Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite

 

La dernière fois, je vous ai expliqué que la donation philosophique, en tant qu’elle était forcément métaphorique pour qu’ensuite une réflexion conceptuelle soit possible, instituait le sujet comme chacun et le distinguait ainsi du sujet de l’expérience, n’importe qui, auquel il est par ailleurs légitime de le ramener. La métaphore est ainsi l’instance de la distinction. Or la philosophie est faite de cette distinction, en tant qu’elle ne diffère pas de la métaphysique, c’est-à-dire de la définition de la vérité par le savoir (ou par la position du sujet requise par le savoir). La donation philosophique s’entend donc originellement à l’encontre de la possibilité de l’expérience dont le sujet, précisément parce qu’il est le sujet du savoir et donc de la vie, n’est pas le sujet de l’épreuve et donc de la mort. L’épreuve, je vous le rappelle, c’est quelque chose dont on ne revient pas, et en ce sens elle s’oppose à l’expérience qui est au contraire définie par le fait qu’on en soit toujours déjà revenu. La philosophie, parce qu’elle relève d’une donation forcément métaphorique, est donc exclusive de l’expérience – ce qui implique sa contrariété avec la temporalité de cette dernière, ainsi que je vous l’ai expliqué. Le sujet de l’expérience vit plus et mieux qu’avant ; et c’est pourquoi nous disons que le sage est un homme d’expérience. Mais en philosophie, il ne s’agit pas du tout de vire (ni a fortiori de mieux vivre !). Au contraire, dirai-je, en philosophie il s’agit seulement de penser, et la pensée ne s’entend jamais qu’à l’encontre de la vie, puisqu’elle est, comme l’écriture, absolument intransitive et que la vie n’est rien d’autre que sa propre transitivité (ce qu’on peut traduire en disant que la vie est ” compréhension “). Ce que la pensée ne ” représente ” rien (nous le pensons tous : sinon les philosophes anciens seraient aussi ignorés que les savants dont les théories ont été réfutées). Eh bien c’est précisément de cette intransitivité de la pensée qu’il va dans la métaphore originelle, c’est-à-dire dans la donation. Il faut d’une part qu’elle laisse la porte ouverte à la réflexion, puisque la philosophie est une pensée dans la dimension du concept (comme celle du peintre est dans la dimension de la couleur, etc.), et d’autre part qu’elle soit absolument intransitive, sinon il s’agirait en philosophie de savoir et non pas de vérité. Et bien sûr, la métaphore est l’unité de cette double exigence, raison pour laquelle je pose qu’elle est l’instance de la donation philosophique.

L’institution métaphorique du temps que la réflexion rendra philosophique

L’intransitivité de la métaphore qui s’oppose à la transitivité du concept, j’ai déjà expliqué qu’il fallait la rapporter à l’épreuve en tant que distincte de l’expérience. L’expérience est l’ordre même du concept, qui comme tel est bien une activité et non pas une chose. Hegel est définitif là dessus : on se contredit à figer le concept, parce qu’il est un acte de saisie d’une réalité dont il fait encore partie. Le propre du concept est donc d’être un moment de l’expérience, et par conséquent aussi de la vie, dont l’esprit est alors le moment réflexif. Je vous ai montré l’autre jour pour quoi la notion de l'” esprit ” devait s’entendre en référence à la mort, c’est-à-dire à ce qui distingue l’épreuve de l’expérience, distinction qui est donc en propre le lieu philosophique, comme exclusif de l’identification de la vie et de l’expérience, autrement dit de la temporalité de cette dernière.

Cette récusation de la temporalité empirique, je vois deux manières de la dire : une manière négative qui renverra à la notion d’épreuve, et une manière positive qui renverra à la notion de promesse. Vous apercevez ainsi que la philosophie est, comme structure en quelque sorte existentielle et donc comme nouage temporel (car toute structure existentielle me paraît être un certain nouage de temporalité), la conjonction opérée par la réflexion de l’épreuve et de la promesse.

Voilà, c’est exactement cela la philosophie. Mais enfin, cette définition elle-même est plus problématique que positive, et n’est pas par ailleurs sans être métaphorique, ainsi qu’il sied à la philosophie qui échappe forcément par quelque côté à sa propre définition, dès lors qu’elle doit aussi être philosophique. Ce qui revient plus simplement à dire que la philosophie n’est en fait rien d’autre que l’effort de sa propre pensée, la définition que je viens de donner disant seulement en quoi cet effort consiste.

Sur le premier point, l’idée que la métaphore s’adresse à chacun alors que le concept s’adresse à n’importe qui, en pointant la mort qui n’est assurément pas un universel, ouvre bien à l’impossibilité que nous soyons revenu d’une certaine épreuve. Paradigmatiquement, c’est celle du langage et l’on peut dire que toute épreuve doit être pensée à partir du modèle de la perte radicale de soi qui caractérise l’être parlant. Entendez bien cela d’une manière paradigmatique, puisque tout le monde parle et que tout le monde n’est pas philosophe. Plus concrètement, je dirai qu’un philosophe est celui qui ne parvient pas à croire au ” mensonge vital ” dont parle Nietzsche, lequel mensonge se résume pour moi dans l’idée de compréhension. Il ne peut pas identifier le compris au vrai. On n’est philosophe qu’à n’être pas sans savoir que la vérité, précisément, n’est pas le savoir – non pas certes pour des raisons théoriques que la réflexion élaborera par la suite et qui donneront les diverses philosophies, mais tout simplement parce que ce qu’on a compris, quand on est philosophe, on n’y croit pas (on peut certes croire à sa propre doctrine, mais seulement ” par ailleurs “, par exemple en tant qu’on est paranoïaque comme c’était par ailleurs le cas de Spinoza).

Concrètement cela revient à refuser toute possibilité de pertinence à l’idée d’une quelconque ” expérience philosophique ” (ou ” métaphysique “), parce que l’aberration métaphorique produit l’impossibilité même de l’expérience, et que c’est de cette impossibilité qu’on s’autorise, quand on est philosophe. Le philosophique est épreuve, pas expérience.

L’impossibilité de l’expérience, il ne faut pas s’en faire une conception purement abstraite et négative. Au contraire : tout cela est très concret parce que c’est simplement la notion d’épreuve que je définis là. Donc la philosophie est d’abord épreuve c’est-à-dire impossibilité de l’expérience, n’étant précisément la philosophie que de ce cette équivalence. Car bien sûr tous les éprouvés (tout le monde l’est, au moins par le langage) ne sont pas philosophes !

Est philosophe celui qui reconnaît que l’épreuve n’est rien d’autre que l’impossibilité de l’expérience, lui qui vit et par conséquent fait à chaque instant toutes sortes d’expériences. C’est ce que je viens d’exprimer en parlant d’impossibilité de croire au mensonge vital.

Il faut comprendre cela en n’oubliant pas quels sont les traits essentiels de l’expérience : elle est mobilisation du savoir (un ignorant ne peut pas faire d’expérience) en vue d’un surplus de savoir, et par conséquent elle est à chaque fois autoposition du sujet transcendantal, le sujet pour lequel, précisément il y a de l’expérience : celui qui se constituera par après comme ayant été moins savant ou moins sage qu’il n’est actuellement.

Il n’y a pas de sujet de l’épreuve, parce que s’il y en avait un (quelqu’un qui en tirerait des leçons) on ne parlerait pas d’une épreuve mais d’une expérience. Du point de vue de la réflexion on peut donc dire que toute épreuve est l’épreuve de ne pas être le sujet – mais bien entendu, il s’agit là d’une réflexion, dont on peut indiquer la face objective en disant que l’épreuve est un événement (la réciproque étant vraie). De sorte qu’on peut par là même dire que toute épreuve est une traversée de la mort. Ce que j’énonce en posant l’équivalence des termes d’éprouvé et de survivant. Notions sur lesquelles je reviendrai, cela va de soi.

Chacun, c’est chaque éprouvé. N’importe qui, c’est n’importe quel sujet d’une expérience au moins possible. Comme la mort n’est rien et qu’aucun sujet ne saurait évidemment prétendre en avoir l’expérience (elle n’est rien, parce que c’est seulement là qu’il n’y a vraiment personne), le discours de l’éprouvé est le discours intransmissible comme tel. Aberrant donc. C’est la métaphore.

Mais ce sujet survivant, qui ne peut parler que par métaphore parce que l’accès au concept (à la compréhension comme mensonge vital) lui est désormais barré, vous pouvez aussi bien dire qu’il vient de l’existence. L’existence pure, dont il n’y a par définition rien à dire. Celle qui est la dimension d’épreuve de toute expérience.

De sorte que vous pouvez aussi bien dire que la métaphore est aberrante que dire, d’un autre point de vue, qu’elle donne l’existence là où le concept donne le savoir ! C’est ce que j’exprimais en disant qu’elle était le discours de celui qui est marqué en tant que tel. C’est la marque, un morceau de mort fiché dans le mensonge vital qui continue de valoir par ailleurs, que donne la métaphore.

Et la marque, je l’ai déjà indiqué à plusieurs reprises, c’est ce qui distingue le vrai du réel…

Je passe maintenant au second point : la question de l’avenir.

En barrant la temporalité de l’expérience, je vous ai dit que la métaphore barrait l’institution du futur en tant que futur. La métaphore, c’est la négation en quelque sorte positive au sens où elle a effectivement lieu, du futur dont la réflexion est l’institution.

Or ce barrage du futur non pas dans sa réalité (comme une hypothétique fin du monde) mais bien dans sa possibilité (la métaphore, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de futur, c’est l’impossibilité qu’il puisse y avoir du futur !), moi je dis que c’est une ouverture. L’ouverture qui naît de l’impossibilité du futur, je dis que c’est l’institution de l’avenir en tant que tel. Or qu’est-ce qui distingue l’avenir du futur ? Une seule réponse : la promesse. D’où ma thèse : toute métaphore est une promesse.

Il faut penser la promesse qui institue l’avenir comme l’envers de la réflexion qui institue le futur.

Et si vous vous souvenez du principe de tout ce que je vous expose en ce moment, à savoir que la métaphore et le don de la vérité à l’encontre de la réalité, donc l’acte même de sa distinction, alors vous aboutissez à cette idée que c’est la promesse en tant que telle qui est la vérité. Ce qu’il faut évidemment comprendre à travers la définition de la promesse non pas comme un acte psychologique ou moral, mais comme l’acte d’ouverture même de l’avenir. Bref, comme l’origine. le vrai, en effet, c’est ce qui existe selon l’origine (ce dont la marque est l’attestation). Eh bien c’est ce que donne la métaphore. Et la reprise réflexive de ce don, c’est-à-dire de ce qui fait que l’avenir est bien l’avenir et non pas le futur, je l’appelle philosophie.

Que toute métaphore soit une promesse, au sens que je viens de dire, rien là que de très évident, dès lors qu’on a reconnu que son caractère aberrant récusait toute possibilité d’expérience, donc de réitération, donc de futur.

Prenons un exemple concret. Par exemple celui-ci, que je choisis à cause de son caractère canonique : ” l’absente de tout bouquet “.

L’aberration métaphorique va de soi : allez donc commander une douzaine de ces choses chez votre fleuriste habituel !

Plus sérieusement, je vois là l’illustration parfaite de ma théorie de la distinction entre le vrai et le réel. Car ce que j’entends là, c’est que la rose seule est la vraie fleur. Les autres, celles qui sont présentes dans tous les bouquets, ne sont que des fleurs réelles…

Signifié métaphorique ? Apparemment. Mais que comprendrait votre fleuriste à qui vous commanderiez une douzaine de vraies fleurs, non pas par opposition à des fleurs artificielles, évidemment, mais à des fleurs réelles ? Rien !

Ou plutôt si : il comprendra que vous avez été marqués par une certaine fleur (et encore : il comprendra cela parce que vous vous trouverez dans un magasin de fleur et que vous demandez quelque chose), mais il ne devinera pas par laquelle. Autrement dit, il reconnaîtra le lieu originel de la métaphore, que j’appelle la mort locale ou, plus simplement, la marque.

Bon, alors je le demande, maintenant : la distinction que vous aurez faite par cette métaphore entre les vraies fleurs et les autres, qui ne sont que réelles, est-ce qu’elle n’est pas l’ouverture d’un monde absolument inouï ? Est-ce que la rose, dont il aura ainsi comprise qu’elle est seule vraie ne prendra pas désormais dans son magasin une place à part ? Et même, est-ce qu’il pourra encore vendre des roses ? Car que des fleurs réelles soient aussi bien des marchandises, cela va de soi. Mais des fleurs vraies, moi (ni le fleuriste, dans mon hypothèse) il m’est impossible d’en faire une marchandise, c’est-à-dire un moment de la vie (autrement dit une trivialité).

Un fleuriste qui est désormais incapable de vendre des roses parce qu’il a compris que la rose est fleur en vérité quand les autres ne sont fleurs qu’en réalité, moi je dis qu’on lui a donné le monde. Ce qu’en un autre contexte qu’ai nommé l’âme.

Désormais son magasin a une âme, voilà l’effet de la métaphore !

Mais c’est quoi l’âme ? Rien ! Vous pouvez la chercher partout, disséquer toutes les fleurs du magasin : l’âme du magasin qui est désormais indéniable, vous ne la trouverez pas…

Quand vous avez tout, il faut encore ajouter rien. Et cet ajout, qui est celui de l’âme, je dis que c’est l’acte même de la métaphore.

La métaphore comme don de la vérité. Le paradigme de La nausée.

Après avoir mis en place la notion du don qui m’est nécessaire pour penser la littérature comme donation du philosophique en tant que tel, je voudrais entrer dans le vif du sujet, et décrire la métaphore de cette donation.

Ici, je dois confesser mon embarras, non pas philosophique, mais pour ainsi dire moral.

A l’étape actuelle de mon enseignement, je dois traiter un sujet qu’on pourrait formuler de la manière suivante : ” la métaphore comme don de la vérité “. Moi, un tel sujet, ça me passionne : il y a quelques années, qu’un livre l’ait eu pour titre et je l’achetais tout de suite, sans connaître le nom de l’auteur ni même consulter la table des matières. Une conférence, c’est pareil : je m’y précipitais. Je parle au passé. Car c’est arrivé à plusieurs reprises, et c’est de ces mésaventures que procède mon hésitation devant ce que j’ai à vous exposer aujourd’hui.

Je me souviens avoir assisté, il y a quelques années, à une conférence annoncée sous le titre ” la littérature et le temps “. Vous pensez bien que j’ai tout fait pour m’y rendre, dans l’espoir de voir démontée la notion de littérature à travers une problématique de la lettre, puis de voir cette problématique servir de cadre à une étude de la temporalité, telle que d’abord la lettre, puis l’écriture dans son intransitivité, et enfin la fiction comme mise entre parenthèses de la question du référent, en impliquent le concept (notamment l’intransitivité de l’écriture implique l’idée d’un temps noué – sachant qu’il y a toutes sortes de nœuds -, à l’encontre des pénibles et habituelles platitudes sur la ” flèche ” qui va du passé au futur et le ” fleuve ” dans lequel nous baignons). Je me régalais d’avance. Hélas, je déchantai vite, car le causeur nous infligea une sorte de soutenance de thèse sur le temps chez Proust ! Je me suis fait avoir une autre fois, dois-je avouer : c’était sur ” écriture et inconscient “, où les problèmes inhérents à l’une et l’autre notion furent également ignorés au profit d’un lourd exposé sur Mallarmé et Lautréamont… Maintenant je suis vacciné, et ça m’évite bien des gaspillages de temps et d’argent.

Alors imaginez mon embarras, aujourd’hui où je dois vous parler de la métaphore comme don de la vérité, de réaliser que nous possédons dans nos références habituelles le paradigme de cette nécessité ! Nous l’avons dans l’œuvre de Sartre, à la fois philosophe et littérateur. Mais vous me connaissez, maintenant, et vous savez que je ne vais pas vous asséner un pensum du type ” la métaphore chez Sartre ” en le faisant subrepticement passer pour le traitement de la question de la métaphore comme donation philosophique. Certes non. D’un autre côté, je ne peux ignorer, ni vous laisser ignorer, que Sartre nous donne le paradigme de cette nécessité à travers sa notion de la ” nausée “. Cette notion expressément métaphorique fonctionne comme donation philosophique, et son examen vous permettra de réaliser concrètement l’idée que je veux défendre devant vous, qui est celle de la distinction de la vérité et de la réalité – distinction qui est, selon moi, l’opération même de la métaphore. Je vais donc me contenter de vous donner, pour ainsi dire à titre d’exemple ou d’illustration de nos propos théoriques, les indications qui aideront votre réflexion sur le texte

Le repérage de la métaphore comme donation philosophique est en quelque sorte fait par Sartre lui-même, dans le passage concerné, dont je vous indique la référence : de la page 172 à la page 190 de La nausée (édition folio, 1977), parce qu’il donne la métaphore, qu’il la pose expressément comme telle, qu’il en fait expressément un acte de donation philosophique lui aussi reconnu comme tel, qu’il en tire expressément une distinction entre la réalité et la vérité et, enfin, qu’il explicite à la lettre le thème de ” compter “, que j’essaie de vous faire apercevoir à travers mon opposition de ce qui compte et de ce qui importe.

Voyons rapidement ces quelques points.

Que la nausée soit une métaphore, le texte le dit : ” C’est donc ça la Nausée : cette aveuglante évidence ? ” (p. 173). Soulignons d’abord la majuscule qui confère à ce qui paraît être le signifié métaphorique (mais vous savez que cette idée me paraît illusoire, parce qu’elle situe la question de la métaphore au niveau de l’énoncé alors qu’elle se pose à mon avis au niveau de l’énonciation – la métaphore étant suffisamment définie de n’être pas le discours de n’importe qui) le statut d’un principe souverain, en l’attribuant à ce qui est vraiment en cause, l'” existence “. Je le dis autrement, avant de revenir dessus : la majuscule indique le statut de transcendantal que ce jouera dans l’ordre conceptuel du Sartre de cette époque.

Alors, l’existence. Vous direz qu’il n’y a pas de notion plus banale. Mais justement, répond Sartre : la conception que nous avons habituellement de l’existence en est plutôt la méconnaissance : ” à l’ordinaire, l’existence se cache (…) Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot ” être “. Ou alors je pensais… comment dire ? Je pensais l’appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. (…) Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature “. Il semble donc que la compréhension habituelle (et donc le concept) de l’existence soit impuissante à la rendre et que l’on doive recourir à des métaphores, dont la ” nausée ” est à la fois la première et le principe d’engendrement, pour pallier à cette impuissance. Bref, nous serions dans l’habituelle utilisation de la métaphore comme envers de l’impuissance du concept ! Chez n’importe qui, je ne sais pas. Mais ici il s’agit d’un penseur et par conséquent l’hypothèse est absurde.

De fait, le texte est une prolifération de métaphores, à l’image de l’existence elle-même qui est dès lors métaphorisée comme prolifération… C’est de l’énonciation qu’il s’agit dans l’énoncé ! Voilà qui est surprenant, non ? De sorte que je vois tout de suite dans ce passage une indication vers ce qui constitue l’énonciation comme telle. Je sais très bien que Sartre ne pensait pas cela, mais ce n’est pas ce qui importe ici : je veux comprendre ce texte donateur écrit par un philosophe. Et moi je me dis que ce qui compte, dans une énonciation, c’est ce qui l’institue comme telle, autrement dit la signature…

Je vous indique ces réalités proliférantes, non sans mentionner une figure, fort intéressante d’un point de vue stylistique, qu’on pourrait nommer quasi-métaphore (” de temps en temps, les objets se mettent à vous exister dans la main “). Toutes ces métaphores concernent aussi bien les choses exclusivement en tant qu’elles existent, que l’existence elle-même : parasite, chancre, la pâte même des choses, le fait pour une banquette d’autobus d’être comme le ventre d’un âne mort noyé, pour les choses d’être ” des masses monstrueuses et molles, en désordre – d’une effrayante et obscène nudité “, de se  laisser ” aller à l’existence comme ces femmes lasses qui s’abandonnent au rire et disent : ‘c’est bon de dire’ d’une voix mouillée “, de s’étaler, de faire l’abjecte confidence de leur existence… L’existence elle-même est une abondance pâmée, une moisissure, une boursouflure, une obscénité, un fléchissement, une somnolence, une dérision, une gêne, un embarras, un surplus, une veulerie, un alanguissement, une obscénité, un refus d’être. Elle est encore le fait d’avoir, pour un arbre, une ” peau dure et compacte de phoque “, un aspect huileux, calleux, entêté. Généralement, elle est le fait de rouler un peu hors de soi, de se nier, de se perdre dans un étrange excès, de se dérober, de glisser entre les doigts, d’être louche, d’avoir statut de meurtrissure, de sécrétion, de suint, de se fondre en une odeur, d’être amorphe, veule, de déborder de loin la vue l’odorat et le goût, d’avoir depuis toujours converti le temps en une petite mare noire, de peser lourd sur le cœur comme une grosse bête immobile, de palpiter, de bourgeonner universellement, d’être répugnante, de rendre les hommes pareils à des insectes tombés sur le dos, d’être un affalement, un ratage et un indéfini recommencement, un manque d’envie. Elle est encore une ignoble marmelade, un affalement gélatineux, un gros être absurde, une larve coulante, une saleté poisseuse, un immense ennui et enfin, énigmatiquement, qu’elle ressemble à un regard. J’arrête l’énumération parce que je suis arrivé à la fin du passage.

Cette suite invraisemblable de métaphores, cette surabondance et cette surenchère dans le registre du glauque n’a qu’une seule signification possible : pointer, en quelque sorte par épuisement, un au-delà du signifiable. Ce que je traduirai disant que l’existence est, dans ce texte, du métaphorique à l’état pur, puisque la surcroît de nuance ou de précision qu’on aurait pu naïvement attendre d’une métaphore par rapport à l’habituel concept de l’existence n’est jamais là. On n’a pas progressé, et on ne s’arrête que pour des raisons de fait et non pas de droit : le narrateur n’a pas assez d’imagination pour continuer ni la langue française assez de mots, c’est tout. Mais en principe, il faudrait aller de l’avant et ne pas se borner à la liste que je viens de donner. Quelque chose est bien donné, pourtant, puisque je viens moi-même d’indiquer qu’on se trouvait dans un certain registre, celui du glauque. Oui. Mais ce qui est donné, ce n’est pas un signifié, qui reste en sursis, indéfiniment attendu, mais seulement une direction. Si vous voulez savoir ce qu’il en est de l’existence, c’est par là qu’il faut chercher, nous dit ce passage. Ne reste que l’indication d’un registre : l’autre de son autre, que serait l’idéalité (par exemple celle des cercles ou des morceaux de musiques, expressément indiqués à l’encontre de l’idée d’existence), qui n’apprend rien, mais sert de garde-fou pour une éventuelle poursuite. Mais dans cette direction où vous devez aller, soyez sûr que vous vous épuiserez !

Car après avoir expressément souligné l’inanité du concept et par là avoir ouvert la voie à la métaphore qui semblerait donc indiquer quelque chose que le concept aurait été impuissant à rendre, on exténue ce qui passe habituellement pour un remède, selon l’opinion qui veut que la justesse métaphorique vale à la place de l’exactitude conceptuelle quand le concept manque. La direction indiquée ne correspond à rien, quand on se place au niveau de l’énoncé : on peut en accumuler encore des milliers d’autres sans qu’on ait enfin la notion juste que le concept habituel serait impuissant à rendre. Mais je vous ai dit qu’il fallait voir là un retour de l’énonciation dans l’énoncé (la métaphore de la prolifération comme envers de la prolifération des métaphores). Or, de ce point de vue, le passage qui donne une direction se ramène ainsi à la nécessité d’assurer à la multiplicité des métaphores la possibilité de constituer une suite. Et c’est seulement à cette condition que l’on pourra produire l’épuisement de la désignation métaphorique elle-même (entreprise qu’eût rendue impossible une diversité kaléidoscopique de métaphores).

L’épuisement du métaphorique, c’est déjà quelque chose qui s’oppose à l’idée de la métaphore comme remède à l’impuissance du concept. Croit-on saisir ce qu’il en est à travers une première métaphore, celle qui suit la dénonciation de la compréhension habituelle – et nécessaire – de l’existence, qu’une second métaphore vient rectifier la première, puis une troisième la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à cette idée incroyable du regard qui renvoie… littéralement à rien, à ce que nous découvrions plus tard, dans le chapitre du ” pour autrui ” de l’EN, comme le ” néant “, par quoi il y a de l’être. Mais j’anticipe, quoi que l’indication soit ici très précieuse.

Exténuation de la métaphore par elle-même… Pourquoi ? L’idée habituelle de la métaphore comme remède à l’impuissance du concept, renvoie à celle d’un savoir métaphorique. Un savoir, même métaphorique et expressément indiqué comme tel (le ” passage ” à l’existence qui définirait l’existant est indiqué entre guillemets, p. 186), c’est encore trop, puisque c’est précisément un savoir : ” Cette idée de passage, c’était encore une invention des hommes. Une idée trop claire “. Remarquons que la critique de la métaphore est encore une métaphore (” claire “). On ne rectifie jamais un concept que par des métaphores, et à partir de là on ne rectifie jamais les métaphores que métaphoriquement, de sorte que nous assistons bien ici à la production d’une signification qui est à la fois ultraprécise à force d’être rectifiée, et qui pourtant ne saurait jamais constituer comme telle un savoir !

Eh bien c’est justement ici que commence à apparaître cette ” donation ” du philosophique dont la métaphore me semble assurer la fonction.

Exténuer un savoir alors même qu’on l’affine toujours plus, c’est ce qui devrait donner lieu à un terme qui serait extrêmement juste, bien plus juste que les concepts que nous utilisons habituellement. Mais, là où précisément on atteint l’extrême de la justesse, le mot manque !

Car ce passage à la limite de la précision par rectifications successives, c’est bien l’indication en creux d’un certain terme, celui qui vaudrait exactement. Mais e terme, nous l’avons déjà, et depuis le début, puisque c’est l’existence ! Or dans tout ce travail il ne s’agit pas de fabriquer un nouveau concept qui dirait l’existence encore mieux, puisqu’on n’affine pas avec des concepts qui spécifieraient, mais avec des métaphores. Donc la notion est en elle-même déjà satisfaisante, et la prolifération de métaphores ne sert pas à la préciser.

Elle sert à quoi, alors, cette suite de termes dont on n’arrive pas à dire par quoi elle pourrait s’arrêter ?

Eh bien je vais vous donner le mot de cette énigme, dès lors que vous aurez compris que cette suite, qu’on pouvait imaginer positive, est en réalité négative : si l’on ajoute tellement de mots à tellements de mots, dans une direction bien précise, c’est parce que cette direction est celle du manque d’un certain mot :le fin mot, qui dirait enfin vraiment ce que c’est que l’existence ! !

Vous êtes sur des charbons ardents, je le vois bien. Je ne vais pas vous y laisser, bien sûr, et je commence déjà à vous libérer en vous indiquant que dans tout cela, il s’agitsimplement de la notion de ” nature “ dont je vous entretiens depuis le début de cette année !

La philosophie ne traite que des ” natures “, et je pose qu’elle trouve son origine dans le don de la métaphore, dont j’ai indiqué la semaine dernière qu’il était le don de la mort. Demandez-vous ce qui reste, quand la mort est donnée…

Eh bien le mot qui manque et dont la place manquante est si précisément circonscrite, le mot qui n’en est qu’un et qui résiste à tous les discours (ce qui a notamment pour corollaire qu’il résiste à la traduction), le mot qui est extérieur à la langue mais dont on ne peut d’autre part nier qu’il en relève encore, le mot qui fonctionne en point aveugle du discours philosophique et dont j’essaie de vous expliquer que par là même il le constitue comme tel, c’est tout simplement le nom propre !

Vous vous étonnez ? Alors répondez à la question suivante : la notion télos de ce texte qui se présente explicitement comme identique à sa propre tension vers elle, notion dont il est dit que ce n’est pas vraiment ce que n’importe qui appelle ” l’existence “, est-ce que ce n’est pas l’existence au sens sartrien ?

Bien sûr que si : la visée de ce texte c’est l’existence, en tant qu’elle est de nature sartrienne ! ! Et si vous connaissez l’œuvre de Sartre, vous le saviez parfaitement !

Voilà exactement ce que j’appelle la donation, en tant qu’elle est le fait de la métaphore et jamais du concept, c’est-à-dire en tant qu’elle a pour structure la distinction de la réalité et de la vérité.

Bien sûr qu’il s’agit de l’existence commune, mais quand même pas vraiment. Car la vraie existence, celle dont l’affinement progressif des métaphores vient de nous donner la notion la plus précise, c’est non pas l’existence commune mais bien l’existence sartrienne !

Nous sommes désormais dans l’histoire de la philosophie, si vous m’avez accordé dès le début (que vous me suiviez à cet instant prouve que vous l’avez fait) que celle-ci n’était que l’histoire des ” natures “.

Mais la philosophie, à partir de la donation métaphorique (donc à partir de la mort, ou encore du nom propre comme institution des ” natures “), est un travail réflexif. Tout philosophe doit donc être toujours déjà en débat avec les philosophes qu’il l’ont précédé, et un philosophe qui ne réfuterait pas au moins implicitement ses devanciers n’en serait tout simplement pas un : il ne s’inscrirait pas dans l’histoire de la philosophie qui est une histoire de la réflexion. Et être dans l’histoire de la philosophie, c’est être dans le débat c’est-à-dire, avons-nous appris, dans la réfutation : il n’y a pas de discours philosophique, c’est-à-dire pas de ” philosophique ” en tant que dit, qui n’ait une réalité polémique, puisque la philosophie est un discours réflexif et qu’on ne réfléchit jamais qu’à l’encontre d’un autre.

Si j’ai raison, alors l’instant de la donation doit être en même temps déjà un instant de réfutation. Sinon nous ne serions pas dans la philosophie, et il est impossible que la donation philosophique ne soit pas philosophique comme donation. Et en effet, voyez vous-mêmes le texte : est-ce que Pascal n’est pas attaqué (et peut-être aussi Kierkegaard), p. 185 ? Voici le passage : ” Il y a des gens, je crois, qui ont compris cela. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or… “. Et page 187, est-ce qu’il n’y a pas encore une attaque quasiment nominative, clairement interne à l’histoire de la philosophie : ” Il y avait des imbéciles qui venaient vous parler de volonté de puissance et de lutte pour la vie. Ils n’avaient donc jamais regardé une bête ni un arbre ? “.

Quant au philosophique lui-même, le texte qui en est la donation en est déjà l’engagement. La philosophie, quand elle advient comme savoir, est position de l’essentiel comme tel. C’est le propre du savoir de s’identifier à l’intérieur de lui-même à la distinction de l’essentiel et de l’inessentiel, comme le dit Hegel. Ici, l’essentiel est expressément indiqué, à partir de la ” nature ” désormais avérée depuis le point aveugle du nom propre. Voyez pages 184-185, ce passage d’exposé philosophique, depuis ” L’essentiel, c’est la contingence. Je veux dire que, par définition… “, jusqu’à ” gratuité parfaite.” ; puis p. 187 où l’irréductibilité et donc l’excès de l’existence au savoir est longuement thématisée. Jusqu’à la formule célèbre qui est en quelque sorte le programme de ce qu’on appelle l’existentialisme sartrienc’est-à-dire de la philosophie de l’auteur, qui lui est enfin donnée comme telle : ” Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ” (p. 188)

Maintenant, j’en viens à la distinction de la vérité et de la réalité, dont mon idée est qu’elle est le fait spécifique de la métaphore, en tant que celle-ci n’est pas le discours de n’importe qui.

Sur l’existence, je viens de le montrer, la distinction est patente. A partir de là, surgit un autre ordre, qui n’est en rien différent du premier mais qui s’en distingue. C’est ainsi qu’un simple galet peut se mettre à ” vous exister dans la main ” (p.173) : de réel, il est subitement devenu vrai !Même la mer accède au rang de ” vraie mer ” – le mot ” vrai ” étant souligné par Sartre (p. 175). Et le couteau au restaurant, le visage de l’interlocuteur, la poitrine d’une voisine de table, la banquette dans l’autobus, et les immeubles, le bras d’un passager, les branches des arbres et bien sûr la racine de marronnier, qui n’est plus vraiment une pompe à nutriment (mais nul ne songerait à nier qu’elle le soit encore réellement) mais seulement de l’existence, à l’état brut. Tous les éléments narratifs du passages sont faits de cette métamorphose qui n’en est pourtant pas une, puisque rien n’est changé en réalité, mais que tout l’est en vérité.

Ce changement a une cause : la constitution désormais avérée de l’existence en ” nature “, et elle a un lieu qui est le point aveugle indiqué par la prolifération métaphorique, en tant qu’elle était le manque – donc l’indication – du mot qui compte. Rien n’est changé, mais tout l’est.

Rien, tout. C’est cela qui fait appel à un principe transcendantal : ce qui compte et qui est, en tant que tel, forcément extérieur à ce qui est compté. Toutes ces choses qui sont comptées, elles le sont depuis la Nausée, dont nous comprenons ainsi la majuscule déjà soulignée, parce que la Nausée est moins une métaphore de plus que l’endroit où le mot qui compte est indiqué. Car enfin, je vous le demande : si vous voyez ce mot écrit avec une majuscule, dans n’importe quel texte, est-ce que vous n’entendez pas ” Sartre “, c’est-à-dire l’indication de la ” nature ” dont je vous parle ? Par contre, si vous le voyez avec une minuscule, alors c’est un mot ordinaire, qui ne dit que ce qu’il dit…

Mais le principe transcendantal à son tour n’a qu’une réalité réflexive. Reprenez la mention du galet : la Nausée – c’est-à-dire ” l’épreuve de l’existence au sens sartrien “ – était déjà en lui comme sa vérité avant d’apparaître à la réflexion comme telle. Car le transcendantal est inséparable de la réflexion. La ” Nausée ” est donc, précisément comme principe transcendantal, la réflexion de ce qui compte : l’existence au sens sartrien n’est pas la modalité ordinaire des choses, mais c’est l’impossibilité de distinguer le fait qu’elle soit de l’épreuve – par opposition à expérience, bien entendu – du fait qu’elles soient.

Or c’est quoi, une épreuve ? Vous connaissez ma définition : c’est l’épreuve de ce qui compte en tant que cela compte. Et ici ce qui compte, vous l’avez compris, c’est l’existence… au sens sartrien !

Car ce qui compte est, encore une fois, en point aveugle, toujours en deçà de tout. Reprenez l’exemple du zéro dont je vous parlais. Si vous avez plusieurs stylos sur votre table, vous ne commencez pas par en compter zéro, avant de prendre en compte le premier. Mais le premier que vous comptez comme tel, s’il est compté, c’est de n’être premier qu’en réalité et pas en vérité.

L’existence était sartrienne ! Disant cela, je ne parle pas de l’intérieur du roman : l’existence n’y est pas ” roquentinienne ” ! Je parle du philosophe dont nous tenons cette existence. Or ce philosophe, Jean-Paul Sartre le narrateur ne l’a pas lu, contrairement à nous. Eh bien c’est ce manque qui le contraint à accumuler les métaphores : pour nous, c’est inutile, puisqu’il suffit de dire l’existence en tant quelle est sartrienne, pour que nous nous comprenions parfaitement !

Et qu’on ne dise pas que je plaque sur le texte ma problématique de la distinction entre ce qui compte et ce qui importe : prenez la page 181, où le mot ” compter ” figure expressément, et même est souligné par Sartre, là où ce qui compte ne peut jamais s’entendre que selon l’extériorité pure d’un ” en trop “. Ce qui compte, en effet, est en trop à tout, par opposition à ce qui importe : c’est le même d’appartenir à ” tout “, donc de supposer en point aveugle ce qui compte, et d’être plus ou moins important, lot de toute chose, si modeste qu’elle soit.

Tout ce passage dit la distinction de ce qui compte et de ce qui importe : ce qui importe ne cesse pas d’importer (le couteau sert toujours à couper les aliments et l’autobus à transporter des passagers), mais ce qui importe ne compte plus, dès lors que l’existence est de nature sartrienne.

C’est tout pour l’étude ce passage, et je voudrais maintenant faire quelques remarques extérieures.

Ceux d’entre vous qui ont quelque familiarité avec la psychanalyse (ce qui était le cas de Sartre, même si ses lectures ne recouvraient les nôtres que très partiellement) ont reconnu dans ces descriptions le moment psychotique de la sidération, qui est celui d’une découverte absolument radicale à partir de quoi tout prend sens. Par exemple, le sujet comprend brusquement que tout ce qui se dit autour de lui, à la radio, à la télévision, dans les journaux voire dans sa propre famille, a pour vérité un complot international. Et il est certain que Sartre, qui a tout imaginé de l’expérience de Roquentin (il l’a dit à plusieurs reprises, même si l’ennui qu’il éprouvait dans son enfance a pu le mettre sur la voie), s’est plus ou moins consciemment inspiré de la subjectivité psychotique. Mais la paranoïa est une méthode critique très féconde, ainsi que je l’ai expliqué à mon tour (à l’aide d’un exemple roumain, si je me souviens bien). Notamment elle installe expressément le sujet dans la distinction de ce qui compte et de ce qui importe – le délire consistant à positiver la distinction par quelque chose qui assurera la fonction de signifiant paternel (et certes tout ici procède de la contingence, du sans raison, de l’absence de généalogie c’est-à-dire de la généalogie comme absente). Mais justement : peu importe ici, puisque l’artifice littéraire s’efface devant son caractère métaphorique c’est-à-dire devant le don de cette existence au sens sartrien à une œuvre qui désormais va se poursuivre comme étant celle d’un philosophe ! Voilà ce qu’est la pensée. Là où l’on aurait trouvé chez n’importe qui un procédé littéraire, on trouve chez Sartre la donation philosophique elle-même.

La métaphore, vous ai-je appris, n’est pas un énoncé mais une énonciation, celle du sujet qui n’est pas n’importe qui, du sujet que j’appelle marqué ou encore du survivant. Là où il y a métaphore, il y a un sujet qui ne se remet pas d’une certaine épreuve. Il n’est pas utile d’insister, ici : tout le roman est le récit d’une épreuve, c’est-à-dire l’institution de la corrélation entre le désormais (désormais je suis un autre) et le toujours (mais par ailleurs c’est toujours moi).Le toujours, viens-je de rappeler, c’est l’humain. Lisez la discussion sur l’humanisme avec l’autodidacte, qui précède immédiatement le passage que je viens de commenter.

Enfin je termine sur l’idée du sujet. Ce qui est donné, en tant que tel, produit un sujet. Ce sujet produit par la donation métaphorique qui est donation de la mort, je le qualifie par conséquent de ” marqué “.

Et il semble bien que ce soit ainsi que le narrateur se désigne constamment : il n’est pas sans être ” un crabe qui s’échappait à reculons de cette salle si humaine ” (p.174) ; il est ” démasqué “, donc vrai, comme la vraie mer. Mais surtout si le sujet est la corrélation de la pensée et de la réflexion, c’est-à-dire de la singularité et du fait d’être n’importe qui, ou encore de la marque et de la subjectivité, bref, le survivant qui est désormais quelqu’un d’autre (un vrai) bien que par ailleurs il reste lui-même (n’importe qui),lui qui se réfléchit comme marqué : ” La Nausée ne m’a pas quitté et je ne crois pas qu’elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n’est plus une maladie ni une quinte passagère : c’est moi “.

J’arrête pour aujourd’hui. Et je reviendrai la prochaine fois à la corrélation du don, de la littérature et de ce qui compte. Ce qui compte, bien sûr, c’est le philosophique quand on ne précise aucun domaine particulier. Ensuite nous verrons comment l’argumentation s’articule à la donation.

 

Je vous remercie de votre attention.