Qu’est-ce que la philosophie ?
La pensée et le nom, suite
Nous avons vu la dernière fois que le nom n’était que sa propre différence, entre la propriété et l’impropriété, parce qu’il valait pour la vérité de la vérité. Celle-ci est en même temps impossible par définition et pourtant clairement engagée dans la moindre des reconnaissances, puisqu’on ne reconnaît jamais que ce qui est légitimement reconnaissable, que tout ce qui apparaît doit d’une certaine manière être autorisé à le faire. Vérité de la vérité ou nom, vous voyez donc que dans l’un et l’autre cas il s’agit de l’origine juridique – ce que signifie précisément la notion d’autorisation – dont toute possibilité relève toujours déjà.
L’indisponibilité du nom comme antériorité de la pensée, et sa réflexion dans les ” natures ”
Quand donc je parle de la non différence à soi-même du nom, c’est pour indiquer que d’une part il concerne une reconnaissance qui a lieu sans que la question de la vérité ait à être posée (l’impropriété du nom est donc corrélative de l’indifférence subjective, au sens où on a raison de reconnaître ce que n’importe qui aurait raison de reconnaître à notre place), et d’autre part une reconnaissance qui porte expressément sur la vérité dont la vérité et l’existence doivent déjà relever pour être vraiment la vérité et l’existence. Et ce second niveau est celui de la première personne, bien sûr : ce que tout le monde a raison de reconnaître ne va pas forcément m’obliger – puisqu’il faut encore à la vérité qu’elle soit vraiment la vérité et que cette décision est non pas métaphysique mais bien éthique en ceci qu’elle se confond avec l’impossibilité pour la première personne d’être ramenée à la troisième, bref avec le caractère éthiquement mensonger de la réflexion.
Ce second niveau est celui de la pensée, si l’on nomme pensée la décision même de la vérité. Il ne consiste pourtant en rien parce qu’il n’y a tout simplement pas de ” vérité de la vérité ” (s’il y en avait une, il faudrait encore s’enquérir de sa vérité, et ainsi de suite à l’infini) et par conséquent il ne peut pas donner lieu au dit d’un nom qui l’équivaudrait. C’est pourquoi je vous ai indiqué qu’il n’y avait pas de différence entre penser et ne pas pouvoir dire son nom, c’est-à-dire entre penser et ne pas disposer d’un nom qu’on aurait reçu et qui aurait d’avance répondu à la question de savoir qui l’on est.
Mais on ne peut pas en rester à cette définition négative c’est-à-dire à la caractérisation par sa seule indisponibilité. En effet il faut admettre une précession nominative de la vérité, puisque les exemples que les philosophes prennent pour nous convaincre doivent déjà leur être appropriés, relever de cette définition originelle de la vérité que j’ai d’emblée indiquée à travers la notion des ” natures “. Ainsi : le sucre qui prend le temps de fondre dans le verre d’eau est originellement bergsonien. Or pour un philosophe donné, n’importe quoi ne peut valoir comme exemple, puisque ce qui ne vaudrait pas n’a tout simplement pas le droit d’être, au sens où Kant nous a très explicitement indiqué que n’importe quoi ne pouvait se voir reconnu l’être (quand bien même il faudrait le désigner par le latin ens) et par conséquent n’est rien – ou plus exactement (pour faire droit à cette désignation latine c’est-à-dire pour faire entendre ce que Kant refuse de dire) n’est pas vraiment quelque chose. Car il ne suffit pas que quelque chose soit (ens), il faut encore qu’il soit autorisé à être. Et cette autorisation ne va pas de soi. Ce qui est vrai quand on parle de la philosophie transcendantale vaut pour le nom, puisque le nom est non pas le transcendantal lui-même mais le vrai transcendantal ! (Je vous ai indiqué l’autre jour quelle conséquence cette idée avait sur la lecture de la Critique de la Raison pure). Kant a bien raison dans ce passage de dire qu’il ne suffit pas d’être (ens) pour être vraiment : il faut encore en passer par l’autorisation, ainsi qu’il le dit constamment en rapportant sa question (son éthique réflexive lui fait croire – mais pas penser, si ma lecture est juste ! – que c’est la question de la connaissance) à la dimension de droit où elle se constitue (quid juris). Et ce qui cause en droit, cela s’appelle tout simplement le nom. Quand donc je rappelle à sa suite la nécessité de distinguer entre être et être en vérité (ou vraiment), je ne fais rien d’autre que rappeler l’antériorité du nom sur l’être lui-même ! Voilà en quoi consiste pour moi l’indisponibilité du nom, que j’ai également appelé sa ” propriété ” : en une antériorité juridique sur l’être lui-même dont la vérité est la conséquence (puisque le vrai n’est pas ce qui est, mais ce qui est à bon droit !) et que dès lors tout le monde conviendra de nommer ” génie “.
Rien là que de très banal, encore une fois : je rappelle seulement que la pensée et le génie, c’est la même chose, mon petit apport étant d’ajouter à cette évidence un troisième terme qui est l’indisponibilité du nom (quand je dis mon petit apport, je me vante, en fait : vous avez assisté à la production de cette notion, puisque j’ai ” lu ” cela en votre présence dans la Nausée). Autrement dit : le nom, auquel on peut attribuer le statut que Kant accorde au sujet pur, c’est la distinction entre ce qui est(Sartre ne nierait pas que le sucre ait besoin de temps pour fondre dans le verre d’eau) et ce qui est vraiment (cet exemple n’est pas sartrien, mais bergsonien).
La pensée est le nom propre comme identique à la distinction, dont vous comprenez maintenant qu’elle est celle de l’être et de la vérité. Qu’est-ce que la pensée pourrait être d’autre, d’ailleurs, sinon justement ce qui distingue la vérité de l’être, en tant qu’ils ne peuvent évidemment pas différer (sinon la pensée serait autre chose : une nouvelle réalité qu’on ajouterait à l’ancienne rétrospectivement baptisée ” être “). C’est donc la distinction même, qui est toujours celle de l’être et de la vérité, que je mentionne en vous parlant de l’indisponibilité du nom(par exemple Sartre pouvait tout dire, sauf que la contingence d’exister était sartrienne – c’est-à-dire sauf la vérité de la vérité). Celui qu’on peut dire, c’est le nom qui ne compte pas – le nom impropre, tel qu’il figure sur le passeport et qui marque une place dans l’espace et dans le temps de la société – par opposition au nom propre, celui que l’on ne peut pas dire et que j’appellerai pour cette raison le vrai nom en précisant bien qu’il ne diffère nullement du nom sans vérité, du nom de la filiation c’est-à-dire de l’anonymat.
La philosophie, comme entreprise réflexive, est donc quelque chose comme une enquête étrangère à elle-même (forcément, puisque philosopher c’est penser et qu’on ne pense que sans soi) dont le sens serait de savoir enfin ce que notre nom signifie. Tous ceux qui pensent finissent tendanciellement par le savoir (jamais totalement, bien sûr, puisque n’arrive jamais un moment où l’on aurait fini de penser), mais le philosophe aurait cette particularité d’en approcher la représentation, quand ses textes sont pour l’essentiel derrière lui (il peut alors reconnaître la signification de son nom comme nous le faisons en reconnaissant le caractère bergsonien de la durée ou le caractère sartrien de la contingence). Or ce savoir que nous pouvons construire en réfléchissant sur ce que nous avons déjà appris, vous voyez bien qu’il a une condition évidente : qu’une philosophie soit produite, autrement dit que des concepts originaux aient été ” fabriqués “, comme dit Deleuze. Nous ne pouvons donc opérer la réflexion que nous faisons sur la réflexion philosophique qu’à d’abord rapporter la question du nom, dont nous savons qu’elle équivaut à celle de la vérité, à l’effet de ce nom qui est de causer comme vrai c’est-à-dire précisément comme original – si vous m’avez accordé depuis le début que c’est dans l’origine que le vrai se décide comme tel. Quand on en installe la problématique dans l’horizon représentatif, comme on ne peut pas ne pas le faire s’agissant de la philosophie qui consiste à produire des théories qui sont forcément à chaque fois théorie de quelque chose, on se trouve donc amené à conclure que le nom ne fait qu’un avec l’originalité du concept. Par exemple durée, c’est ” Bergson “, et ainsi de suite. En quoi nous retrouvons les natures dont je vous parle depuis le début : dire que la durée est de ” nature ” bergsonienne, c’est dire qu’il faut au temps une autorisation signée de Bergson lui-même pour se donner ainsi à reconnaître (mais s’il se donnait à reconnaître comme efficience du concept, alors ce serait de Hegel qu’elle serait signée).
L’antériorité véritative, le vrai et le faux, la pure distinction du nom
Quand je parle d’antériorité véritative, c’est pour parler de la vérité elle-même, et non pas d’autre chose qui la précéderait : disant cela, je rappelle seulement qu’il n’y a de vérité que vraiment comme il n’y a de droit qu’à bon droit (chacun sait qu’on peut avoir tort d’avoir raison et inversement). Bref, la vérité n’est que sa propre distinction c’est-à-dire rien(notamment pas une représentation). C’est de ce rien qu’il s’agit dans le nom propre, et c’est lui que j’ai mentionné à propos des exemples philosophiques quand je vous ai dit qu’ils devaient déjà relever de ce nom propre, dès lors identique à une pure antériorité qui n’est donc antériorité à rien, puisque rien ne saurait être avant l’être et qu’à donner un sens positif à l’idée d’antériorité (comme quand je dis que 1 est avant 2 dans la suite des nombres) je ne parlerais plus du génie dont je refuse de faire autre chose qu’une position éthique.
La non identité du nom à lui-même est par conséquent la même non identité, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui définit la vérité quand on dit qu’en vérité il n’y a rien d’autre que l’étant lui-même et comme tel. Il ne s’agit que d’une seule chose, ici, à savoir l’impossibilité que rien ne soit jamais vrai qu’à être d’abord vraiment. La non identité du nom ne caractérise par conséquent le nom que parce qu’elle caractérise la vérité. Si on le nie, autrement dit si l’on veut voir là deux questions et non pas une seule, on va devoir imaginer quelque ” pré-compréhension ” de l’être dont la compréhension de l’étant comme étant devra encore relever, et qu’il faudra dès lors mystérieusement attribuer à l’être lui-même.
On sait que c’est la position de Heidegger, que je vais évoquer très rapidement : ce qu’il appelle l’événement (Ereignis) n’est aucunement quelque chose dont l’homme aurait l’initiative parce que cette réalité se trouve pour ainsi dire assez défini par la négation de cette éventualité. L’advenue de l’être, le dévoilement de l’étant, relève d’un préalable qui appartient à l’être lui-même, en tant qu’il ne diffère pas de sa propre compréhension par l’homme lequel, dès lors, en est le ” berger “. L’être est alors sa propre non identité, si l’on peut s’exprimer ainsi : non seulement en ce qu’il ne diffère pas de la ” différence ontologique ” entre l’être et l’étant, mais encore en ceci que l’ouverture de l’être est une condition, inhérente à l’être lui-même, à la manifestation de l’étant dans sa vérité – c’est-à-dire justement dans son être. Chez Heidegger la question de la vérité est ramenée à la question de l’être, donc, et à son lieu propre qui est la parole poétique, celle-là même dont on ne peut plus dire que l’homme soit le sujet (au contraire).
J’accorderais tout cela si ne manquait, de mon point de vue, l’essentiel qui est l’impossibilité de séparer la question de la vérité de celle de l’éthique. Je crois que le manque est flagrant dans la doctrine heideggerienne, puisqu’elle ne laisse aucune place à la singularité juridique de la ” pré-compréhension “. Car enfin, non seulement tout le monde n’est pas poète (il y aurait donc des exclus de la vérité ? donc aussi des exclus non pas de l’être mais de la ” vérité de l’être ” et par là éventuellement de la dignité d’être ?…), mais encore c’est le propre du poète d’inventerla parole poétique et non pas de l’effectuer. On peut envisager, dans une conception réflexive de la vérité que je ne partage assurément pas, que les philosophes soient les ” fonctionnaires de l’humanité ” (Husserl) ; mais je ne vois pas comment on pourrait admettre que les poètes soient les fonctionnaires de la vérité dès lors que celle-ci aurait constitutivement besoin de la parole poétique pour laquelle, par préparation personnelle ou élection métaphysique, ils auraient compétence. Ils seraient en quelque sorte les préposés à la liberté de l’étant (qu’il advienne en son être propre à l’encontre de sa disponibilité) voire à la possibilité même du monde, telle qu’elle se donne à concevoir dans les textes sur le ” quadriparti “. Bref, mon argument consiste à rappeler que le poème (et pas le poète, bien sûr) est le sujet de la poésie parce que c’est par principe le vrai qui est le sujet de la vérité et que celle-ci est dès lors décidée par lui ! Heidegger pose le contraire, finalement : c’est la vérité qui décide du vrai dont elle a besoin et pour la seule raison qu’elle en a besoin. D’où je conclus que tout cela revient à dire que le vrai lui-même qui ne compte pas (ce qui compte, ce n’est pas tel poème particulier, mais l'” ouverture “, la ” clairière “… dont il conditionnerait la possibilité). Rédhibitoire à mes yeux.
Mais mon opposition tient surtout à l’envers de cet argument, que je présenterai en disant que c’est la signature qui fait le poème, puisqu’une même phrase peut n’être dans un cas qu’une parole d’enfant et dans l’autre un grand moment de la pensée. Je le dis autrement : l’ouvert heideggerien, que j’accepterais à la rigueur d’identifier à la ” distinction ” (sous réserve quand même de forcer les textes – mais on s’en donne le droit quand il s’agit de penser c’est-à-dire de n’être relativement à un philosophe ni indifférent ni disciple) est essentiellement anonyme. Et par là je le trouve exclusif de toute possibilité que la notion de vérité, précisément parce qu’elle n’est pas différente de celle de l’être (ce qu’il affirme et c’est pourquoi je parlais ici de la ” distinction “), accède jamais à la pensée, s’il n’y a par principe (par tautologie, en fait) jamais de pensée que ” géniale ” (j’espère que vous n’attribuez plus à ce terme aucun sens romantique !). N’imaginez donc pas que je renvoie ainsi à une nécessité de type théologique, qu’il faudrait opposer au paganisme de Heidegger qui nous parle des dieux et des mortels, de la venue des dieux, etc.). Car l’opposition radicale que nous avons vue entre la filiation et la tradition, puis entre nom impropre et le nom propre, a notamment pour conséquence que la question du nom suppose, pour être pensée, qu’on cesse de la confondre avec la question du père. Quand donc je reproche à Heidegger de nous proposer une théorie ” anonyme ” de la vérité, c’est pour renvoyer à cette nécessité, à mes yeux tautologique, que le vrai soit le sujet de la vérité (en quoi consiste exclusivement son statut d’œuvre c’est-à-dire sa ” génialité “), la condition de ce statut étant qu’il en soit autorisé – puisque c’est la définition même de la vérité qu’elle soit sa propre précession véritative, et que toujours du nom qu’il y a autorisation. C’est du nom du poète seul que le poème s’autorise à en être vraiment un, parce que la notion de vérité n’est pas un universel dont relèverait tel poème et dont tel autre ne relèverait pas, mais l’efficience de la distinction c’est-à-dire du nom. En dehors de cela, il y a toute la réalité que vous voudrez, mais pas de vérité.
L’opposition d’un poème qui pourrait en être réellement un et d’un autre (ou le même, dès lors qu’il serait autorisé d’un certain nom) qui en serait vraiment un peut choquer. J’ai déjà développé ce paradoxe à d’autres moments de mon enseignement quand j’ai expliqué ce qu’il en est de l’opposition du vrai et du faux.
Vous pouvez certes y voir une différence, en disant que le faux est une représentation du vrai. Mais à mon avis c’est trivialiser la question, et par conséquent la manquer : l’opposition du vrai et du faux n’est pas une différence mais une distinction, parce qu’on peut concevoir qu’une copie soit parfaite c’est-à-dire qu’elle ne diffère en rien de l’original. Par cette hypothèse de principe, j’élimine toutes les trivialités qu’on pourrait m’objecter sur la fonction de l’expertise, etc., et j’arrive à l’essentiel qui est le maintien paradoxal de l’opposition de la copie et de l’original – paradoxal en ceci que rien de factuel ne saurait les différencier. Entre le vrai et le faux, il n’y a qu’une différence de droit : l’une des deux choses n’est pas autorisée à être ce qu’elle est, de sorte que si elle l’est en réalité, elle ne l’est pas en vérité. L’autre, si. Par exemple il semble difficile de soutenir qu’un faux tableau n’est pas un tableau mais seulement une représentation de tableau, même si c’est incontestable en principe : une représentation de tableau, quand elle est faite avec des couleurs sur une toile tendue, c’est un tableau, et c’est pourquoi je suis réticent à poursuivre jusqu’au bout la définition du vrai comme représentation du faux. Pas de différence, donc. Seulement il y en a un qui est alors que l’autre se contente de prétendre. Non pas que l’un et l’autre soient des prétendants qu’on imaginerait mis à égalité devant l’expert (auquel cas c’est lui qui déciderait de la vérité, alors que la définition même du vrai est qu’il ait cette décision pour acte !), mais l’un est vraiment alors que l’autre se contente de prétendre – et, dans l’hypothèse de la copie parfaite, se contente d’être réellement.
J’aime bien travailler avec des hypothèses comme celle-ci. Vous voyez qu’elle est de la même famille que ” la meilleure des excuses ” qui m’a permis de vous expliquer ce qu’il en est vraiment de la promesse. Elles ont le mérite à mes yeux d’installer tout de suite le problème là où il ne risque pas d’être soumis à la trivialité et au psychologisme qui nous guettent quand, surpris par l’événement que constitue une idée, nous essayons de nous venger de la dépossession que cela représente pour nous (c’est la définition même de l’événement qu’il prenne l’initiative de son apparaître, et donc qu’il nous récuse comme étant ces sujets que nous avons pourtant bien conscience d’être) en le réduisant à la petitesse de nos habitude (dans l’exemple du faux tableau, la notion d’expertise remplirait cette fonction de ressentiment). En un mot, ces exemple ont une valeur indistinctement intellectuelle et éthique.
Donc entre le vrai et le faux tableau, pas de différence, mais une distinction dont vous ne pouvez nier qu’elle concerne un préalable absolu. Si je vous dis que dans la pièce à côté, il y a une copie parfaite d’un tableau de Rembrandt, cela peut susciter en vous un mouvement de curiosité, mais vous pouvez sans difficulté attendre la fin de mon exposé d’aujourd’hui. Si je vous dis par contre qu’il y a un vrai Rembrandt, il faut que je m’arrête aussitôt parce qu’écouter de la philosophie va vous devenir immédiatement impossible. Une œuvre, on la rencontre alors qu’une copie d’œuvre (même parfaite, selon mon hypothèse) on l’aperçoit. Dans le second cas c’est toujours de vous qu’il s’agit, alors que dans le premier c’est exclusivement d’elle. Si vous continuez de vous intéresser à ce qui vous intéresse, vous vous installez dans une position que vous savez mensongère, un peu comme celle qu’on est parfois forcé de prendre quand un personnage célèbre se trouve au même endroit que nous, si je peux proposer cette analogie pour me faire comprendre : afin de ne pas l’importuner de notre étonnement ou des manifestations de notre respect, on fait semblant de rien, en ce sens qu’on fait comme s’il était n’importe qui. Et faire semblant de rien, c’est faire comme si l’on restait le sujet (dès lors transcendantal) de tout apparaître, alors qu’on a été subverti dans ce statut puisque la célébrité est une manière qu’a la société de prendre en charge l’apparaître et donc la vision, et par là d’en dessaisir les sujets voyants (quand nous voyons quelqu’un de célèbre nos yeux ne sont plus les nôtres mais ceux de la société). Et en effet : quand je dis ” faire semblant de rien “, c’est bien de rien (la subjectivité qui n’est plus que sa propre inanité devant le vrai) qu’il s’agit. Je reviendrai peut-être un jour sur cette notion bien intéressante de la rencontre, notamment pour en souligner l’essentielle dissymétrie (par exemple Aristote a rencontré Platon, mais Platon n’a pas rencontré Aristote). Si je le fais, je vous expliquerai alors que cette dissymétrie est liée à ce préalable dont nous sommes en train de parler, et qui peut aussi bien se dire comme l’antériorité du vrai à lui-même (un vrai Rembrandt, on le rencontre, alors qu’un faux on l’aperçoit éventuellement de manière admirative) que comme la distinction du nom propre (on rencontre quelqu’un et on aperçoit n’importe quel sujet). Car pour soi, on est forcément ce sujet constituant de la réalité qui se trouve subverti, de sorte que c’est toujours l’autre qu’on rencontre, celui qui compte. (Mais certes l’opposition entre soi ne comptant pas et l’autre comme comptant peut par ailleurs valoir dans l’autre sens ; de sorte que c’est seulement par ailleurs, hors de la vérité de la notion, qu’on peut parler d’une rencontre réciproque.)
Donc, pour revenir à la distinction du vrai et du faux, entre deux choses par hypothèse exactement identiques, il y a celle qui compte (le vrai) et celle qui ne compte pas (le faux) – celle qu’on rencontre et celle qu’on aperçoit. Eh bien c’est la mention du nom qui opère le clivage : l’un des tableaux est de Rembrandt, l’autre d’un faiseur aussi habile qu’on voudra. Le préalable absolu dont je parlais peut donc être explicité en opposant rencontrer et apercevoir, c’est-à-dire la subversion du sujet que nous sommes pour nous mêmes – on reste marqué – et d’autre part son assurance – on est enrichi.
Le nom marque c’est-à-dire cause comme vrai et je reprends une fois encore l’idée cartésienne de la marque de l’ouvrier sur son ouvrage en disant à mon tour que la marque n’a pas à différer de ce même ouvrage – qui n’en est dès lors plus un mais un sujet libre. Est-ce que le propre d’un sujet libre n’est pas d’être un préalable absolu non pas pour mais contre son aperception par nous ? Je vous en convaincrai tout de suite en opposant le visage à la figure, ce qui compte à ce qui ne compte pas et qui en est pourtant toute la réalité…
Que le nom cause comme vrai voilà ce que j’appelle le préalable absolu, parce que nous serons alors nous-mêmes causés (forcément : rencontrer ce qui compte, c’est être compté) dans la reconnaissance que nous en opérerons. Le vrai aura décidé de notre regard, alors que c’est au contraire notre regard qui décidede ce qui est réel pour nous. Le nom du créateur (par exemple Rembrandt) sera alors non seulement l’antérieur de droit à l’être du tableau – le tableau est produit comme vrai à la manière dont un chèque l’est d’être signé – mais encore l’antérieur de droit à notre regard dès lors juste. Cette antériorité, c’est le génie, dont le nom est le signifiant.
Quand donc je vous parle de la distinction que le nom est pour lui-même, lui qui est fait comme propre seulement de n’être pas impropre, il faut que vous rapportiez cela à la notion de l’origine dont je viens de vous montrer l’application à travers cette distinction paradigmatique de l’original qui décide de la vérité et de la copie dont la représentation a depuis toujours décidé de l’être.
Si vous m’avez accordé de définir le travail philosophique comme une enquête qu’on fait sans soi sur la signification de son nom, autrement dit comme la recherche involontaire de la réponse à une question qu’on ne peut pas se poser (celle de savoir qui l’on est – à quoi on ne répond traditionnellement qu’en indiquant ce que l’on est), alors vous m’accordez par là même qu’il n’y a pas d’autre problème pour le philosophe que celui de la vérité dont toute vérité relève préalablement, et que ce problème se confond lui-même avec l’originalité des concepts qu’il sera parvenu à ” fabriquer “. La question de l’original, étant celle de la pure distinction, est en fin de compte seulement celle du nom : c’est d’être bergsonien que le concept de durée est original – autrement c’est une banalité.
J’arrête là pour aujourd’hui, sur cette distinction du vrai et du faux telle qu’elle se donne à penser dans cette cause de l’originalité qu’est le nom.
Il reste encore bien des aspect de la distinction du nom propre à explorer. Nous en verrons quelques-uns la semaine prochaine.
Je vous remercie de votre attention.