Les philosophes se contredisent. Et alors ?

Introduction

” La ” philosophie n’existe pas, mais seulement des philosophies. Alors qu’on peut s’autoriser du statut scientifique d’un énoncé en lui attribuant un sujet qui se confonde avec ce statut (la ” cité scientifique “, dit Bachelard), toute mention d’un énoncé philosophique est nominale : c’est de Platon, de Kant ou de Sartre qu’on tient telle parole singulière. Quand nous aurions souhaité accéder à des ” vérités ” philosophiques au sens d’énoncés idéalement cumulatifs analogues à ceux auxquels l’étudiant accède en consultant ses manuels et ses cours, les plus solides acquis doctrinaux apparaissent comme les moments d’œuvres singulières, individuellement signées et parfaitement étrangères à toute éventualité d’être collectivement poursuivies : un savant laisse des résultats que la communauté scientifique reprend à son compte et utilise pour produire de nouvelles découvertes, mais un philosophe laisse, à la manière d’un romancier alors même qu’il entendait établir des nécessités idéales, des énoncés qu’on peut bien citer mais que personne ne peut achever ni même reprendre – sauf à nommer ” philosophie ” des trivialités d’épigones. Bref, à l’encontre de notre critère spontanément réflexif, et de l’idéal de consensus qui en est inséparable, nous devons reconnaître que la philosophie continue de se présenter comme ” ce champ de bataille ” que Kant avait cru pouvoir apaiser et que Hegel avait cru pouvoir ordonner : même les tentatives réflexives qu’on désigne par ces noms illustres restent vaines, puisque leur incompatibilité force seulement le lecteur à choisir son camp en fonction d’une ” sensibilité ” dont la notion même fait injure à l’idéal d’une vérité qui serait la même pour tous ceux qui réfléchissent. Dès que l’étudiant aperçoit l’incompatibilité des positions philosophiques, sa réflexion se change en un scepticisme qu’il ne peut même pas adopter franchement (car le scepticisme n’est qu’une position parmi d’autres), ou bien elle sombre dans l’asservissement qui consiste à trouver le maître qu’on cherchait et qu’on a élu pour des raisons purement subjectives. A moins bien sûr qu’une piété particulière envers la tradition ne convertisse cette réflexion sceptique ou asservissante en liberté – qui consiste à suivre l’exemple de ceux qui ne se sont pas dérobés à l’épreuve de penser.

Pour aborder cette question, il faut prendre à bras le corps la question de la réflexion, qui la spécifie. Quand en effet nous constatons que les philosophes se contredisent, c’est parce que nous les avons considérés dans leur pluralité, exactement comme nous pouvons parler de la pluralité des poètes que nous avons lus et dont les œuvres s’ajoutent les unes aux autres. Si nous avons constaté la pluralité des philosophies, c’est que nous étions en train de réfléchir et non pas de penser, selon une nécessité qu’on peut dire circulaire puisque la pluralité elle-même est cause de réflexion. Car si je découvre que d’autres personnes ne sont pas de mon avis ou sont d’avis différents entre elles, je comprends que ce qui était pour moi la vérité même du monde est en réalité une opinion parmi d’autres, dans une infinité potentielle dont il m’importera de découvrir le critère de discrimination. En prenant ainsi conscience du caractère réflexif de la question, nous découvrons aussitôt qu’elle est insoluble : sa réponse, la ” vraie ” philosophie qui les départagerait toutes, ne sera de toute façon qu’une philosophie de plus, comme telle déjà potentiellement réfutée par un philosophe à venir. La philosophie est faite de réflexion, et la réflexion est son impossibilité même. Ce qui revient à dire que la contradiction des philosophes entre eux est d’abord, quand on s’interroge sur l’énonciation impliquée dans son évidence, celle la position réflexive au lieu même de la philosophie.

1. Irréductibilité de la philosophie à sa conceptualité

Le concept est l’élément spécifique de la philosophie. En ce sens toute philosophie est un ensemble théorique. Pourtant une philosophie n’est jamais simplement une théorie c’est-à-dire le travail d’un théoricien : c’est l’œuvre d’un philosophe.

Le modèle de la connaissance et l’universalité représentative

Les textes philosophiques appartiennent à la catégorie des textes ” argumentatifs ” et donc réflexifs. Argumenter, c’est entreprendre de convaincre un lecteur identifié à sa pure éventualité (il est ” quiconque sait lire “) de la légitimité d’une thèse non triviale, c’est-à-dire avec laquelle il est impossible d’être spontanément d’accord. Une thèse porte nécessairement sur un ” état de choses ” dont elle sera la représentation dans l’ordre du discours. De sorte que tout texte philosophique paraît d’emblée appartenir à l’ordre de la représentation : par lui des états de choses inconnus ou dont nous n’avions pas clairement conscience accèdent à la représentation, ainsi que toutes les conséquences que n’importe qui, à suivre les nécessités de leur reconnaissance, est susceptible d’en tirer. Parler de la conceptualité du discours, de l’anonymat de son lecteur et donc aussi de son auteur (car c’est seulement pour des raisons contingentes que celui-ci a saisi des réalités auxquelles les autres étaient jusque là restés aveugles), ou encore parler du statut forcément représentatif de la pensée, de l’accumulation idéale des connaissance à propos d’un objet qui sera de mieux en mieux connu à mesure qu’il sera moins arbitrairement construit, c’est tout un. Ainsi, il n’y aurait pas de différence entre la philosophie et les autres entreprises de vérité : il s’agirait toujours de dire le vrai, par définition unique, sur l’objet dont on entend assurer la juste représentation au moyen d’une construction qui soit adéquate à sa nature, ou du moins qui se soit débarrassée de tout arbitraire. Et dire le vrai, c’est ce qui s’entend selon la finalité qui définit habituellement le discours des maîtres, qui ne disent jamais le vrai qu’en vue du bien. Comme la science connaît le monde afin de donner à l’homme les moyens d’améliorer sa condition matérielle et objective, la philosophie connaîtrait la condition humaine afin de lui permettre d’améliorer sa condition spirituelle et subjective.

Caractères de la philosophie contre l’universalité représentative

La philosophie est cependant irréductible à l’universalité représentative impliquée dans cette notion de discours argumentatif. De l’extérieur, rien n’est plus évident : alors que celle-ci renvoie idéalement à l’accumulation des connaissances, chaque philosophe repart à zéro et développe ses thèses indépendamment des résultats qui pouvaient sembler acquis par ses prédécesseurs. Si l’on prend le savoir scientifique pour paradigme de l’universalité représentative, on y soulignera l’absurdité de l’idée de table rase : même l’inventeur d’une discipline prend place dans une région déjà balisée du savoir et construite sur les acquis dont elle s’assure. C’est qu’aucun savant n’invente la science, alors qu’il appartient à chaque philosophe de définir la philosophie en établissant la possibilité de son propre discours : la question du savant est seulement celle de ses objets tels qu’ils se constituent dans une méthode en droit universelle, alors que celle du philosophe est toujours la philosophie elle-même, telle qu’il la définit actuellement, dans le procès même de son écriture. Inventant littéralement sa discipline dans la fabrication de ses concepts comme il appartient à chaque peintre d’inventer la peinture dans l’agencement de ses couleurs, le philosophe, pas plus que l’artiste, n’appartiendra jamais à une communauté spécifique : à l’encontre de la science qui s’accomplit dans des congrès, rien n’est plus grotesque que l’idée d’une ” association ” ou d’une ” société ” de philosophes (imagine-ton Spinoza et Leibniz, pour prendre l’exemple d’une rencontre qui a effectivement eu lieu, s’entendre en vue de produire une commune métaphysique ?). Ainsi peut-on parler de la science en général quand la ” philosophie ” est toujours celle de tel philosophe, nommément désigné, à l’exclusion de tout autre.

Dès lors il est impossible qu’aucune proposition philosophique puisse valoir universellement, si triviale ou tautologique qu’elle soit. La notion même de connaissance philosophique n’a par conséquent de sens que pour les auteurs de manuels – c’est-à-dire que c’est une ineptie épuisée par sa seule extériorité à la pluralité des philosophies. Autrement dit et pour parodier Kant : ce n’est jamais de connaître qu’il s’agit en philosophie mais toujours de penser (par exemple la table des catégorie, pourtant facilement enseignable, n’est pas une ” connaissance ” sur quoi on pourrait s’appuyer pour développer de nouvelles découvertes, mais un moment crucial de la ” pensée ” de Kant). On reconnaît la philosophie uniquement à la singularité de son sujet, de la marque qu’il laisse sur les concepts qu’il a fabriqués – analogue à la ” marque de l’ouvrier sur son ouvrage ” dont nous parle Descartes. Ainsi le ” transcendantal “, c’est Kant et personne d’autre ; la ” monade ” c’est Leibniz ; la ” néantisation “, c’est Sartre ; la ” ritournelle ” c’est Deleuze, et ainsi de suite. Là où aucun concept n’est inventé (ni donc ” marqué “), il ne saurait y avoir de pensée c’est-à-dire de philosophie. Inversement, là où des connaissances sont possibles au moins idéalement, le sujet est anonyme puisqu’il s’agit de quiconque referait l’expérience, de quiconque referait les calculs, de quiconque se trouverait dans la même situation, bref du sujet ” en général “, n’importe qui : celui de la représentation. Ainsi la philosophie se reconnaît à l’encontre de ce qui se passe en science où chaque savant est un humain concret dont la pensée passe immédiatement à l’universel de l’humanité. Par exemple les lois de la gravitation sont le discours humain sur la nature et non pas la simple propriété, dans tous les sens du terme, d’Isaac Newton. On peut bien parler de physique newtonienne pour reconnaître le génie de l’inventeur desdites lois, cela ne compte absolument pas quand on les utilise par exemple pour construire une voiture : elles appartiennent littéralement à n’importe qui, à tout physicien, à l’humanité connaissante.

Traduisons cela par la certitude que ces lois auraient fini par être découvertes un jour ou l’autre, même si c’est évidemment d’une autre manière. Certains exemples sont encore plus flagrants : le constant développement technique de la société industrielle rend parfaitement invraisemblable pour tout le monde l’ignorance rétrospective des relations connues sous le nom d’équations de Maxwell, bien que chacun reconnaisse l’existence de ce physicien comme parfaitement contingente. Le nom propre a donc pour vérité de s’abolir dans la légitimité universelle de l’énoncé. En philosophie c’est exactement le contraire : le nom propre dit littéralement et expressément la vérité du concept (par exemple : ” vous prenez Idée au sens platonicien, ou au sens kantien ? “).

On objectera qu’on peut retrouver chez les philosophes de grandes nécessités idéologiques (par exemples la promotion du sujet individuel après la Renaissance, le projet d’une technoscience au début du 17ème siècle, les philosophies de l’histoire au 19ème, etc.), dont il est en effet imaginable qu’elles se soient réalisées de toute façon c’est-à-dire sans les penseurs singuliers qui les ont effectivement mises en œuvres. Mais justement : même si elles sont décisives et indubitablement communes, ce ne sont pas ces nécessités qui font la philosophie, puisqu’à une époque donnée on les retrouve aussi bien dans les autres domaines de la culture ! Qu’on les trouve dans la philosophie renvoie seulement à cette trivialité que les philosophes sont réels et appartiennent à leur époque, ce qui est en effet le propre de n’importe qui, alors que n’importe qui n’est pas un penseur. Ainsi serait-il stupidement réducteur d’enfermer le cartésianisme dans une nécessité ” archéologique ” ou ” historiale ” dont il relève forcément, puisqu’on nierait précisément par là qu’il s’agisse de Descartes en réduisant sa pensée à une fonction idéologique – exclusive de la pérennité d’une œuvre singulière que nous n’aurons jamais fini de découvrir.

Nous devons donc reconnaître que les problématiques conceptuelles opèrent en philosophie un mouvement inverse de celui de la science : conceptuel et donc universel à l’origine dans l’argumentation d’un penseur qui entend convaincre de la légitimité de sa position (c’est-à-dire montrer qu’elle est en droit celle de n’importe qui et non pas simplement la sienne), elles sont finalement à chaque fois un moment de sa pensée, authentifiées non pas d’une universalité dont la notion reste abstraite (tout est démontré, chez Spinoza, et pourtant ses livres constituent une œuvre et non un vérité officielle), non pas de sa ” personnalité ” qui ramènerait toute pensée à la trivialité d’une opinion particulière, mais de sa marque personnelle… En science c’est le contraire : si l’invention originelle est étrangère à la rationalité abstraite qu’on reconstruira après coup en écrivant une histoire idéale des découvertes (l’exemple paradigmatique est évidemment Newton, alchimiste dont nous faisons rétrospectivement un physicien), elle a pour vérité de rendre possible cette histoire idéale c’est-à-dire de disparaître en droit (mais certes pas en fait) dans l’universalité du progrès des connaissance. Une telle disparition est impossible en philosophie, alors même qu’elle est la vocation subjective du théoricien qui agence ses arguments de la manière la plus convaincante possible.

Que désignons-nous de cette manière, sinon l’impossibilité de réduire la philosophie à la théorie qu’elle est pourtant en fait ? Cette impossibilité, nous l’exprimons habituellement en disant que les philosophes sont des penseurs. La pensée s’oppose donc à l’universalité réflexive. Car c’est depuis cette exclusivité de la pensée à la réflexion universalisante que s’installe le malentendu : si nous sommes scandalisés de voir les philosophes se contredire, c’est parce que nous confondons la pensée et la réflexion, nous imaginant dès lors qu’il y a une subjectivité de la pensée.

2. Pensée et réflexion

La notion même de la philosophie se constitue depuis la contradiction de la pensée et de la réflexion : les philosophes sont des penseurs, et en tant que tels ne sont voués à aucune finalité qu’un autre pourrait reprendre à leur place ou après eux ; mais par ailleurs la dimension spécifique de leur travail est le concept, qui renvoie au sujet logique, à celui que n’importe qui est idéalement. Ainsi quand nous lisons leurs œuvres sommes-nous déchirés entre d’une part la singularité nominale du texte qui l’apparente à une œuvre d’art (nous le reconnaissons depuis la singularité d’une signature : impossible de confondre Descartes et Hegel, par exemple), et d’autre part l’universalité des démonstrations que quiconque doit pouvoir suivre, dont il est même loisible d’envisager la formalisation, et par conséquent que quiconque doit avoir pu écrire. Les philosophes sont des penseurs mais ” par ailleurs ” ils démontrent ce qu’ils avancent. C’est ce ” par ailleurs ” de la pensée qui définit en propre la philosophie, et qui interdit de dire simplement que les philosophes sont des penseurs (car les artistes aussi sont des penseurs, et d’une manière générale tout ceux dont la réalisation est singulière – la pensée étant cette singularité même).

La pensée n’est pas subjective parce qu’elle relève du génie

La pensée diffère de la réflexion en ceci notamment qu’elle est aveugle à elle-même quand l’autre est au contraire transparente à soi. La pensée n’est rien d’autre que la production d’œuvre, de sorte que la notion du génie en est l’équivalent objectif : à l’encontre des productions de l’artisanat et a fortiori de l’industrie, l’œuvre est ce que personne ne peut avoir la volonté de produire, si l’on appelle ” volontaire ” une action dont la cause est une représentation, autrement dit une action dont n’importe qui est le titulaire potentiel (une représentation, on peut la communiquer, puisque le ” je pense ” qui assure son unité est le même chez quiconque). Le génie, enseigne Kant, se marque dans l’impossibilité de rendre compte de ce qu’il fait et a fortiori de l’enseigner, pour la bonne raison qu’il ne sait tout simplement pas ce qu’il fait : à l’encontre du technicien ou de l’artisan, celui qui produit une œuvre ne conforme pas un matériau à un concept préalable, puisque c’est l’acte même de sa production qui est la constitution progressive d’un concept qui n’apparaîtra que par après. La question de la philosophie est donc celle de la tension d’un génie qui se définit précisément de s’ignorer lui-même et d’une réflexion qui se définit tout au contraire d’être présence subjective à soi et savoir de ce qu’on fait.

La pensée est solitude absolue, la représentation est communication

La notion du génie est celle de la plus haute solitude. On ne pense jamais que seul, alors que l’universalité représentative, c’est-à-dire communicable, fait de chacun un représentant d’une même humanité. Seul, cela ne signifie pas simplement ” sans les autres “. Car on n’est habituellement pas seul quand on travaille, parce qu’on est au moins avec soi-même et qu’on sait ce qu’on doit faire. Seul, cela signifie donc d’abord ” sans soi “. Et la pensée, si on l’oppose de ce point de vue à la réflexion, ne se fait jamais que sans celui qui pense. Mais cela exige encore une condition, qui est l’extériorité au savoir. En effet : on n’est jamais aussi seul qu’en présence d’une personne qui souffre et pour laquelle on ne sait pas quoi faire (le médecin n’est jamais seul au chevet du malade). On n’est donc vraiment seul que ” sans soi ” et ” sans le savoir “. A contrario l’universalité représentative ne fait qu’un avec la communauté humaine qui consiste à être idéalement avec tous les autres, donc avec soi, donc avec le savoir qui assure de la semblance (ainsi la médecine assure n’importe quel médecin d’être bien le semblable de ses confères, et d’appartenir à la communauté médicale) ; elle s’oppose à la pensée qui ne se fait jamais qu’au lieu de plus haute solitude : sans les autres, sans soi-même, sans le savoir. Les expressions de génie et de plus haute solitude sont équivalentes. Revenu avec soi, potentiellement auprès des autres, et en sachant se qu’on fait, on peut apercevoir après coup qu’on pensé, et réaliser qu’une idée, née où là nous étions trop seuls pour nous y rencontrer, vient de nous apparaître. Il est impossible penser présentement c’est-à-dire communément.

Le génie n’est pas une nature mais une décision philosophique

Voulant rendre compte de ce paradoxe du génie, Kant a recours à la notion de don naturel : dans l’œuvre ce serait la nature qui se donnerait à elle-même ses propres règles, des règles en quelque sorte supplémentaires par rapport aux lois dont elle est à proprement parler l’universalité. Or nous refusons cette thèse pour la raison éthique qu’elle met sur le même plan d’indifférence et donc d’innocence le créateur qui invente et donne un univers, et l’homme ordinaire qui, en tant que tel, a trahi la promesse que tout enfant est originellement pour les autres et pour lui-même. Mais la raison éthique devient théorique quand nous opposons la pensée et la réflexion, mettant l’accent sur l’impossibilité que la pensée soit accomplissement conscient d’une subjectivité qui se saisit elle-même. Car la pensée est ou bien un pur effet de nature (le génie comme ” don ” naturel – aussi inerte et stupide que la chimie des chromosomes), on bien un acte éthique, une décision originelle au sujet de l’existence et de la vérité dont toute réflexion doit préalablement s’autoriser – puisque c’est sa définition même d’être seconde et de prétendre, comme certitude apodictique d’une existence identique à la légitimité de sa propre saisie, valoir universellement. Ainsi peut-on reconnaître l’extériorité de la pensée et de la subjectivité sans en faire une réalité objective (un inconscient de troisième personne) mais bien au contraire en reconnaissant qu’elle est, contre la subjectivité, la réalité même du sujet personnel : une décision déjà philosophique (dont la conséquence peut éventuellement être de mépriser la philosophie – car c’est d’abord sur l’existence et la vérité que se décide la possibilité réflexive ou le refus de mettre en thèse l’existence et la vérité…). Autrement dit la pensée renvoie à l’antériorité première que la subjectivité et les représentations supposent toujours, ne serait-ce que pour s’admettre elles-mêmes en tant que possibilité représentative de soi et des choses.

La pensée est l’antériorité au ” je pense ” de la réflexion, qui la trahit

Le ” je pense ” de la représentation, on peut dire qu’il est inséparable du savoir qui conditionne la recognition de l’objet dont il assurera l’unité. De sorte que c’est le même de situer la pensée en extériorité au savoir qui doit forcément relever d’elle à cause de ses nécessaires présupposés sur l’existence et sur la vérité, et de l’entendre préalablement au ” je pense ” qui doit toujours pouvoir accompagner nos représentations. La pensée est ce préalable à la subjectivité qui ” par ailleurs ” est la dimension explicite de la philosophie, discipline réflexive d’élaboration de concepts. La réflexion, c’est donc la position ” je pense ” comme manque de la pensée (il vient un instant trop tard), comme forme universelle (le concept, précisément) d’une reprise sans singularité (le sujet de la réflexion est toujours le même chez tout le monde) qui devra dénier, c’est-à-dire trahir, l’originalité philosophique de sa propre décision. Car tout savoir repose sur une décision implicite concernant la vérité et l’existence, décision qui est forcément un acte de pensée et non pas de représentation puisqu’il s’agit là des notions primitives que toutes les autres impliquent dans leur compréhension. Ainsi peut-on dire qu’il n’y a de réflexion qu’en trahison d’une originalité première, celle de la pensée, dont elle est à la fois l’indication et le déni : elle en est l’indication parce qu’on ne réfléchit qu’à se supposer avoir raison et non pas tort de réfléchir – ce qui renvoie bien à une compréhension de la vérité et de l’existence qui doit être originale (car on ne peut se conformer qu’à s’autoriser d’une définition non conformiste de la légitimité de le faire) ; et d’autre part elle en est le déni puisqu’on ne réfléchira qu’à s’identifier à un sujet universel et anonyme (ce que je trouve en réfléchissant, c’est exactement ce que n’importe qui trouverait à ma place), alors que la légitimité de le faire était forcément singulière puisqu’elle était originale. La réflexion trahit la pensée, non pas au sens inepte où l’universalité des concepts de rendrait pas compte d’on ne sait quelle singularité subjective ineffable et précieuse (c’est-à-dire médiocre), mais au sens où la réflexion et la génialité s’opposent, puisque celle-ci ne s’entend que de la marque personnelle quand celle-là épuise sa validité dans l’éventualité rétrospective d’avoir été menée par quiconque.

La secondarité fait de la réflexion l’après-coup de la pensée

L’antériorité de la pensée sur la réflexion, dès lors identique à sa propre secondarité, nous permet par contraste d’en donner une caractérisation négative. Alors que la représentation obéit à une temporalité de la fin (c’est toujours du préférable qu’il s’agit en toute représentation : il faut qu’elle soit la plus juste possible, la plus conforme, la plus utile, etc.), celle de la pensée obéira forcément à une temporalité de l’après-coup dès lors parfaitement indifférente à toute finalité. D’un penseur, il importe seulement qu’il ait pensé, sans qu’à la limite on ait même à se demander à propos de quoi, ni si ses pensées ont abouti. Ainsi réalise-t-on consciemment ce qu’on était en train de faire – et cette réalisation est le travail proprement dit (par exemple le geste du peintre qui pense avec ses mains n’advient à la conscience qu’à mi-course, déjà trop engagé pour être arrêté) – ce qui revient à dire que ce qu’on se représente avoir déjà fait est la conscience même qu’on a de le faire. Un moment réflexif est indéniable mais il n’advient que ” par ailleurs “, dans une présence qui est celle de la subjectivité qui ” réalise ” en elle un instant trop tard ce qui s’est fait sans elle. Tel est le rapport de quasi-antériorité que la pensée entretient avec la réflexion : la secondarité de celle-ci fait de son présent le passé toujours échappé de celle-là, et c’est la finalité inhérente à la nécessité représentative qui convertit en temporalité mondaine l’aberrante antériorité de la pensée.

La pensée exclut la substitution que la réflexion nécessite

Le sujet de la réflexion est le même chez tout le monde, puisque réfléchir consiste précisément à prendre une position de substitution indéfinie : si ce que je dis est vrai, cela signifie que n’importe qui à ma place serait arrivé à la même conclusion. A la réflexion il appartient donc constitutivement de valoir pour n’importe qui (un argument, dès lors qu’il est correctement construit, vaut pour quiconque même si je suis momentanément seul à le connaître), tandis qu’à la pensée il appartient d’être singulière, puisqu’elle a toujours lieu ailleurs que dans la subjectivité qui se confond avec la possibilité même de la substitution (si vous étiez à ma place vous seriez moi). Là où la substitution est possible, il n’y a pas de pensée, et c’est d’ailleurs le critère qui permet de la reconnaître : si difficile et soigné que soit un travail, il est pure médiocrité si quelqu’un d’autre, en réalité ou idéalement (après un apprentissage aussi long qu’on voudra), peut le faire à notre place. On le voit très bien dans le domaine artistique : la réalité de l’œuvre ne tient paradoxalement pas à l’œuvre elle-même comme le montrent certains cas limites (les monochromes, les ready made, etc.), mais uniquement à l’impossibilité de la substitution pour son auteur. A l’encontre de la singularité de la pensée, la duplicité de la réflexion fait ainsi de son sujet ce qu’on appellera un ” clone de principe “, un simple ” représentant ” de l’humanité qui dès lors est seule à compter, puisque réfléchir consiste à poser dans l’universel c’est-à-dire à s’en tenir à ce que n’importe qui, les données du problème étant ce qu’elles sont, aurait raison de poser.

La trahison réflexive laisse le savoir instituer le sujet anonyme

Le concept est réflexion c’est-à-dire subjectivité, et c’est une subjectivité dont le savoir est non seulement le principe mais la réalité. En effet, tout concept l’est d’un objet, de sorte qu’il est toujours-déjà le fait du savoir de cet objet, lequel fait est la subjectivité elle-même. Je n’ai par exemple le concept de table qu’à savoir qu’il y a des tables (au moins possibles) et surtout qu’à savoir ce que c’est qu’une table : le concept est ce savoir même. On voudra préciser par un ajout : c’est ce savoir, en tant qu’il est le mien. A quoi nous répondrons que c’est l’inverse qui est vrai : qu’est-ce que la première personne du concept, sinon la réalité même du savoir ? Quelle réalité a la médecine, par exemple, sinon le regard du médecin et sa prescription ? Ainsi dire que le concept est le savoir (en tant qu’il est mien c’est-à-dire seulement effectif), ce n’est pas seulement renvoyer au savoir de l’objet mais encore à la production du sujet dans ce même savoir. Ce sujet, on peut dire qu’il est transcendantal ou que c’est ” n’importe qui ” parce qu’il se confond avec la conceptualité, le fait que l’objet soit un objet ; il n’est pas un sujet possédant le savoir de manière contingente, mais il est ce savoir même en tant qu’il s’effectue et en tant que l’effectuation du savoir se nomme subjectivité. Car si je puis dire ” moi “, ce n’est pas parce que mon existence me serait naturellement et miraculeusement donnée, mais c’est parce qu’un certain savoir s’effectue (on vient de prendre l’exemple de la médecine ; concrètement il suffit de prendre le savoir toujours surdéterminé impliqué dans chaque situation). L’autoposition du concept n’est pas un effet de l’effectuation du savoir, mais il est cette effectuation même, comme on le reconnaîtra en prenant n’importe quel exemple de savoir. Et si l’on imagine à la limite une position pure de soi, c’est simplement qu’on envisage de ne s’autoriser que d’un savoir formel, celui des concepts les plus généraux qui peuvent valoir pour un objet en général et que Kant appelle les catégories. La subjectivité liée au concept est donc subjectivité constituée juridiquement dans et par le savoir : il est impossible que j’opère la recognition de cette simple table sans avoir implicitement conscience de le faire et sans que cette conscience ne soit intrinsèquement légitime, pour le savoir, puisqu’elle en est sa réalité même. Au savoir il appartient donc de produire un sujet réflexif, celui du concept et de la recognition qui se définissent précisément de valoir pour quiconque actualisera ce savoir, et ainsi d’être réflexivement décrété légitime (par exemple : ” n’importe quel médecin vous dirait ce que je vous dis… “). La légitimité du concept n’est rien d’autre que la réalité du savoir.

En quoi on peut aussi bien dire que le ” je pense ” n’est rien, dans son évidente légitimité, que l’indice de la trahison de ce ” je ” qui ne ” pense ” qu’à être non plus sa nécessité mais son impossibilité.

La trahison de la pensée par la réflexion est institution de la finalité

Le savoir n’existe qu’à ” oublier ” la pensée dont il procède nécessairement et qui, de statuer sur la vérité et l’existence, devait être originale. Cet oubli, trahison du singulier dans un discours tenable par n’importe qui, on peut aussi bien dire qu’il est le fait d’une figure qui s’appelle le maître. Celui-ci n’est pas quelqu’un mais une instance nécessaire. Le maître, ” celui qui dit le vrai en vue du bien “, est la structure nécessaire de tout savoir qui est savoir de quelque chose et qui s’accomplit au minimum dans la constatation légitime de son objet. C’est donc toujours au profit du maître que la pensée est trahie par la réflexion. Et certes, quand je réfléchis, je veux penser ce que le maître penserait et surtout faire ce qu’il ferait (d’ailleurs la réflexion, pratiquement, s’accomplit dans un seul idéal qui est celui de la maîtrise). Et puis la représentation est forcément intentionnelle c’est-à-dire finalisée. En ce sens, nous accordons que la finalité appartient au concept, et que la conceptualité du discours philosophique l’institue dans ce cadre (au minimum : on veut résoudre le problème qu’on s’est posé, de sorte que chacun de ses moments n’a de réalité que comme finalisé dans la solution dont on a posé l’exigence). Dire que la pensée est étrangère à toute finalité, à l’encontre de la représentation qui n’est rien d’autre que la mise en place de la finalité c’est-à-dire du discours du maître (rappelons que la finalité est la causalité par la représentation, justement), c’est par conséquent dire que la pensée, indifférente à toute maîtrise, est par là même étrangère aussi à toute possibilité, puisque la position d’une fin ne fait qu’un avec la détermination du reste comme moyen. En ce sens, on ne ” peut ” pas penser (il suffit d’essayer pour s’en convaincre !). Ainsi le travail du penseur n’est-il que sa propre étrangeté quand la réflexion de n’importe qui est sa propre évidence. Se placer du point de vue réflexif, c’est avoir décidé au fond de soi d’être autant que possible le clone du maître et donc de n’importe qui – puisque c’est de l’universalité de sa position (qu’elle soit valable pour tous) que le maître tient son autorité et qu’il veut finalement que tout le monde lui ressemble.

3. La philosophie comme tension entre pensée et réflexion

L’ordre de la finalité réflexive, c’est tout simplement la vie, puisqu’un vivant est un être dont le but est d’être, et qui se rapporte à ce but qui est lui-même par la médiation de choses (nourriture, environnement…) dans lesquelles il est seul à compter (si je mange une salade, ce n’est pas la salade qui compte – même si elle importe par exemple dans son goût ou sa teneur en vitamines – mais moi !). Exclusive à la finalité et à la représentation, la pensée l’est donc à la vie. Comme pensée la philosophie se fait donc au lieu de la mort. Et en effet : si on demande en quoi consiste le savoir dont chaque philosophe est le producteur, on dira que c’est le savoir de quelqu’un qui aurait finalement compris la vie, ce qui ne se peut par définition que du point de vue de la mort. Mais toute pensée a la mort pour lieu naturel, puisqu’à l’instant où elle sort des mains de son créateur, l’œuvre vaut par elle-même et non pas comme son expression : alors que n’importe qui s’exprime en faisant n’importe quoi c’est-à-dire en vivant, on ne pense qu’à produire une œuvre en quoi l’existence est seule à compter (ce qui compte, par exemple dans la Joconde, ce n’est pas que ce tableau soit ressemblant ou qu’il témoigne de son époque, c’est seulement qu’il existe). Dire que l’œuvre (la pensée comme réelle) n’a pour vérité que d’exister (et non pas de représenter, ni son objet ni son auteur), c’est dire que celui qui l’a signée est comme tel quelqu’un de mort. C’est pourquoi il est ” impossible ” de penser, pour un vivant : on peut seulement produire des représentation dans sa tête qui ” exprimeront ” des particularités psychologiques.

 La philosophie est l’unité problématique de cette contradiction de la pensée et du savoir, et donc de la mort et de la vie (car vivre, c’est savoir – savoir au moins respirer, se nourrir…), telle que l’idée d’une œuvre conceptuelle peut la figurer. Ce qui signifie à la fois qu’elle est sa propre possibilité puisqu’on peut se poser des questions d’ordre général (n’importe quel lecteur a le sentiment qu’il aurait pu se poser les questions qu’il est en train de lire), et en même temps qu’elle n’est rien d’autre que l’impossibilité de sa propre possibilité (il faut être Kant pour écrire la Critique de la Raison pure). Autrement dit c’est toujours d’un concept inouï, c’est-à-dire d’une compréhension impossible des choses parce que l’universalité de la compréhension est entée sur la singularité du nom propre, qu’il s’agit chez celui qui fait œuvre de philosophe. Voilà l’essentiel, en effet : que la philosophie, accomplie dans l’œuvre (autrement dit dans la génialité entendue comme ce que personne n’a la possibilité de produire), soit l’impossibilité même de la possibilité qu’elle est pourtant ” par ailleurs “.

Seul le survivant pense et la philosophie est son discours

Il faut donc concevoir le rapport qu’il y a entre la mort qui assure seule le nom d’être propre (un vivant n’a pas de nom propre : il n’a qu’un nom de famille et un prénom c’est-à-dire une place) et la compréhension qui, en tant que telle, est l’acte d’un vivant. Cette question peut être rassemblée dans une seule notion : la philosophie est le discours du survivant en tant que tel – de celui dont la pensée vient d’un lieu dont lui n’est pas revenu, en même temps qu’il est discours de l’humain en tant qu’humain (ce qui signifie donc que tout humain est, comme tel, un survivant et que ceux qu’on appelle les survivants sont des paradigmes d’humanité).

Dire qu’il n’y a de pensée qu’à être mort, et de pensée que de sa propre mort, c’est dire que la pensée n’a pas d’objet puisque la mort n’est rien. Ainsi nous comprenons ce que nous avons reconnu plus haut : l’exclusivité de la pensée à la finalité, qui caractérise au contraire la représentation. D’un autre côté, pour penser il faut être vivant – ” par ailleurs “, puisque c’est à l’encontre de la réflexion, donc relativement à elle, que la pensée s’entend toujours ; de sorte que la pensée s’entend en réalité comme des brèches dans la nappe représentative de la réalité : on ne pense qu’au lieu de l’irreprésentable, dans une impossibilité locale de la vie qui est toujours compréhension finalisée des choses. Ce lieu, on l’appelle ” marque “.

Le statut de la marque, reste de l’épreuve (et l’épreuve diffère de l’expérience en ceci qu’on n’en revient pas, comme le lycéen ne revient pas du baccalauréat qui est le premier des grades universitaires), en tant que le lieu exclusif de la pensée, renvoie à l’exclusivité de la pensée et de la représentation. L’expérience, qui enrichit alors que l’épreuve marque, est bien au contraire l’ordre même de la représentation, à la fois parce qu’elle est une mobilisation de savoir s’accomplissant en un surcroît de savoir à propos d’une réalité extérieure, et aussi parce qu’en tout ce dont je fais l’expérience, c’est uniquement de moi qu’il va. Rien ne compte que le sujet, dans l’expérience, puisque c’est justement à son statut de sujet pour l’expérience que la réalité des choses est évaluée : il se la représente. Il n’y a donc jamais de pensée de l’expérience mais seulement de l’épreuve. C’est l’épreuve seule qui donne à penser quand l’expérience donne à savoir – et on ne pense que là où l’on ne sait pas. Ce qu’on peut entendre de plusieurs manières (pédagogiquement, par exemple : sauf à s’enfermer dans l’imposture et le mensonge d’identifier la pensée aux connaissances d’histoire de la philosophie, on ne peut faire cours que sur ce qu’on ignore, ainsi que le rappelle Deleuze), mais dont le principe est toujours le même : si l’on ne sait pas, c’est qu’on n’est plus là pour avoir su. Et cette temporalité paradoxale n’est rien d’autre que la description de l’épreuve, qui ne serait pas une épreuve mais une expérience (éventuellement pénible) si l’on était encore présent après l’avoir vécue. Ainsi reconnaissons-nous que toute épreuve est une mort locale : on n’en est pas revenu, mais ” par ailleurs ” la vie continue, qui est l’ordre même de la représentation. Traduisons donc : il n’y a jamais de pensée que locale (” par ailleurs ” tout penseur est un médiocre, identifié comme n’importe qui au sens de sa situation) et s’il n’y a jamais de représentation que de sa propre vie, il n’y a jamais de pensée que de sa propre mort. Toute pensée est donc forcément le fait d’un survivant. La question de la philosophie devient celle du rapport, précisément constitutif de la ” survie ” (être mort en un certain lieu, mais être vivant ” par ailleurs “), que la représentation entretient avec la pensée, et par conséquent la vie avec la mort locale.

Bien sûr, ceci est la condition humaine en général : nous venons tous au moins de l’épreuve du langage, dont aucun d’entre nous ne s’est jamais remis. Comme vivants, nous avons dû cesser d’être afin de pouvoir survivre : nous sommes désormais celui dont les autres parlaient autour de nous, celui dont ils déniaient l’inhumanité première en attendant de lui des réponses et des demandes. C’est pourquoi on peut dire que la condition de ” survivant ” est paradigmatique pour l’humanité en général : un survivant est toujours une personne qui a dû cesser d’être ce qu’elle était pour faire de la vie commune une éventualité envisageable. Or on ne survit qu’à avoir dû céder sur sa singularité, d’une manière dès lors forcément coupable. Ainsi l’accidenté qui passe de longs mois sur son lit d’hôpital ne survivra qu’à la condition d’avoir été ce cas médical dont les médecins discutaient autour de lui. Et s’il préserve une partie de lui-même (par exemple c’est un intellectuel qui aime lire), la nécessaire identification lui paraîtra non-vraie, factice malgré son caractère indispensable, et alors le combat est perdu d’avance (Primo Levi note que ceux qui voulaient maintenir l’idée de leur propre dignité, par exemple en refusant de mentir et de voler, restaient vivants tout au plus quelques semaines). Ainsi tout survivant est-il coupable envers lui-même, et il l’est aussi relativement à ceux qui n’ont pas survécu (c’est le sens de son tout dernier livre : les Rescapés et les Naufragés) parce que ce sont ceux qui, dans son esprit et parfois dans la réalité, n’ont pas accepté de devenir ces fonctions anonymes que la réalité exigeait qu’ils fussent. La mort est le lieu de la pensée et l’espace représentatif est ouvert par cette culpabilité spécifique. De sorte qu’on peut prendre la situation de survivant pour paradigme de la philosophie, qui est pensée, c’est-à-dire mort, dans un espace de représentation qui n’est pas simplement celui de l’effectuation du savoir (pas simplement la subjectivité) mais qui comme espace est bien une différence de soi à soi, une culpabilité d’avoir été ce qu’il fallait être pour vivre – à savoir précisément des humains.

Loin d’être une nature, l’humanité est une faute et c’est depuis sa reconnaissance que la philosophie advient, qui en est la prise en charge (puisque le philosophe tient le discours que l’humanité même tiendrait, si elle était quelqu’un et non pas une condition).

l’écriture : singularité de la pensée et universalité de la réflexion

Le concept (qui vaut pour quiconque) est la trahison de la pensée (l’œuvre singulière) au sens où le créateur n’advient au concept de son œuvre que quand elle est terminée, alors que le concept se constitue a priori pour assurer la recognition des chosesLa question de la philosophie est celle de l’unité pensante de ce moment (une œuvre, faite de concepts).

Ce paradoxe gouverne l’écriture philosophique, inséparable d’une présence à soi, d’une quasi-réflexion, qui est sa conceptualité même. Même celui qui est habitué à la production philosophique ne cesse d’être étonné de ce hiatus entre le fait que les idées lui ” viennent ” toutes seules et le fait qu’il est présent à lui-même quand elles surgissent sous sa plume – mais à chaque fois trop tard d’un instant. Temporalité d’un après-coup quasi instantané. Plus généralement, l’écriture résume à elle seul le paradoxe, en ceci qu’elle est presque instantanément prise de conscience et lecture : l’acte d’écrire est non subjectif puisqu’il est intransitif (on n’écrit pas une idée : on écrit, tout simplement), mais écrire c’est aussitôt lire ce qu’on est en train d’écrire (c’est prendre conscience de ce qu’on était en train de penser), et la lecture relève de l’universalité représentative qui, elle, est transitive (son sujet est ” quiconque sait lire ” devant une idée qui serait dès lors son objet). Même proférée oralement, la philosophie n’existe que comme écriture, où s’unissent dans le même instant la singularité intransitive d’avoir pensé et l’universalité transitive d’avoir présentement conscience d’avoir pensé. Le texte est donc sa réalité spécifique : objectivement, la philosophie est un genre littéraire – ordre d’un certain type d’œuvre, à ceci près que la narration qui apparie dans un roman la pensée à la représentation est remplacée par le savoir (un texte démontre quelque chose, il ne raconte rien).

En philosophie, la pensée est ce qui compte et la réflexion ce qui importe

Comme la pensée s’entend à l’encontre de la subjectivité (on constate que les idées ” viennent ” sans avoir été présent à leur élaboration) et que celle-ci se définit par son universalité anonyme (ce qui vaut pour ma subjectivité vaut pour quiconque serait à ma place), les deux caractères de la pensée qui sont la singularité et l’extériorité à soi n’en font qu’un seul dans l’activité philosophique. En d’autres termes, l’extériorité à soi et la singularité du sujet sont le même, et c’est comme subjectivité débordée de sa propre antériorité que ce sujet éprouve cette étrangeté. L’épreuve de cette étrangeté est le travail proprement dit : on est conscient et à chaque instant, quand les idées naissent sous la plume, on doit admettre qu’on ne l’était pas l’instant d’avant, alors qu’on n’a jamais cessé de l’être (c’est ce paradoxe temporel qu’on exprime en disant que la pensée est impossible : dans le temps il n’y a pas de place pour elle). Ainsi opère-t-on une distinction qui se confond avec la temporalité très particulière du travail philosophique, lequel est scindée entre la temporalité toujours passée de ce qui compte (l’extériorité singulière : la pensée qui vient juste d’avoir lieu et qui n’a pourtant jamais été présente) et celle, toujours présente et ouverte à l’avenir, de ce qui importe (la présence à soi, la réflexion toujours finalisée vers le savoir qui résoudra le problème). Du premier moment relève donc la pensée proprement dite et par conséquent le statut d’œuvre de ce qu’on est en train de faire (on accumule des démonstrations en l’on comprendra ensuite que l’œuvre était ainsi en train de s’élaborer) ; du second moment relève l’argument en tant que tel et donc le statut de savoir. La philosophie se définit dès lors par cette scission temporelle : en elle la pensée toujours passée est ce qui compte, la réflexion toujours présente et ouverte à l’avenir est ce qui importe. Elle est donc intrinsèquement faite de la différence temporelle entre ce qui compte et ce qui importe.

Telle est la réalité du texte philosophique, également pour le lecteur. Par exemple si je lis une démonstration de l’existence de Dieu, il importe que je comprenne chaque argument et le texte est une sorte de roman policier dans la hâte que j’ai d’arriver à la résolution. Mais une seule chose compte : pendant toute cette lecture attentive aux idées, c’était un texte de Descartes que je lisais – en face de quoi les arguments comme consistance du texte et Dieu comme objet du texte ne comptent absolument pas (sur l’île déserte, par exemple, je n’emmènerai pas un texte sur Dieu mais un texte de Descartes).

Subjectivement cette différence est également évidente. Quand on travaille, on pose des arguments dont il importe au plus haut point qu’ils soient corrects et satisfaisants pour l’esprit. Mais on voit bien que cela n’est possible qu’à la condition d’avoir des idées c’est-à-dire d’avoir pensé et donc d’avoir déjà été en train d’élaborer une œuvre, puisque l’exclusivité de la pensée et de la subjectivité interdit que cette activité soit jamais présente.

Comme œuvre aussi bien que comme statut subjectif, la philosophie n’est rien d’autre que ce hiatus temporel de ce qui compte (la pensée – donc la signature et l’existence) et de ce qui importe (la réflexion – donc les arguments et la finalité). Ainsi quand on pose une équivalence entre les termes de philosophe et de penseur, on le fait en ne considérant dans la philosophie que ce qui compte. Mais ce qui compte est toujours en rapport avec ce qui importe ; de sorte qu’il est réducteur de simplement identifier la philosophie à la pensée en déniant cette vérité de deuxième degré (cette nécessaire réflexion) que l’important, en tant que tel, est ce qui compte dans la spécificité de chaque domaine (ce qui compte, dans la spécificité de la philosophie relativement aux autres domaines du génie, c’est qu’elle soit production et agencement de concepts, exactement comme la peinture est production et agencement de moments chromatiques, etc.).

Compter / importer : le paradoxe de la ” recherche ” en philosophie.

Pour montrer la scission entre ce qui compte (l’œuvre) et ce qui importe (les arguments), il suffit de réfléchir à la notion de recherche en philosophie, qui est une sottise du premier point de vue, et une évidence du second point de vue.

Contrairement à un physicien, un philosophe n’est pas un ” chercheur “, ou plus exactement il ne l’est que ” par ailleurs ” : il n’est pas l’homme qui apporte aux autres des solutions aux problèmes qu’ils n’avaient pas su ou pu résoudre, puisqu’il ne traite jamais que les problèmes qu’il pose lui-même (et c’est de constater comme réels les problèmes qu’il a posés qu’il va chercher leur solution), alors qu’un chercheur travaille à des problèmes qui sont au moins idéalement ceux de la communauté scientifique. Sans communauté au moins virtuelle des problématiques, on ne peut pas parler de recherche, dont la notion s’inscrit toujours dans l’idée d’une accumulation idéale des connaissances et de résolution progressive des difficultés. C’est la même chose de dire qu’un philosophe n’est pas un chercheur et de dire qu’un philosophe ne peut pas avoir de disciple, puisqu’être disciple consiste à avoir trouvé son maître c’est-à-dire à ne pas penser et donc à n’être concerné en rien par l’activité philosophique (par contre il a des héritiers, comme Spinoza pour Descartes, ce qui est tout différent). D’un autre côté, et précisément parce qu’il travaille à la résolution de problèmes qu’il s’est posés, on ne peut pas nier qu’il y ait une finalité de l’activité philosophique : la résolution du problème est le critère subjectif de la durée du travail, du terme qu’on mettra au livre qu’on est en train d’écrire. D’un côté le travail est exclusif de toute finalité, de l’autre il est finalisé. A l’œuvre en tant que telle, la finalité ne peut appartenir, ni par conséquent la ” recherche “. Ainsi l’idée de savoir si un texte philosophique nous représente bien le monde tel qu’il est n’a-t-elle de sens qu’à la condition que nous nous soyons aveuglés à son statut d’œuvre, pour la rabattre sur l’universalité représentative dont, en effet, n’importe qui est capable. Si donc je décide que les Méditationsne sont pas une œuvre, autrement dit si je veux faire de Descartes non pas un penseur mais un chercheur, je réduirai ce texte au traitement d’un problème ” objectif ” qu’on pourrait formuler en partant des indications finalistes qu’ils donne lui-même : assurer les bases du savoir dont l’amélioration de la condition humaine a besoin. Et dans un tel cadre, en effet, les philosophes ne sont pas d’accord. En quoi ce ne sont pas les philosophes qui ne sont pas d’accord, mais les ” chercheurs ” qu’ils sont ” par ailleurs “ : là exactement où ils ne pensent pas mais où ils réfléchissent, dans la dimension réflexive de leur travail,en indifférence à une pensée qui a toujours eu lieu avant qu’ils ne la réalisent.

Le mot de Picasso s’impose absolument, qui dit la réalité temporelle de la pensée : ” je ne cherche pas : je trouve “. Et par exemple on peut chercher pendant un million d’années, on ne trouvera pas l’ordre transcendantal. Pour cela, il faut s’appeler Kant – auquel cas on ne l’aura pas cherché mais rencontré depuis toujours. C’est pourquoi toute philosophie est nécessairement élaboration du problème de l’origine. Dire cela, c’est rappeler la corrélation de la pensée et de la vérité, à l’encontre de la représentation qui a le savoir comme but. C’est en effet ce que signifie l’impossibilité d’admettre qu’il y ait des connaissances philo-sophiques : ne donnant lieu à aucune continuation qu’on pourrait juger en termes de meilleure adéquation ou de plus grande rigueur, un concept qui passait pour faire connaître un objet préexistant devient un moment, éventuellement crucial, de la seule pensée de son inventeur (qu’elles ne donnent lieu à rien de cumulatif ne signifie pas qu’elles ne seront pas réinventées dans un autre moment de la tradition, qui est à chaque fois réitération de l’origine). La réalité d’une philosophie réside dans son originalité : qu’en elle il s’agisse bien de l’origine, lieu de la pensée si l’on accorde la corrélation de la pensée et de la vérité, lieu dont le savoir est à la fois l’indication temporelle (en tant qu’il n’advient jamais que par après) et l’occultation (pour le savoir il n’y a pas d’origine mais un commencement). Le ” je trouve ” se fait au lieu de l’origine, et pourquoi il est toujours antérieur au ” je cherche “, qui dès lors n’est plus que sa propre vanité : c’est à l’instant où j’allais commencer à chercher, j’ai compris avoir trouvé depuis toujours.

Pensée : les contradictions importent mais elles ne comptent pas.

La pensée, en tant qu’elle est identique à la production de l’œuvre, se situe dans la pureté de l’existence, qui seule compte. Nous l’avons dit : dans la Joconde, ce qui compte, c’est uniquement que ce tableau existe (mais l’important est qu’il soit un portrait, qu’il témoigne de la peinture de la Renaissance et du style particulier de Léonard, etc.). Pareillement dans l’Ethique de Spinoza, ce qui compte, c’est que ce livre existe. Quant à ce qu’il ” contient “, c’est bien entendu très important, mais cela ne compte pas. La pensée étant la production de l’œuvre en tant que telle, et la vérité de l’œuvre étant seulement d’exister, on peut dire qu’il n’y a de pensée que dans le rapport à l’existence, ce que le savoir suppose depuis toujours et qu’il manque depuis toujours. Alors que l’œuvre ne renvoie qu’à l’existence dont le savoir présent est la perte (c’est pourquoi l’effet de l’œuvre – qu’elle nous ” marque ” – se fait toujours après coup), les arguments renvoient à la représentation et donc à la semblance (à la fin de ce livre, s’il n’y avait que les importances, tout le monde devrait être semblablement spinoziste). Il est par conséquent impossible d’opposer une œuvre à une autre pour la raison qu’elles se contrediraient dans les affirmations conceptuelles qu’elles contiennent : elles se contredisent, mais cela ne compte pas. Telle est la différence entre la philosophie et les autres domaines du concept : si la philosophie n’existe que sous forme d’œuvre, alors les contradictions importent, mais elles ne comptent pas.

Ce qui importe renvoie à la compréhension alors que ce qui compte renvoie à l’existence singulière dont la représentation est immémorialement la perte : s’il y a seulement à comprendre les arguments qu’il contient, il n’y a pas à comprendre que ce livre de Spinoza existe. Il n’y a pas non plus à le constater stupidement, comme on le ferait d’un caillou au milieu du chemin. Le rapport à l’existence, c’est la marque, reste de l’épreuve qu’à été la rencontre du livre : l’œuvre en tant qu’œuvre, c’est-à-dire au-delà de toutes ses importances, est une chose qui marque – ou plus exactement qui aura marqué. Autrement dit sa lecture nous rend plus savants et constitue en tant que telle une expérience formatrice, mais cela ne compte pas : ce qui compte, c’est qu’on reste marqué, une fois qu’on l’aura lu et qu’on en aura oublié la lecture (oublié, au sens de rangé dans le ” par ailleurs ” de l’existence qui est la vie, c’est-à-dire l’ordre des importances).

Si donc on accorde que la question de la vérité est au centre de la philosophie parce que celle-ci est à la fois pensée (vérité-marque) et représentation (question-compréhension), on accorde l’impossibilité qu’on puisse ” comprendre ” une philosophie, bien qu’on puisse comprendre chacun de ses arguments – exactement comme on accorde l’impossibilité qu’on puisse comprendre ce qu’on est en train d’écrire, quand on pense (on se le représente juste après, ce qui n’est pas du tout la même chose que le comprendre). Et cela se vérifie très facilement : alors qu’un texte d’information et plus généralement de savoir est donné une fois pour toutes (on comprend ou on ne comprend pas, et tout se tient là) un texte philosophique (et plus généralement une œuvre) renvoie à l’infinité potentielle des interprétations qu’on en pourra donner. Par exemple, on produit régulièrement de nouvelles lectures de Platon, quasiment depuis l’écriture de ses livres ; et on peut concevoir que l’humanité, si elle ne tombe pas dans la barbarie dont Marx évoquait la possibilité, continue indéfiniment à le faire. Ainsi aperçoit-on que le sens n’appartient pas du tout à la subjectivité de celui qui se représente ce qu’il est en train d’écrire : Platon n’a pas plus ” voulu ” dire dans ses livres ce que les exégètes d’aujourd’hui y trouvent, qu’il n’a ” voulu ” dire ce qu’y trouvaient ses lecteurs médiévaux. En quoi on pointe l’exclusivité de la philosophie (et pas seulement dans sa dimension de pensée) à la finalité : les philosophes sont des penseurs, bien que ” par ailleurs ” un raisonnement soit toujours finalisé par la résolution d’un problème, mais le fait que le ” par ailleurs ” ne compte jamais renvoie l’ensemble de la réalité de l’œuvre au seul ordre de ce qui compte. Ainsi n’opère-t-on pas une différence entre l’Ethique dont seule l’existence serait reconnue et les arguments de Spinoza qu’on pourrait par ailleurs reprendre à son compte : on est marqué par ce livre, tout simplement.

Même dans la finalité du travail conceptuel, on ne pense donc qu’en indifférence à la finalité, et à l’ordre des importances qu’elle organise. On ne pense que sans soi, même là où l’on est présent à soi. Il n’est pas seulement vrai de dire que la contradiction de notre énoncé ne concerne pas la pensée ; il faut encore ajouter qu’elle ne concerne pas non plus l’argumentation.

D’ailleurs tout le monde le savait : Kant a réfuté la démonstration cartésienne de l’existence de Dieu, Hegel a réfuté l’idée kantienne de la chose en soi, etc. La réfutation est avérée et définitive, quand on la lit. Est-ce que pour autant nous cessons de lire les textes correspondants ? Il faudrait, en théorie ! Ou alors, au nom de la distinction entre l’œuvre singulière et la représentation universelle, ne plus apercevoir le contenu des textes que comme une sorte de mal nécessaire à leur existence. Eh bien non : tout le monde continue de lire ces démonstrations et de suivre une argumentation dont la fausseté est attestée ” par ailleurs ” (dans un autre texte que l’on ne considère pas, de ce point de vue, comme une œuvre mais comme un moment du savoir). Ainsi nous reconnaissons tous que la contradiction des philosophes entre eux ne compte pas plus au niveau du contenu représentatif des énoncés qu’elle ne compte quand on considère le statut d’œuvre de ces mêmes énoncés. Les philosophes se contredisent, oui, mais cela ne compte pas – absolument pas.

Conclusion

Les philosophes se contredisent entre eux, c’est un fait. Si nous nous enquérons de cette contradiction, une fois la pensée différée de la représentation, la question commence par prendre la forme d’une alternative : elle tombe quand on se situe du côté de la pensée, elle devient rédhibitoire quand on refuse de penser c’est-à-dire quand on se situe du côté de la réflexion. Cette première alternative renvoie forcément à un double point de vue : ou bien on prend en compte la tradition dans laquelle chaque moment assume pieusement la nécessité de penser attestée par le moment précédent, ou bien on reproche aux philosophes de ne pas concilier leurs positions, à la manière au moins idéale dont les savants le font nécessairement. Dans ce dernier cas on a décidé d’identifier ce qui compte à ce qui importe, conformément à la nécessité qui s’impose aussi bien dans la vie que dans le travail scientifique. En effet : l’ordre vital est celui où les gens et les choses importent toujours plus ou moins, exactement comme en science où la seule différence entre Einstein et un tâcheron quelconque est une différence de degré : de même que certains aliments apportent plus de calories ou de vitamines que d’autres dès lors moins importants pour la santé qui est seule à compter, de même Einstein a apporté beaucoup plus de savoir et surtout d’outils que tel de ses ” collègues ” à la science – qui est elle aussi seule à compter. Il est donc, à la lettre, plus ” important “. Tout et tout le monde est important, mais bien sûr certaines choses et certaines personnes le sont plus que d’autres. Rien ni personne ne compte, autrement dit, sauf la santé dans le premier exemple, sauf la science dans le second, science dont le plus et le moins important des ” chercheurs ” sont semblablement, chacun à sa place, les représentants (ce sont des ” scientifiques “).

Ainsi arrivons nous à un diagnostic généalogique, valant comme définition opératoire de la position réflexive : il n’y a qu’une seule chose qui compte, dans la pensée représentative : c’est que rien ni personne ne compte…

On peut dès lors pointer le ” ressentiment ” dont la question est faite : mettre en avant le fait que les philosophes se contredisent les uns les autres, c’est prendre la représentation comme modèle absolu et non critiqué, et c’est implicitement souhaiter qu’ils cessent d’être à chaque fois quelqu’un pour devenir enfin n’importe qui : un sujet plus ou moins important, comme tout le monde. Le scandale qui est impliqué dans le fait de remarquer que les philosophes ne sont pas d’accord entre eux est donc en réalité celui-ci : il est intolérable qu’il y ait des gens qui ne soient pas, comme nous autres (en cet ” autres “, on a reconnu le ” par ailleurs ” de la réflexion), toujours n’importe qui (car évidemment le philosophe est n’importe qui pour ce qui ne compte pas).

Ainsi le philosophe a raison de lire et de relire les auteurs dont il est l’héritier, tandis que le marchand qui veut jouir de la vie et que le savant qui veut du savoir anonyme et donc finalement formel (valable pour n’importe qui) ont raison de mépriser la philosophie. La trivialité du premier n’est jamais que haine de la pensée : jalousie envers ceux qui n’ont pas prétexté de l’urgence du service des biens pour céder sur la promesse qu’ils étaient originellement. Mais la même raison vaut pour le savoir qui est aussi à sa manière une haine de la pensée, bien qu’il ne soit pas directement un élément du service des biens c’est-à-dire une trivialité : il réduit tout ce qui compte au seul ordre des importances où chacun n’est jamais que sa propre place, et réduit la place à la formule de son indication. Alors que la trivialité du de ceux qui servent l’utile d’une manière ou d’une autre renvoie à la jalousie qui est toujours rapport à l’origine, le nivellement opéré par le savoir qui vise à sa propre formalité opère la négation même de l’idée d’origine. Pour la science en effet, la lettre n’est plus une marque c’est-à-dire une origine, un lieu pour la pensée, mais le moment de la variable dans le formalisme. Sur le front des connaissances, tout procède pareillement de la même nécessité transcendantale c’est-à-dire de la même nécessité d’exister comme objet finalement formalisé pour un sujet qui soit finalement n’importe qui : est scientifiquement légitime ce qui constitue son sujet comme sujet formel, abstraction faite de toute référence à l’origine.

Le premier cas est celui d’une injonction faite à tout et à chacun d’être utile à la vie qui jouit d’elle-même, ce qui est seul à compter. Le second est celui de l’injonction faite à toute chose d’être absolument indifférente dès lors que la formule est établie, en même temps qu’il est l’injonction faite à chacun, fût-il Einstein en personne, d’être littéralement n’importe qui (1). Alors je le demande : comment nommer cette double injonction, sinon ” barbarie ” – dès lors que le barbare est celui pour qui ne compte que ce qui importe?

” Les philosophes se contredisent ! ” entend-on de part et d’autre de la barbarie, c’est-à-dire du côté de la trivialité de la vie et du côté de la formalité du savoir, pour appeler d’une seule voix à leur anéantissement. Or cette indication est en même temps celle d’un critère, que nous aurions été incapables d’élaborer par nous-mêmes, à propos de la différence dont on vient de poser que la philosophie était le lieu propre. En effet, il y aurait contradiction à vouloir distinguer ce qui compte de ce qui importe au nom du savoir de leur différence, puisque cela reviendrait à faire de ceci une réalité plus importante que cela. De cette aporie le rassemblement des deux formes de barbarie permet seul de sortir. Car si l’on demande maintenant quelles sont les choses qui comptent, nous pourrons répondre sans risque d’erreur : c’est tout ce que les barbares, serviteurs de la trivialité de la vie (l’ordre des biens) ou de la formalité du savoir (la science), veulent faire disparaître. Sans y être, en vérité par conséquent, les barbares ont résolu l’aporie. Merci à eux.

(1) Certes, on peut dire que la conquête de cet anonymat où chacun n’est plus que sa propre importance est le moment même de naissance de la science. Mais ce moment, qu’est-il, sinon celui de la disjonction entre savoir et vérité ? Car enfin la science naît à l’instant où la vérité n’est plus son problème (elle le laisse à l’idéologie, à la religion, à la philosophie, à la psychanalyse). De sorte que le savoir et l’ordre des importances s’identifient, comme s’identifient d’autre part l’ordre de ce qui compte et la vérité… Portant cette nécessité au second degré, nous dirons que pour le marchand, il n’y a qu’une chose qui compte : la vie anonyme (qui comme telle est jouissance d’elle-même : un simple vivant identifie son être à sa jouissance de vivre puisqu’il est d’abord sensible à lui-même et d’autre part un épicier veut toujours ” profiter “) ; pour le savant il n’y a qu’une chose qui compte, le savoir que sa formalité rendra enfin anonyme (il est l’humanité en général qui conquiert sa formalité pure). Dans les deux cas, il s’agit d’exclure d’avance toute référence à la vérité, et c’est par cette exclusion que, éthiquement, le savoir qui n’est pas trivial rejoint la trivialité du service des biens. On aperçoit ainsi que l’énoncé dont nous sommes partis procède d’une haine finalement commune de la pensée. Et si la pensée est haïe par ceux qui se définissent d’avoir pareillement exclu la vérité du champ de leur préoccupation (le service des biens, le service du savoir), c’est qu’ils en restent marqués : on ne se représente les biens ou les objets du savoir qu’à refuser d’examiner la raison qu’on a de le faire, qui est toujours philosophique – c’est-à-dire personnelle (c’est la marque qui institue le personnel comme tel, par opposition à l’individuel). A propos de la trivialité et de la réduction formelle, dont bien entendu l’industrialisation de la mort est le commun accomplissement historique et métahistorique, nous découvrons que la barbarie n’est pas une condition première que l’humanité pourrait dépasser à force de culture, mais sa possibilité la plus propre, toujours déjà engagée dans la définition représentative de la vérité pour laquelle ni les choses ni les personnes ne comptent jamais (pour les choses, ce qui compte est leur constitution transcendantale ; pour les personne ce qui comptent est l’humanité dont elles sont les représentants forcément plus ou moins mauvais). Ces crimes contre l’âme, pour lesquels il n’y aura ni pardon ni rémission, chacun, parce qu’il vit et qu’il réfléchit, est pour ainsi dire déjà sur le chemin de les commettre envers soi, et par là même – de se prendre dès lors pour un ” semblable ” – envers les autres. Ne parent éventuellement (condition nécessaire mais pas du tout suffisante) à l’abominable que ceux qui ne sont les semblables de personne.