au lieu de l’origine que la maîtrise peut reconnaître ce qui la limite : devant elle s’étend le champ de ses possibilités, c’est-à-dire de son accroissement indéfini. Il faut alors parler de piété, sans qu’il y ait jamais aucune réalité pour y correspondre ni en répondre, puisqu’une réalité que la maîtrise rencontrerait comme son autre serait par là même déjà potentiellement maîtrisée. D’une manière générale, la notion de piété exclut qu’aucun objet la justifie, notamment aucun objet dont on reconnaîtrait la dignité intrinsèque, parce que c’est alors de respect qu’il s’agirait et non pas de piété (ainsi on ne peut entretenir pieusement une tombe qu’à la savoir vide et qu’à ne supposer aucune forme de survie des défunts, c’est-à-dire qu’à ne pas imaginer notre travail utile à quelque chose ou agréable à quelqu’un). Si donc il n’y a de piété (par opposition au devoir) qu’à ce que rien n’y corresponde ni n’en réponde (aucune obligation d’aucune sorte), et si la piété est bien reconnaissance des limites, alors on nous accordera que la reconnaissance des limites est en fin de compte toujours reconnaissance de l’origine précisément comme origine (rien) et non pas comme cause ou commencement (quelque chose). Cette reconnaissance qui définit la piété à l’encontre de l’évidence métaphysique selon quoi toute intentionnalité aurait d’une manière ou d’une autre toujours un objet (un référent, un justifiant, un visé) institue par là même et seulement à cet encontre la question de l’âme – qu’on ne peut poser qu’à en rester philosophiquement à la question de la maîtrise c’est-à-dire de la métaphysique, hors de quoi il n’y a par définition rien d’autre à savoir. Répétons-le : l’âme n’est pas l’objet d’un questionnement spécifique parce qu’elle ne diffère pas de sa propre question, laquelle advient quand vacille l’évidence selon quoi tout questionnement doit forcément avoir un objet – c’est-à-dire au seul moment où vacille l’interdiction, pourtant tautologique quand le métaphysicien l’adresse au poète et plus généralement à celui qui fait œuvre non de savoir mais de littérature, de parler pour ne rien dire. Réciproquement, on peut dire que toute occurrence mettant en cause l’âme concerne l’origine, qu’on devra par exemple forcer pour qu’elle relève de la validité d’un savoir (juridique, économique, médical, etc.). Or forcer l’origine, c’est être impie. On le sait parfaitement quand on prend une décision ” la mort dans l’âme “, autrement dit quand on doit agir comme si le savoir ordonnait vraiment tout (12). Mais on peut aussi renier l’origine – ce qui est alors ” perdre son âme ” en réalisant l’universalité du savoir, lequel fera en quelque sorte retour sur lui-même pour gouverner sa propre absence antérieure (exemple des manipulations génétiques, qui renvoient à l’idée que l’origine elle-même relève encore du savoir). Et il arrive parfois, d’une façon toujours aberrante et incompréhensible parce qu’elle n’est jamais une raison que des considérations plus profondes rendraient plus valable que d’autres, qu’on rende à l’origine la justesse qu’elle suscite dans la reconnaissance des limites, en quoi consiste la piété… Et si certaines décisions, toujours réellement justifiées des meilleures raisons, font perdre l’âme, d’autres la sauvent : c’est de poser dans un acte dès lors fou la pure différence à l’évidente nécessité des meilleures raisons, différence qui ne consiste en rien et dont on ne peut jamais arguer, qu’on sauve parfois son âme.

Si l’on comprend la reconnaissance de la limite autrement qu’en en faisant un redoublement de la puissance, mais en y apercevant une piété envers l’origine (dont le paradoxe est qu’elle peut donner lieu à la plus extrême violence envers soi-même), on y aperçoit une différence subjective qui n’est pas différence entre des termes positifs mais seulement une différence au premier en tant qu’il est le seul, parce que l’origine n’est jamais rien en fait (c’est le commencement avant quoi il n’y a rien qui est quelque chose ; et il suppose l’origine). Ce qui relève de la piété, de la pudeur ou de la retenue n’est donc pas un autre ordre dont il faudrait admettre l’importance et qui serait alors une figure rassemblée en face du premier (comme si le masculin et le féminin étaient naturellement complémentaires), ou l’identité reconquise de celui-ci (de même que le vrai maître est celui qui ne maîtrise les autres qu’à d’abord se maîtriser lui-même, il y aurait les ” vrais ” hommes qui intégreraient des éléments de douceur à un comportement masculin, en face duquel le féminin n’apparaîtrait plus que comme infériorité naturelle et définitive). Non, ce qui est en cause ici, c’est seulement l’ordre métaphysique, qui est celui de l’a priori évidemment irrécusable de la possibilité. Car il est bien évident que n’importe quoi doit d’abord être possible avant d’être réel, et qu’en conséquence les meilleures raisons gouvernent les meilleures actions. Le reste n’est que littérature.

4. Impossibilité éthique et réalité métaphysique de l’âme

Il n’y a aucune autre raison à considérer que celles qui rendent préalablement compte des choses et qui nécessitent les actions. Qu’en effet on veuille faire intervenir une nouvelle raison (l’” âme ” dont il faudrait prendre soin), et a fortiori arguer de la différence entre ce qui compte et ce qui importe, et l’on s’autoriserait simplement d’un nouveau savoir c’est-à-dire d’une nouvelle importance. Autrement dit c’est un pur mensonge d’accorder de l’importance à l’âme telle qu’on la mentionne en disant que certains lieux (bâtiments administratifs, aéroports, habitat pavillonnaire, etc.) sont sans âme et qu’il faudrait y remédier. Ce mensonge facile à désigner  – il s’agit du ” supplément d’âme ” – et facile à repérer – c’est par exemple l’installation d’une chapelle dans une galerie commerciale, la restauration d’un mur médiéval au milieu d’une ” ville nouvelle ” que la rapacité de quelques promoteurs a fait surgir en rase campagne, l’enseignement des langues anciennes ou de la philosophie dans des écoles de commerce, et ainsi de suite. Et comme c’est d’un point de vue éthique (ni théorique ni moral, mais concernant la position subjective y afférente) qu’on peut qualifier le supplément d’âme de mensonge, il faut reconnaître que l’âme relève d’abord d’une impossibilité qu’il faut nommer éthique avant de relever d’une impossibilité théorique et même ontologique – car si l’âme était quelque chose, elle relèverait du savoir et sa question serait simplement celle d’un surplus de savoir. Ainsi l’âme n’est pas une réalité dont un savoir encore plus fondamental ou originel pourrait rendre compte et dont on pourrait s’autoriser pour avoir finalement raison, c’est-à-dire pour être sans égards envers les réalités ou les êtres qu’on aurait légitimement rejetés dans les ténèbres de l’” inauthenticité “. Question de l’impossible, l’âme constitue donc elle-même une question impossible. La notion de l’âme est dès lors aporétique, qui fait seulement sens à l’encontre de sa propre hypothèse : à l’encontre de l’éventualité ou même de la simple possibilité que l’âme soit une réalité, un référent départageant ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, permettant aux premiers d’être sans égards envers les seconds.

Or le paradoxe de l’âme, qui n’est rien d’autre que sa propre impossibilité éthique, est que sa réalité positive s’impose constamment dans l’ordre du savoir, parce qu’elle est une nécessité inhérente à sa réalité subjective, ou plus précisément à la production de la subjectivité par le savoir – bref à la métaphysique.

Il ne faut pas confondre le savoir et la connaissance, même implicite : alors que des connaissances peuvent rester livresques (il suffit d’ouvrir un ouvrage spécialisé pour en acquérir), le savoir n’est que sa propre réalité subjective. Par exemple la médecine n’est pas un ensemble de connaissances qu’on trouve dans les livres, mais c’est un type de regard et un droit de prescrire. Or la subjectivation du savoir se confond avec la réalité des bonnes raisons, c’est-à-dire des raisons qui justifient dans son être celui dont leur réalité est précisément l’institution. Par exemple le savoir médical est identique à la nécessité du meilleur diagnostic et du meilleur traitement, qui sont ce qui justifient le médecin à se dire tel (un médecin qui soignerait mal ses patients n’aurait bientôt plus le droit d’user du titre que la Faculté lui avait primitivement conféré) ; mais surtout cette nécessité (les souffrances humaines en général) sont ce qui le justifient d’exister et donc ce qui rend pour lui-mêmelégitime la reconnaissance de son propre être. On aperçoit ainsi qu’à la notion de savoir sont indistinctement attachées les notions de légitimité de l’existence propre et de salut, puisque par là on entend l’accomplissement de ce qu’on fait quand on agit toujours pour le mieux, en suivant les meilleures raisons, celles que les choix effectuent – autrement dit en étant pour soi-même la dimension subjective de la nécessité d’avoir ultimement raison. Si donc on oppose le savoir à la simple connaissance en précisant que le savoir institue l’énonciation comme posture, on reconnaîtra qu’il appartient à tout savoir de mettre en œuvre une conception du salut au sens d’être indistinctement salutaire et salvateur : pour la médecine, c’est la guérison ; pour la religion, c’est l’accomplissement de la présence divine en nous ; pour la vie mondaine, c’est le succès social, et ainsi de suite. Notons que même les savoirs théoriques se constituent de cette finalité, ainsi que l’œuvre de Spinoza en est l’exposition méticuleuse : le salut du mathématicien, par exemple, serait que sa pensée ne fasse qu’une avec la nécessité que les pures idéalités sont pour elles-mêmes (identité qu’il serait alors légitime de nommer ” béatitude “). Bien au-delà des limitations spiritualistes qu’on serait toujours tenté de lui supposer, le salut est par conséquent une notion paradigmatique parce que la position subjective impliquée par n’importe quel savoir ne fait qu’un avec la foi dans la promesse de salut que celui-ci est intrinsèquement, c’est-à-dire d’accomplissement subjectif dans la nécessité finalement totale dont il est la révélation. Car de n’importe quel savoir, on peut affirmer que tout relève : il suffit de poser suffisamment de médiations, alors même qu’on aurait pu le croire modestement cantonné dans un ordre parfaitement régional.

Or cette nécessité, qui est celle du salut pour la subjectivité faite de ce savoir (le médecin, le prêtre, le géomètre, etc.), est par là même celle d’affirmer métaphysiquement la réalité de l’âme. Le plus endurci des matérialistes l’atteste encore quand il fait par exemple de la lucidité ou de la jouissance la vérité de la vie, qui rend seule à ses yeux les hommes vraiment humains parce qu’elle seule justifie valablement les valeurs que leur vie est à chaque instant d’assumer. Pour lui, les superstitieux ou les timorés, les naïfs qui se soumettent à des divinités imaginaires ou ceux qui se contentent de rêver leurs désirs au lieu de les satisfaire, ne vivent pas vraiment : contrairement à lui qui sait à quoi s’en tenir sur la valeur des différentes valeurs c’est-à-dire sur la vie elle-même, ils sont privés de cette efficience de la vérité qu’il reconnaît au principe de sa propre subjectivité, et dont il préférerait mourir que manquer. Car le savoir institue la subjectivité comme originellement vouée au salut et par conséquent comme originellement dotée d’un ombilic qui est la présence de cette vérité ultimement justifiante, au nom de quoi on peut donc tout faire, absolument tout. Et justement : l’efficience de la vérité qui fait valoir toute valeur, l’intime ombilical de la subjectivité sans quoi la vie n’est pas vraiment la vie et à la préservation de quoi il serait à la limite légitime de la sacrifier, n’est-ce pas ce que de tout temps on a nommé l’âme ?

Le paradoxe de la notion apparaît ainsi : c’est proprement être un homme sans âme (au sens éthique) que savoir à quoi s’en tenir au sujet de la vie (ce qui signifie notamment faire figurer l’origine dans le savoir qui en est dès lors la décision) ; et inversement ce savoir est l’institution d’un sujet à partir d’un point de vérité à quoi il tiendra plus qu’à sa propre existence, et qui est l’âme au sens métaphysique. Car si toute vie est implicitement un savoir axiologique (vivre, pour n’importe quel organisme qui n’a pas besoin d’être conscient, c’est d’abord comprendre l’étant comme bon ou mauvais), le redoublement de ce savoir impliqué s’entend comme savoir non plus des choses mais de la vie en général, et ainsi plus précisément de la ” vraie ” vie ; or ce redoublement faisant accéder à la vérité de la vie suffit bien à définir l’âme, par exemple quand on l’attribue à l’homme capable de penser c’est-à-dire d’atteindre le savoir de ce qu’il en est de la vie, et qu’on la refuse aux animaux uniquement capables de sentir. Et qu’est-ce que le salut, sinon justement la réalisation en soi de la vraie vie, celle qu’on a raison de mener et que refusent les autres, par ignorance fatale ou mauvaise volonté diabolique ? A la subjectivité comme telle appartient donc l’âme comme son point d’origine légitime et de vocation déjà en train de s’accomplir. On a compris que la notion positive de l’âme était, pour une subjectivité tout entière identifiée au savoir dont elle s’autorise, l’affirmation d’un ultime métalangage qui la justifierait enfin totalement… Il faut être satisfait de soi-même pour croire à l’âme.

Ce redoublement appartient constitutivement à la subjectivité, si l’on nous a accordé de ne la définir que par le savoir dont elle s’autorise ou même que par son propre ombilic dont, à l’instar de l’idée de Dieu que Descartes trouve en lui, l’âme n’a finalement pas à différer. Avoir positivement une âme au sens qui vient d’être indiqué d’ombilic du moi (c’est le sens cartésien qui vaut donc d’une manière transcendantale c’est-à-dire a priori pour tout savoir) et quelle que soit par ailleurs la conception particulière qu’on en produise (pour les uns l’âme est un souffle, pour d’autres un agencement d’atomes particulièrement subtils, pour d’autres une émanation divine, etc.), c’est savoir ce que vaut la vie – et cette évaluation aussi évidente chez Platon que chez Nietzsche est la subjectivité elle-même comme réalité métaphysique du savoir. Or celui qui sait ce que vaut la vie ne reconnaît aucune limite, puisqu’il sait que leur réalité n’est encore et toujours qu’une modalité de la vie qui, ascétique ou jouissante, matérielle ou spirituelle, sociale ou individuelle, ne diffère finalement pas de la volonté qu’elle est finalement d’elle-même. D’emblée défini par les possibles dont il est l’universelle position, le sujet qui considère le savoir qu’il a de lui-même comme la vérité de son être est donc pour lui-même volonté – volonté pour laquelle tout est possible, les deux idées n’en faisant qu’une, puisqu’on appelle ” volonté ” l’efficience causale du savoir (par exemple je sais que je dois me faire soigner les dents, mais je crains la douleur que les soins risquent de provoquer ; je fais donc preuve de volonté en me rendant chez le dentiste c’est-à-dire en faisant de ce savoir la cause de mon comportement). Or celui pour qui tout relève de la possibilité est un homme sans âme – et justement pour cette raison qu’il a une âme c’est-à-dire qui est pour lui-même une volonté autorisée (ainsi peut-il se rendre par exemple ” comme maître et possesseur de la nature “, le ” comme ” signifiant non pas le fait mais l’autorisation de l’être). Ce qu’on veut, c’est accomplir la vérité dont on procède soi-même, la vie étant alors ce qu’on sait depuis toujours qu’elle doit être ; de sorte qu’il est secondaire que cette vérité dont on est soi-même originellement le lieu (et être soi-même le lieu de la vérité, c’est bien avoir une âme) ait la plus triviale ou la plus sublime des déterminations : l’affirmation de l’âme est une nécessité transcendantale. Autrement dit on parle toujours du même horizon : une raison qui justifiera que certaines choses soient réalisé