Qu’est-ce que commencer ? (2)
On ne commence pas : on peut seulement avoir commencé. Car si commencer consiste à faire la première partie d’une tâche, le commencement de cette première partie échappe et atteste par conséquent que l’on est absent à soi-même dès lors qu’on commence c’est-à-dire qu’on prend la responsabilité d’être sujet de quelque chose. Par exemple commencer à faire la vaisselle, c’est être en train de laver la première assiette – et non pas commencer à la laver. Commencer consiste donc à s’inscrire dans la ligne d’une antériorité insaisissable qui soit déjà celle du commencement. La notion est par conséquent celle d’un après-coup. Chacun fait ainsi l’épreuve étonnante de sa propre absence comme condition de toute prise de responsabilité, puisque commencer consiste à prendre la responsabilité de faire et ainsi d’advenir comme sujet de ce qu’on aura fait. Cette responsabilité ne peut concerner qu’un sujet : celui là même que le sujet qui commencera aura manqué avoir été. Ne commence en somme qu’un être qui ait d’être sujet non pas pour nature mais pour affaire, de sorte que répondre à la question de ce que c’est que commencer revient à dire ce qu’il en est de cette affaire d’être déjà sujet. Ainsi commencer est toujours commencer à être sujet, au sens concret où être sujet consiste à avérer qu’on était sujet et à le faire dans la possibilité que quelqu’un aura toujours de montrer qu’on l’était déjà sans le savoir. En ce sens la question du commencement ne diffère pas de celle de la liberté, si ce mot désigne la responsabilité non pas métaphysique et générale mais réelle et déterminée du sujet quant à être sujet.
Il n’y a dès lors pas de commencements dans la nature ou dans l’histoire, sinon à propos d’entités (la formation des Alpes, la conquête de la Gaule par les Romains…) dont on fait des sujets de récits ou d’étude et dont on signifie par là même qu’on les a constitués comme antérieurs à soi, puisque raconter ou étudier consiste en même temps à faire ou laisser voir les prodromes. C’est également vrai d’un simple point de vue descriptif : dire par exemple que la pluie avait commencé vers 8 heures revient à dire qu’il pleuvait sans doute déjà à 7 heures 58 et qu’on ne peut en tout cas pas dire qu’il faisait beau à 7 heures 55.
Ainsi distinguera-t-on entre commencer qui a toujours eu lieu, et débuter dont on peut fixer le point zéro (la saison sportive est commencée, et les épreuves débutent à midi). L’opposition est la même qu’entre finir (finir, c’est pareillement être en train de faire la dernière partie d’une tâche et donc ne pas finir cette dernière partie) et terminer où, précisément, un terme est mis à ce qu’on fait. On ne confondra pas non plus commencer qui relève du faire, avec initier qui relève de l’agir, dont la politique est le domaine spécifique.
Que le commencement soit ainsi fait d’impossibilité, chacun le sait : non seulement il ne suffit pas de savoir qu’on doit accomplir une tâche pour l’accomplir, mais il arrive souvent que plus on admet sa nécessité moins on arrive à la commencer, à se mettre au travail. Cette épreuve très familière s’appelle la « procrastination » (littéralement remettre à demain). On n’en sort que dans un passage à l’acte, surprenant celui-là même qui en est le sujet : commencer n’est pas faire quelque chose mais avoir brusquement cessé de « procrastiner » pour se retrouver presque sans l’avoir voulu dans la tâche, non pas en la commençant mais en étant en train de l’avoir commencée. Commencer n’est pas une action mais un acte, parce que cela n’effectue pas une possibilité préalable et qu’il y a par là même une transgression : on ne sort pas d’une hésitation autrement qu’en renversant violemment la table, et on ne peut agir ainsi qu’en étant littéralement hors de soi, comme une bête rendue brusquement furieuse par la conscience qu’elle prend d’être piégée. Par « commencement » c’est donc le passage à l’acte de commencer qu’on entend forcément.
La difficulté subjective de commencer devient compréhensible quand on aperçoit que n’importe quelle tâche implique une méthode, un chemin par lequel un sujet devra forcément passer (faire n’importe comment, ce n’est pas faire) et qui le cantonnera dans une certaine identité : je dois être ceci et non pas autre chose, par exemple un maçon si la tâche est de construire une maison, alors que ma vie est toujours plus riche, faite d’une ouverture que j’imagine indéfinie à l’avenir et que par là même je suis en train de perdre. L’autre aspect de la procrastination est la conscience plus ou moins claire que la tâche nous identifie d’avance à un déchet : que devient le maçon une fois la maison terminée ? un chômeur dont plus personne ne souhaite la présence et qu’il faudra chasser s’il vient rôder près de son ancien chantier… L’usage intransitif de la notion a pour envers de signifier cette exclusion : il suffit de remplacer « le maçon commence à construire la maison » par « la construction de la maison est commencée » pour que le sort de l’ouvrier soit en quelque sorte réglé d’avance comme un rien dont il n’y a même pas à parler. Le vécu de la procrastination est donc fait de colère indignée (voir son existence impérativement réduite non seulement à une seule de ses capacités mais encore au seul rôle dont la méthode est en quelque sorte le scénario) et d’angoisse (s’apercevoir soi-même comme le déchet qui tombera de la tâche). Que nul n’ait la possibilité d’en sortir explique la dimension de passage à l’acte qu’on vient de signaler.
Il faut penser ce paradoxe dans sa dimension subjective, puisque commencer est l’acte d’un sujet – celui qui consiste non pas à assumer mais à prendre la responsabilité d’une tâche, c’est-à-dire la responsabilité d’être sujet de quelque chose. On le fera en affrontant la contradiction dont la notion est littéralement faite entre son principe qui est l’impossibilité et son indiscutable réalité : puisqu’il n’est pas possible de se décider à commencer, et que malgré tout il y a des commencements, c’est forcément que quelque chose nous a décidés. Chacun le dit : « je n’arrivais pas à me mettre à ce travail, et brusquement, ce qui m’a décidé, c’est… ». La question est donc en réalité celle d’un objet extérieur (cela qui m’a décidé) qui se fera donc sujet, non pas de la tâche bien sûr mais, curieusement, de sa décision (cela m’a décidé). Quelle est cette réalité littéralement « décisive » ?
Le commencement étant une prise de responsabilité et non pas une soumission ou une démission, une telle question ne saurait admettre qu’une seule réponse : il ne peut s’agir que du sujet lui-même – mais en tant qu’objet. En somme la question est de comprendre qu’un sujet n’advienne à lui-même dans la responsabilité d’être sujet (puisque c’est cela, commencer : se mettre soi-même à être sujet de quelque chose) que comme objet. L’idée serait énigmatique si elle ne correspondait exactement à ce qu’on a rencontré en parlant du reste inutile, que chacune de ses tâches voue chacun à être et à quoi il faut donc reconnaître que le commencement, comme passage à l’acte, est identification. Un exemple familier et concret va nous aider : réaliser brusquement qu’il sera un professeur respecté pour sa ponctualité autrement dit qu’il est attendu sur ce terrain (c’est un professeur ponctuel qui choira de la correction terminée) peut ainsi décider un enseignant à commencer la correction de copies fastidieuses, qu’il ne pouvait pas s’empêcher de toujours remettre à plus tard.
L’exemple est convaincant mais il manque pourtant de l’essentiel : il nomme un possible alors que la question de commencer, en tant qu’elle est celle de l’impossibilité subjective de sortir de la procrastination, se tiendrait dans la nécessité de nommer un réel. On comprend que la brusque identification à l’objet qu’il sera puisse décider un sujet, mais la question n’est justement pas qu’il puisse être décidé, puisque ce possible qui reste tel n’est autre que le principe de la procrastination mais qu’il le soit effectivement. Comment pointer un réel de l’acte quand toute nomination, se faisant dans l’ordre de la représentation, est celle d’un possible autrement dit reste cantonnée dans l’horizon de l’action ?
Un premier élément de réponse est donnée dans cette opposition même : alors que le sujet de l’action est toujours en deçà de ce qu’il fait et par quoi il est supposé (Leibniz dit qu’un sujet, c’est ce que supposent les actions en tant qu’elles sont des actions) le sujet de l’acte se retrouve au-delà : tout surpris de l’avoir fait et désormais confronté à la nécessité de l’assumer, c’est-à-dire d’en tenir la détermination d’une responsabilité dont il ne peut pas avoir choisi de prendre la responsabilité. D’où cette évidence, dont la procrastination tient son intelligibilité, qu’un « passage à l’acte » est toujours une folie : quelque chose qu’il était impossible d’avoir projeté, quelque chose qu’on a fait sans en avoir d’abord eu la possibilité. On reconnaît là le trait essentiel du commencement, qui est d’avoir déjà eu lieu (commencer, c’est avoir commencé), dès lors en l’absence de son sujet qui ne sera dès lors lui-même rien d’autre que son propre après coup. L’absence à soi est la condition première du commencement non pas comme possible (il ne l’est pas : nul ne peut cesser de procrastiner quand il le fait) mais bien comme réel. C’est de ce qu’on commence toujours sans soi qu’on commence effectivement, par opposition à pouvoir commencer : le sujet présent aurait seulement la possibilité de commencer (et être dans la possibilité de commencer, cela s’appelle procrastiner). Je ne saurai quelque chose de ce sujet toujours antérieur que je suis de ma propre absence (si commencer consiste à avoir commencé, il n’y avait personne quand « je » commençais) que si j’entreprends ultérieurement de comprendre comment il a été possible que je commence, en « oubliant » que le commencement n’a pas d’autre réalité subjective que la procrastination. Dans notre exemple, l’enseignant se rendra brusquement compte qu’il est déjà en train de lire le second paragraphe du premier devoir, sans pouvoir dire quand il a commencé non pas tant la correction du paquet de copies (c’est maintenant qu’il commence à corriger son paquet de copies) que celle de ce devoir qui était en haut de la pile : il s’est retrouvé dedans, sans aucun souvenir possible d’avoir sauté le pas – ce qui est proprement commencer. La réalité du commencement se reconnaît donc à l’encontre de sa possibilité comme indistincte de son impossibilité : commencer n’est pas un acte positif parce que cela consiste seulement à avoir arrêté de procrastiner, à avoir arrêté d’être dans la possibilité de commencer. Si l’on cède sur ce paradoxe, on devra confondre les actes et les actions, les décisions avec les choix, le sujet avec sa représentation (et donc l’éthique avec la morale), et il faudra faire du commencement une sorte de début : on aura manqué l’essentiel du commencement qui est la question de son réel.
Dire que la question du commencement n’est pas seulement celle de sa structure paradoxale mais celle de son réel, c’est dire qu’il y a une chose qui fait commencer quand on n’arrive pas à commencer, une chose qui ne peut pas être une chose de plus dans la tâche ou dans le sujet parce qu’elle serait alors un facteur supplémentaire de la procrastination. Cette chose qui n’est en somme absolument rien mais par quoi tout bascule, la définition subjective du commencement par la responsabilité (commencer, c’est prendre la responsabilité d’une tâche) nous contraint à y voir le sujet lui-même, mais comme déchet de la tâche dont il aura été le sujet et donc comme déchet de sa propre condition éthique de sujet. Dès lors que tout sujet est sujet de quelque chose dont il prend par là même la responsabilité d’être sujet, l’énigme du commencement tient à l’impossibilité d’être sujet autrement qu’en identification à ce déchet du subjectif en général dont n’importe quelle tâche est l’indication (ce que représente la condition de chômeur pour notre maçon, ou celle de fonctionnaire ponctuel pour notre enseignant). C’est ce réel qu’il faut penser en ne cédant pas sur son exclusivité au possible qu’on pourrait y voir en en faisant un facteur déclenchant – car toute l’énigme du commencement tient précisément à ceci que sa question ne soit pas qu’on puisse commencer, mais qu’on commence.
On donnera l’indication de cette vraie cause du commencement en pointant le fait suivante à propos de l’exemple considéré : pour que notre enseignant se retrouve en train de corriger la première copie, autrement dit pour qu’il commence son travail de correction, il faut que la question de la ponctualité ait (sans qu’il le sache) été marquante pour lui. Si ce n’est pas le cas, il aura beau savoir qu’on l’attend sur le terrain de la ponctualité, cela ne changera rien : il aura juste une raison supplémentaire de s’en vouloir d’avoir encore différé son travail. La marque est donc l’essentiel, ici. Et comme le commencement n’est rien d’autre que sa propre antériorité, on dira qu’il revient au même d’être marqué comme sujet du commencement et d’avoir été marqué comme sujet de l’avoir commencé. Le commencement est donc l’après coup d’une marque.Qu’est-ce qu’un tel après coup, voilà ce que devient maintenant la question du commencement.
C’est en tout cas ce qu’implique sa définition comme prise de la responsabilité d’une tâche. Car si la responsabilité est avant tout l’impossibilité de la substitution (on n’est responsable qu’à ce que nul ne réponde pour nous de ce qu’on fait ou de ce qu’on ne fait pas), et s’il n’y a par définition de substitution que d’un semblable à un autre (qu’il soit indifférent qu’il s’agisse de X et de Y), alors la prise de responsabilité sera la mise en acte de ce qui distingue les semblables – c’est-à-dire ceux qui ne diffèrent en rien. Ce qui distingue les semblables comme tels, c’est la marque dont la notion désigne par conséquent le réel de la distinction, par opposition à la réalité d’une différence dont on pourrait dire en quoi elle consiste. En effet, pour distinguer là où il n’y a pas de différence, on marque. Par exemple on fait un trait à la craie : tous les éléments seront comptés et aucun ne le sera deux fois. Inversement ce qui est marqué se trouve distingué des semblables dont par ailleurs il ne diffère pas (« Celui-ci est réservé. Prenez-en un autre : ce sont tous les mêmes »). La marque, qu’il faut donc entendre comme le réel de la distinction en tant qu’une distinction n’est pas une différence, ne diffère donc pas de sa propre inconsistance. La notion vaut en de nombreux domaines, notamment dans celui des distinctions sociales et plus précisément dans celui du bourgeois distingué qu’on empruntera à Sartre : il n’a rien de plus que le parvenu, qui peut combler toutes les différences avec son argent mais qui ne sera par là même jamais qu’un parvenu. Récuser la substitution, c’est toujours s’autoriser de la marque, c’est-à-dire de la distinction (et non pas de la différence, puisqu’alors la question ne se pose pas). La prise de responsabilité de la tâche, donc, se fait toujours au nom d’une marque, même si le plus souvent on n’en a aucune conscience. Seule cette notion correspond à l’exigence théorique de la question en tant qu’elle n’est pas celle de la possibilité de commencer (on aurait ajouté une nouvelle condition qui n’aurait été qu’un facteur de plus de la procrastination) mais bien celle de commencer. Pour cerner ce moment de réel il faut en appeler à quelque chose qui décide de tout et qui ne soit rien. La marque est cette chose. Pour notre question, cela revient donc à dire qu’on ne commence jamais qu’une tâche qui soit d’une manière ou d’une autre marquante et donc, puisque commencer consiste à avoir commencé, qu’on ne commence jamais qu’une tâche qu’à être soi-même déjà marqué par cela dont la tâche marquante ne sera comme telle que l’après coup.
Disons-le autrement : commencer étant un acte et non pas une action, cela distingue. C’est en effet le propre de n’importe qui d’en rester aux actions, où l’on s’autorise de cela (le savoir et la place) qui autoriserait n’importe qui et avère par là même qu’on est n’importe qui. Mais il n’y a de distinction que de ce qui est déjà distingué : n’importe qui ne commence pas ou, si l’on préfère, c’est le même d’être n’importe qui (celui qu’un autre aurait été à la même place autrement dit le sujet sans la marque) et de ne pas commencer. Car il est exclu que l’acte de commencer, qui consiste à prendre la responsabilité de quelque chose, puisse s’entendre selon l’arbitraire dont la notion est précisément celle de l’irresponsabilité. Or ce serait forcément le cas si celui qui n’était pas déjà distingué pouvait accéder à la distinction – si le sujet ordinaire de l’action, celui qui s’autorise de son savoir ou de sa place, pouvait accéder à la dignité d’être sujet de l’acte c’est-à-dire ici du commencement, qu’en effet les meilleures raisons du monde ne suffiront jamais à déclencher. Le sujet qui commence, parce que commencer consiste à avoir déjà commencé, était donc déjà marqué (il n’était pas n’importe quel sujet) et le commencement proprement dit fonctionnera comme l’après coup de cette réalité. Il est donc certain que le secret du commencement se trouve à la marque, dont la notion inconsistante est seulement celle, pour un sujet, de ne pas être n’importe quel sujet. Demandons-nous ce qui fait qu’un sujet n’est pas n’importe quel sujet alors qu’il est évidemment celui que tout autre aurait été à la même place, et nous découvrirons de quoi l’acte de commencer, en tant que tel, est l’après coup.
A cette question il est facile de répondre, d’autant qu’on l’a déjà fait en remarquant que les meilleures raisons du monde ne sauraient nous arracher à la procrastination, bien au contraire. Ce fait, qui atteste que commencer est un acte et non pas une action (car dans les actions, on effectue la nécessité qu’on a reconnue), peut s’indiquer comme suit : le savoir ne compte pas. De quel savoir s’agit-il, originellement ? Celui qu’on indique en disant que chacun est celui qu’un autre aurait été à sa place, et dont on admet par là même qu’il effectue une réponse à la question de ce que c’est qu’être sujet (être cadet est autre chose qu’être aîné, être homme autre chose qu’être femme, être bourgeois autre chose que prolétaire, etc.). Dans ce cas, le sujet ne compte pas, mais seulement la place. Tel est le sujet des choix : celui qui s’autorise des meilleures raisons et qui se justifie toujours en disant « à ma place vous auriez fait la même chose ». Rien de plus vrai. Opposé à cela, il y a le sujet de la décision qui se tient très précisément là où les raisons, ni donc la place, ne comptent pas : quelles que soient les raisons, il faut encore qu’il prenne la responsabilité de ce qu’il va faire, et même qu’il prenne la responsabilité d’en prendre la responsabilité. N’importe qui choisit à tout instant, mais une décision ne peut pas être le fait de n’importe qui : seulement du sujet insubstituable, celui qui signe par opposition à celui qui se justifie. On a reconnu le sujet du commencement, qui se trouve donc très exactement là où le savoir ne compte pas, par opposition à celui de la procrastination qui se trouve au contraire là où il compte. Or que le savoir ne compte pas et qu’ainsi la réponse commune à la question de ce que c’est qu’être sujet n’ait pas de pertinence, c’est ce qui institue le sujet de la décision à une place que, par contraste avec l’idée de savoir, on peut dire celle de la vérité : s’il faut prendre la responsabilité d’être sujet, c’est parce que le savoir commun répondant à cette question n’a pas du tout valeur de vérité. S’il avait une telle valeur, comme la plupart d’entre nous passent leur vie à essayer de se le faire croire, il n’y aurait pas de responsabilité ! Ou plus exactement il y en aurait encore (il faut bien qu’il y ait des imputations sociales et psychologiques) mais ce serait une nature dont personne, sinon un Dieu fabriqué tout exprès, n’aurait à porter la responsabilité ! On serait en somme aussi innocent d’être responsable que la table est innocente d’être une table. Tout continuerait toujours et rien ne commencerait jamais. Bref, on a compris qu’il n’y avait jamais qu’une seule marque : celle de la vérité. D’ailleurs tout le monde le sait, qui ne cesse de reprendre l’équivalence entre distingué et vrai : par exemple est-ce qu’un bourgeois distingué, par opposition au parvenu qui est pourtant un bourgeois très réel, n’est pas un vrai bourgeois ?
Ce qui fait qu’un sujet n’est pas n’importe quel sujet, c’est la vérité. Ce qui fait qu’un sujet est n’importe quel sujet, c’est le savoir. Il revient exactement au même de dire qu’on est responsable de ce que la vérité ne soit pas le savoir, ou de dire qu’on est responsable d’être sujet, dès lors qu’être sujet suppose qu’on ne soit pas n’importe quel sujet (à cause de l’impossibilité de la substitution qui est impliquée dans la responsabilité). Il y a vérité là et seulement là où un sujet prend la responsabilité d’être sujet ; et inversement un sujet prend la responsabilité d’être sujet là et seulement là où il y a vérité. La vérité est donc, au double sens du terme, la cause du sujet. Eh bien, là où il sera causé, le sujet sera c’est-à-dire qu’il prendra la responsabilité d’être sujet. Et cette prise de responsabilité, dès lors qu’on la détermine à partir de cette nécessité que tout sujet soit sujet de quelque chose, cela s’appelle commencer. Bizarrement donc, tout commencement est un effet de vérité ou, ce qui revient exactement au même, un effet de sujet.
Qu’à commencer n’importe quelle tâche on commence toujours à être sujet, dans cet après coup qu’on indique en disant qu’il faut déjà être un sujet pour être concerné par la nécessité d’être un sujet, c’est ce qu’on admettra sans peine. Par contre, parler de vérité à propos de tâches aussi triviales que faire la vaisselle ou corriger des copies, ne laissera pas d’étonner, d’autant que ce sont par excellence des tâches de sujets parfaitement anonymes et indifférents : n’importe qui est capable de faire la vaisselle et n’importe quel professeur d’une discipline donnée est capable de corriger les copies qui en relèvent. Rien de plus éloigné de la responsabilité d’être sujet que ces besognes qui exigent une parfaite indistinction (bien corriger des copies, c’est les corriger comme n’importe quel professeur les corrigerait). Et pourtant elles aussi donnent lieu à des commencements. Elles surtout, pourrait-on presque dire, puisqu’elles forcent celui qui les accomplit à passer sous les fourches caudines de l’identification à la méthode et donc de la réduction à l’anonymat…
Tel est donc le paradoxe du commencement : qu’il soit un effet de vérité à propos de n’importe quoi, alors même qu’il n’y a d’effet de vérité qu’à l’encontre du n’importe quoi de la réalité indéfiniment disponible. Rien n’est plus commun que commencer et pourtant commencer, parce que c’est un acte et non pas une action, s’en tient à la distinction et donc à la responsabilité de son sujet.
On peut gager que c’est en poursuivant l’enquête sur son réel, c’est-à-dire sur la marque et donc sur l’exclusivité de la question du commencement à celle de pouvoir commencer, qu’on résoudra l’énigme du commencement en résolvant ces contradictions.
Suite : Qu’est-ce que commencer ? (3)