L’oubli et la marque

L’oubli est nécessaire, qui le nierait ? Qui nierait qu’on ne puisse vivre sans une constante activité d’oubli, dans un monde qui est principalement fait d’innombrables millénaires de souffrance animale et humaine, où il suffit de soulever la moindre pierre ou de penser à la plus arbitraire des dates pour entr’apercevoir malgré soi des infinis d’atrocités sans nom…

Si on n’oublie pas, on ne vit pas. Si on oublie, par contre, on est guéri de tous les maux, et aussi de tout le mal qui a été fait et qu’on a fait soi-même – puisqu’il n’y a de mal que par le problème du mal, qui en est avant tout le souvenir. C’est pourquoi la nature sans mémoire est absolument innocente ; c’est pourquoi aussi la guérison n’est rien d’autre qu’un processus d’oubli : devenir comme si rien n’avait eu lieu. Mais pour nous l’innocence et la santé sont impossibles, puisque la volonté d’oubli est, en tant que telle, expressément criminelle : oublier, c’est faire à propos de quelque chose ou de quelqu’un qu’il n’ait pas eu lieu. Et cette activité porte un nom : anéantir. Hitler employait constamment le mot Vernichtung (anéantissement), où l’on retrouve nicht qui signifie  » ne pas  » et nichts qui signifie  » rien « . Nous ne pouvons donc pas vivre sans oubli, mais oublier nous apparente aux assassins.

Peut-être alors pouvons-nous seulement travailler à  » faire un pas hors du rang des assassins « , selon la formule que Kafka utilisait pour définir son activité d’écrivain, dont la notion même, à cause de son intransitivité (on écrit pas ceci ou cela, quand on est écrivain : on écrit) s’entend à l’encontre de la vie à quoi tout doit toujours servir.

La vie pure, où il n’y a que des vivants et où l’avenir importe seul, est sans âme, au sens où l’on peut dire d’un lieu fonctionnel qu’il est sans âme, au sens aussi où l’on peut perdre ou vendre son âme en décidant que bien vivre est finalement la seule chose qui compte. Si donc notre âme est progressivement née des épreuves dont nous ne sommes pas revenus, alors elle est faite de mort – puisqu’on ne peut nommer autrement l’impossibilité d’être toujours celui que nous étions, même si cette impossibilité reste à chaque fois partielle. Autant d’épreuves, autant d’occasions d’avoir été marqués, autant d’impossibilités locales de vivre, autant de morceaux de mort fichés en nous – autant de  » pas  » en nous hors du rang de la vie à quoi tout doit céder.

En quoi la conjonction de la mort et de la vérité donne à voir sa réalité, qui est toujours locale. Et si nous pouvons seulement vivre grâce à une quantité toujours plus grande d’oubli et d’aveuglement, nous ne sommes en revanche humains que par l’impossibilité de jamais oublier certaines réalités, autrement dit parce que la folie est notre possibilité la plus propre et la plus intime, celle qui compte, quand reprendre la vie après l’épreuve est assurément ce qui importe. Dans ce qui compte est notre vérité, alors que ce qui importe dit seulement notre réalité. Quand il s’agit de vérité en nous, il est forcément question des confins de la mort et de la folie. L’impossibilité partielle de vivre, je l’appelle en effet vérité, dont le contraire n’est pas simplement le mensonge mais l’oubli ou, si l’on préfère, la vie – une vie qu’aucun animal réel ne représente (parce que les animaux aussi ont peur, aiment et souffrent – comme le dit expressément le terme qui les désigne et qui renvoie non à la vie mais à l’âme), une vie pure qui ne voudrait que soi dans l’acte même où elle oublierait le mal qu’elle fait, une vie pour laquelle rien ne compterait qu’elle-même, et dont seule l’idéologie des nazis a pu forger la notion paroxystique.

La meilleure définition qu’on puisse donner de la folie est l’impossibilité d’oublier. Est fou celui qui en reste à ce qu’il a reconnu de l’horreur originelle, celui qui ne sort pas, par l’oubli, de la reconnaissance qu’il continue malgré lui d’en opérer. Inversement, il y a des choses qui rendent fou : celles qu’il est impossible d’oublier. C’est d’elles que l’indifférence et la dureté auraient pour raison de nous protéger. Et certes, s’il y en a beaucoup pour haïr, il n’y a pas d’autre raison que la peur de la folie pour ne pas aimer – puisqu’aussi bien il est impossible d’aimer sans être par là même engagé dans le risque de ne plus pouvoir oublier. C’est pourquoi l’amour est si rare : on tient trop à soi-même c’est-à-dire à l’oubli qui permet seul qu’on restele même dans ce qu’on vit, après ce qu’on a vécu. Et vivre, c’est d’abord glisser sur ce qui risquerait de rendre fou – de sorte que les plus vaillants d’entre nous sont en réalité les plus menteurs, puisqu’ils le sont en toute innocence. La vie est son propre mensonge, dit Nietzsche : une constante puissance d’illusion et d’oubli. La barbarie consiste à pouvoir vivre, c’est-à-dire à oublier jusqu’à l’oubli de ce qui a été et de ce qui n’a pas été – celui-là même dont la notion d’anéantissement est l’indication idéale. Le résultat en est la santé, aussi bien du corps qui est jeune après tous les meurtres que de l’esprit qui est fort après tous les mensonges.

Survivre s’oppose à vivre comme la perte de soi s’oppose à la promotion de soi. Pour les éprouvés qui ne se remettront jamais de ce qu’ils ont vécu, des choses qu’ils ont faites et de celles qu’ils n’ont pas faites, il est seulement possible de survivre. Survivre, c’est n’être pas revenu d’une épreuve, bien que par ailleurs le mouvement général de la vie ait repris en nous sa course d’oubli – mais  » par ailleurs  » seulement.

Ceux d’entre nous qui survivent à une épreuve dont par ailleurs ils ne sont jamais revenus échappent à la vie qui ramènent tout à l’aveugle nécessité qu’elle reste indéfiniment pour elle-même et qui, dans l’ordre humain, s’appelle barbarie. Nous sommes éprouvés par les épreuves qui nous ont marqués. La marque est un point d’impossibilité pour la vie, en nous qui vivons malgré tout. Ce qui reste en nous des épreuves, la marque où se conjoignent la vérité la mort et la folie, nous rend un peu moins barbares que nous-mêmes, qui sommes encore vivants c’est-à-dire oublieux.

Nous survivons aux générations qui nous précèdent, à ceux que nous avons aimés, à l’épreuve de leur perte, à la mutilation qu’elle a été non seulement pour nous mais aussi de nous. Ainsi sommes-nous faits de toutes les impossibilités de vivre avec lesquelles nous vivons malgré tout. Ce  » malgré  » qui est notre vérité nous sauve, bien que  » par ailleurs  » nous soyons perdus – tant que la vie aveugle se veut encore en nous c’est-à-dire tant que nous n’avons pas fini de vivre. Nous sauve partiellement.