Le moi et la question de l’âme
Il y a des possibilités d’obtenir ce que nous désirons qui ne l’offrent qu’à ce que nous ayons d’abord à y perdre notre âme : nous ne savons pas ce qu’elle est, mais nous savons sans erreur possible que certains choix décisifs de notre existence l’ont implicitement pour enjeu. Si nous n’avons pas perdu ou vendu notre âme en accédant à des biens ou à des responsabilités ayant eu pour effet de rendre démesurée l’emprise que nous pouvons exercer sur les choses et sur les êtres, si on ne nous l’a pas volée en nous amenant à ignorer la souffrance des bêtes et des hommes (1), nous apercevons confusément que cet enjeu concerne une limite que nous ne pourrions certainement pas expliciter, mais à quoi nous nous référons sans erreur possible quand nous refusons de payer n’importe quel prix pour les biens les plus désirables, les plus nécessaires ou même les plus légitimes. Soulignons ce dernier point : les actions vraiment mauvaises étant relativement rares, nous voulons pour la plupart nous convaincre que c’est toujours en agissant mal qu’on perd son âme, imaginant ainsi nous être mis à l’abri des éventualités que les alternatives extrêmes présentent avec un si fort contraste. Mais on a parfois de très bonnes raisons de faire certains choix ; et ceux qui ont accepté de payer n’importe quel prix (par exemple pour sauver leur vie ou pour réaliser leur idéal) et dont nous pensons sans pouvoir les condamner qu’ils ont ainsi perdu leur âme, nous renvoient à l’idée d’un tort ultime, au-delà de toute explication que nous pourrions en donner : un tort que nous ne pouvons pas caractériser positivement, faute d’un dernier savoir dont nous serions alors le représentant judiciaire, anonyme et sage, mais que nous ne laissons pourtant pas de reconnaître dans son caractère ultime. Nous ne savons pas ce qu’est l’âme dont la notion a pour envers l’idée d’un prix sans limite, mais par là même nous ne sommes pas sans savoir quand elle est perdue.
La question de l’âme, quand on la pose à travers l’éventualité d’un prix illimité pour l’obtention du plus désirable des biens ou la cessation du plus effroyable des maux (2) renvoie ainsi à l’éventuelle position d’un savoir de dernière instance : un savoir concernant la vie ” en général ” en fonction de quoi pareille estimation peut seulement s’imposer. Son établissement subjectivement avéré autoriserait en effet n’importe quoi : relativement à la vérité absolue dont les vérités particulières et régionales ont encore à relever pour être vraiment des vérités, toute valeur par-là même forcément relative deviendrait comme rien, frappée d’inanité, malgré une réalité aussi grande qu’on voudra. Car on ne peut accepter de payer n’importe quel prix qu’à la condition d’être absolument sûr de ce qui est vraiment et définitivement essentiel, c’est-à-dire qu’à s’autoriser de ce tout dernier savoir de la vie, dont il importe dès lors peu qu’il soit sublime (vivre, c’est se sacrifier à l’avenir de l’humanité) ou trivial (vivre, c’est vaquer quotidiennement à ses occupations). Point n’est d’ailleurs besoin qu’il soit explicite, ni qu’il procède d’une crise particulière : il suffit par exemple qu’on refuse de perdre son temps à examiner ses propres certitudes, qu’on refuse de se poser des questions fumeuses et qui ne rapportent rien, pour attester qu’un tel savoir est installé en soi, saturant par avance la possibilité même d’une faille dans l’évidence du monde et des finalités qu’il ordonne. On peut n’avoir jamais eu d’âme.
La question de l’âme n’est pas celle d’une réalité qui renverrait à des croyances religieuses ou à des dogmes métaphysiques, c’est-à-dire encore à des savoirs de dernière instance. Elle insiste pourtant, quand la meilleure des raisons est sur le point de faire vaciller la limite du prix qu’on acceptera de payer pour l’assumer ; et ceux qui ont basculé au-delà de cette limite, brutalement ou insensiblement, à une date précise ou depuis toujours, ne sont plus alors que ce que leur attitude ou leur décision ont positivement fait d’eux : souvent des riches, des puissants, des profiteurs, des traîtres, mais parfois aussi des militants disciplinés, de fidèles sujets, des fonctionnaires incorruptibles, des patriotes héroïques, des déportés qui survivront (3) – ou plus simplement de braves gens qui n’essaient pas d’endoctriner les autres mais qui sont ” normaux ” et qui entendent bien que tout le monde le soit. A chaque fois, il s’agit de savoir ce qu’on veut, et ce n’est possible qu’à vouloir inconditionnellement ce qu’on sait, parce que ce savoir aura été avéré comme savoir de dernière instance, comme savoir sur la vie ” en général “. Or certains actes ou certaines attitudes ne sont reconnaissables comme humains qu’à supposer à leur auteur un tel savoir de dernière instance, dont la notion est par là celle d’un droit illimité qu’il a dû s’arroger. Ainsi rencontrons-nous quotidiennement des gens dont la vie est faite de réponses sans questions, des gens qui ont une idée assurée de ce que c’est que vivre et qui, de la savoir valable en toute dernière instance comme l’ultime vérité réelle de toute vérité possible, s’y tiennent sans faillir. Si les circonstances deviennent extrêmes, ces gens seront capables de n’importe quoi. Cette remarque étonnante de Primo Levi ne peut pas se comprendre autrement : ” Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires (…) “ (4). Mais peut-être tout le monde l’est-il, s’il est par exemple envisageable qu’on finisse par conclure, après des mois ou des années de souffrance sur un lit d’hôpital et à l’encontre de toute possibilité logique, que vivre est en toute dernière instance une question de nature médicale. Subjectivement assuré de l’ultime vérité des vérités, on sera alors prêt à tout.
Le savoir, l’extrême de sa nécessité, et la perte de l’âme
Un savoir vraiment ultime est pourtant impossible : tout savoir est forcément déterminé, renvoyant de ce fait à l’indéfinie nécessité d’être assuré de ses principes et surtout de sa valeur. Car une ultime doctrine métaphysique, outre les a priori idéologiques et épistémologiques dont elle s’autoriserait forcément d’une manière aveugle, n’en continuerait pas moins de demander si elle est valable comme savoir et, dans l’affirmative, s’il est ou non valable de se soumettre au savoir – ou même de se le demander ; et ainsi de suite. Quant à la notion de sagesse qui signifie la résorption de la différence de la vie et du savoir, elle se récuse elle-même : il faudrait que le savoir différât encore de soi pour qu’on pût être sage et non pas fou d’avoir choisi la sagesse. Aucun savoir ne peut donc révéler une vérité de dernière instance, ni par conséquent assurer objectivement la légitimité d’un prix sans limite. Or ce n’est pas ce que certains comportements humains laissent concevoir. Si donc nous essayons de penser cette aberration qu’on puisse ” vivre sans âme ” ou ” perdre son âme “, c’est-à-dire qu’on puisse agir en s’autorisant de la dernière vérité réelle de toutes les vérités possibles, il faut que nous comprenions comment un savoir forcément régional peut non pas certes s’instituer comme ultime, mais donner lieu à une identification subjective dont une soi-disant ” dernière instance “ serait le principe.
L’exemple qu’on vient de prendre, la médecine qui renvoie indubitablement au service des biens, indique la voie. Nous allons l’élucider en apercevant que le savoir est en lui-même déjà une réalité pratique, parce qu’il donne indissociablement, sous l’appellation unitaire de compétence, des possibilités et des droits. Car si l’on peut concevoir que ces possibilités soient factuellement limitées (on ne sait pas encore guérir toutes les maladies), il faut reconnaître qu’elles ne le sont pas en principe (de quelles victoires inimaginables la médecine sera-t-elle faite dans les siècles à venir ?), et surtout que les droits qui lui sont inhérents sont eux-mêmes exclusifs de toute limitation, dès lors qu’on réfléchit le savoir et qu’on l’interroge sous l’angle de sa nécessité qui peut être extrême. Voilà en effet l’argument : si aucun savoir ne peut procéder de lui-même ni par conséquent être un savoir de dernière (ou de première) instance, il y a des savoirs dont la nécessité peut être extrême et dont la place devient dès lors juridiquementdéterminante pour tout savoir possible. Se pose alors la question de l’âme comme celle du basculement de l’extrême (qui est déjà pour lui-même son propre redoublement puisqu’on n’est dans l’extrême qu’à être à l’extrême de l’extrême) en absolu : au-delà d’un point extrême de nécessité du savoir, on peut s’en dire absolument autorisé – et donc accepter de payer n’importe quel prix. Voyons comment.
Le médecin soigne le malade et celui-ci, dès lors que c’est le bien médical c’est-à-dire la guérison qui est pour lui l’essentiel, obéira à ses injonctions. La corrélation des possibilités et des droits va de soi : le médecin peut faire ce qui est interdit aux autres, comme ouvrir le corps ou faire consommer des substances dangereuses, et d’autre part le malade a, comme tel, droit au meilleur traitement possible. Mais il faut considérer l’éventualité que le bien médical soit pour le malade essentiel à l’extrême, s’il est par exemple à l’article de la mort, et même – par une différence de degré infinitésimale et donc impossible à matérialiser par un quelconque argument qui montrerait seulement qu’on n’était pas vraiment à l’extrême de la nécessité – absolument essentiel. On reconnaîtra que dans l’hypothèse d’un tel franchissement, n’importe quelle injonction du médecin sera légitime, puisque si le malade n’accepte pas n’importe quoi comme moyen de guérison, cela montrera seulement que pour lui, et peut-être contrairement à ce qu’il imaginait, la santé n’est pas vraiment essentielle : essentielle, oui, mais pas absolument essentielle, pas essentielle en dernière instance. C’est la différence entre souhaiter et vouloir guérir. Si donc je veux guérir, je décide par avance de me conformer à l’avis du médecin et de faire tout ce qu’il ordonnera. Question de volonté, par conséquent.
Imaginons alors que ma maladie soit assez grave pour nécessiter indiscutablement une greffe ; voulant guérir, je veux donc cette greffe. Seulement, dans un monde aussi scandaleusement inégalitaire que le nôtre, on sait ce que signifie la disponibilité de certains greffons (5)… Mon identification par le savoir médical (moi, un malade) c’est-à-dire le statut de dernière instance que je lui aurai attribué (je veux guérir), implique alors que je réponde à celui aurait eu l’outrecuidance d’attirer mon attention sur des trafics en provenance du tiers-monde : ” cela n’est pas mon affaire “. Et en effet, en tant que malade, je ne dois pas répondre autre chose. Or n’est-ce pas précisément cela, ” perdre son âme ” ?…
Le moi, sa fonction d’illimitation juridique, et l’enfermement mondain
Le savoir, parce qu’il ouvre à la corrélation de la possibilité et de la légitimité, identifie subjectivement ceux qui, d’un côté ou de l’autre, relèvent de lui. Le médecin et le malade, par exemples, sont entièrement institués par et dans le savoir médical, dont on peut dire qu’il définit le monde que ces possibilités et ces droits articulent. Car si le médecin ou le malade sont encore par ailleurs identifiés selon d’autres savoirs – ils sont aussi des citoyens, des sujets moraux, etc. – c’est qu’on n’est pas encore, pas tout-à-fait, en situation d’urgence absolue, ou alors que le médecin ne veut pas vraiment soigner son patient, ou encore que celui-ci ne veut pas vraiment guérir.
Quand la santé est en cause, le principe subjectif est évidemment de faire confiance au médecin en tant que médecin, et de lui faire absolument confiance si c’est absolument qu’elle est en cause – ce qui est le cas quand je veux vraiment guérir. Faisant cela, j’opère en ce qui me concerne une conversion du personnel en réel. Car ce qui importe n’est plus qui je suis, mais seulement ce que je suis : à la question ” qui êtes-vous ? ” qui me serait adressée dans les couloirs de l’hôpital, je ne répondrai pas par mon nom, qui resterait hors de propos, mais en mentionnant ma qualité de malade, qui rendra compte notamment de ma présence en ces lieux. Seulement il n’est pas nécessaire que je sois mourant pour répondre ainsi, ni même que je veuille guérir à tout prix : il suffit que je sois identifié par le savoir médical, que je lui reconnaisse un statut d’origine pour l’aperception que j’aurai alors de ma personne. C’est donc bien en cette conversion que consiste finalement le basculement de la nécessité extrême en nécessité absolue dont il a été question, parce qu’il me conférera, quoi que j’en aie, une identité de dernière instance : tout ce que je voudrai, je le voudrai en tant que malade – sans que désormais il soit nécessaire de supposer extrême la nécessité du savoir médical ainsi institué en cause de mon être. Autrement dit, la conversion du personnel (qui je suis) en réel (ce que je suis), remplit exactement la fonction du passage à la limite, de la conversion de l’extrême en absolu, qu’il faut concevoir pour penser qu’on puisse ” perdre son âme “. Expliquons-le plus clairement.
L’identification subjective par le savoir, parce qu’elle assure des possibles, est corrélative de l’ouverture du monde (ici le monde médical). L’envers de la notion du monde est celle du moi : c’est le même d’être subjectivement identifié par le savoir médical et donc par le monde de la médecine, et de pouvoir dire ” moi, médecin ” ou ” moi, malade “. Les droits inhérents au savoir contribuent donc à identifier le moi. Ces droits, une formule particulière les mentionne, ” en tant que “, qui signifie l’institution subjective : on peut agir en tant que médecin, malade, militant, fonctionnaire, ou simplement homme de bon sens, et répondre ainsi à la question de son propre être, à la fois pour soi-même et pour les autres. Par ailleurs tout savoir, parce qu’on peut envisager un infime passage à la limite de sa nécessité extrême mais aussi parce qu’il peut être constitutif du moi donc du monde, est universalisable c’est-à-dire en droit déjà universalisé. Insistons sur ce paradoxe en indiquant, par exemple, que le médecin peut, en tant que tel et donc à bon droit, gouverner notre conception, notre naissance, notre alimentation, nos habitudes professionnelles, nos loisirs, notre sexualité, et même notre mort – voire nos pensées puisque certaines idées sont évidemment déprimantes alors que d’autres sont roboratives. On peut ainsi soutenir, à l’encontre de la régionalité objective de n’importe quel savoir et du caractère autocontradictoire de la notion de dernière instance, que tout est en fin de comptemédical, social, religieux, économique, mathématique, physique, psychologique, etc. : n’importe quel savoir, aussi rigoureux, trivial ou farfelu qu’on l’imagine, peut devenir une métaphysique c’est-à-dire une détermination définitive de la certitude de soi, si l’extrême de sa nécessité a basculé en nécessité absolue ou – et justement cela revient au même – s’il identifie en ” moi ” le sujet qui en relève, s’il répond positivement à la question de son être. La lèpre nationaliste et plus généralement ” identitaire “, dont nous apprenons chaque matin les nouveaux effets, est évidemment typique.
La corrélation structurelle qu’on peut reconnaître entre le couple moi / monde d’une part, et l’extrême nécessité du savoir d’autre part, imposerait-elle alors la reconnaissance d’un moi dont le principe soit dès lors l’accomplissement du savoir en justification absolue, et par conséquent la perte de l’âme ? C’est en effet ce qu’on est amené à penser quand on reconnaît à la corrélation du monde et du moi un caractère constituant, c’est-à-dire d’institution a priori de la possibilité (dans le monde du malade en tant que malade, par exemple, rien n’est possible que médicalement ; de même que tout relève a priori de la politique dans le monde du militant, etc..).
On apercevra la nécessité de cet a priori en considérant que la nécessité du savoir et la réalité du monde ne sont finalement qu’un : même l’animal le plus simple ne peut vivre, c’est-à-dire maintenir l’ouverture ontologique où il est fin pour lui-même, que depuis un minimum de savoir (s’alimenter, se déplacer…) qui soit constituant (ceci est un aliment, cela un obstacle…). On ne vit que depuis un savoir dont le monde relève a priori – et c’est d’ailleurs pourquoi il est impossible d’être athée (6).
L’identification par le savoir, c’est-à-dire le moi, enferme ainsi dans la dimension mondaine. Car si rien n’existe jamais qu’à d’abord relever du savoir, c’est-à-dire si le caractère absolu de la nécessité implique la soumission du réel à sa supposition (rien n’est qu’à avoir préalablement été possible, et la possibilité est par exemple de nature médicale, ou économique, ou religieuse, etc.), alors le monde, qui est à lui-même sa propre ouverture puisque tous les actes du monde ont comme sens d’instaurer un monde, est en même temps sa propre clôture : il est à la fois la constante institution du possible et l’interdiction ontologique de ce qui existerait sans avoir été préalablement autorisé du savoir, c’est-à-dire sans avoir d’abord été possible. Ce qui n’est pas constitué de l’a priori du savoir, c’est-à-dire de la possibilité préalable, n’est tout simplement rien pour moi, et c’est de cette impossibilité que le monde, lui-même impossibilité originelle de ce qui récuserait la possibilité, s’institue. Le monde qui comprend potentiellement tout, même l’immonde qu’une réflexion a posteriori aura donc pour tâche de réintégrer au savoir qu’il avait d’abord récusé (par exemple, il faut établir les causes économiques, historiques, psychologiques du nazisme), est alors finalisé par la nécessité originelle de récuser tout ce qui récuse le savoir, tout ce qui pourrait témoigner de son manque : non seulement montrer que tout avait des raisons, mais surtout forclore toute exigence de sens qui pourrait, à rester maintenue contre le savoir, accuser l’imposture d’une dernière instance et instituer une position d’athéisme. Seule l’impossibilité de donner consistance à la différence de l’extrême et de l’absolu autorise la notion d’une telle instance.
Or justement : toute situation est potentiellement extrême parce que rien ne peut solidement poser la limite qui empêcherait d’absolutiser l’extrême nécessité du savoir (rien ne peut justifier l’athéisme, autrement dit), et surtout n’importe quel savoir, là où il vaut, identifie en ” moi ” le sujet qu’il concerne.
Que le moi relève d’un savoir toujours-déjà engagé vers l’absolu de sa propre nécessité et donc vers l’institution du possible comme catégorie ontologique ultime (car c’est comme possible que l’étant relève du savoir), c’est ce que montre n’importe quelle détermination. On imaginera donc autant de manières de perdre son âme qui sont, comme assurances du moi, autant de manières de l’avoir déjà perdue et d’assumer comme vérité cet a priori. Il est par exemple impossible au fonctionnaire en tant que tel de prendre en compte la détresse de l’ayant-droit dont le dossier n’est pas complet, comme il est impossible au boursier de prendre en compte les effets sociaux parfois terribles de sa spéculation sur le cours des monnaies. Pareillement, il était impossible au héros du film de Jean-Pierre Melville l’Armée des ombres, d’après Joseph Kessel (7), de ne pas tuer presque à mains nues (avec un simple torchon de cuisine) un jeune homme tremblant qui s’était révélé dangereux pour la Résistance. Voilà des actes de gens qui savent ce qu’ils veulent – des gens dont nous apercevons corrélativement qu’ils savent enfin ce qu’il en est vraiment de la vie, parce qu’ils ont, dans leur acte, basculé de l’extrême d’une nécessité à la reconnaissance de son caractère absolu : un fonctionnaire qui applique le règlement parce qu’on n’est pas là pour se poser des questions sait enfin que la vraie vie est de s’aveugler ; un spéculateur qui ne pense qu’au profit sait enfin que la vraie vie est de se débrouiller au mieux dans la jungle sociale ; un héros qui fait tout pour libérer son pays sait enfin que la vraie vie est de servir un idéal. Avant, quand le basculement de l’extrême en absolu n’avait pas été authentifié d’un acte irréductible aux raisons de le commettre, ils pouvaient bien en être convaincus, ils ne le savaient pas vraiment. La différence morale n’importe pas ici : autant de savoirs de dernière instance, autant d’actes par lesquels on perd son âme – le second terme résolvant, comme existence hors-savoir, la nécessité pour le savoir qui l’autorise d’être enfin ” consistant ” au-delà de sa propre partialité. Le réel de certains actes, en faisant ” consister ” le savoir dont ils témoignent, et donc aussi le moi que ces savoirs identifient, permet d’échapper à l’impossibilité formelle d’avoir enfin raison. Enfin ces gens sont vraiment eux-mêmes.
Ainsi on perd son âme en rendant consistant, depuis l’existence, un savoir qui peut, parce que cette opération aura été le basculement de l’extrême en absolu, valoir enfin comme savoir de dernière instance. N’importe quel prix sera désormais acceptable, si d’aventure c’est le vrai dudit savoir qu’il permet de monnayer. Tout est possible alors, absolument tout, pour celui qui s’est enfin trouvé.
Le savoir, parce qu’il est toujours-déjà universalisé dans le moi qu’il identifie et autorise, est ainsi la cause négative de l’âme, si l’on pose cette dernière notion, à l’encontre des dogmatismes et des croyances de toutes sortes, dans la seule problématique de sa perte. La perte de l’âme, à effectuer l’a priori du savoir autrement dit l’institution du possible en catégorie ontologique ultime, est ainsi la réalité éthique du moi parce que sa détermination pratique est la volonté.
On s’étonnera : la conclusion n’est-elle pas trop abstraite, c’est-à-dire concevable en principe mais fausse en réalité ? Car enfin, on n’est jamais uniquement ce que tel ou tel savoir fait de nous (un malade, pour le savoir médical) puisqu’un nombre indéfini de savoirs nous concerne toujours. Celui qui vient de consulter son médecin est aussi automobiliste, contribuable, père de famille ; il sait écrire des lettres, prendre l’autobus, rendre visite à ses parents. Bref, l’indéfinie multiplicité des savoirs dont nous relevons à chaque instant serait une garantie contre chacun d’eux, s’il est vrai que l’identification subjective qui peut toujours en procéder équivaut à un passage de l’extrême à l’absolu. Concrètement, cela revient à dire que notre moi est feuilleté. Freud utilise la métaphore des pelures d’oignon.
Mais cette réflexion globalisante oublie qu’à chaque instant c’est tel savoir et non tel autre qui est imposé, et que ce qui est signifiant pour nous, comme les mots qui défilent et disparaissent aussitôt sur un journal lumineux, relève par ailleurs et à chaque fois d’un savoir et non d’un autre, d’une vérité actuelle dont le caractère momentané ne change rien à l’universalité de principe, puisque la question du moi que nous ramenons à celle de l’universalité identifiante du savoir (c’est-à-dire à la volonté : ” en tant que “), n’est pas celle du sujet toujours ailleurs que là où il imaginait se saisir. Et le disciple de Kant qui voudrait croire à un moi substantiel assurant l’unité de toutes les identifications ne ferait de toute façon que déplacer le problème d’un cran, renvoyant à l’anthropologie transcendantale une nécessité que nous aurions cantonnée dans une détermination régionale. Maintenons donc notre thèse, en insistant sur que le fait qu’elle concerne le savoir comme tel, c’est-à-dire n’importe quel savoir.
Quel que soit le savoir, quelle que soit la volonté
On sera choqué de cette généralité et surtout de sa parfaite indifférence à la question morale : si l’on considère la période de l’Occupation, par exemple, on ne pensera pas au patriote héroïque quand on réfléchira sur l’idée de perdre son âme, mais plutôt à la veulerie de ” collaborateurs ” comme ceux qu’on trouve représentés dans les romans de Modiano. On manquerait pourtant l’essentiel en rapprochant ainsi la question pratique de l’âme de celle de la morale, puisqu’on peut, à la limite, perdre son âme non seulement en se battant pour une juste cause comme dans l’exemple de l’Armée des ombres, mais encore en se sacrifiant pour elle, dès lors qu’on est vraiment ” décidé “, c’est-à-dire qu’on le fait ” sans égards pour rien ni pour personne ” (8). Et certes, on ne peut être ” décidé ” en ce sens épouvantable qu’à la condition de savoir en fin de compte ce qu’il en est vraiment de la vie ; sinon, forcément, on hésite toujours ou on s’abstient.
Mais on dira l’exemple trop évident, puisqu’il implique l’éventualité d’un sacrifice de soi et des autres pour un idéal dont l’emprise peut, en effet, avoir quelque chose d’inhumain. Il y a biens d’autres domaines, c’est-à-dire d’autres savoirs, où l’identification renvoie au contraire à l’humanité de celui qu’elle détermine. Nous ne pourrions donc pas dire que la formule de l’identification par le savoir (” en tant que “) soit toujours celle de la perte de l’âme puisque, pour relever d’un statut originé dans un savoir particulier, on ne devient pas pour autant un robot : on peut encore réfléchir, se poser des questions morales, et refuser les conduites criminelles. Rien de plus vrai. Mais alors il faut reconnaître qu’on aura abandonné le service du bien dont il était primitivement question, et par conséquent le maître (instance de vérité et de finalité, par exemple le médecin quand on est malade) auquel on était assujetti : si je refuse de bénéficier d’une greffe dont l’origine est éventuellement criminelle, c’est parce que j’aurai cessé de raisonner en tant que malade, par exemple, que j’aurai cessé de vouloir guérir ! Ce qu’on peut encore traduire en disant que c’est bien le même de parler selon son identification (” en tant que “) et de vouloir ce qu’on veut à n’importe quel prix (par exemple un crime). Répétons notre thèse : la notion du moi est celle de la perte de l’âme.
On continuera de rejeter une affirmation aussi scandaleuse ; on niera que le moi ait une nature criminelle, non pas certes dans certains cas (délinquance, etc.) mais toujours. Conclusion en effet parfaitement ridicule, en plus d’être contradictoire avec le statut réflexif du moi qui est précisément celui de la morale (9). Car s’il y a des savoirs et donc des identifications subjectives qui offrent l’éventualité, voire la nécessité-limite, de conduites criminelles, on peut en trouver d’autres qui l’excluent absolument – ne serait-ce que la morale elle-même, qui est d’abord un savoir. On pourra dès lors nous objecter non pas certes qu’il existe de bons maîtres (justement : le médecin veut le bien du malade, et c’est pour cela que la soumission qu’il réclame à bon droit amène à perdre l’âme – celle de son malade, mais aussi bien la sienne (10)), mais que la détermination de ce qui est en cause pourrait, dans des cas éventuellement peu nombreux, être telle qu’elle abolirait la sinistre nécessité que nous universalisons indûment.
Cette réponse tellement évidente repose pourtant sur un malentendu : nous ne disons pas que la perte de l’âme est la réalité morale du moi, ce qui eût été parfaitement absurde après avoir indiqué qu’on pouvait perdre son âme à faire héroïquement son devoir, mais que c’est sa réalité éthique, si l’on nomme ainsi l’ordre du destin propre, tel qu’on pourrait le représenter à partir du basculement dont il a été question en distinguant la question de ce que l’on est (un médecin, un consommateur, un être humain et même un sujet) d’une autre qui demanderait qui l’on est, et que seul un acte qu’on signerait hors de tout savoir et en récusation de tout savoir pourrait assumer (11). Mais cette mise au point reste insuffisante pour balayer l’objection : si l’idée de ” perdre son âme ” est celle d’un tort – et qu’il ait pour horizon la problématique du destin ne change rien au sens de ce terme – la mention expresse du bien moral comme objet d’un savoir particulier suffit à récuser l’équivalence que nous proposions entre elle et celle du moi, qui renvoie à l’identification par le savoir. Il faut donc la retenir, en commençant par envisager les cas qui semblent au mieux la récuser.
On a déjà pris l’exemple du patriote qui, quand il le faut vraiment, fait taire ses ” états d’âme ” et ceux des autres. D’autre part il est inutile d’examiner l’idéal de pure connaissance ou d’utilité sociale du savant, par exemple biologiste, qui doit mener ses expérimentations (12). C’est qu’il s’agit toujours de pratique, dira-t-on. Demandons alors si le pur philosophe aurait plus de chances en se contentant d'” interpréter le monde ” – après avoir renoncé à ” le changer “, puisque le savoir autorisant cette dernière éventualité imposait qu’on pût payer ” la vraie vie ” (car vivre, de ce point de vue, c’est accomplir l’humain en résorbant toutes les aliénations) d’un prix historique dont il était dès lors légitime qu’il eût n’importe quel montant. On voit bien que non, puisque ce penseur hypothétique aurait lui aussi un but ultimement ultime, et dès lors monnayable à n’importe quel prix : la possession de la vérité qu’il aurait imaginée comme étant vraiment son bien (une réponse enfin satisfaisante à la question du ” sens de la vie “, par exemple). Tout bien renvoie à la question du prix qui est indirectement celle de l’âme, dès lors qu’il figurera dans l’horizon d’une identification subjective par un savoir dont la nécessité est par là même déjà passée de l’extrême à l’absolu.
Notre contradicteur nous l’accorde et en vient à son argument essentiel, résidant en l’éventualité d’un maître qui désignerait la vertu comme le plus désirable des biens : sa possession exclurait, en quelque sorte par principe, le mal auquel nous venons de voir que la considération des autres biens menait nécessairement. Bien sûr. Mais nous-mêmes aurons alors beau jeu de lui faire remarquer que celui qui veut la vertu veut la pureté, et que celui qui veut la pureté veut la terreur ! Plusieurs discours de Robespierre sont expressément construits sur l’impossibilité de dissocier vertu et terreur.
L’exemple d’un incorruptible qui a tellement aimé la vertu qu’il a fait couler des rivières de sang dans les rues de Paris et d’autres villes (13) incitera alors notre contradicteur à radicaliser son objection en mettant l’accent non sur une vertu qui reste encore trop concrètement entendue, mais sur la nécessité formelle de la vertu, autrement dit sur le devoir qui est l’action de l’homme en tant qu’être raisonnable. L’argument butoir serait donc le suivant : il existe irréductiblement un domaine où la perte de l’âme et l’ ” en tant que ” (donc le moi) ne soient pas exactement corrélatifs comme nous le prétendons, et c’est le domaine de la conscience morale, domaine du sujet raisonnable ” en tant que ” raisonnable, de la bonne volonté. On ne perdra jamais son âme à toujours refuser de commettre une action qui serait mauvaise en elle-même, quand bien même ce serait avec les meilleures intentions matérielles, dont on peut en effet (il nous a accordé cela depuis longtemps) craindre qu’elles ne mènent au pire.
Eh bien si ! Car qu’est-ce qu’une bonne action, c’est-à-dire une action moralement méritante, sinon une action dont on ne peut pas ne pas dire qu’elle est sans âme puisqu’elle doit être indépendante des mobiles sensibles c’est-à-dire de tout souci personnel, et n’avoir pour détermination que la forme de la loi ? Kant est parfaitement clair, et il est impossible de n’être pas d’accord avec lui lorsqu’il appelle ” autonomie ” le principe moral de la volonté, et qu’il la définit par le désintéressement et l’universalité : ” L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir). Le principe de l’autonomie est donc de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir ” (14). Le principe de l’action morale est simplement que la loi soit la loi, et qu’on ne sorte pas de cette tautologie. Or n’est-ce pas précisément une telle réponse, par exemple de la part d’un fonctionnaire qu’on n’identifiera pas forcément à Eichmann, qui peut faire dire que l’administration est un corps sans âme ? La conséquence est d’ailleurs parfaitement explicite, à propos du mensonge dont Kant souligne qu’il est ” la plus grande transgression de l’homme envers lui-même considéré simplement comme être moral (envers l’humanité qui réside en sa personne ) ” (15).C’est le sens de la fameuse réponse à Benjamin Constant intitulée Sur un prétendu droit de mentir par humanité. Le principe de ce texte est forcément encore de considérer l’humanité en général, comme en effet la notion même de ” bonne volonté ” ou de conscience morale, opposée à celle des mobiles ” pathologiques “, nécessite qu’on le fasse ; et il autorise par là même une argumentation non plus seulement morale (je ne respecte pas l’humanité, c’est-à-dire le statut de fin en soi, de celui à qui je mens) mais politique (je fais en sorte, autant qu’il est en mon pouvoir, de rendre impossible la sociabilité), et même juridique (qu’un crime soit commis sur la base de mon mensonge et j’en suis pénalement responsable, alors que je ne le suis pas d’un autre qui serait appuyé sur ma véracité). Car ” le danger est ici non de nuire (accidentellement) mais en général celui de commettre une injustice, ce qui arriverait si je faisais du devoir de la véracité, qui est tout-à-fait absolu et constitue la suprême condition juridique de toute déclaration, un principe subordonné à telle ou telle considération particulière ” (16). La conscience morale est l’ultime position d’un savoir inconditionnel (” catégorique “, justement) dont tout relève en dernière instance : il s’agit toujours de faire son devoir, et cela suffit pour vivre, quoi qu’on puisse considérer par ailleurs.
Dans l’ordre du savoir moral, aucun doute n’est donc possible, et le devoir (c’est-à-dire la nécessité représentative en tant que représentative) est évident : il faut dire à l’assassin potentiel (la Gestapo) qui le demande si sa victime (une famille juive) se trouve ou non là où il la cherche. Mais celui qui agirait ainsi n’aurait pas assez de toute sa vie pour expier.
Une toute dernière possibilité se présente pourtant, et justement à partir de la critique qu’on peut faire de la pureté morale. Car pourquoi la morale conduit-elle potentiellement à la perte de l’âme, sinon parce qu’elle s’identifie à la raison qui n’est par définition concernée que par sa propre forme ? Toute la difficulté viendrait donc du refus de ce que Kant appelle le ” pathologique ” : les sentiments, au premier rang desquels l’amour. Mais alors, dira-t-on pour finir, un maître qui commanderait d’aimer, un maître dont la vérité et la finalité seraient l’amour (” la vraie vie est d’aimer “), pourrait bien nous constituer anonymement, il ne nous ferait pas perdre notre âme pour autant. A la morale défaillante, le thuriféraire du moi substituerait par conséquent cette religion très particulière dont l’ultime commandement est d’aimer : le christianisme serait le seul discours de maître n’impliquant pas la perte de l’âme.
Comment en effet des actes témoignant d’un enseignement d’amour pourraient-ils le moins du monde entraîner la perte de l’âme, c’est-à-dire équivaloir à d’autres dont l’égoïsme, la cupidité et la bonne conscience seraient les moteurs ? On rappellera d’autre part que l’amour divin s’oppose non seulement à l’amour abstrait de la vertu dont on vient de parler, mais encore à cette détermination si généreuse qu’on appelle le militantisme, combat de ceux qui ont compris où était la vérité et quel était le vrai intérêt des autres (renoncer à leurs illusions, séjourner quelques années ou quelques décennies en camp de rééducation, avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis au nom de l’intérêt supérieur, etc.), et qui entendent bien le réaliser. Car enfin la sainteté qui se trouve toujours engagée dans une action dont l’amour divin serait le principe n’est en rien comparable à l’idéal féroce de ceux qui se sont mis en tête d’apprendre à vivre à leurs semblables : c’est justement le pécheur qui est objet d’amour et de sollicitude, la ” brebis égarée ” pour laquelle ” le bon pasteur ” prend même le risque d’abandonner tout le troupeau. Si donc on ne suit l’Evangile qu’à aimer chaque être humain jusque dans la faiblesse de son péché, et qu’à reconnaître le Christ lui-même dans ” le plus petit ” d’entre les siens, alors c’est dans l’imperfection même des humains, dans leur finitude que le Christ a connue jusqu’à son point le plus extrême, que réside la vérité, et par conséquent la nécessité de l’amour. Car d’un point de vue chrétien le prochain est non pas un représentant d’un Dieu seul vraiment respectable à travers lui comme l’est l’humanité en général chez celui qui s’en tient au principe moral, mais bien le Christ en personne et ” dans sa gloire “, effectivementprésent (” c’est à moi-même que vous l’avez fait ” (17)), toujours frappé et outragé – et le plus souvent par ceux-là mêmes qui auront eu l’impudence de se réclamer de son message. Quant aux membres de l’institution ecclésiale qui se sont conduits comme des militants, par exemple en torturant et brûlant des hérétiques afin de hâter la venue du royaume de Dieu, leurs errements sont liés à des époques troublées et ne mettent nullement en cause le message évangélique. Voilà donc enfin ce qui infirme notre thèse, triomphera le contradicteur : un maître, oui (le ” pasteur ” pour le ” troupeau “), mais rien qui indique le moins du monde que l’âme, au sens non-dogmatique où nous avons décidé d’en construire la notion, soit jamais amenée à sa perte. Au contraire, même : qui suit l’Evangile ne peut, toujours en ce sens, que sauver la sienne. Le patient de notre premier exemple répondrait donc à l’offre de son médecin : ” je suis chrétien, et je refuse de sauver ma vie en commettant un péché aussi abominable que celui qui consiste à profiter ainsi de la misère d’autrui “. Et c’est en effet d’une réponse contraire qu’il aurait perdu son âme.
Certes – et d’ailleurs c’est indubitablement du souci personnel qu’il s’agit dans la sainteté, à l’encontre de l’idéal qui donne au militant tellement d’énergie et de dévouement. Mais nous poserons alors une autre question : à quidonc s’adresse la sollicitude et le souci personnel de celui qui vit selon l’Evangile ? Nous venons de le dire, et les textes sont clairs : au Christ en personne. Pourtant, objecterons-nous à notre tour, l’individu qui mendie est lui-même quelqu’un, comme le malade et le prisonnier auquel le Christ s’identifie expressément (18) : il existe, indépendamment de cette identification. Qu’en est-il alors de la charité, si c’est tel homme concret lui-même, et non pas le Christ qui en a peut-être moins immédiatement besoin, qu’on veut secourir ? Pascal est sans ambiguïté sur ce point : quand on fait la charité, il convient d’ignorer l’homme réel que l’on aide, faute de quoi c’est à lui et non pas à Dieu que serait adressée cette charité. Or, s'”il ne faut haïr que soi “, ” il ne faut aimer que Dieu ” (19). Aucun doute n’est donc permis : ” S’il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les créatures passagères ” (20).
Voilà en effet le secret de la sainteté : qu’en toute chose et qu’en tout être il aille exclusivement de l’essentiel, qui est Dieu. Aime-t-on une créature non pas pour un Autre divin qu’elle manifesterait mais pour elle-même – ce qui est aimer, tout simplement – qu’on est un idolâtre ! Telle est la réponse du christianisme : dans la religion de l’amour, aimer, dès lors que c’est à la personne concrète qu’on s’adresse et non pas à Dieu dont elle serait pour ainsi dire la présence charnelle, constitue le pire des péchés. A quoi aussitôt on nous répondrait que l’argument chrétien est justement qu’il n’y a d’amour que de Dieu, et que l’amour de la créature est, au contraire, sanctifié, puisqu’il est – qu’on le sache ou non – amour de Dieu. En effet, et cela signifie concrètement que la créature, en vérité c’est-à-dire du point de vue de l’amour, n’est simplement… rien, et que celui qui croirait l’aimer sans que son amour ne s’adresse en réalité à Dieu n’embrasserait jamais que le néant. La cause est entendue, il me semble.
Mais la raison est doctrinale, trop abstraite. Envisageons plutôt une situation réelle. S’interrogeant sur le sacrifice héroïque et sublime de Maxymilien Kolbe pour un homme dont il n’était ni le frère ni l’ami, Tzvetan Todorov qui réfléchit sur les situations extrêmes en vient à considérer qu’il l’a fait surtout ” pour proclamer sa foi en Dieu ; peu lui importe qu’il s’agisse de cet individu-là ou d’un autre ” (21) Et certes, c’est en n’importe quel homme qu’on reconnaît Dieu, dès lors qu’il souffre. Mais alors la vérité de quelqu’un, à chaque fois, est seulement d’être n’importe qui… Proclamer le contraire, c’est-à-dire aimer la personne elle-mêmeet non pas Dieu à travers elle, c’est idolâtrie ou folie, non plus dans la doctrine mais bien dans la vie chrétienne – répétons-le : amour du néant, qui est précisément la définition théologique du péché.
Or cette définition, dès lors que c’est la vie réelle qu’elle gouverne, suffit à assécher un cœur et à perdre une âme.
Comme le militant qui est toujours prêt à sacrifier sa propre vie et s’il le faut celle des autres, le saint n’est tel qu’à les effacer d’avance devant l’essentiel qui importe seul. Ainsi, Sainte Perpétue ne reniera pas sa religion, même pour ses vieux parents, son mari, son enfant. Quand on les lui amène pour faire pression sur elle, elle les rejette et les repousse : ” Eloignez-vous de moi, ennemis de Dieu, car je ne vous connais pas “ (22). Eh bien moi, je ne sais pas si Perpétue a gagné le paradis, mais je sais qu’elle a perdu son âme.
Le savoir du vrai et du bien est déjà la perte de l’âme, si généreux que soit son représentant, si louables que soient ses intentions, si élevés et sublimes que soient ses commandements, parce qu’il constitue juridiquement le moi dont il reçoit par là, c’est-à-dire depuis les droits que cette identification implique potentiellement, le statut de maître absolu : il nous assure enfin de nous-mêmes. A l’inverse, la mention du moi est implicitement l’indication d’un savoir qui, même obscur et parcellaire, quotidien et trivial, finira par tout justifier. La question de l’âme, parce qu’elle n’est pas celle d’une entité métaphysique à quoi nous devrions encore croire, est alorscelle du moi qui renvoie à la potentialité d’un tel savoir, et donc à l’éventualité toujours-déjà acceptée d’un prix sans limite. Quelle que soit la détermination qu’on lui accorde, qu’il soit glorieux ou misérable, extraordinaire ou banal, simple ou multiple, on perd son âme à s’en autoriser. C’est le même de se prendre pour soi et d’être finalement capable de tout.
Il n’y a aucune exception, jamais.
©Jean-Pierre LALLOZ
NOTES :
1 Par exemple celle des prisonniers russes qui étaient enchaînés jusqu’à ce qu’ils meurent à la poterne du camp de Ravensbrück et auxquels, non par peur et prudence mais endurcissement et insensibilité, personne ne faisait plus attention.
2 Le cinéaste Alain Cavalier, à l’occasion d’un portrait filmé qui lui a été consacré par Jean-Pierre Limosin (1995) dans la série Cinéma de notre temps, lit un poème composé par une femme qui devait mourir décapitée par les nazis : ” Je trahirai demain, pas aujourd’hui / Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles, je ne trahirai pas (…) “. Le pire est toujours possible, qui le nierait ? mais sa réalité même ne justifie pas qu’on cède sur la nécessité sans raison de la limite. Sartre remarque aussi le désespoir de ceux qui ont parlé sous la torture : ils auraient pu ” tenir ” une seconde de plus. On peut interpréter la position de cette limite (un jour, une seconde…) comme le refus d’un dernier savoir, par exemple celui qui identifierait en toute dernière instance n’importe quel vivant à sa seule sensibilité. Réalité, peut-être ; mais en tout cas pas vérité tant que la limite reste maintenue. Le désespoir est alors de les avoir, la mort dans l’âme justement, rendues vraiment identiques.
3 Comme ces ” élus ” (élus selon la radicale inhumanité de la vie au camp) dont Primo Levi nous donne les portraits au chapitre 9 de Si c’est un homme.
4 Primo Levi, Si c’est un homme, Presses-Pocket 1992, p. 212
5 On lira dans Le Quotidien du médecin du 1er Juin 1994 la lettre de praticiens inquiets de la possible origine criminelle des greffons qu’ils peuvent être amenés à utiliser – en France même, où la tradition de contrôle du domaine médical est pourtant très forte.
6 L’athéisme est par conséquent une notion éthique, si le sujet éthique n’advient qu’en récusation de la nécessité mondaine, et donc de son propre moi. On peut même dire que l’éthique est entièrement définie par l’idée de position athée, alors que le moi (et donc aussi la morale) en est l’impossibilité de principe.
7 Peut-être à cause de la justesse de la mise en scène et du talent des interprètes, la question de l’âme me paraît plus présente dans le film, pour cette scène qui se trouve aux pages 68-70 du livre de Kessel (Presses Pocket, 1995).
8Propos de héros polonais de la lutte contre le nazisme, cités par Todorov, op.cit. p. 15
9 La morale est tout entière constituée de ne pas quitter la question suivante : que dois-je faire, moi qui me demande ce que je dois faire ?
10 La maîtrise se paie en effet du prix de l’âme. On l’a toujours su.
11 Par exemple, l’écriture de La Critique de la Raison pure relevait pour Kant de l’éthique, même s’il s’est imaginé qu’elle s’imposait à lui en tant que philosophe. Car lui seul pouvait, et surtout lui seul devait la composer. L’éthique n’est assurément pas l’affaire de tous ; la morale, si – et c’est justement de cette différence que le moi trouve à se qualifier, lui qui est en même temps l’identification par le savoir et par la semblance du semblable. Perdre son âme consiste donc, éventuellement d’une manière héroïque, à récuser la notion même de l’éthique en la retournant.
12 La presse a publié récemment la photo d’une souris ” transgénique “, très prometteuse pour l’avenir de la thérapeutique : le dos de l’animal était recouvert d’une grande oreille humaine. Si l’on demande l’exemple d’un homme sans âme, il suffira de désigner celui qui a été capable d’une telle manipulation..
13 Ce n’est pas une métaphore : nous possédons une multitude de plaintes de parisiens demandant qu’on déplace souvent les guillotines à cause du sang dont les piétons ne pouvaient éviter de salir leurs vêtements, et à cause de son odeur qui rendait absolument irrespirable l’atmosphère de certains quartiers. On connaît le mot de Danton, prenant le bras de Camille Desmoulin : ” Regarde la Seine : elle coule du sang “.
14 Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs, Pléiade, t.. 2, p. 308
15 Kant, Doctrine de la vertu, Vrin 1968, p. 103
16 Pléiade, t. 3, p. 435-441 pour l’ensemble du texte.
17 Matthieu, 25, 41
18 ” Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais un étranger et vous ne m’avez pas accueilli ; nu et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et prisonnier et vous ne m’avez pas visité. ” peut-on lire en Matthieu, 25, 43
19 Pensée 476
20 Pensée 479
21 Tzvetan Todorov, op. cit. p. 93
22 Cité par Todorov, op.cit., p. 55