Le mépris

Exposé du thème philosophique

 

Loin d’être une simple attitude, habituellement adoptée par certaines personnes imbues d’elles-mêmes ou nécessairement suscitée par des actes que nous aurions honte d’avoir commis, le mépris est une décision quant à l’être même de ce qu’il concerne : mépriser, c’est  » tenir pour rien « . Il ne peut s’appliquer qu’à ce qui, dès lors, n’est pas rien… Pour cette raison, on peut dire qu’il est une position intrinsèquement mensongère, quelles que soient par ailleurs les justifications dont il peut relever (et qui nierait, par exemple, que la trahison ne soit un acte méprisable ?). D’emblée s’impose donc le paradoxe d’une attitude subjective qui peut être totalement légitime sans pour autant cesser d’être originellement mensongère.

On peut aborder ce paradoxe en remarquant que  » tenir pour rien  » renvoie à une raison qu’on imaginerait tellement supérieure qu’elle autoriserait même à dénier le tout premier trait de ce à quoi il s’adresse, à savoir qu’il s’agisse forcément de quelque chose et non pas de rien. Le mépris est donc l’attitude de celui qui s’autorise originellement (et comment ne pas le faire ?) de la distinction posée par la question originelle de la métaphysique  » pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? « . Et cette distinction conditionne proprement la subjectivité, qui est bien d’une part aperception de quelque chose et non pas de rien, mais qui d’autre part n’est cette aperception que depuis une légitimité première, la même que celle qui ordonne le cogito ( » j’ai conscience d’être  » n’est une constatation qu’à d’abord être une reconnaissance : j’ai raison de me poser moi-même comme étant), qui consiste à écarter un tort qui porterait alors sur ce qu’on devrait expressément… mépriser. Car la toute première distinction, celle dont nous nous autorisons toujours-déjà, est déjà faite de mépris puisqu’elle consiste à séparer (et donc à avoir raison de séparer) ce qui mérite d’appartenir à la sphère de l’être (une réalité dont on a raison de parler) et ce qui ne le mérite pas (de simples mots auxquels correspond nul référent, bref quelque chose qui n’est  » que littérature « ).

Or si le mépris acquiert ainsi une dimension proprement transcendantale dont sa nécessité morale est le témoignage habituellement incompris, c’est-à-dire s’il est, comme distinction absolument première et impensée (la distinction entre quelque chose et rien), l’a priori constituant de la subjectivité en tant qu’elle est elle-même constituante (en tant qu’elle distinction ce qui est quelque chose – l’objet – et ce qui n’est rien – ce qui ne peut être constitué en objet (1), alors cela signifie que la subjectivité en tant que telle s’entend toujours en exclusivité de l’âme. Et certes, nul ne contestera qu’un homme constamment méprisant et donc constamment assuré d’avoir raison, ne soit un homme sans âme. On peut donc faire apparaître la question de l’âme en montrant que l’attitude méprisante obligatoirement adoptée envers ce qui contrevient aux nécessités de la représentations (les actes dont on ne peut jamais se représenter qu’on ait raison de les commettre) atteste d’une première exclusivité à la représentation qu’on perd son âme à ne pas prendre en compte.

 

Développement

 

Il pourrait sembler que le mépris est l’aperception spécifique de ce qui est moralement bas ou indigne, et qu’il s’oppose à l’estime qui concerne au contraire des actions (ou des personnes ayant commis ces actions) dont la valeur morale est positive. Descartes enseigne ainsi que  » la passion du mépris est une inclination qu’a l’âme à considérer la bassesse ou petitesse de ce qu’elle méprise  » (2). Un tricheur est assurément méprisable en tant que tel, et l’idée d’être méprisable s’oppose ainsi à celle d’être honorable. Celui qui est honorable, c’est celui dont les actions ou, plus généralement, la tenue et le comportement, donneraient lieu à des honneurs s’ils portés à la connaissance du public, alors que ce qui est méprisable donnerait lieu à l’opprobre. Or si l’on suit cette voie, c’est-à-dire si l’on pense le mépris à partir de son contraire qui est le fait d’honorer, on aperçoit qu’on se situe à l’intérieur d’une problématique de la représentation. C’est d’ailleurs assez évident en ce qui concerne l’honneur, dont la notion est moins éclatante qu’elle ne prétend l’être à cause de cela : un honnête homme qu’on accuse publiquement à tort sera déshonoré s’il est condamné, alors même qu’il était innocent. A l’inverse un politicien corrompu ou un gestionnaire indélicat pourra tout faire, jusqu’à supprimer les témoins de ses malversations, pour que celles-ci ne parviennent jamais à la connaissance du public, c’est-à-dire pour ne pas être déshonoré. Le voleur doublé d’un assassin gardera son honneur s’il est habile, alors que l’innocent persécuté aura perdu le sien ! On peut d’ailleurs remarquer avec Pascal que rendre aux  » grands  » les honneurs qu’on leur doit n’implique aucunement qu’on les estime. L’idée d’honorer, exact antonyme de celle de mépriser, est donc expressément étrangère à l’idée de vérité. Et ce ne sont que les  » demi-habiles « , pour garder la référence à Pascal, qui s’imaginent dénoncer le fait d’honorer les  » grands  » en rappelant qu’ils ne valent pas mieux que la plupart de ceux qui plient le genou devant eux. Donc est honorable non pas celui qui est vertueux et digne, mais celui qui (au contraire très souvent) se représente comme tel. A l’inverse, est donc méprisable celui qui se représente comme extérieur à des nécessités dont on peut dire plus globalement (car le jugement moral n’est pas la seule raison d’honorer ou de mépriser, comme on le voit à propos d’un professionnel incompétent, par exemple) qu’elles sont celles du bien, et donc, pratiquement, qu’elles sont celles du service des biens. Et qu’est-ce que le bien, d’une manière générale ? non pas certes ce qu’on fait, mais ce qu’on se représente qu’il faut faire. Quant à rapporter cette notion à une problématique de la dignité, on voit tout de suite qu’elle concerne encore cette même nécessité représentative : si est honorable celui qui maintient en sa personne la dignité humaine (pour parler comme Kant, cette fois), alors on peut aussi bien dire qu’est méprisable celui qui représente mal l’humanité, telle qu’on se la représente nécessairement. Et cette idée implicite de la représentation est extrêmement insistante quand on parle du mépris, qu’il soit des autres ou de soi-même, puisque cela renvoie au  » spectacle intérieur de l’examen de conscience  » (3). Rassemblons tout cela en disant que l’infamie consiste non pas à contrevenir aux nécessités de la représentations, mais à représenter qu’on y contrevient – ne serait-ce déjà qu’en étant sale et dépenaillé. Ainsi le cynisme est-il déjà une infamie pour les hommes, comme le manque de pudeur pour les femmes ; ainsi existe-t-il des lieux infâmes qui ne sont pas forcément toujours voués au crime ou à la débauche, mais qui récusent en tout cas la possibilité qu’on les représente.

La notion de mépris a aussi une autre acception, différence en apparence de celle qu’on vient d’examiner, et qu’on pourrait nommer, en référence à ce qui a été dit plus haut, le refus de prendre en compte. Ainsi le courage qui consiste à mépriser la peur (ou la crainte, car il y a plusieurs sortes de courage) n’est-il pas son ignorance mais le refus de la prendre en compte ; pareillement la noblesse consiste à mépriser ses propres intérêts (4), et ainsi de suite. Quant à l’acception intersubjective, elle va dans le même sens : mépriser un tricheur, par exemple, c’est ne pas le faire figurer au nombre des humains, bien qu’à l’évidence il ne soit ni une libellule ni un dromadaire. Ainsi, les sophistes qui faisaient payer leur enseignement n’étaient-ils pas comptés par Platon parmi les philosophes : pour ce qui est de la philosophie, la sophistique, cela ne compte pas ; ainsi la  » générosité  » permet-elle aux offenses subies de ne pas compter (5) même s’il est bien évident que seul un lâche peut considérer qu’elles sont sans importance.

Mais cette idée du comptage, que nous avons opposée à celle de l’importance qui renvoie au moi et à celle de l’essentialité qui est purement interne au savoir, il ne faudrait pas croire qu’elle renvoie ici à la vérité c’est-à-dire à une extériorité insistante au savoir. C’est même exactement le contraire : le mépris du tricheur ne suppose-t-il pas un savoir qui définit l’humain par l’honneur et la loyauté ? Le mépris du sophiste ne suppose-t-il pas le savoir de la philosophie comme savoir ultime et par conséquent gratuit (car on ne peut être asservi qu’à ce qui domine et surplombe) ? Et d’une manière générale, le mépris des mauvaises actions ne suppose-t-il pas le savoir de la nature raisonnable (donc morale) de l’être humain ? Ainsi s’agit-il nécessaire d’un savoir – qui peut d’ailleurs se limiter à celui de sa propre et  » admirable  » liberté  » car cela nous empêche de craindre la mort, et détache tellement notre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu’avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune  » (6). Comment pouvons-nous penser cette étonnante corrélation entre le trait du comptage et le savoir, habituellement exclusifs l’un de l’autre ?

Nous répondrons en proposant du mépris la définition suivante, qui rend compte des deux acceptions qui viennent d’être indiquées et permet de mettre à jour l’impensé dont elles s’autorisent : mépriser, c’est tenir pour rien.

Tenir pour rien ce qui n’est manifestement pas rien, n’est évidemment possible que selon un savoir, celui là même dont le moi s’autorise pour autoriser à être ce qui dès lors n’a pas par soi-même le droit d’être (idée générale du transcendantal). C’est en effet l’idée d’un droit d’exister qui est en cause dans le mépris. Kant est très clair, là dessus, notamment quand il parle du mépris de soi-même : celui qui commet un mensonge est par là même conduit à  » se mépriser en secret à ses propres yeux  » (toujours cette idée de la vision, du spectacle) et cela consiste pour lui en la conscience à la fois de vivre et pourtant de ne pas mériter de vivre, c’est-à-dire en une contradiction très précisément indiquée par Kant :  » Mais il vit, et ne peut supporter d’être à ses propres yeux indigne de vivre « (7). Mépriser quelqu’un, qu’il s’agisse des autres ou de soi-même, c’est donc opposer le droit au fait puisque c’est reconnaître qu’il est vivant en fait, mais qu’en droit il n’appartient pas à l’ordre des vivants, c’est-à-dire à l’ordre de ceux dont on a raison de reconnaître qu’il vivent. Le mépris, subjectivement, est donc d’abord le sentiment d’une sorte de scandale : on reconnaît que l’autre est vivant, et en même temps il a conscience que cette reconnaissance, dont la notion est expressément juridique (reconnaître n’est pas simplement constater), n’est pas du tout légitime : elle est comme extorquée et l’on est en quelque sorte forcé dans sa capacité aperceptive par quelque chose qui ne mérite pas d’être aperçu. Or cette contradiction du fait et du droit, c’est-à-dire du droit forcé par le fait – la définition même du scandale – on la retrouve dans l’opposition métaphysique de tout et de rien, en tant qu’elle est institutrice du moi qui reconnaît, et donc en tant qu’elle est d’emblée juridique. N’oublions pas en effet qu’il ne s’agit pas de constater d’une part qu’il y a tout et d’autre part qu’il n’y a rien en dehors de tout, mais déjà d’admettre ce clivage : ce n’est pas d’un premier fait qu’il s’agit, mais déjà d’une première justification puisque cette alternative se donne originellement dans la question qui inaugure la métaphysique ; or demander  » pourquoi il y a l’étant et non pas plutôt rien  » suppose que la question ne soit pas sans objet, et donc qu’il existe une raison pour quoi il en est ainsi – autrement dit que l’être même de l’étant ne diffère pas de sa nécessaire justification. Ainsi apercevons-nous que l’opposition toujours-déjà juridique entre  » tout  » et  » rien  » est justement celle que met en œuvre le mépris, qui accède ainsi au statut de nécessité en quelque sorte transcendantale, puisqu’il consiste à effectuer subjectivement cette distinction juridique et non pas factuelle qui ouvre la métaphysique, et que résume l’expression  » tenir pour rien « . Etre métaphysicien, c’est-à-dire s’autoriser du savoir qui compte seul pour reconnaître ce qui est et qui par là même n’importe jamais, c’est donc être méprisant – et réciproquement : on ne peut mépriser, par exemple un être humain, que depuis un savoir qui dit en vérité ce qu’il en est de ce qu’on méprise (par exemple les êtres humains). Bref, le mépris a un objet propre qui est le scandale, lequel s’entend toujours de la contradiction du fait impossible à reconnaître légitimement avec le droit qui est toujours le savoir décidant de la légitimité des reconnaissance, et donc de l’être même de ce qui est (légitimement) reconnu.

Nous reconnaissons ainsi que le mépris n’est pas un sentiment contingent, relevant d’une caractérologie plus ou moins empirique, mais qu’il est la manière dont le moi – l’aperception subjective en tant qu’elle est autorisée du savoir identifiant l’être des étants – reconnaît ses objets, dès lors que la reconnaissance (notion juridique) est forcément discriminante quant à l’être même(8) Nous l’avons vu : l’aperception n’est possible qu’à être sans égards envers ce qui n’a pas le droit d’en relever, de sorte que le mépris, qui est cette nécessité en tant que subjectivement située, est l’a priori impliqué par l’opposition de tout et de rien, qui ne peut être que juridique (on ne va pas opposer factuellement rien à tout, parce que ce serait d’une part en faire quelque chose et d’autre part avouer que l’on ne parlait pas de tout – puisqu’il restait encore cela).

Et pourtant, tout n’est tout qu’à s’entendre à l’encontre de rien qui est donc cela seul qui compte dans tout, alors même que par définition cela n’importe aucunement. D’où la nécessité dans laquelle nous nous trouvons d’entendre le mépris expressément selon la différence entre ce qui importe et ce qui compte, différence juridiquement identifiée à celle qu’il ne peut pas y avoir (c’est-à-dire à celle qu’il ne doit pas y avoir) entre tout et … rien. Car le scandale est que par  » rien « , la pensée métaphysique, c’est-à-dire n’importe quel discours installé dans la tautologie de l’être (ayant toujours-déjà choisi son camp dans l’alternative originelle de quelque chose ou rien) reconnaisse ce qu’elle n’est pas, constitutivement, autorisée à reconnaître. Autrement dit : parce que la reconnaissance est juridiquement causée par le savoir, ce qu’on méprise c’est toujours quelque chose qui atteste de l’extériorité au savoir. Paradigme même du scandale, et même nécessité transcendantale de celui-ci comme  » position subjective « , puisque l’opposition première entre quelque chose et rien est à la fois toujours-déjà niée (rien, ce n’est rien, justement) et malgré tout toujours-déjà opérée (la métaphysique oppose véritablement quelque chose à rien… lequel, si l’on peut dire, ne peut donc être totalement rien). Et comme la fonction du savoir est de faire la différence entre ce qui est quelque chose (par exemple le symptôme précurseur d’une maladie qu’il faut tout de suite éradiquer) et ce qui n’est rien (par exemple une simple fatigue que le patient à dès lors tort de mentionner), alors on dira que tout savoir, en plus d’être arrogant à cause de sa parenté avec le trivial, est implicitement méprisant (le médecin en tant que tel méprise les plaintes du patient concernant des réalités qui ne relèvent pas de son art), et que tout savoir est d’emblée impliqué dans le scandale que ce qui n’est rien ne soit jamais totalement rien. Il s’agit donc d’y mettre bon ordre et en cela consiste le salut, comme nous savons.

Une fois le mépris reconnu dans sa nécessité transcendantale, c’est-à-dire une fois reconnu son objet qui est le scandale et une fois le scandale lui-même défini par la contradiction effective du savoir par l’existence (du droit par le fait), on commence à comprendre pourquoi, quand il s’affirme expressément selon cette nécessité, il a un objet de prédilection qui est la littérature : celle-ci présente le paradoxe d’être déjà transcendantalement scandaleuse parce qu’elle est sans essence (n’importe quoi peut en relever ou cesser d’en relever à un moment ou à un autre, et d’autre part n’importe quoi peut donner lieu à un énoncé littéraire), et surtout parce qu’elle a – corrélativement, en vérité – le front de s’en tenir, à l’indécidabilité ontologique. En quoi il n’y a jamais de littérature qu’à l’encontre de l’idée même du savoir, et donc de l’idée même de l’étant – dès lors qu’on nomme ainsi ce qui est légitimement reconnu être. La littérature est intrinsèquement scandaleuse, et c’est à bon droit, par conséquent, qu’on en fait ce  » reste  » de tout ce qu’on a le droit de reconnaître.

On peut d’ailleurs retourner la propositions en reconnaissant la nature littéraire de tout ce qui est objet de scandale. Non pas que toutes les nouvelles qui nous scandalisent quotidiennement à l’écoute du bulletin d’informations soient sans importance, mais en ce sens que tout ce qui relève du mal – et c’est uniquement de cela qu’il s’agit, dans la question du scandale – ne peut être communiqué que narrativement. En effet, le service des biens exclut la narration parce qu’il est l’effectuation de nécessités a priori, toujours-déjà connues et dont pour cette raison la concrétisation dans des événements particuliers n’apprend jamais rien. L’argument de Hegel est imparable : dans l’ordre de la révélation salutaire, le concept est toute la vérité, renvoyant au  » passé « , c’est-à-dire à un stade juridiquement dépassé, les modalités sensibles de sa manifestation. Par contre, ce qui advient sans qu’on puisse y découvrir une justification, même seconde et paradoxale, échappe au concept, donc à la compréhension, et donc finalement à la légitimité de la reconnaissance : le mentionner ne peut se faire qu’en extériorité à l’autorité de la reconnaissance, c’est-à-dire qu’en extériorité au concept. Les pires exactions dont nous entendons parler aux informations du matin demandent au moins un début de narration, et il est impossible de simplement dire qu’elles ont eu lieu.

 

Conclusion

 

Si le mépris concerne en fin de compte l’extériorité au savoir, cela signifie que le savoir et l’assurance de soi sont le même. Et en effet, la certitude cogitative dans laquelle il est impossible que je n’éprouve pas mon propre être est en même temps ce qui me donne le droit de mépriser tout ce qui ne pourrait, avec la quantité suffisante de médiations, en apparaître comme une figure, tout ce qui aurait comme vérité d’excéder non pas simplement la représentation mais la possibilité d’être représentée. Constitutivement autorisée du savoir qui la produit comme aperception légitimedes choses (par exemple voir un crayon sur ma table, c’est poser que j’ai raison de dire qu’il y a un crayon sur ma table) et d’elle-même (cogito : j’ai raison d’affirmer mon être), la subjectivité est intrinsèquement faite du mépris dont la toute première disjonction métaphysique (quelque chose et non pas rien) est l’institution. Alors que son contraire, c’est-à-dire sa confirmation inversée, est la miséricorde (dont, comme souvent, le langage donne la vérité en en faisant par ailleurs le poignard qui sert aux vainqueurs à achever les blessés), son envers est la littérature. Les gens sans âme ne cessent de le répéter, en tout cas : bien ancrés dans leur certitude d’avoir raison, ils ne opèrent constamment une distinction entre ce qui relève du savoir dont cette certitude est le principe, et un impensable qu’ils nomment curieusement  » le reste  » (et qu’est-ce que le reste de tout, sinon…rien ?). Ecoutez-les, ils ne cessent de le dire :  » il y a les choses qui sont toujours plus ou moins importantes, les choses que les gens autorisés ont par là même raison de prendre en compte, et c’est tout. Quant au reste, il n’est que littérature « . Ne méprisons pas les gens sans âme : ce sont nos semblables, à nous qui agissons le plus souvent comme n’importe qui aurait raison d’agir dans une situation analogue, anonymement, seulement causés du savoir qui nous excuse par avance (si les conséquences se révèlent fâcheuses, on pourra toujours dire  » je ne savais pas  » ou même  » je ne pouvais pas savoir « ). Ne méprisons pas non plus leur enseignement, si instructif : ils méprisent tellement l’âme qu’ils ne peuvent s’empêcher de nous indiquer une vérité qui les obsède malgré eux – que la question de l’âme est finalement celle de la littérature. D’eux seuls nous pouvions apprendre, tant ils mettent sans le savoir d’opiniâtreté à nous en convaincre, qu’il fallait reconnaître cette question au lieu impensable de ce qui fait que la littérature est précisément la littérature, lieu qu’on peut tautologiquement appeler la lettre. Le mépris est en lui-même une question, celle qu’on a perdu son âme à avoir décidé d’ignorer, celle dont la lettre est l’insistante indication silencieuse.

 

Jean-Pierre Lalloz

 

Notes

 

1. Kant, Critique de la Raison pure, extrême fin de l’analytique transcendantale. Ce texte, apparemment secondaire (à quoi correspond la mention de  » rien  » ?) est absolument décisif pour toute la métaphysique, c’est-à-dire la subjectivité qui se constitue justement d’être reconnaissance de quelque chose et non pas de rien

 

2. Descartes Les passions de l’âme, troisième partie, article 149

3. Kant, Critique de la Raison pratique, PUF 1971, p. 91

4. Pour les intérêts matériels, cela va de soi. Mais les intérêts symboliques – lesquels sont pour tout le monde les seuls véritables intérêts ? Pascal remarque en effet qu’on subordonne finalement toujours le désir de pouvoir et de richesse à celui de l’estime des autres. A quoi nous ajouterons que l’argent lui-même ne sert finalement à rien d’autre qu’à montrer aux autres et à soi-même qu’on a de l’argent (consommation de  » prestige « , etc.), c’est-à-dire qu’il est d’emblée résorbé dans sa dimension de bien symbolique alors que la distinction des biens matériels et des biens symboliques semblait aller de soi. On voit donc que la noblesse, autrement dit le mépris de ses propres intérêts, est un mensonge quand on la considère en première personne : il s’agit seulement de gagner à un autre jeu que celui du commun, un jeu qui a justement cette distinction pour réalité et pour bénéfice. Quand il est conscient et assumé comme tel, le sublime est toujours une imposture.

5.  » Mais, comme il n’y a rien qui la rende plus excessive que l’orgueil, ainsi je crois que la générosité est le meilleur remède qu’on puisse trouver contre ses excès, parce que, faisant qu’on estime fort peu tous les biens qui peuvent être ôtés, et qu’au contraire on estime beaucoup la liberté et l’empire absolu sur soi-même, qu’on cesse d’avoir lorsqu’on peut être offensé par quelqu’un, elle fait qu’on n’a que du mépris ou tout au plus de l’indignation pour les injures dont les autres ont coutume de s’offenser.  » Descartes, Les passions de l’âme, troisième partie, article 203.

 

6. Descartes, à Elisabeth, 15 Septembre 1645

 

7. Kant, Critique de la raison pratique, PUF 1971, p. 91

 

8. Restons dans le même passage de Kant et relevons son mépris envers les êtres qui ne sont pas raisonnables, et qui n’ont donc pas le droit d’exister pour eux-mêmes : n’étant que moyens, leur être est exhaustivement subordonné à l’humanité qui les justifie et hors de laquelle il n’ont tout simplement pas droit d’être, avec tout ce que cela implique, d’un point de vue pratique. Voici le texte :  » Dans la création tout entière, tout ce qu’on veut et tout ce sur quoi on a quelque pouvoir peut être employé simplement comme moyen ; l’homme seulement, et avec lui toute créature raisonnable, est fin en soi  » (ibid).