Qu’est-ce que commencer ? (1)

 Introduction au cours : résumé de la conférence prononcée le 28 novembre 2006

 

On ne commence pas : on peut seulement avoir commencé. Car si commencer consiste à faire la première partie d’une tâche, le commencement de cette première partie échappe et atteste par conséquent que l’on est absent à soi-même dès lors qu’on prend la responsabilité d’être sujet de quelque chose. Par exemple commencer à faire la vaisselle, c’est être en train de laver la première assiette – et non pas commencer à la laver. Commencer consiste donc à s’inscrire dans la ligne d’une antériorité insaisissable : commencer, c’est avoir commencé et donc n’avoir pas été là quand on commençait. La notion est ainsi celle d’un après-coup. Chacun fait ainsi l’épreuve étonnante de sa propre absence comme condition de toute prise de responsabilité, puisque commencer consiste à prendre la responsabilité de faire, et ainsi d’advenir comme sujet de ce qu’on aura fait.

Ainsi perçoit-on la différence entre commencer qui a toujours eu lieu, et débuter dont on peut fixer le point zéro. L’opposition est la même qu’entre finir (finir, c’est pareillement être en train de faire la dernière partie d’une tâche et donc ne pas finir cette dernière partie) et terminer où, précisément, un terme est mis à ce qu’on faisait. On ne confondra pas non plus commencer qui relève du faire, avec initier qui relève de l’agir (dans le domaine social et politique, les conséquences de notre action ne donnent jamais lieu à un bilan qui puisse être avéré et définitif).

Que le commencement soit ainsi fait d’impossibilité, chacun le sait : non seulement il ne suffit pas de savoir qu’on doit accomplir une tâche pour l’accomplir, mais il arrive souvent que plus on admet sa nécessité moins on arrive à la commencer. Cette épreuve très familière s’appelle la « procrastination » (littéralement remettre à demain). On n’en sort que par une sorte de passage à l’acte, surprenant pour celui-là même qui en est le sujet : commencer n’est pas faire quelque chose mais avoir brusquement cessé de « procrastiner » pour se retrouver presque sans l’avoir voulu dans la tâche, non pas en la commençant mais en étant en train de l’avoir commencée. .

La difficulté subjective de commencer devient compréhensible quand on aperçoit que n’importe quelle tâche implique une méthode, un chemin par lequel un sujet devra forcément passer (faire n’importe comment, ce n’est pas faire) et qui le cantonnera dans une certaine identité : je dois être ceci et non pas autre chose, par exemple un maçon si la tâche est de construire une maison, alors que ma vie est toujours plus riche, faite d’une ouverture générale à l’avenir que par là même je suis en train de perdre. L’autre aspect de la procrastination est la conscience que la tâche nous identifie d’avance à un déchet : que devient le maçon une fois la maison terminée ? un chômeur dont plus personne ne souhaite la présence et qu’il faudra chasser s’il vient rôder près de l’ancien chantier… Le vécu de la procrastination est donc fait de colère indignée (voir son existence impérativement réduite à un seul rôle) et d’angoisse (s’apercevoir soi-même comme le déchet qui tombera de la tâche).

Puisqu’il n’est pas possible de se décider à commencer, et que malgré tout il y a des commencements, c’est que quelque chose nous a décidés : « je n’arrivais pas à me mettre à ce travail, et brusquement, ce qui m’a décidé, c’est… ». L’objet extérieur se fera donc sujet non de la tâche mais, curieusement, de sa décision. Quelle est donc cette réalité littéralement « décisive » ? Parce que le commencement est une prise de responsabilité et non pas une soumission, il ne peut donc s’agir que du sujet lui-même – mais en tant qu’objet. L’idée serait énigmatique si elle ne correspondait exactement à ce qu’on a rencontré en parlant du reste inutile que chacun était voué à devenir à la fin de chacune de ses tâches. C’est ainsi qu’une tâche rebutante peut par exemple m’engager sans que j’en aie bien conscience dans un avenir prometteur : réaliser brusquement qu’il sera un professeur respecté pour sa ponctualité, autrement dit qu’il est attendu sur ce terrain, peut décider un enseignant à corriger des copies fastidieuses si c’est en cela qu’il se reconnaît c’est-à-dire si la question de la ponctualité a été marquante pour lui. La marque distingue des semblables et renvoie par là à l’impossibilité de la substitution qui est le premier trait de la responsabilité. Il y a ainsi des réalités qui sont paradoxalement des chutes de nous-mêmes à l’horizon de nos tâches, qui « ne nous disent rien » et d’autres qui « nous parlent » : les premières nous vouent à procrastiner indéfiniment et les secondes produiront sur nous un effet d’origine (dans cet exemple : advenir à soi-même depuis le terrain de la ponctualité où celui qui avait été marqué par cette question a reconnu qu’il était attendu). C’est cet effet qu’on appelle commencement.

On peut conclure en remarquant qu’on ne commence jamais que ce qu’on a la possibilité de finir, et qu’en conséquence le sujet du commencement, qui a commencé par faire l’épreuve de sa propre impossibilité (quand on commence, c’est déjà commencé), fait à la fin l’épreuve de sa propre contingence (il est ce qui choit de la tâche) et celle d’une origine qui lui avait toujours échappé (la marque rend impossible la substitution permettant qu’on se dérobe à l’obligation ou qu’on élude la question d’être sujet qu’elle représente). Cette contingence qui accomplit l’impossibilité d’exister avère que la promesse du commencement a été tenue, et qu’on est par conséquent un sujet de parole. Notre culture réalise exactement cette situation dans la signature, où s’avère dans le même mouvement la chute du sujet quand il a finit d’écrire et, dans la marque qu’il impose ainsi à ce dont il aura été sujet, la responsabilité qu’il en aura prise. Si triviale que soit dans un premier temps la tâche dont on aura pris la responsabilité, commencer est donc une passe : celle qu’il y a d’être sujet à être auteur.