Cours du 29 septembre 2000 : philosophie et spiritualité (2)

 

La question de la vérité en philosophie est celle de la distinction, parce qu’en philosophie la réfutation ne compte pas, alors qu’en métaphysique elle est celle de la différence, parce qu’en métaphysique la réfutation compte. Rien là de très original : chacun sait qu’un concept n’est philosophique qu’à être fait du nom propre d’un penseur (si l’on parle de l’Idée, il faut par exemple préciser si on l’entend comme platonicienne, kantienne ou hégélienne) et d’autre part chacun constate que la métaphysique est faite de théorie et que le propre d’une théorie est de donner lieu à la possibilité d’être réfutée.

Je traduirai ces évidences en disant qu’en philosophie il n’y a qu’une chose qui compte, c’est le nom – ce nom secret qu’on entend dans le silence de l’étonnement (par exemple pour comprendre ce qu’est l’Idée, il faut expliciter en termes de vérité l’adjectif nominal qui la détermine). En métaphysique au contraire, il n’y a qu’une chose qui compte : la réfutation. Toute thèse métaphysique est donc fausse, à ceci près qu’on manque peut-être encore de la démonstration de cette fausseté (et qu’on en manque éventuellement toujours, comme dans certains cas dont je veux bien admettre l’éventualité, ne change rien à cette nécessité de principe). On définit suffisamment la philosophie comme spiritualité en disant qu’elle s’entend à l’encontre de cette nécessité, dont la paradoxe est qu’elle soit indistinctement celle de la réalité (toute théorie est forcément théorie de quelque chose) et de la fausseté (dans une théorie, il n’y a finalement que sa réfutation qui compte). La réflexion sur la philosophie en fait le savoir dans lequel la réalité ne compte pas, bien qu’elle importe au plus haut point (la réalité concerne la philosophie en tant que toute philosophie est par ailleurs une métaphysique), c’est-à-dire qu’elle en fait le discours dans lequel c’est en fin de compte seulement du nom secret, celui qu’on passe sa vie à ne pas pouvoir dire, qu’il s’agit (par exemple nous comprenons que les milliers de pages écrites par Sartre sur la liberté reviennent finalement à dire ce qu’il ne pouvait pas dire, à savoir qu’elle était en fin de compte sartrienne).

Là où la réalité ne compte pas mais où compte seul le nom secret, voilà comment le définis le domaine de la spiritualité. C’est pourquoi je concluais notre dernière séance en disant que la philosophie était de part en part spiritualité.

Le spirituel et le philosophique

Dès lors nous sommes en droit d’identifier le spirituel et le philosophique, bien que la vie spirituelle ne soit pas du tout réductible à la vie philosophique (ne serait-ce qu’à cause du caractère exclusivement européen de notre discipline).

La vie spirituelle, c’est le rapport au philosophique en tant que tel, c’est-à-dire à tout ce que nous ne pouvons pas ne pas réfléchir comme étant de nature philosophique. Vous savez que je désigne cela comme ” ce qui compte “, par opposition à ce qui importe et qui vaut seulement ” par ailleurs “.

D’où cette nouvelle définition, équivalente à celles que je viens de rappeler, que le spirituel est l’ordre de ce qui compte par opposition à ce qui n’est que vital et qui est à chaque fois compréhension de ce qui importe.

Ce qui importe, ce sont les biens de toutes natures (y compris au sens négatif : une maladie peut être très importante dans notre vie !). Parmi les biens, beaucoup de gens vous diront qu’il faut ranger les biens spirituels, et ils ont raison. En quoi cependant ils ne parlent pas de spiritualité mais du fait que la vie qu’ils considèrent est la vie humaine et non pas celle d’une plante ou d’un animal sauvage. Les ” biens spirituels ” ne sont donc que des trivialités de second degré, des nécessités en quelque sorte hygiéniques, liées au fait trivialement spécifique que ” l’homme ne se nourrit pas que de pain ” : les chiens sont carnivores, les vaches herbivores, eh bien à l’homme il faut une certaine quantité de nourritures spirituelles. La spiritualité, si vous m’accordez qu’elle concerne ce qui compte et non pas ce qui importe, s’entend dès lors à l’encontre de tout cela c’est-à-dire à l’encontre de l’éventualité (ou même de la certitude) qu’il y aurait dans nos vie un aspect plus ou oins développé de ” spiritualité ” : elle commence là où le service des biens (même ” spirituels “) cesse de valoir, c’est-à-dire là où la question, immédiatement ou médiatement égoïste, de mener une ” bonne ” vie n’a plus de sens. Il y a spiritualité en nous là où en nous ce n’est pas de nous qu’il s’agit – sinon on reste dans une logique mercantile habituelle, les plus avisés d’entre nous sachant choisir les biens qui seraient réels (” spirituels “) là où les autres s’en tiennent aux biens qui seraient seulement apparents (” mondains “).

Récuser cette trivialité de second degré, c’est dire que la catégorie originelle de la spiritualité est celle de la rencontre. Quand je parle de spiritualité, il s’agit tout simplement de la rencontre de ce qui compte.

Et certes, toute philosophie est le discours d’une rencontre : celle de l’étonnant. Inversement tout ce qui compte est étonnant – donc philosophique, selon le retournement réflexif que je vous ai décrit la dernière fois. Si donc la ” vie spirituelle ” est le rapport que nous entretenons avec le philosophique, et si ce dernier n’est que sa propre distinction d’avec le métaphysique, alors il faut nommer ” vie spirituelle ” notre rapport à la distinction – et uniquement cela.

Là où nous faisons l’épreuve de la distinction (c’est-à-dire de la vérité comme causée) nous sommes dans la vie spirituelle.

Voilà le cadre général : l’équivalence, une fois ce qui compte distingué de ce qui importe, des notions du philosophique, de la rencontre, de la distinction. Je rassemble cela dans la notion qui vous est maintenant familière en disant que le spirituel est l’ordre du marquant. Toute spiritualité naît d’une rencontre, et a pour réalité la marque imprimée par ce qui a été rencontré, précisément comme rencontré. La question de la spiritualité peut donc, d’une manière générale, être ramenée à celle de la marque, et nous allons avoir cette année bien des occasions de développer cette idée.

Pour l’instant, retenons que la marque, sur le modèle de l’idée de Dieu en moi selon Descartes, suffit à constituer tout le domaine philosophique, puisque les ” natures ” dont traitent les philosophes (par exemple la monade pour Leibniz, et ainsi de suite) ne sont philosophiques que par la marque que constitue sur elle le nom du penseur (la monade est une entité philosophique parce qu’elle est leibnizienne et non pas parce qu’il existerait de telles choses dans l’univers) et qu’elles sont, selon l’hypothèse à peine entrevue par Descartes, épuisées par cette marque (la monade n’est en vérité rien d’autre que son caractère leibnizien).

Quand je parle de philosophie ou de spiritualité, il s’agit toujours de cet épuisement – et donc du paradoxe d’une constitution exhaustive par la rencontre (paradoxe qui est tout simplement celui de la pensée, telle que je vous en ai donné la notion à travers les problématiques de l’étonnement et du nom secret).

Qu’est-ce qu’une rencontre ?

L’idée tautologique de la distinction véritative (le vrai ne diffère pas du réel : il s’en distingue, et par là il est vrai) se traduit forcément par cette autre idée : est vrai cela dont la réalité ne compte pas. Et dès lors la vie spirituelle est bien l’ordre de la rencontre, si vous m’accordez de nommer ” rencontre ” l’épreuve de ce dont la réalité ne compte pas.

Je tiens beaucoup à cette définition, qu’il faut préciser.

La notion de rencontre est évidemment riche et complexe, mais pour le moment il faut nous en tenir à l’essentiel. Cela exclut non seulement les piteux défilements habituels (par exemple un exposé sur la rencontre des atomes dans la doctrine épicurienne !), mais encore qu’on en reste à la compréhension langagière de la notion : la réflexivité philosophique impose que le concept qu’il faut proposer rende compte de celle-ci, mais n’en parte pas (autrement dit la philosophie n’est pas une branche de la sémantique).

Puisque c’est elle qui décide de la notion même de philosophie, je partirai donc de l’opposition de ce qui importe et de ce qui compte, dont je vous ai souvent expliqué qu’elle se redoublait en opposition de l’épreuve qui marque, et de l’expérience qui enrichit (éventuellement d’une façon négative).

Je combine cette corrélation en disant que la rencontre est une épreuve et non pas une expérience, même si par ailleurs nous pouvons la constituer comme telle en parlant de rencontres enrichissantes (nous savons que toute épreuve peut être réflexivement constituée en expérience, puisque la réflexion est le fait du sujet anonyme et que c’est précisément ce sujet que l’épreuve maintient comme étant toujours le même – le sujet qui en moi ne compte pas). Dans l’expérience, une seule chose compte : le savoir. Il n’y a en effet pas d’expérience si l’on n’est pas capable d’une manière ou d’une autre d’en tirer une leçon. Vous voyez bien qu’on ne rencontre pas quelqu’un en décrétant d’avance que c’est l’enrichissement produit par sa rencontre, et non pas lui, qui comptera.

Dès lors il n’y a rencontre que là où le savoir ne compte pas. En quoi les notions de rencontre et de vérité sont strictement mises en corrélation : il n’y a jamais de rencontre que du vrai.

Réciproquement, quand le vrai est éprouvé (il ne peut par définition être expérimenté puisqu’il n’y a d’expérience que de la réalité qui, dans le cas du vrai, ne compte pas), il s’agit d’une rencontre

On peut expliciter cela de diverses manières, selon les contextes. Le cadre le plus général serait de dire qu’il n’y a jamais de rencontre que du génie, si l’on entend par ce terme la singularité elle-même, du point de vue de la donation de vérité – et c’est le propre du singulier de donner de la vérité, faute de quoi il est seulement unique. Génie, cela signifie donc donateur de vérité (autrement dit singulier), et par conséquent qui compte. Les gens qui comptent, c’est dans leur génie qu’on les appréhende : s’ils comptent, c’est vraiment d’eux-mêmes, dans leur singularité, qu’il s’agit pour nous. Et par conséquent aussi de la récusation de la réflexion qui en fera des représentants de l’humanité en général.

Les idées de rencontre et d’objet sont exclusives : dans l’objet, ce qui compte, c’est uniquement le sujet (de sorte qu’on peut définir l’objet comme ce qui ne compte pas, en tant qu’il ne compte pas). Et forcément, dès qu’il y a sujet (transcendantal) il y a objet. Là où nous rencontrons, nous cessons par conséquent d’être, parce que la constitution transcendantale est récusée par principe : la rencontre n’est pas une expérience mais une épreuve.

Mon idée est donc simple : l’idée de la vie spirituelle se ramène à celle de la rencontre.

Mais bien sûr, il faut penser cette notion selon ce qui la spécifie, à savoir justement la distinction de la vérité et de la réalité, de ce qui compte et de ce qui importe, en n’oubliant bien sûr pas que si la vérité s’entend forcément à partir de la réalité, ce qui compte s’entend à partir de ce qui importe. Car de même que la vie spirituelle n’est pas un domaine de la vie parmi d’autres, de même ce qui compte n’est pas autre chose que ce qui importe (et qui serait donc plus important !). Ainsi dire qu’il n’y a rencontre que là où la réalité ne compte pas revient à rappeler que la réalité de ce qu’on rencontre est toujours importante – mais précisément elle ne compte pas, et c’est en quoi, selon moi, il y a rencontre (puisque ce qui compte n’est pas autre chose, ni un nouvel aspect, de ce qui importe).

Par réalité, j’entends ce qui relève du savoir. Cela exclut donc l’existence, laquelle et donc toujours passée en quelque sorte par pertes et profits. Ainsi il est évident que ce stylo existe, puisqu’il est posé sur ma table. Mais on voit bien que son existence ne compte pas : ce qui compte, ce n’est pas qu’il existe, mais qu’il fonctionne – et c’est seulement ” par ailleurs “, là où cela ne compte donc pas, qu’il existe (s’il n’existait pas, je ne pourrais certes pas l’utiliser).

A l’inverse des réalités mondaines c’est-à-dire étrangères à la vie spirituelle, la personne et l’œuvre, pour en rester aux modèles paradigmatiques du génie (mais on peut considérer d’autres choses, comme on va voir) on les rencontre : cela signifie que ce qu’elles sont réellement (comme objets de savoir, donc) ne compte pas : ce qui compte, elles, c’est qu’elles existent – autrement dit que l’existence, en elles, ait un sujet dont elle soit l’acte, alors que l’existence est habituellement présentée comme la position (Kant) d’une chose qui ” par ailleurs ” relève de notre savoir au moins possible.

Concrètement, cela revient à dire qu’une œuvre ou une personne marquent parce qu’en elles, désormais, l’existence en général est assujettie – s’entend comme un acte personnel et non plus comme unétat ontologique anonyme. L’existence compte, dès lors. C’est ce que je traduis par l’idée de ” génie “, qui désigne l’impossibilité que le singulier ne soit pas sujet de la vérité. Voilà en quel sens on peut dire qu’il s’agit en elles (la personne et l’œuvre que je prends comme paradigmes) de vérité et non de réalité. La notion de rencontre dit cela, à mon avis.

Quand je dis que la vie spirituelle est l’ordre de la rencontre, c’est donc pour indiquer que l’existence compte, et qu’elle compte dès lors forcément comme vérité. Ce que je peux ramasser dans une formule : le vrai, c’est tout simplement ce dont l’existence compte.Dans le cas d’une personne ou d’une œuvre, leur vérité, au delà de tout ce qu’on en peut penser et de tout ce à quoi elles peuvent donner lieu, c’est d’exister !

Dire que la vie spirituelle est l’ordre de la rencontre, c’est dire aussi que l’existence est personnelle quand elle se donne comme vérité comme dans les exemples de la personne et de l’œuvre, et non pas comme condition comme dans l’exemple du stylo.

Que l’existence soit la vérité, voilà à mon avis ce qui définit la rencontre. Là où l’existence n’est pas la vérité, il peut y avoir expérience, aperception ou tout ce qu’on voudra, mais pas rencontre.

Il n’y a donc de rencontre que du génie, un de la vérité et de l’existence.

Vous voyez que je suis dans le paradoxe d’une rencontre qui ne suppose pas, comme le fait l’expérience, le préalable d’un sujet qu’il faudrait d’abord être pour ensuite rencontrer un autre sujet.

Là où il n’y a pas rencontre, il y a tout ce qu’on voudra, notamment un sujet préalable si vous y tenez, mais cela ne compte pas. Il n’y a de rencontre que là où ça compte. Et donc il n’y a eu de rencontre que pour un sujet qui est désormais un autre – bien que ” par ailleurs ” (expression par laquelle je désigne l’ordre de ce qui ne compte pas) il y ait toujours un même sujet, celui de l’expérience, pour dire qu’il était là avant la rencontre et qu’il est toujours là après.

D’ailleurs prenons conscience de ce que nous disons, en pointant la possibilité de rencontrer non pas des mais à chaque fois une œuvre : une œuvre, c’est une chose qui existe comme si elle était une personne. On peut tout à fait avoir rendez-vous avec une œuvre et s’y rendre le cœur battant : c’est vraiment elle qui existe et non pas une chose qui par ailleurs serait un tableau ou un livre.

La vie spirituelle, c’est donc l’ordre où l’existence (dont je vous rappelle que la philosophie est la réflexion) est propre au sens où je parle du nom propre c’est-à-dire impossible, puisqu’elle est la vérité. L’impossible de l’existence, voilà le spirituel : ce qui est rencontré.

Quand je parle d’existence personnelle, il ne faut donc pas comprendre que l’existence aurait une modalité particulière. Cette nécessité phénoménologique par ailleurs irrécusable est étrangère à la question de la spiritualité : il va de soi qu’une idée n’existe pas de la même façon qu’un caillou, et aussi que n’importe quelle chose a sa façon particulière d’exister (un stylo n’existe pas exactement comme un crayon, par exemple, ni un stylo bleu exactement comme un stylo rouge). Non, quand je parle d’existence personnelle, dont la notion est simplement corrélative de celle de la rencontre, c’est pour dire qu’on bute sur une existence qui décide d’elle-même : à la fois il n’y a de rencontre que d’une liberté (une œuvre est ainsi une chose qui existe librement : rien de ce qui explique son existence ne compte, devant le fait que c’est bien elle qui existe) et en même temps il n’y a de rencontre qu’à ce que l’existence soit la décision même de ce que c’est qu’exister.

Dans l’expérience, au contraire, c’est le sujet qui décide de l’existence de l’objet. Non pas bien sûr qu’il dépende de lui que cet objet soit là ou non (il appartient même à la définition de l’objet qu’on le trouve) mais en ce que son existence, ne comptant pas, aura forcément telle ou telle importance dont le sujet sera statutairement le principe (c’est toujours finalement à moi que les choses importantes importent)Car pour que l’altérité ait depuis toujours été réduite, il faut également que depuis toujours elle ait été reconnue.

Au contraire, la rencontre renvoie toujours à la décision dont l’existant lui-même – dès lors libre ou encore vrai – est le sujet (en quoi consiste donc le génie). Là où l’existant n’est pas décisif pour l’existence, il n’y a pas de rencontre, mais seulement une expérience– dans laquelle l’existence ne compte pas mais seulement le savoir.

J’appelle personnalité (le fait d’être personnel) le caractère libre et décisif de l’existence. On peut donc parler de la personnalité (en ce sens à la fois philosophique et juridique) de l’existence d’un arbre, ou d’un rocher. Leur rencontre est philosophiquement envisageable.

Ainsi je pense à un personnage du roman de Paul Gadenne intitulé Siloé, qui a rendez-vous avec un arbre. Et certes on peut concevoir qu’un homme ait trouvé en lui assez de liberté et de silence pour reconnaître un jour qu’un tel rendez-vous lui ait été donné. Je pense aussi à ce thème classique de la peinture chinoise qu’est ” le salut de Mi-Fu au rocher “. Tout le monde connaît l’anecdote qui sert de sujet à un grand nombre de compositions : arrivé dans la province où il venait d’être nommé, ce fonctionnaire revêtit ses plus beaux vêtements et, au lieu de rendre en premier lieu ses devoirs au préfet comme il en avait l’obligation, alla d’abord s’incliner devant un rocher aux formes extraordinaires, un rocher étonnant. Je dirai qu’on a là un parfait exemple de ce que peut être la vie spirituelle : le rocher, ce n’étaient pas ses formes remarquables qui comptaient, c’était que lui, tel qu’il était dans l’irréductibilité d’être lui-même et non pas un rocher, existait. Le préfet, ce qui comptait en lui, c’était sa fonction autrement dit sa médiocrité (c’était un ” en tant que “). Bref, Mi-Fu rencontrait ce rocher, alors que l’idée de rencontre n’a aucun sens quand on l’applique à un quelconque préfet. Voilà comment on peut reconnaître, je crois, que l’existence soit vérité.

La rencontre et l’âme

Ceux qui suivent depuis longtemps mon enseignement on reconnu de quoi je parlais, ici : de l’âme.

L’âme, c’est cela : que l’existence soit la vérité, autrement dit que le savoir, dont on convient par ailleurs qu’il explique exhaustivement ce qui est en cause, ne compte pas. L’âme, c’est que ce soit seulement par ailleurs que le savoir soit totalement valable.

Le rocher avait une âme parce qu’il était lui, que son existence (et non pas une fonction ou un savoir humain) était sa vérité ; et le préfet n’en avait pas parce qu’il était n’importe quel préfet : sa vérité est même de ne pas en avoir, puisqu’il était un moment anonyme du fonctionnement anonyme de l’État. L’ ” en tant que ” est l’impossibilité de l’âme. Par exemple un aéroport, un centre commercial ou de loisir, etc., sont des lieux sans âme parce qu’ils sont épuisés par le savoir dont ils relèvent : un espace ” en tant que ” commercial, ” en tant que ” lieu de transit des voyageurs, ” en tant que ” lieu de détente, etc.

Mi-Fu qui avait reconnu le rocher n’était pas un homme sans âme, puisque le propre de l’âme est de reconnaître l’âme. En ce sens il est impossible que le rocher ne lui ait pas parlé : c’est bien un rocher étonnant qu’il avait devant lui.

La vie spirituelle, si vous m’accordez qu’elle est l’ordre de la rencontre, est donc le rapport à l’âme. En toute rencontre, c’est l’âme qui est en question.

Et je rapporte alors la vie spirituelle à la parole, mais c’est bien sûr celle de la parole impossible : celle dont la possibilité se traduirait par la réponse consciente à la question de savoir qui l’on est, et dont l’impossibilité n’est autre, en philosophie, que l’inscription du nom dans la réalité du concept dès lors épuisé d’être ainsi marqué (au sens où le concept de monade, par exemple, n’est rien d’autre que son caractère leibnizien).

Dans la rencontre, il s’agit de cette parole secrète. C’est seulement dans l’épreuve de la rencontre (d’une personne ou d’une œuvre, mais peut-être aussi d’un rocher ou d’autre chose dont je n’ai pas l’idée) que j’apprends sans le savoir qui je suis vraiment.

Qui je suis vraiment s’oppose à qui je suis réellement. Réellement, je suis celui que n’importe qui serait à ma place. De sorte qu’en moi, comme en n’importe qui, c’est seulement la place qui compte. La spiritualité, c’est déjà que la place ne compte pas.

Si je reviens à notre horizon philosophique, cela signifie tout simplement que la rencontre constituera ma réflexion, qui autrement serait effectuation anonyme de ma raison, comme philosophique (par opposition à rationnelle).

Dans un enseignement déjà lointain, j’avais expliqué qu’il fallait penser l’âme en exclusivité à toute réalité. Les lieux sans âme que je viens de citer peuvent présenter une multitude de qualités, être éventuellement agréables à vivre et bien décorés. Cela nous apprend que l’âme ne peut pas être considérée comme quelque chose qui leur manquerait et qu’il suffirait dès lors de leur ajouter (cela, c’est la question du ” supplément d’âme ” : l’imposture qui veut faire de l’âme quelque chose et par là de la vérité une sorte de réalité). Non : l’essentiel dans cette problématique est d’avoir reconnu le caractère totalement satisfaisant du savoir. Ces lieux sont donc leur propre réalité, en ce sens qu’ils n’en diffèrent aucunement. L’âme au contraire est la distinction. Car bien sûr il n’est pas question de différence, auquel cas on ferait de l’âme une trivialité c’est-à-dire un élément qu’il suffirait d’ajouter ou qu’on aurait comprise d’emblée dans le cahier des charges.

A l’inverse une maison vétuste et malcommode peut avoir âme, parce que sa réalité et de son devenir (ce dont il y a un savoir au moins possible) ne suffisent pas à épuiser le miracle (c’est-à-dire l’impossibilité) qu’elle soit elle, vraiment elle – bien qu’il n’y ait évidemment rien d’autre à prendre en compte. On peut donc rencontrer une telle maison, et don en rester définitivement marqué.

Et puis surtout un homme peut perdre son âme. Perdre son âme, c’est substituer ce qui importe à ce qui compte. Par exemple la carrière avant la piété envers l’étonnant. La visite de Mi-Fu lui coûta son avancement. On peut imaginer que pour un fonctionnaire, la carrière soit à certain moment cause de la perte de l’âme, laquelle n’apparaît dès lors qu’à ce moment (toute sa vie, il a été un individu ordinaire et la question de l’âme l’a concerné quand il a eu fait certain choix de carrière qui ont nécessité, par exemple, d’être sans égards envers certaines personnes ou certains lieux). L’âme peut donc être causée de sa seule perte : dans cet exemple, l’âme est le passage de la médiocrité à quelque chose dont la notion de damnation donnerait une métaphore religieuse. Par exemple un fonctionnaire carriériste et satisfait de soi est un homme damné, puisqu’il a pour vérité (et plus seulement pour réalité) d’être un ” en tant que “. Alors qu’une œuvre est une chose sauvée parce qu’elle existe comme si elle était quelqu’un, il y a des personnes qui sont damnées parce qu’elles existent comme si elles étaient quelque chose. Et assurément dans l’idée de vie spirituelle est engagée l’alternative du salut et de la damnation. Il est impossible que je n’y revienne pas d’une manière ou d’une autre dans la suite de mon enseignement.

Vous m’avez compris : c’est toujours pour sauver son âme qu’on pense – pour qu’il ne soit pas vrai qu’on n’a rien entendu dans le moment d’étonnement, bien que ce soit indubitablement réel.

Bref, tout cela s’inscrit dans la problématique générale de l’incidence de la vérité (laquelle incidence est parfois exclusivement négative, comme dans l’exemple de la perte de l’âme), puisque la vie spirituelle n’est rien d’autre que l’effet de la vérité sur le sujet en tant que sujet (c’est ce que rappelle Foucault dans la leçon que j’ai citée la dernière fois), à quoi j’ajouterai donc, pour désigner le propre de cette notion de spiritualité, que le sujet n’est plus vraiment le sujet bien qu’il le soit toujours réellement.

L’âme, c’est en effet que le vrai comme tel soit l’origine d’une distinction dont on ne peut plus vraiment dire qu’elle concerne le sujet bien qu’elle le caractérise. Pour donner un exemple je dirai que parfois c’est le passé dans son caractère immémorial qui est l’âme, et que le sujet – un lieu, ou même une personne que sa culture ou ses souffrances ont rendue infiniment plus vieille qu’elle-même – n’y est pour rien.

Mon idée, plus précisément, était que l’âme (de quelqu’un) est l’incidence de l’âme (de quelqu’un d’autre ou de quelque chose) sur la vie – une marque, donc, l’effet de la marque étant d’installer la question de la vérité là où il n’y avait que celle de la réalité. Je me réfère bien sûr là au premier caractère de la marque, qui est sa réversibilité (les gens marqués, ils marquent).

La question de l’âme est celle de la marque, parce que celle-ci cause comme vrai et que la vérité n’est jamais assimilable à un quelconque aspect de la réalité. Le vrai, c’est le réel en tant qu’il n’est pas sans âme. Par exemple une maison vétuste et malcommode peut être une vraie maison, alors qu’une maison neuve pourvue de tout le confort est évidemment une maison réelle, mais ne sera jamais une vraiemaison.

J’arrête sur ce point. Qu’on retienne seulement l’idée que la vie spirituelle est le rapport que nous avons à l’âme c’est-à-dire à l’impossibilité d’identifier un savoir par ailleurs totalement valable à la vérité. En quoi je reviens à la distinction que la philosophie est toujours de la métaphysique, dont elle ne diffère aucunement.

Quant au rapport de l’âme et de la philosophie entendue comme savoir, il est tout entier indiqué dans cette définition : par métaphysique, c’est justement le savoir sans âme qu’on entend – ainsi qu’on le voit parfaitement en réduisant n’importe quelle philosophie à la doctrine qu’elle est forcément. Rien là que de très évident à tout le monde : plus une doctrine est expressément métaphysique, plus on constate que c’est un discours sans âme (considérez celle de Spinoza, par exemple, qui est presque caricaturale de ce point de vue, ou encore celle de Leibniz). Mais justement : il n’existe pas de métaphysique qui ne soit l’œuvre d’un philosophe (par exemple Spinoza, ou Leibniz), c’est-à-dire d’un sujet qui s’autorise de lui-même – autrement dit, au sens exclusivement éthique qui convient à cette notion, d’un génie. Même la plus implacable des doctrines n’est pas sans âme, puisque la ” natures ” (par exemple le Dieu substance) dont elle est la théorie est épuisée par le nom impossible que l’auteur aura passé toute sa vie à ne pas pouvoir écrire, donc à inscrire. Parce qu’un philosophe est un penseur, n’imposant un savoir que par ailleurs, on peut aussi bien dire que la philosophie est le discours de l’âme ; l’âme des textes, c’est que leur réfutation ne compte pas. En quoi nous reconnaissons dans la lecture un aspect de la piété philosophique, dont j’ai souvent souligné qu’elle était, contrairement à la science et donc, théoriquement, à la métaphysique, inséparable de sa propre tradition.

 

Je vous remercie de votre attention.