Leçon 8

Promesse et séduction : qu’est-ce que l’avenir ?

En décidant de ramener la question de la séduction à celle de la promesse, on en fait la question d’une instance temporelle bien particulier : l’avenir. Tout ce qui séduit est d’une certaine manière proposition d’un avenir, qu’il ne tient qu’à nous d’accepter ou de refuser – en sachant que cet avenir est celui d’une vie qu’il faut dire vraie et qu’il faut donc opposer à au futur que nous sommes destinés à vivre.

Une promesse qui était la nôtre depuis toujours

C’est le même de dire qu’une réalité est séduisante et de dire qu’elle est prometteuse, comme c’est le même de séduire et de promettre. De cette équivalence on conclut non pas tant qu’il y a une temporalité de la séduction, mais qu’elle est proprement faite de temporalité. C’est de cette temporalité particulière que l’expérience de la séduction est la reconnaissance. Mais cela soulève un nouveau paradoxe : si l’expérience de la séduction et la reconnaissance de la temporalité de la promesse, on ne peut maintenir l’équivalence dont nous sommes partis qu’à supposer que la promesse elle-même est constituée par la reconnaissance de la temporalité de la promesse ! Cela signifie qu’il appartient indistinctement à la promesse et à la séduction d’être leur propre réitération c’est-à-dire d’exister sur le mode de l’après coup.

 Il faut donc comprendre que la séduction est réitération de la séduction ou, plus simplement, qu’on n’est jamais séduit que par ce qui nous avait déjà séduit. Ce qui nous séduit devra être la même chose que ce qui nous a séduit, et en même temps pas du tout. Or cette chose qui séduit, nous ne le connaissons pas encore mais nous savons déjà qu’elle a la promesse pour nature. Il appartient donc à ce qui séduit, c’est-à-dire à ce qui promet, d’être déjà fait de promesse c’est-à-dire concrètement d’être l’après coup d’une promesse, d’en être à la fois la retrouvaille et la constitution comme actuelle.

L’idée est en tout cas conforme au sentiment commun de la séduction, qui est toujours rapport à la nouveauté en même temps que sentiment d’une retrouvaille : « oui, c’est cela ! c’est exactement cela ! », dit-on de ce qu’on aperçoit pour la première fois. Tel est en effet le mystère de la séduction, qu’elle soit l’identité de la plus grande familiarité et de la plus grande étrangeté. Or cette identité, d’une certaine manière, c’est la nôtre, puisque c’est la vraie vie, celle dont nous savons depuis toujours que nous avons à être le sujet, qui se laisse apercevoir dans telle ou telle réalité rencontrée pour la première fois. Ce qui nous séduit offre la vie dont nous réalisons alors que nous en avons depuis toujours été la promesse. Et il l’offre sur le mode d’une promesse dont il ne tient qu’à nous qu’elle soit tenue et qui avère par là être l’après coup de celle que nous étions depuis toujours sans le savoir.

Car tel est le paradoxe de la notion d’être sujet, qu’elle est sa propre récusation ou, pour dire la même chose de manière positive, qu’elle est sa propre promesse : on appelle sujet un être qui a pour affaire d’être sujet – et donc qui n’est sujet que dans son rapport à cette affaire qui dès lors est la promesse qu’il est pour soi. Il s’agit donc de la promesse d’être vraiment sujet, sujet de la vie qu’on dit vraie par opposition à celle que nous nous apercevons destinés à mener, et le savoir des nécessités en œuvre dans nos situations est toujours le principe de décision. Dans la séduction, et sous les espèces d’une réalité rencontrée pour la première fois, c’est cette promesse que nous nous retrouvons : celle dont nous réalisons à cet instant que nous l’avons toujours eue pour existence. Dire que l’on n’est sujet qu’avoir pour existence la promesse d’être sujet, c’est rejoindre la formule de la réflexion augustinienne qui fait de chacun sa propre question, laquelle est toujours celle d’être sujet. Posons-là réellement et non plus réflexivement et cela donne, pour chacun, qu’il est depuis toujours la promesse d’être sujet – d’être vraiment sujet, pour marquer qu’il ne suffit pas d’être sujet pour être sujet.

Dès lors faut-il penser la question de la séduction à la lumière d’une promesse dont on sait maintenant qu’elle est, pour le sujet susceptible d’être séduit autrement dit au bord de l’alternative, celle de soi-même, en étrangeté à soi – selon la nécessité du détournement de la vie bonne vers la vraie vie dont toute la pensée de la séduction est la reconnaissance.

Toute promesse (et donc toute séduction) étant l’annonce de quelque chose qui sera, la question que pose ce qui séduit est celle d’une nécessité proprement temporelle. C’est la question de l’avenir : toute réalité séduisante ou toute menée séductrice fait miroiter un avenir où s’accomplirait enfin l’avenir que nous étions depuis toujours sans le savoir.

Pour penser l’avenir, il faut le distinguer du futur qui renvoie à la nécessité de ce qui sera, autrement dit de ce qui est destiné à être.

La promesse est engagement, sauf que ça ne compte pas

La promesse n’est pas l’engagement : elle n’en diffère pas mais elle s’en distingue. Cela signifie que la promesse ne s’entend que de sa distinction avec l’engagement, en tant que celui-ci donne à  la réalité (ou, réflexivement, au savoir) statut de sujet du sujet, puisque c’est elle qui décide si le sujet le sera ou ne le sera pas (je ferai ce que j’ai dit à condition que la réalité n’en décide pas autrement). La promesse au contraire consiste à prendre sur soi qu’on sera sujet : quoi qu’il en soit par ailleurs et donc même si les circonstances ont été mortifères, je ferai ce que j’ai dit. Ainsi ne promet-on qu’à exclure d’avance à propos de soi-même qu’on soit un sujet excusé (et donc aussi, dans un autre contexte, un sujet pardonné), alors que s’engager consiste au contraire à poser d’avance l’excuse de n’être pas sujet de la condition même de sujet, les circonstances pouvant à chaque instant en décider autrement.

Toute promesse est donc un engagement, sauf que ça ne compte pas et que c’est précisément en cela qu’elle est une promesse.

L’engagement est toujours celui d’un sujet dans le service des biens, c’est-à-dire de ce qui est valable en général, que ce soit d’une manière particulière (l’agréable ou l’utile) ou d’une manière universelle. On ne s’engage, en d’autres termes, qu’à avoir des raisons de s’engager et qu’à s’identifier soi-même, comme sujet, à la mise en œuvre de ces raisons. La question de l’engagement est ainsi identique à la question pratique d’être le sujet du savoir. Par ailleurs le gouvernement de l’existence par le savoir, nous savons que c’est la destinée. Le sujet de l’engagement et le sujet de la destinée, qui sont pourtant des notions différentes, sont donc le même : celui qui est exhaustivement fait des raisons qu’il a, et que d’autres raisons peuvent par là même abolir – abolition qui définit l’excuse.

Pour la séduction, dont la notion est avant tout celle du détournement relativement à ce qui apparaîtra rétrospectivement comme une destinée,  la conséquence en est que ce qui séduit se représente sous les espèces d’un bien supplémentaire (d’où la nécessité qu’on parle de la vie, qui est l’horizon des biens) à ceci près que ça ne compte pas et que c’est en cela qu’il séduit – c’est-à-dire détourne d’une vie dont on aurait pu imaginer qu’il devait être l’accomplissement. On peut se représenter par exemple qu’on sera heureux avec la personne qu’on vient de rencontrer ou qu’on aura du plaisir à conduire cette voiture dont on vient d’apercevoir la publicité, mais il s’agira de séduction en cela très précisément que si le bonheur et le plaisir ne sont pas au rendez-vous, eh bien, ça ne changera rien parce que la question n’était de toute façon pas là. La question n’était en effet pas d’améliorer, aussi considérablement qu’on voudra, la vie que nous menions déjà, mais de quitter le service des bien, et d’abord du premier bien que la vie est pour soi) pour un autre service que nous ne pouvons nous empêcher de nous figurer être, sous le nom de « vraie » vie, celui de la vérité dont on découvre ainsi qu’on est partie prenante.

Ainsi la temporalité de ce qui est annoncé n’est-elle pas celle d’une nécessité qu’on puisse admettre en continuité du monde, mais celle d’une autre temporalité qui n’en diffère pas mais s’en distingue. Par où l’on signifie que la question de la séduction n’est jamais celle d’un futurqui ne serait jamais qu’une amélioration de la vie qu’on a déjà mais au contraire, si l’on peut s’exprimer ainsi pour se référer à l’idée du détournement, de l’avenir.

Qu’est-ce que l’avenir ?

Tout engagement est position d’un futur. En opposant la promesse à l’engagement, on pose donc un autre du futur : un autre dont le premier ne diffère pas (puisque la promesse est un engagement) mais dont il se distingue (puisqu’il n’y a de promesse qu’à ce que l’engagement en quoi elle consiste ne compte pas). C’est l’avenir, dont on peut donner une définition formelle en disant qu’il est la distinction du futur ou une définition de statut en disant que c’est le temps de la promesse. Là où il y a promesse, il y a position d’un avenir, et réciproquement, on ne peut parler d’avenir sans par là même s’inscrire dans l’horizon d’une promesse.

C’est à la fois très évident et très banal. Dire qu’une technique et prometteuse (donc séduisante) revient à dire que c’est une technique d’avenir. Cela ne signifie pas forcément que cette technique a un futur. Si la distinction de la promesse et de l’engagement se situe au niveau de la réalisation effective (qui, comme telle, est subordonnée à l’autorisation du monde en général), cela signifie qu’il n’appartient pas nécessairement à une technique prometteuse qu’elle se réalise. On peut imaginer quelque nouveau moteur de voiture qui rende inutile le recours à des énergies produites par de grands groupes industriels, et qu’ils seraient parvenus à étouffer dans l’œuf. Si le forfait est parfaitement accompli, on aura ôté tout futur à cette invention (il n’y aura jamais de moteur fonctionnant selon ce principe) et on pourra dire que la promesse n’aura pas été tenue ; mais cela ne changera rien au caractère prometteur de ce qui avait été élaboré : cette invention avait de l’avenir. Inversement, on peut penser que le moteur thermique a encore de longues années devant lui, c’est-à-dire un futur assez considérable, mais il y a bien longtemps qu’il n’a plus d’avenir : dans son principe, il n’a plus rien à promettre. Evidemment, la disjonction du futur et de l’avenir n’est pas leur contradiction, et une technique d’avenir peut aussi avoir devant elle un immense futur (cas de l’informatique).

Ces exemples qui mettent en évidence la disjonction de l’avenir et du futur, enseignent que la question du futur est liée à la destinée, c’est-à-dire au gouvernement de l’existence par le  savoir. Là où un savoir permet de poser des nécessités mondaines, il y a un futur ; et là où il manque (comme dans l’exemple des réalités de l’an 3000) il n’y a que l’idée d’un futur. Mais là où, présent ou absent, le savoir ne compte pas parce qu’il a été décidé que ce ne serait pas la réalité qui déciderait (ce qui s’appelle promettre), il n’y a pas de futur mais un avenir. Telle est en effet la grande différence : le savoir compte (futur), ou il ne compte pas (avenir). Quand on promet, il ne compte jamais et la promesse consiste très exactement à avoir décidé que le savoir ne compterait pas (« je reconnais que je serai peut-être mort au moment de faire ce que je dis que je ferai ; mais justement : je ne veux pas le savoir ! »). C’est dire que le futur ne comptera pas, puisqu’il se définit par sa nécessité et que la nécessité, comme telle, est la dimension propre du savoir : c’est l’avenir qui comptera, qui le récuse en ce qu’il suppose qu’on en ait été détourné – par la promesse, justement, où le nécessaire (paradigmatiquement : qu’on doive mourir) ne compte pas, ni par conséquent la destinée.Insistons sur cette équivalence : c’est sa nécessité qui définit le futur, or il n’y a de nécessité que dans le savoir, donc le sujet du futur est le sujet de la destinée. Ce à quoi on est destiné (et non pas promis), c’est forcément un certain futur (et non pas un avenir) Par exemple les étudiants en philosophie sont destinés à l’enseignement : ils ont un futur de professeur. Mais on peut imaginer que l’un d’eux soit par exemple recruté, c’est-à-dire séduit, par une entreprise commerciale.

Les promesses ne sont pas des engagements, en ce que ce n’est pas la réalité qui décide du sujet, ni par conséquent leur tenue effective. La promesse n’est pas réaliste, puisqu’elle a pour principe que la réalité ne compte pas, mais la parole. L’avenir en ce sens n’est pas réaliste, et c’est ce qu’on signifie en disant que l’absence de futur ne change rien à la réalité de l’avenir (exemple de l’invention prometteuse étouffée dans l’œuf). Quand on parle de promesse, c’est-à-dire de séduction, il faut donc se dégager de la croyance au fait par laquelle on détermine existentiellement l’objet de la promesse. Si nul ne songe à reprocher à la publicité de ne pas donner effectivement ce qu’elle promet (par exemple une vie constamment faite de succès si l’on achète tel modèle de voiture), sans parler bien sûr des promesses politiques, c’est bien qu’on a reconnu que le futur n’est pas l’affaire de celui qui promet mais uniquement de celui qui s’engage et que c’est précisément d’avoir délivré quelqu’un de ce statut, et donc du réalisme de l’engagement, qu’on peut prendre acte de sa promesse. Ce qui ne signifie surtout pas que les promesses n’ont pas à être tenues, puisque ce sont des engagements. Mais c’est par ailleurs qu’elles doivent – par ailleurs seulement : là où c’est le savoir et non pas la parole qui compte. C’est pourquoi la question de la promesse, contrairement à ce qui se passe quand on parle d’engagement, n’est pas qu’elle soit tenue (ou plutôt elle ne l’est que par ailleurs) mais qu’elle soit une promesse.

Ou bien un sujet se cacher derrière le savoir qui autoriserait de la même manière n’importe qui et excuse tout le monde d’avance, et il est alors sujet de la destinée, ou bien il s’autorise de lui-même et, comme sujet de la promesse, il faut le dire titulaire d’un avenir. L’avenir, donc, on le reconnaît à ce que le futur (réel ou possible) ne compte pas, parce que sa question n’est pas celle du devenir de la réalité mais celle du sujet… quant à ce qu’il prenne (ou pas) la responsabilité d’être le sujet qu’il était déjà. Car si l’engagement se définit de ce que la réalité décide en dernière instance qu’on fasse ou qu’on ne fasse pas ce qu’on a dit qu’on ferait, alors on peut dire que c’est le même de promettre et de prendre sur soi qu’on soit bien sujet (par opposition à l’engagement où l’on s’est toujours déjà défaussé sur les nécessités du monde autrement dit sur le savoir dont on s’autorise).

La question de l’avenir est donc celle de cette responsabilité qui conditionne la responsabilité, alors que celle du futur est celle de la réalité (ou, réflexivement, du savoir) qui conditionne une responsabilité qui, cela mis à part, est exactement la même que pour la promesse (que je fasse ce que j’ai annoncé). A la distinction du futur correspond une distinction de la responsabilité : pour la même raison qu’on ne s’étonnera pas (on sera certes déçu, puisque toute promesse est par ailleurs un engagement) de ce que les promesses ne soient pas « vraies » au sens représentatif c’est-à-dire ne correspondent à aucune réalité ultérieurement produite, on ne reprochera pas à celui qui a promis de n’avoir pas fait ce qu’il avait dit parce que la question de sa responsabilité n’est pas plus là que la question de l’objet promis n’est celle du futur : c’est celle de la responsabilité qu’il prend ou qu’il ne prend pas d’être sujet.

D’où cette conséquence : la racine de l’avenir, c’est donc que la responsabilité relève elle-même de la responsabilité.

L’essence de l’avenir, dans sa distinction d’avec le futur, tient dans cette conjonction du redoublement de la responsabilité et de la promesse. Dans la promesse, il n’est pas question que décide à ma place de la valeur de ma parole – ce qui sera le cas si les circonstances rendent impossibles la tâche dont j’avais annoncé que je serais le sujet. C’est par conséquent la notion de place qui est décisive : la réalité (ou, réflexivement, le savoir) occupe une place dont l’essence de la promesse est qu’elle soit occupée par le sujet. Ce n’est pas la place du sujet, mais la place d’être sujet. La question de la promesse est alors celle de cette distinction. Subjectivement parlant, la question de la séduction est celle de cette substitution, qui traduit en représentation la notion de détournement : il y a la condition de sujet corrélative de l’occupation d’une certaine place (celle que le savoir fait au sujet), et puis il y a la décision qui porte sur la nécessité de prendre ou de laisser la responsabilité d’être sujet

On progresse vers son intelligence quand on se souvent que l’engagement a un sujet très précis, qui est le sujet de l’excuse et que c’est expressément de ne pas être ce sujet là qu’il y a promesse. Car en promettant, on ne promet pas seulement de faire quelque chose plus tard, on promet de ne pas chercher d’excuses au cas où on n’aurait pas tenu parole : loin que l’on mette la défection sur le compte de la réalité (ou, réflexivement, du savoir adéquat qui a manqué), on se l’impute par avance à soi-même. Disons bien imputer qui renvoie à la responsabilité, et non pas attribuer qui ne renvoie qu’à l’innocence de la logique et de l’ordre des choses (attribuer la blancheur à la neige, c’est bien poser qu’elle n’est pour rien dans le fait d’être blanche, par exemple). En métaphysique, on attribuera donc la responsabilité à l’homme : il est ainsi fait. Opposé à ce point de vue qui est celui de l’excuse (ce n’est pas sa faute, s’il est un sujet et non une simple chose), on définira l’éthique comme l’ordre d’imputation de la responsabilité : que l’homme soit responsable, c’est sa responsabilité et non pas son essence. Plus simplement : être sujet n’est pas notre nature mais notre affaire – ce qu’il faut donc penser à partir de la promesse d’être sujet qui définit tout sujet. D’où cette formulation où la racine de l’avenir se donne à penser : un sujet, forcément, est déjà sujet (certes un être humain n’est pas un caillou), mais ça ne compte pas parce qu’il est pour lui-même sa propre question, qu’une question est une exigence de réponse, et que la réponse à la question d’être sujet, c’est d’être sujet ! Un sujet, c’est un être qui est fait de la promesse d’être sujet qu’il a depuis toujours reprise à son compte.

Eh bien c’est la tenue de cette promesse qu’on appelle avenir, tout simplement. L’idée de l’avenir en général n’a donc aucun sens : il n’y a d’avenir que singulier (on peut donc parler de l’avenir de l’humanité en général, qui est alors un sujet collectif singulier). Soulignons ainsi que la responsabilité de la responsabilité ne peut pas s’entendre en dehors du tout premier trait de la responsabilité qui est l’impossibilité de la substitution. On n’est en effet responsable qu’à ce que nul ne puisse répondre à notre place – et c’est inversement le même d’être concrètement irresponsable et d’avoir toujours quelqu’un d’autre (une administration, une compagnie d’assurance, etc.) qui soit près à répondre à notre place aux imputations qui pourront nous être adressées. Donnons la clé de l’imputation : on n’est sujet qu’à la condition de n’être pas n’importe quel sujet. Quand donc on parle de la nécessité de penser l’avenir par opposition au futur, on parle par cela même de la nécessité de le penser comme singulier par opposition au futur qui, pour particulier qu’il soit, est toujours commun. Il n’y a de futur qu’à ce qu’il soit le futur de quiconque se trouverait dans la situation correspondante, mais il n’y a par contre d’avenir que d’un seul quant à ce qu’il soit sujet d’être le sujet qu’il est. La place du sujet renvoie au futur, la place d’être sujet renvoie à l’avenir – et tout sujet qui est en même temps sujet d’être sujet est par là même singulièrement sujet. On peut définir l’avenir en disant que c’est d’avoir un temps singulièrement ouvert.

Sans cette reconnaissance de la singularité inhérente à la responsabilité qu’on prend d’être sujet, la notion d’avenir n’a aucun sens : c’est juste un mot inutile pour parler de ce qui va de soi, à savoir que demain succèdera à aujourd’hui pour nous comme pour n’importe qui. Et si cette notion n’a pas de sens, celle de séduction n’en a pas non plus, puisqu’on ne peut être détourné de la vie qu’on est destiné à mener que par la perspective d’une autre vie qui rompe avec celle-ci c’est-à-dire avec la nécessité d’avoir le savoir pour principe décisif.

Ou bien en effet le savoir compte et on parle de la vie qu’on a convenu de dire réelle au sens où elle est celle dont on est déjà le sujet (la vie dont on voit qu’on est destiné à la mener), ou bien il ne compte pas, et l’on se trouve alors mis au pied de son propre mur (« alors, tu te décides ? »). La séduction n’est pas simplement sommation à quitter la voie qu’on est naturellement destiné à suivre, mais elle est sommation d’être à la hauteur de l’appel qui a distingué – comme si un doigt pointé sur nous disait que c’est bien de nous qu’il s’agit (« toi ! ») dans la nécessité d’advenir singulièrement comme sujet d’être sujet et de le faire au lieu de l’objet là où il ne s’agira pas de celui qu’on était et qu’il s’agit bien de ne plus être. La formule que Rilke attribue au torse d’Apollon (« Change ta vie ! ») est la formule même de la séduction : que l’objet nous mette malgré nous au pied de notre propre mur, qui est toujours celui d’être sujet. Et ce mur est toujours celui d’une promesse dont la reconnaissance dans l’objet a permis que le savoir ne compte pas – puisqu’une promesse, précisément, cela interdit que le savoir compte. Reconnaître une certaine promesse dans l’objet qu’on vient de rencontrer, c’est par conséquent cesser de s’autoriser du savoir autrement dit de l’excuse. C’est en somme se décider à être sujet. Et s’être décidé dans l’objet à être sujet, cela s’appelle tout simplement avoir un avenir.

La séduction est le moment de cette décision qu’on aura prise de soi. C’est pourquoi l’avenir situe son essence non pas surtout dans le fait que nous sommes des sujets (cela, c’est le futur) mais dans la responsabilité qu’on prend d’être sujet et qu’on ne peut pas trouver ailleurs que dans un objet dont on comprend maintenant de quoi il était la promesse.

Car la séduction n’est rien d’autre que la donation de l’avenir comme tel. Et tout le monde le sait : un regard croisé dans la rue, c’est un flash d’avenir, par exemple.

Prendra-t-on la responsabilité d’assumer ce qu’on a parfaitement reconnu, à savoir que cet avenir entrevu l’espace d’un instant, était le nôtre depuis toujours ?