Cours du 2 mai 03

 

La notion de désinvolture (2) : désinvolture et réflexion

La désinvolture est la position de celui qui, au nom des tautologies (les morts sont morts, le passé est le passé, etc.), exhibe l’inconsistante de la vérité et s’en autorise pour nier non pas qu’il y en ait mais qu’elle puisse jamais obliger. On n’est en effet désinvolte qu’à avoir reconnu l’autorité et donc à avoir reconnu qu’elle ait marqué (il y a donc du vrai), à ceci près qu’il faudra dénier réflexivement la légitimité d’une telle reconnaissance, en arguant de l’impossibilité de constater une différence entre le vrai et le réel. La désinvolture se fait donc toujours contre la distinction et, en soi, contre le respect qui en est la reconnaissance. C’est bien pourquoi elle est le ” crime des crimes ” : non pas le plus grave mais la condition criminelle de la possibilité qu’il y ait des crimes. Car on n’est évidemment criminel qu’à récuser la distinction de ce qui oblige – ce qu’on ne peut faire qu’à souligner pour soi l’inconsistance de la distinction en faisant semblant de la confondre avec la différence qui, s’agissant du vrai, n’a en effet pas de répondant.

Or le respect est en propre la reconnaissance du vrai comme tel, ou plus exactement la conscience de son effet sur nous. Le distingué, par opposition au différent, impose le respect, lequel ne se motive précisément que de son inconsistance : ce qui impose le respect le fait précisément de ne pas contraindre à respecter ! C’est par exemple la faiblesse de l’enfant ou du vieillard – ou encore la parole donnée qui n’est qu’un mot sans aucun poids devant la réalité massive et irrécusable. Là où la réalité ne compte pas, et pour cette seule raison, nous éprouvons qu’il y a du vrai. Etre désinvolte consiste à prendre à la lettre cette idée en montrant qu’elle ne correspond à rien, autrement dit qu’il n’y a jamais de raisons de respecter quand bien même on aurait éprouvé ce sentiment. Ce qu’en effet personne ne peut contester : quand il y a des raisons, on parlera d’estime, notamment morale. Et certes, ce n’est pas du tout la même chose d’estimer quelqu’un, y compris sur le plan moral, et de le respecter…

Si donc la désinvolture s’entend à l’encontre de ce qui fait l’essence du respect qui est d’abord l’impossibilité des raisons, autrement dit si l’on est toujours désinvolte dans la bonne conscience en se répétant qu’en effet il n’y avait pas de raisons de ne pas l’être, alors on voit que la question de la désinvolture est, par la négative, celle de la vérité : la désinvolture ne s’entend que d’une épreuve du vrai qui doit avoir toujours déjà eu lieu pour que la réflexion puisse la dénier au nom de son essentielle inconsistance.

Et certes, du vrai on fait l’épreuve et non pas l’expérience : la réflexion n’en tire rien. Est désinvolte celui qui s’en tient précisément à cet enseignement, celui qui sait qu’il n’y aura ni en nous ni surtout en lui aucune raison à opposer à son comportement, parce que la vérité n’est pas une nouvelle sorte de réalité. La question de la désinvolture est l’envers subjectif de celle de la distinction : il n’y a jamais de raisons pour distinguer, et c’est justement par là que le distingué comme tel inspire le respect.

S’en tenir à l’ordre des raisons quand il s’agit d’être sujet, cela porte un nom : la métaphysique, laquelle nomme donc transcendantalement la désinvolture

Toute désinvolture trouve donc son principe dans le métaphysique lui-même, qu’on peut caractériser en disant qu’il est la substitution toujours en acte du fondement nécessaire à l’origine impossible. Or cette substitution, elle réalise la réflexion puisque celle-ci est avant tout la conversion de la vérité en savoir, et par là déresponsabilisation du sujet.

 

Réflexivité de la notion

Quand on la considère comme un rapport de déni que la réflexion permet d’entretenir à la vérité, la désinvolture est en quelque sorte condamnée d’avance : elle est une forme de mauvaise foi, laquelle consiste toujours à mettre en avant des raisons irrécusables. Mais nous savons aussi que la notion peut être employée autrement, voire d’une manière laudative, comme quand on définit le mouvement du danseur en disant qu’il est une désinvolture envers la pesanteur. J’ai souligné aussi que la notion pouvait s’entendre à l’encontre de l’esprit de sérieux, de sorte qu’elle paraît comme un moment essentiel du service de la vérité : récusant ou ridiculisant ce qu’il est convenu d’aimer ou de respecter, elle ferait en quelque sorte place pour ce qui serait vraiment aimable ou respectable. Déni de la vérité au nom du savoir d’une part, service de la vérité à l’encontre du savoir d’autre part. Il y a là un chiasme réflexif qu’on peut élucider facilement. Comme souvent quand il s’agit de dénouer des paradoxes, on distinguera les niveaux de discours.

La danse est une désinvolture envers la pesanteur, certes, mais cette remarque ne sera assurément pas aussi laudative si elle est prononcée par un physicien dans le cadre de son travail. De la même manière celui qui est désinvolte envers ses intérêts de carrière ou d’argent suscitera la désapprobation méprisante de son chef de bureau ou de son banquier. Et ainsi de suite : toute valorisation de ceci est désinvolture envers cela.

Tout le monde est donc désinvolte d’un certain point de vue, et la plus admirable des conduites héroïques trouvera encore à être condamnée. Par exemple celui qui donne sa vie pour sa patrie est assurément d’une désinvolture criminelle à l’égard de ses obligations familiales : le pays sera peut-être libéré, mais sa femme sera veuve et ses enfants orphelins ! La pensée elle-même est une désinvolture envers le savoir, puisqu’on ne pense qu’à ne pas (se) savoir, qu’à se situer au point d’exclusion où le savoir (qui dès lors importe expressément) ne compte plus, au point d’exclusion de sa propre possibilité. De la même manière, et j’y reviendrai, le service du savoir est une désinvolture envers la pensée et donc envers soi-même : comment des personnes par ailleurs fort estimables peuvent-elles en rester toute leur vie aux œuvres des autres, quand on a si peu de temps pour accéder réellement (c’est-à-dire par une œuvre) à sa propre vérité, et surtout si peu de temps pour payer la dette de vérité dont chaque être humain est éthiquement institué comme tel (car c’est bien d’avoir été marqué par le vrai qu’un certain vivant est devenu humain) ?.. On parlera encore de la désinvolture essentielle du penseur qui prend à bras-le-corps une question sans, évidemment, avoir tout lu sur le sujet, et que ne manque jamais de stigmatiser l’universitaire jamais en peine d’une bibliographie. Bref, comme positions subjectives (être sa propre nécessité ou au contraire être sa propre impossibilité), le savoir et la vérité sont la désinvolture l’un de l’autre : pour le penseur la bibliographie ne compte pas, exactement comme l’étrangeté à soi qui définit la création fait subjectivement horreur à l’universitaire. Paradoxalement, on la rencontrera donc aussi d’un domaine de vérité à l’autre, dès lors que la réflexion de la vérité s’entend forcément comme la position d’un savoir : celui qui serait par exemple spécialement doué pour la poésie pourrait être désinvolte envers la science ou la philosophie – ce qui serait assurément scandaleux du point de vue de l’un ou l’autre de ces domaines considérés, c’est-à-dire réfléchis, comme tels (ce qui ne constitue évidemment pas la position du découvreur établissant une nouvelle loi de la nature ou du penseur inventant ses concepts). Disons donc d’une manière générale que nos options sont des désinvoltures aux yeux des autres, puisqu’elles reviennent forcément à tenir pour négligeables des réalités dont certains d’entre eux ont fait le noyau impossible de leur vie. Qu’ensuite certaines de ces réalités supportent l’épreuve de la réflexion quand d’autres ne les supportent pas, c’est ce qui ne change absolument rien au problème. En effet, on peut aisément justifier qu’on soit désinvolte envers les trivialités quotidiennes, par exemple les questions de carrière ou d’argent, mais il est beaucoup plus difficile de le faire à propos des œuvres de l’esprit. Les tenants de la seconde éventualité le feront pourtant quand, conformément à sa structure réflexive (on ne peut dénier qu’à avoir reconnu) ils auront redoublé leur désinvolture d’un degré : ils se moquent bien d’être approuvés par un sujet universel dont tout le monde sait qu’il n’existe pas !

La réflexion, et la possibilité indéfinie qu’elle soit sa propre reprise, lève donc la contradiction qu’on fait apparaître en désignant d’une part la désinvolture comme ” le crime des crimes “, elle qui consiste à passer outre à la nécessité du respect, et d’autre part à la reconnaître en quelque sorte comme l’envers de n’importe quelle option, si respectable ou même admirable qu’elle soit : tout tient à l’opposition du savoir et de la vérité, et à l’impossibilité que la réflexion de la vérité ne soit pas l’institution d’un savoir voué à se dire vrai.

La question de ce qu’on pourrait appeler la désinvolture philosophique illustre ces nécessités. On pourrait être choqué de la désinvolture de la plupart des êtres humains envers la philosophie : ils se moquent complètement de la possibilité, au moins principielle, qui leur est donnée comprendre ce qu’il en est, d’être humain. Et pourtant, ils sont humains, conscients, dotés d’une capacité réflexive ! Quand on le leur fait remarquer, ils ne répondent pas parce qu’on ne peut pas poser réflexivement qu’on méprise la réflexion mais ils font apercevoir, pour la plupart, qu’ils ont des choses bien plus importantes à faire, une fois le minimum de bien assuré : parader socialement et surtout s’affairer afin de fuir toute possibilité de se rencontrer, de fuir toute éventualité d’être mis par la réflexion en face du gouffre que chacun est pour soi. Mais on aurait tort de cantonner la désinvolture à la fuite du gouffre que chacun est pour soi, et de l’enfermer dans son motif originel qui est pour chacun l’horreur de sa propre absence (puisque c’est toujours à s’appuyer sur un savoir permettant de se reconnaître légitimement exister qu’on est désinvolte) : les penseurs aussi sont désinvoltes envers ce qu’on se représente comme les objets nécessaires de la pensée.

Car les penseurs qui ne sont pas philosophes, tout occupés des tableaux qu’ils peignent ou des symphonies qu’ils composent, n’ont eux non plus rien à faire de la philosophie et de la question de ce que c’est qu’être humain : ils font ce qu’ils ont à faire, sans s’interroger sur la portée ” humaine ” que cette nécessité qui les possède pourrait avoir ou non. Que les œuvres soient bénéfiques à l’humanité, tant mieux, mais qu’elles ne le soient pas et c’est exactement la même chose : on ne travaille pas pour produire des biens (de la ” culture “), mais pour la seule raison, contre quoi on ne peut rien, qu’on est soi. Le philosophe tel qu’on se le représente sera non seulement étonné mais outré d’une telle désinvolture, que les autres penseurs semblent si évidemment partager avec l’homme du commun. Mais les philosophes réels non, puisque c’est un des paradoxes de la philosophie qu’elle se représente comme une pensée de surplomb et qu’elle existeexclusivement dans le travail de penseurs qui restent, comme disent les cyclistes, ” le nez dans le guidon ” : quand on est effectivement un philosophie, on est aussi désinvolte que les autres envers les interrogations générales, celles qui sont réputées philosophiques ! Le penseur veut bien admettre théoriquement que toutes sortes de questions générales et ultimes se posent, il les oublie aussitôt qu’il reprend son travail, lequel consiste à produire des ” natures ” qu’on peut aussi bien entendre comme des aveuglements ou, justement, des désinvoltures. C’est ainsi, pour être concret, qu’on peut reprocher à chaque philosophe d’avoir été désinvolte avec ce qui constituera le noyau des interrogations des autres philosophes. Par exemple la doctrine sartrienne de la liberté est singulièrement désinvolte envers les inhérences de la chair qui nouent l’historicité et la sensibilité sous la plume de Merleau-Ponty, et ainsi de suite. La philosophie réelle est donc elle-même une désinvolture relativement à ce qu’on se représente de la philosophie, en même temps qu’elle est une désinvolture envers les objets réels des autres philosophies – le paradoxe étant qu’il s’agit là d’une désinvolture qui est le sérieux même de la philosophie, le fait d’être réellement (le travail effectif) et vraiment (identification par le nom propre – exemple la liberté sartrienne) philosophe !

Pour conclure ce chapitre sur la réflexion je dirai qu’il faut bien distinguer entre être désinvolte relativement à sa propre impossibilité subjective, ce qui consiste à se trahir soi-même en disant d’abord que ce n’est pas vrai et ensuite que cela ne compte pas (car le discours de la désinvolture fonctionne évidemment selon la ” logique du chaudron “, pour se référer à la fameuse anecdote freudienne) et apparaître comme désinvolte aux yeux d’un observateur (éventuellement soi-même comme sujet abstrait) dont la détermination eidétique sera réflexivement incompatible. Chacun, s’agissant du noyau originel de ses préoccupations, est le désinvolte des autres et de celui qu’il est par ailleurs – la question de la vraie responsabilité étant de savoir si on l’est envers la marque de vérité qui a converti en humain un simple vivant asservi à son bien….

 

La métaphysique comme forme originelle de la désinvolture

Cette question est alors celle de la métaphysique et de la position subjective qui lui est inhérente : si l’impossibilité qui définit l’origine est déniée au profit de la nécessité qui définit le fondement (c’est matériellement cela, une métaphysique), alors le sujet s’entend de cette nécessité, non pas au sens où il devrait croire au fondement mais au sens où la reconnaissance de sa nécessité s’entend comme un savoir, lequel est la légitimité de la reconnaissance opérée par le sujet à propos de lui-même.

On n’est jamais désinvolte qu’à se croire le droit d’être, qu’à trouver normal d’exister, en liant l’un et l’autre terme d’une nécessité qui reste représentative. Tel est le principe philosophique de la notion, en fait : que le savoir autorise celui qui le sert à se reconnaître lui-même non seulement comme un être (il y a le savoir – par exemple la médecine : puisqu’il y a des maladies et que la maladie est une entité médicale, il y a le médecin), puis comme une existence (le savoir reconnaît toujours normativement de sorte qu’il est déjà engagé, sous le nom de volonté, dans le passage de l’être à l’existence).

Et quel est d’autre part le principe de la désinvolture, sinon l’horreur que suscite chez la plupart des gens le gouffre qu’ils sont pour eux-mêmes, l’impossibilité d’être ? Ce gouffre, quand on en pose la notion dans la pensée réflexive toujours déjà vouée au savoir, c’est la question – celle que chacun est pour soi dans l’irréductibilité de la question qui à la question quoi. Cette irréductibilité, nous savons depuis longtemps qu’elle est celle de la vérité par opposition au savoir, de la vérité qui cause la ” personne ” comme telle, par opposition au sujet individuel qu’elle est par ailleurs.

 

Et qu’est-ce que la personne, justement, sinon le sujet responsable ? Pas de différence, par conséquent, entre la désinvolture et le fait d’avoir cédé sur la distinction des questions qui et quoi – ce qui s’appelle penser métaphysiquement !

Le principe réflexif s’entend toujours de ce qu’il n’y ait pas de vérité, ou plutôt de ce que la vérité ne doit pas compter comme telle, puisqu’à l’instant où l’on se poserait la question elle serait déjà réfléchie c’est-à-dire convertie en savoir. Il faut donc absolument que je ne sois pas pour moi-même ma propre question, mais toujours déjà ma propre réponse. Mais bien entendu, la réflexion destitue aussitôt l’identification première si rassurante à laquelle j’aurais voulu me tenir. Il y a donc un vrai savoir qui viendra donner non pas la réponse à la question qu’on est pour soi (répondre à la question qui – ce qui ne se fait que par le nom propre devenu ” nature ” et par le visage), mais qui viendra barrer toute question et par là même toute nécessité de répondre de soi, d’exister personnellement : au lieu où le vrai nous a marqués. Ce savoir, il est formellement produit par la réflexion et il consiste forcément à dire que la vérité est inconsistante : la vérité ne peut pas réflexivement différer du savoir, puisque la réfléchir consiste précisément à l’identifier au savoir.

L’inconsistance de la vérité peut prendre des formes grossières (le divertissement habituel : la parade sociale, l’affairement au service des biens) ou subtile, la meilleure d’entre elle étant évidemment d’en faire un moment nécessaire du savoir.

Toute métaphysique est donc de la désinvolture en quelque sorte réalisée, et inversement toute désinvolture ne s’entend que de la position métaphysique.

Cela dit, il n’y a de métaphysique réelle (par exemple la doctrine hégélienne) que comme philosophie (l’hégélianisme, c’est le génie de Hegel réalisé). Le métaphysicien n’est un savant que par ailleurs : réellement c’est un penseur, c’est-à-dire un écrivain qui découvre ce qu’il pense quand il est juste en train de l’écrire – effectuant dès lors comme œuvre que sa pensée soit vraiment la sienne de lui être radicalement étrangère.

Finalement, la désinvolture est ” l’absence d’œuvre “. Nul n’est sans l’avoir su depuis toujours.

Dans les prochaines séances, j’examinerai ce nouveau paradoxe.

Je vous remercie de votre attention.