Le poison de l’âme
A propos de la jalousie
L’identité est une relation aporétique : elle est réflexive et elle est notre assurance d’être sur le mode de l’impossibilité qu’elle nous soit finalement propre. En effet, nous ne sommes ceux que nous sommes qu’à nous identifier, à la fois depuis toujours et constamment, à ceux que nous ne sommes pas mais en qui nous nous reconnaissons – et par conséquent à ne jamais pouvoir le faire totalement. Car si dire ” moi” revient d’abord à se désigner comme le semblable de ses semblables en fonction du savoir qui permet de les reconnaître, ceux-ci devaient bien déjà ressembler, pour qu’on puisse leur ressembler et pour apparaître comme des semblables. Toujours antérieure à elle-même la relation de semblance qui permet à chacun de se reconnaître est donc frappée d’une impossibilité originelle : celle qu’il y ait vraiment de la semblance et par conséquent de l’identité. C’est plutôt d’un abîme qu’il s’agit dans la plus évidente et la plus simple des certitudes, celle d’être soi.
Peut-être effrayés à l’idée de ne pas nous reconnaître, nous y parons en nous conformant à des modèles que nous voulons croire communs et qui permettraient en fin que nous soyons les mêmes les uns des autres et par conséquent, pour chacun, de nous-mêmes. Comme vous, je suis d’abord un être humain (puis, selon les circonstances et les nécessités, je préciserai le modèle de mon identité : philatéliste bas-breton, auditeur à la Cour des Comptes, quatrième enfant d’une famille nombreuse, etc.) ; et si je ressemble à cela, je ressemblerai à ceux qui y ressemblent aussi. Bien sûr, je n’y ressemble jamais totalement, mais c’est un gage supplémentaire d’identité : nul n’est parfait. Et puis les plus extrêmes différences, de manifester des situations culturelles, sociales et psychologiques qui étaient semblablement uniques et singulières, attestent d’une universalité de second degré que dès lors aucun argument ne viendra jamais contredire. A la manière du narrateur et personnage des Mots, chacun peut se convaincre qu’il est en fin de compte le semblable de ses semblables, parce que le modèle universel de la condition humaine est par définition irrécusable : d’un génie comme d’un assassin, d’un simple employé de commerce comme d’un Président de la République, on peut dire qu’il est ” Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui “. Rien là que de très évident.
Parfois cependant le soupçon s’insinue : ces autres dont nous sommes si évidemment les semblables devraient être en fin de compte aussi compréhensibles pour nous que nous devrions l’être pour eux ; et par conséquent nous devrions être pour nous-mêmes, après une suite raisonnable de médiations identificatoires, finalement transparents. Or la moindre réflexion nous contraint de reconnaître que nous nous méconnaissons constamment, que nous sommes incapables de justifier nos options les plus banales, et même que cette incapacité est habituellement maintenue hors de notre attention (on dit qu’on opte pour ce qui nous ” plaît “, évitant de prendre conscience que nous signifions ainsi le refus du questionnement). Quant aux autres, ils ne nous comprennent qu’à ce que nous en restions à des généralités où, justement, nous ne parvenons jamais entièrement à nous reconnaître. Allons même plus loin et, sans parler des criminels de tous ordres dont chaque bulletin d’information nous apprend les nouveaux forfaits, constatons qu’ils semblent des monstres quand nous faisons l’effort d’expliciter les suppositions et implications axiologiques de leurs actions : commencé-je à discuter avec celui qui exerce quotidiennement le même métier que moi que je suis d’abord étonné de la conception qu’il s’en fait, pour finalement en être scandalisé et même outré, si j’ai été assez irresponsable pour l’écouter et s’il a été assez inconscient pour ne pas en rester aux généralités qui assuraient jusque là que nous puissions nous rencontrer… Non pas qu’ils soient particulièrement méchants, mais ils sont toujours plus ou moins étranges : inhumainement incommensurables à l’image que j’avais d’eux et qui me permettait, puisque j’étais globalement leur semblable, de me faire une idée de celui que j’étais finalement moi-même. Et par conséquent ce qui vaut pour les autres vaut pour soi. Que rencontre-t-on en effet dans une analyse, après un nombre suffisant d’années ? Non pas une turpitude ou une malignité originelles, mais une simple inhumanité, celle que Conrad indique très exactement quand il résume énigmatiquement le savoir de tout une existence en déterminant la vie comme ” ce mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un dessein futile ” . La notion même du semblable, et par conséquent celle de la reconnaissance de soi, est donc un mensonge : celui de dire humains tous ces gens dont nous faisons partie, tous ces semblables qui ne sont jamais humains qu’à faire très sincèrement semblant de l’être, c’est-à-dire qu’à assurer, comme semblance, la possibilité habituelle des reconnaissances réciproques.
De ce mensonge, pourtant, nous vivons ; et l’idée d’humanité est l’a priori dont la vie commune, c’est-à-dire tout bonnement le monde, tient sa possibilité. En ce sens, les monstres eux-mêmes sont malgré eux nos frères en humanité : une autre enfance eût forcément fait de nous quelqu’un d’autre et nous serions eux, si nous avions vécu ce qu’ils ont vécu. Dans l’horizon de ce mensonge salvateur, le mal est donc impossible : il n’y a que de mauvaises actions qui renvoient à des volontés portant d’une manière ou d’une autre sur des biens que nous désirons nous-mêmes ; et si nous ne commettrions pas certains actes qui nous horrifient (par exemple tuer pour voler, nous qui considérons qu’il est plus souhaitable d’être riche que pauvre), c’est simplement que notre situation les rend aberrants et scandaleux quand, légèrement différente, elle les eût rendus évidents et nécessaires. Bref, c’est du même mensonge qu’on nie la réalité du mal en la réduisant à celle du malheur (éventuellement le malheur d’être méchant), qu’on se reconnaît soi-même, et qu’on reconnaît les autres. Ce mensonge, on peut donc le nommer : c’est la représentation. Ainsi vivons-nous constamment à décréter que ce que nous ne pouvons pas nous représenter n’est tout simplement rien, que les autres humains sont, en tant que tels et comme nous-mêmes, des représentants de l’humanité qui est seule respectable en eux comme en nous, et que c’est de représenter ainsi la représentation des autres que nous vivons légitimement. Résumons par une formule qui reprenne celle des Mots déjà citée : chacun est n’importe qui– et c’est de cette équation originelle qu’on s’autorise pour s’identifier soi-même en n’importe qui, c’est-à-dire pour se reconnaître d’une manière générale pour le semblable de ses semblables.
Toute reconnaissance des autres et donc de soi a d’abord lieu dans l’a priori d’un savoir de l’humanité en général auquel nous nous fions sans le mettre en question, et par conséquent dans l’a priori plus ou originel d’une confiance implicite et impensée – une confiance qu’il est dès lors impossible de ne pas dire théologique et dont dépend constamment la validité dudit savoir. Toute reconnaissance de soi, parce qu’elle est d’abord fidèlement celle d’un semblable dont la reconnaissance n’est possible qu’à être d’abord théologique, reste par conséquent triviale : nous ne pourrions pas vivre si nous ne nous reconnaissions pas, et nous ne nous reconnaîtrions pas sans croire (fidere) que nous sommes le semblables de nos semblables. Or, au moins dans cette question de la reconnaissance, le trivial s’identifie au mensonger : on ne peut vivre qu’à se reconnaître les uns les autres comme humains, alors que toute rencontre est une nouvelle épreuve de l’inhumain et que les seuls actes qui ne soient pas l’accomplissement anonyme d’un savoir qui vaudrait pour n’importe qui (servir nos intérêts, faire ce qui nous plaît, mais aussi faire notre devoir, consentir à des sacrifices), autrement dit les seuls qui comptent vraiment, sont eux aussi inhumains et tragiques – pouvant parfois susciter l’effroi ou la compassion des autres, mais jamais leur compréhension.
Dans le constant mensonge imposé par une vie dont nous payons ainsi le prix, nous disons ” moi ” et, n’exprimant que la confiance en ce Dieu non trompeur dont nous avons besoin pour admettre la réalité des possibles qui s’offrent constamment, nous y croyons. Croire, comme nul ne l’ignore, c’est refuser de savoir. En l’occurrence, nous refusons de savoir que nous ne savons pas ce qu’il en est en réalité de l’humain puisque c’est seulement comme inhumanité que nous en faisons l’épreuve. Le moi consiste donc à être croyant, à toujours faire l’impasse sur la différence de la réalité et de la vérité, à supposer celle-ci (l’humain) pour que celle-là (l’inhumain), qui rendrait la vie simplement impossible, ne puisse pas compter. Et certes, on ne peut vivre qu’à continuer de faire confiance, c’est-à-dire qu’à vouloir croire que la vie est vivable, comme elle l’est assurément si la question du mal se ramène à celle de la simple impossibilité d’éviter tous les malheurs.
Manquant de nous-mêmes au lieu où nous avons l’habitude de nous reconnaître, celui des autres, nous traduisons ce mensonge par la supposition d’une assurance qui les caractériserait quant à leur réalité de semblables c’est-à-dire, de notre point de vue, quant à leur moi. Transi de la souffrance inconsciente de s’ignorer lui-même quand la vie s’identifie à la nécessité que la position de soi reste depuis toujours assurée, chacun de ceux qui se reconnaissent fidèlement est donc voué au savoir de l’humain dont il manque mais dont il aperçoit bien en l’autre la réalité, puisque précisément cet autre est là, présent, et que la confiance première du monde l’y conforme d’avance. Ainsi, et pour autant qu’il s’identifie au moi dont le savoir est l’institution subjective (le sujet en tant qu‘il est humain, en tant qu‘il exerce telle profession, en tant qu’il appartient à tel milieu, etc.), chacun est voué au savoir de l’humain qui n’est pas un savoir général, désintéressé et ordonné à la réalité des choses comme l’exigerait la notion pure d’un savoir autorisé (l’idéal de la vérité) mais qui est un savoir particulier, extrêmement intéressé et uniquement ordonné à l’évidente consistance du semblable (la vérité idéale) – un savoir qui serait enfin la réponse satisfaisante à la question que nous sommes pour nous-mêmes puisqu’elle serait celle de celui en qui nous nous reconnaissons. Mais comme cette reconnaissance n’est possible qu’à ce que l’autre ne quitte pas les limites de la semblance (que j’explicite les valeurs dont témoignent ses actions et il m’apparaîtra vite inhumain ; que je discute avec lui de notre commune profession et je serai vite outré de la conception qu’il s’en fait, etc.), je me trouve dans la constante obligation de ramener tout ce que je sais de lui à ce même savoir mensonger dont je m’autorise pour le reconnaître et par conséquent pour être moi-même. Au moi, il appartient donc constitutivement de se réaliser comme quête indéfinie à propos d’un semblable qui n’en est pas un, et dont il s’agit par conséquent de toujours assurer la semblance.
Si j’ai originellement opté pour le mensonge d’être mon propre moi, mon semblable m’est donc à la fois fascinant et odieux : fascinant parce qu’en lui c’est de moi qu’il s’agit (comme moi, je ne suis que le semblable de mes semblables), et odieux parce que le savoir qui m’assurerait d’être moi-même (la semblance théologique) est constamment contredit par une évidente inhumanité que j’enrage de ne pas comprendre, c’est-à-dire de ne pas réduire à des possibles qui seraient semblablement les miens.
Cette haine dont le semblable est toujours l’objet pour le moi, elle renvoie forcément à ce qui cause le semblable comme étant mon semblable, autrement dit à la raison que je me reconnaisse effectivement en lui, quand bien même cette reconnaissance resterait problématique – selon une contradiction qui fera de la colère (” mais enfin, qu’attend-il pour être normal ? ! “) la première disposition actuelle du moi. Or la cause de la semblance, ce qu’on reconnaît toujours pareillementquand on reconnaît à chaque fois différemment, c’est l’origine. Si donc il appartient au moi de haïr depuis toujours le semblable auquel il demande en même temps de l’assurer, c’est parce qu’il lui appartientconstitutivement de le supposer jouir de l’origine – celle-là même dont l’affirmation du moi est à la fois l’indication et la dénégation, puisqu’on ne peut se prendre pour soi qu’à dénier qu’il s’y agisse d’abord de la possibilité de le faire : le caractère absolu du ” je suis ” sous entend la formulation métaphysique ” à partir de rien “. C’est par conséquent le même de s’identifier à son moi, de prendre l’autre pour un voleur, et de dénier en même temps que ce qui compte depuis toujours en soi-même soit précisément ce dont on l’accuse de nous priver.
Voilà en effet la racine du rapport au semblable : il met en cause l’origine puisque c’est la définition même de celle-ci qu’elle le cause comme tel ; mais puisque c’est de lui que je tiens, en tant que moi, la possibilité que je sois celui que je suis (et j’ai vitalement besoin de croire que je le suis le semblable de mes semblables : cette croyance est la possibilité même du monde), je ne suis rien d’autre que le scandale de sa jouissance d’une origine, dont j’avoue par là même être privé, moi qui refuse absolument de ne pas être totalement autonome. Le moi auquel beaucoup d’entre nous s’identifient est par conséquent fait d’une rage contre lui-même : littéralement outré d’avoir été dépossédé par le semblable de l’origine qui le cause comme pouvant être lui-même, la suffisance qu’il s’attribue (c’est le même de s’identifier à son moi et de vouloir croire en la maîtrise de soi) est en même temps l’impossibilité qu’il reconnaisse cette spoliation qui le met hors de lui. La haine du semblable qui caractérise structurellement le moi est donc en réalité la projectiond’une rage contre soi : celle de ne pouvoir se prétendre autonome qu’au moyen d’une accusation de vol d’autonomie adressé à l’autre ! Une tourniquet de haine de l’autre et de rage contre soi est donc la situation pour ainsi dire normale de ceux d’entre nous qui craignent trop de ne pas se reconnaître eux-mêmes pour ne pas en rester à la semblance.
Une solution paraît pourtant exister, à cette souffrance si paradoxale dont le moi est pour ainsi dire tissé : si elle prend la forme d’une colère incompréhensible, s’il nous est impossible de prendre conscience de ce que l’autre nous a pris et qui est en réalité ce qu’on emploie toute sa vie à refuser (l’origine qui manque toujours et sur quoi rien ne peut dès lors s’appuyer positivement), il suffira de lui découvrir une jouissance positive, clairement repérable : cela apaisera une passion qui est moins la haine de l’autre que son caractère incompréhensible (et de fait, ce sont toujours des jouisseurs qu’on hait, puisque par là même ils apparaissent comme des privateurs). Ainsi, on ne peut s’identifier à son moi qu’à cherche toujours à plus circonvenir le semblable dans les rets du savoir, qu’à l’épier pour traquer en lui une jouissance quelconque qui justifierait enfin une haine d’autant plus forte qu’elle est incompréhensible à celui qui l’éprouve. Bref, et on l’a compris, la jalousie est la nature même du moi.
Par jalousie, on entend donc le sentiment structurellement propre du moi : non pas un sentiment qui pourrait l’affecter d’une manière contingente en fonction de circonstances particulières, mais le sentiment même du moi en tant que moi, sa tonalité propre. Le sujet qui veut croire que la vie est vivable – qui s’identifie à son moi, autrement dit, puisque la communauté qui définit le monde est toujours celle des semblables – est contraint de s’enfermer dans l’obsession d’épier les jouissances qu’il suppose aux autres afin de ne pas reconnaître le refus, dont il est littéralement fait, de son manque à lui-même c’est-à-dire de son origine. Or qu’est-ce que l’origine, quand on en pose la question à partir de la reconnaissance du caractère mensonger du moi de la représentation c’est-à-dire de l’emprise, sinon pour chacun le fait que la vie lui est donnée quand il veut toujours se faire croire qu’il la prend et qu’il en dispose ? Le jaloux dénie cela : que la vie est bonne parce qu’elle est donnée – non pas par un bon Dieu de ce fait toujours potentiellement privateur et donc objet de haine, mais pour cette raison impersonnelle qu’une sensation ou un sentiment sont à chaque fois une gratitude : envers le soleil qui éclaire ou la nuit qui apaise, envers le chemin qui conduit à la maison ou les livres qui accompagnent la pensée, envers toutes les choses qui auraient pu ne pas exister… Voilà le véritable envers de la jalousie, l’intolérable au moi : que les choses relèvent d’une grâce dont aucune emprise subjective ne soit la règle, c’est-à-dire que l’origine à quoi nous sommes depuis toujours ordonnés en regardant ce qui s’offre à la vue ou en rentrant chez soi, en quittant le travail ou en le reprenant, ne puisse être amenée à rendre compte de ce que, par là même, nous ne sommes jamais sûrs d’avoir pu ne pas vouloir – si vouloir consiste toujours à effectuer les raisons qui nous ont fait choisir une direction plutôt qu’une autre.
Qu’on puisse au contraire imputer le don des choses et de la vie en général à une subjectivité particulière, aux parents d’abord qui nous ont si mal faits, ou à Dieu dont l’œuvre est si manifestement imparfaite, et l’on sera enfin dans l’ordre d’une représentation qui restera celle de soi-même : ou bien on comprendra et on se retrouvera entièrement (c’est le même de comprendre les raisons de quelqu’un et de se reconnaître en lui), ou bien on ne comprendra pas et l’on alors tout loisir de jouir d’une haine où s’accomplira subjectivement l’essentialité définitive du savoir à l’encontre de toute éventualité – et de toute réalité – d’être sans le savoir. Ce ne sont pas les possession qui suscitent la jalousie (qu’il ne faut pas confondre avec l’envie) mais une extériorité au savoir qu’on ne peut s’empêcher d’identifier à la vérité alors même qu’on avait décidé depuis toujours qu’il n’y aurait jamais de vérité qu’à titre de représentation – comme on rage de ne pouvoir le nier à propos des choses qui se donnent à voir ou du regard qui les a suivies longtemps avant d’en être conscient, à propos des attitudes ou des paroles qui se réalisent pour ainsi dire toutes seules et qu’on rendraient grotesques à vouloir imiter (la grâce d’une démarche, la justesse d’une métaphore irréfléchie), ou du travail de quelques-uns (les artistes, les penseurs…) qui n’advient jamais à lui-même et à notre étonnement qu’à ce que nul n’ait pu savoir le faire, comme s’ils étaient en visite dans le monde sans pouvoir s’y réduire. Or cette rage que suscite l’impossibilité de tout ramener au savoir et donc au monde, c’est au semblable qu’on l’adresse habituellement, puisque le moi est le semblable qu’on est aussi bien pour soi-même.
C’est donc l’impossibilité de tout ramener au savoir commun et donc à la stricte dimension mondaine qui est la vraie raison de la jalousie, si le moi n’est jamais constituant que depuis un savoir qui en soit en même temps la justification (par exemple c’est en tant que médecin qu’on reconnaît la fièvre comme un des symptômes de la grippe, et c’est parce qu’il y a des maladies comme la grippe qu’il est bon qu’il y ait des médecins). Etre jaloux, c’est interdire – au lieu du semblable parce qu’on a décidé d’avance qu’il n’y aurait jamais d’autre vérité que celle dont le moi peut s’assurer pour lui-même – que les êtres et les choses ne soient pas ce que de toute éternité ils doivent être ; c’est être scandalisé à la simple idée que l’être et la représentation puissent jamais différer, à l’idée que l’existence soit gratuite et que l’origine soit toujours le lieu d’un don qu’on ne puisse imputer à aucun privateur potentiel. Etre jaloux, c’est rager – et par là même reconnaître malgré soi – de ce que tout ne soit pas depuis toujours disponible, parce que toute chose s’autorise d’un don, l’origine impossible, qu’on ne peut par là même reprocher à aucun privateur potentiel, à aucun bon Dieu qu’on puisse secrètement jouir de haïr. L’objet de la jalousie, sentiment du semblable envers ses autres qui semblent si mal et qui récusent par là même l’unique vérité qui contraindrait tous les hommes à être en fin de compte semblablement humains, c’est donc toujours et seulement l’athéisme qui définit le don ou la grâce, qui ne sont ni privation potentielle ni virtuosité d’une maître redoublant de sa faiblesse apparente la contrainte de le servir. Refuser le don de l’existence, refuser la grâce que nous font toutes les choses d’apparaître à nos regards et à notre intelligence – autrement dit vouloir ramener la simplicité d’être à la complexité de raisons qui sont finalement toujours théologique, c’est avoir l’âme empoisonnée. Le moi est fait de jalousie parce qu’il n’est rien d’autre que l’impossibilité de ne pas finaliser et justifier les choses – c’est-à-dire que l’impossibilité d’être athée
© Jean-Pierre LALLOZ