Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Philosophie de la promesse, fin

 

 

La dernière fois, j’ai essayé de penser la tradition comme une certaine relation de promesse dont seule la structure métaphorique peut donner le sens. La promesse, qui porte sur l’avenir par opposition au futur, est toujours la nécessité d’un inouï, et j’ai terminé la dernière fois en vous disant que c’était le ” don “, au sens d’être doué, qui faisait consister le nom en tant que nom propre, laquelle consistance apparaît ainsi être la vérité de la tradition. Je voudrais aujourd’hui donner une indication sur des précisions sur le statut de ce nom dont je prétends qu’il est celui de l’origine alors que tout le monde voit bien qu’il est celui de la filiation, et je profiterai de cette distinction pour faire une mise au point sur les notions principales que j’emploie dans toute cette problématique où il s’agit de comprendre, à travers la question de la promesse, que la philosophie soit intrinsèquement (et non pas pour des raisons de nécessités historique) faite de sa propre tradition – dès lors que par ” tradition “, c’est bien ” invention ” (et non pas répétition ni moins encore soumission) qu’il faut entendre. Bref, pour penser la philosophie comme le rapport du nom et de la pensée, il faut reconnaître que ce nom n’est lui-même pensable que dans l’horizon de la promesse. C’est cet horizon du nom que je vais essayer de vous indiquer aujourd’hui.

 

Spécificité de la tradition

D’abord, il y a une question de principe : ce n’est pas de sublimation que je parle ici mais de pensée. J’admets qu’il n’y a pas de différence, mais il y a une distinction que je n’abandonne pas et qui est celle de l’irréductibilité de la vérité à la réalité, en tant qu’elle interdit au vrai d’être entendu comme le corrélat factuel d’une structure elle-même factuelle. Ce qui compte dans la pensée, c’est la vérité et non pas la structure subjective qui le conditionne (elle importe autant que vous voudrez, mais elle ne compte pas). Mon idée est qu’il n’y a pas de vérité sans tradition et que c’est justement cette nécessité qui définit le génie, si vous entendez par là le fait d’être ” doué “. La tradition, je dis qu’elle a comme principe la promesse et comme structure la métaphore. Le génie est précisément cette conjonction de la promesse et de la métaphore – en tant que la métaphore, dès lors personnelle, est l’assomption de la promesse.

Le nom

Pour que ce soit clair, il me semble qu’il faut distinguer trois conditions, à propos du nom. Je dirai ainsi que : 1) Là où le nom est celui d’un autre (le père) il y a répétition sociale, c’est-à-dire une transmission de place, mais pas une tradition. On le voit sur les raisons sociales de beaucoup de firmes, par exemple Durand et fils : il s’agit expressément d’être n’importe qui dans une lignée pour laquelle c’est le ” rang ” qui compte, et qui est donc en ce sens elle-même anonyme – comme on le voit également dans des familles de médecins ou ministres, où ce qui compte à chaque génération, c’est d’être médecin ou ministre. Le nom dans ce cas est impropre, parce qu’il s’agit à chaque fois du nom du précédent. 2) Là où le nom est une boursouflure narcissique, il n’y a qu’anonymat parce que le nom n’est rien d’autre qu’un emblème phallique c’est-à-dire revendication d’une jouissance, laquelle est expressément définie par son anonymat. Vous en avez un très bon exemple dans la chanson d’Aznavour Je me voyais déjà où le narrateur dit son fantasme comme tel : ” en dix fois plus grand que n’importe qui mon nom s’étalait ” – n’importe qui, mais en dix fois plus grand, conjonction de l’anonymat et de la jouissance comme vérité de ce qui n’est dès lors qu’un faux nom : non plus un nom impropre, mais un faux nom, comme on le voit d’ailleurs dans la pratique des pseudonymes si répandue dans les métiers du narcissisme. 3) Par contre là où le nom est véritablement propre, il y a tradition, et je voudrais mettre en relation la spécificité de la tradition et la propriété (au sens de propre, par opposition à commun, bref au sens de la distinction) du nom. C’est ce qu’on voit dans les domaines de la pensée, dont on peut dire indifféremment qu’ils sont faits de leur propre tradition ou qu’ils sont les domaines exclusifs de noms propres. Par exemple ” un peintre ” cela ne peut pas exister (sinon justement comme peintre du dimanche : là où il est question d’un hobby mais nullement de tradition ni, par conséquent, de vérité) : c’est forcément Picasso ou Matisse. Et l’originalitéc’est précisément que la vérité soit traditionnelle c’est-à-dire inouïe, comme une métaphore, qui est pourtant une reprise, est forcément inouïe. Or l’inouï, seul le nom qui n’est dès lors pas celui d’un autre, même mort, peut le noter, parce que le nom d’un autre (du père mort auquel on se serait imaginairement identifié), il a déjà été ouï. Ainsi, ” Picasso ” ou Matisse ” notent l’inouï en tant que tel, autrement dit la pensée, parce que ce ne sont ni des noms impropres ni des faux noms.

Juste une petite parenthèse pour vous mettre en garde contre une interprétation triviale de cette dernière notion : ” faux “, je vous le rappelle, ne s’oppose pas à ” réel “, mais à ” vrai ” ; de sorte que ce qui est en réalité un pseudonyme peut être en vérité le nom propre, c’est-à-dire la distinction d’un sujet par là même vrai (donc sujet d’une création) et pas simplement réel (sujet d’une expression), comme dans l’exemple – entre beaucoup – de Saint-John Perse. Le nom est faux s’il renvoie au moi, et donc à ce que je viens d’appeler la boursouflure narcissique, et il est vrai, même s’il est inventé comme dans l’exemple des noms de plume ou de scène, quand c’est précisément la distinction du sujet, autrement dit son génie, ou encore son appartenance à la tradition, qu’il signifie (autre exemple : ” Yves Montand ” est le vrai nom de celui qui s’appelait réellement Ivo Livi). En un mot, ce qui compte ici est le statut éthique qui renvoie au sujet (vrai nom) ou au contraire le statut narcissique qui renvoie au moi (faux nom). Il est donc tout à fait possible que le vrai nom soit en réalité un pseudonyme comme dans les cas que je viens de citer, et que le nom réel (celui de l’état civil) soit quand même un faux nom : l’essentiel est à chaque fois cette distinction de l’inouï et de la nouveauté, qui est toujours une forme de répétition (l’expression ” magasin de nouveautés ” le dit clairement, par exemple : chaque année répète à sa façon la précédente, elle ne la métaphorise pas, et cette répétition a pour finalité la semblance, puisqu’être à la mode consiste à jouir du fait d’être le même que les autres).

Mais justement parce que c’est le nom qui note l’inouï, il ne représente rien, sinon, comme propre, celui d’un autre – qui n’était pas le même ! Pour comprendre ce que vous reconnaissez comme étant la distinction (et la promesse est la parole distinguée par excellence, puisqu’en elle la réalité ne compte pas) reprenez l’exemple de ” Spinoza “. Vous constater qu’il revient exactement au même de dire que ce nom est absolument propre, autrement dit que Spinoza est un penseur et de dire que ce philosophe relève de la tradition cartésienne – alors que tout disciple de Descartes est n’importe quel cartésien : un anonyme qui s’enfermera dans la surenchère rageuse d’être plus cartésien que les autres, afin d’essayer d’être le plus important (par exemple dans quelque entreprise érudite d'” Études cartésiennes “), lui qui de toute façon ne compte pas. Eh bien, d’un point de vue ” cartésien ” – et tel est le paradoxe de la ” tradition ” cartésienne – , Spinoza, c’est exactement le contraire : il compte. Là on voit parfaitement l’opposition entre la filiation (ici spirituelle) qui n’est qu’une répétition c’est-à-dire qu’un anonymat (c’est le père qui compte, dans la filiation et les enfants n’en sont que la continuation) et la tradition, si vous m’avez accordé qu’elle a toujours la métaphore, autrement dit l’invention, pour réalité : l’œuvre de Spinoza, comme celle de Leibniz ou celle de Malebranche – des auteurs qui comptent – est une métaphore du cartésianisme. Considérées ” d’un point de vue cartésien “, elles ne devraient pas compter mais seulement être plus ou moins importantes, or justement parce que la métaphore est absolument inouïe, on reconnaît ce paradoxe de compter et non pas d’importer, dans ce qui n’est plus une filiation mais ainsi une tradition. Compter et appartenir à une tradition sont donc le même alors que la filiation renvoie seulement à l’idée d’être plus ou moins important c’est-à-dire la question des places et des rangs dans l’ordre de la continuation : dans la filiation on est compté (par le nom qui est en dehors de l’ensemble auquel on appartient : paradigmatiquement la fratrie dans laquelle c’est le père nommant qui compte) et par conséquent on ne compte pas. La tradition (impossible en première personne, bien entendu : si l’on veut compter, on ne pourra au mieux que se mettre à la première place, ce qui est précisément ne pas compter), c’est donc au contraire la propriété du nom (dont on ne peut évidemment pas décider par un choix qui serait de toute façon l’impropriété de la boursouflure narcissique).

Voilà comment il faut comprendre l’opposition de la filiation et de la tradition que j’ai commencé à vous expliquer la dernière fois : à travers la distinction radicale de ce qui compte et de ce qui importe. Eh bien c’est la promesse qui institue cette nécessité, en tant qu’en elle la réalité, ordre des importances, ne compte pas. Voilà mon idée, pour définir la tradition à l’encontre de la filiation : le nom propre ne peut pas être transmis (comme dans l’exemple des familles aristocrates, où chacun est le vecteur inessentiel et parfaitement anonyme d’un nom de maison qui est seul à compter), il peut seulement être donné. Et ce don, parce qu’il est celui d’un avenir alors que la transmission renvoie seulement à l’indéfinie continuité du futur, je dis qu’il faut le nommer ” promesse “.

La promesse et l’éthique

Car la parole tenue ne se réduit pas à l’engagement assumé (bien qu’elle exige évidemment qu’il le soit, puisqu’il n’y a de vérité qu’en distinction d’une réalité dès lors ) : n’importe qui peut s’engager, mais n’importe qui ne peut pas promettre (souvenez-vous de l’exemple des politiciens et des hommes d’État). Pour qu’il y promesse, il faut en effet que la parole donnée soit faite de cette impossibilité qui définit la métaphore, autrement dit il faut qu’elle ne soit pas mondaine. Car ce qui est mondain, c’est le discours, et non pas la parole, et j’appuie cette distinction sur le caractère nécessairement aberrant de la métaphore, c’est-à-dire sur le fait qu’elle fasse barrage à la compréhension qui est en même temps l’assurance de la continuité du monde.

C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut entendre l’indication que je donnais l’autre : ce qu’on peut appeler ” médiocrité ” – terme dont je reconnais l’arrogance donc la fausseté subjective, bien que je ne voie pas comment le remplacer – tient précisément à cette différence de la parole et du discours, et donc aussi à l’opposition de l’engagement et de la promesse. Car la ” médiocrité ” n’est rien d’autre que la mondanéité (et non pas la ” mondanité “, comme a cru lire un correspondant qui m’accuse d’être jaloux des personnes haut placées à cause du caractère ” mondain ” de leurs conversations ! ), autrement dit l’inscription de soi dans l’a priori du discours, donc du signifié, donc de la finalité. Sans renvoyer à Spinoza, à Nietzsche et surtout à Lacan sur lesquels je m’appuie implicitement quand il est question d’éthique (que je définis donc à l’encontre de l’idéal d’une ” vie bonne ” c’est-à-dire en récusation du ” service des biens ” impliqué dans cet idéal), je veux juste rappeler que la parole, comme telle, ne veut rien dire et qu’en conséquence elle est forcément exclusive de toute finalité – donc de toute mondanéité, puisque c’est la finalité qui définit avant tout la structure phénoménologique ” monde “. J’ai déjà dit la même chose à propos du don : dans le monde, il n’y a que des échanges, de sorte que la reconnaissance du don en tant que tel est forcément une sortie du monde et, réflexivement, une ” extériorité au savoir “. C’est pourquoi je prends bien soin de distinguer la promesse, extérieure à la finalité c’est-à-dire au monde qui s’en structure, de l’engagement qui, lui, est inséparable de la réalité mondaine et de la nécessité inscription du sujet dans le service des biens, puisque c’est toujours à assurer un certain bien qu’on s’engage. C’est quand même évident, il me semble : si vous m’accordez que quand on promet, la réalité ne compte pas (et je comprends la réalité à partir de ” la meilleure des excuses ” qui est l’horizon d’impossibilité des possibles), alors vous m’accordez par là même que la promesse n’a rien à voir avec le service des biens ! La promesse est un acte (par opposition à l’engagement qui est une action), et le propre de tout acte est d’excéder le monde, c’est-à-dire d’être positivement impossible (puisque monde est l’horizon des possibles en tant que tels). C’est pourquoi je disais l’autre jour que n’importe qui (un sujet mondain défini par sa place et donc aussi par le service des biens) ne peut pas promettre, parce que pour promettre il faut être passé de l’autre côté du miroir c’est-à-dire de la réciprocité des semblants (” semblant ” signifie le fait d’être le semblable de ses semblables, notamment de vouloir comme eux son propre bien).

Or ce n’est pas du tout d’une structure de fait que je vous parle ici, mais bien quelque chose qui renvoie à une culpabilité envers soi (en quoi l’arrogance de la notion de ” médiocrité ” trouve quand même un début de justification : ce n’est pas une faiblesse, qu’elle désigne, mais un crime – un crime ” que tout le monde commet ” au moins ponctuellement, avons-nous vu en réfléchissant sur les ” fluctuations ” éthiques de la position subjective), puisque d’une certaine manière chacun est déjà passé de l’autre côté du miroir, du simple fait qu’il parle ! En effet on ne parle jamais qu’à être chassé de sa propre parole, qui continue en quelque sorte toute seule (cette solitude de la parole, vous avez bien sûr compris que c’est la pensée). De sorte que notre réalité est fait de cette exclusion à la fois originelle et constante, et que la notion de l’éthique n’a aujourd’hui (c’est-à-dire notamment après les auteurs que je viens de mentionner) de sens qu’à en avoir d’abord pris acte. Eh bien c’est à le dénier, c’est-à-dire d’abord à vouloir se prendre pour son moi, tel qu’un certain savoir le définit concrètement (être un ” en tant que “) qu’on est un ” médiocre “. Et pour le dénier, la meilleure manière philosophique est d’identifier le sujet à la conscience, puisque celle-ci, comme Sartre l’a bien montré après Husserl, est originellement constituée dans la structure de finalité (ce qu’il appelle le ” pro-jet “) et, ajouterai-je originellement ordonnée d’un certain savoir (tout ce dont j’ai conscience, j’en ai conscience d’un certain point de vue : par exemple ” en tant que ” professeur, consommateur, contribuable, citoyen, etc.). Alors bien sûr, celui qui se prend pour sa propre conscience (et a fortiori pour son moi) ne peut pas comprendre ce que je dis, puisque pour lui l’a priorité du possible est en quelque sorte ce qui décide transcendantalement de la réalité et que je ne parle jamais qu’en récusation de cette a priorité, et même du transcendantal en général ! Il ne comprendra donc pas que je distingue promettre et s’engager, parce que justement il aura décidé que la vérité relève d’avance de la compréhension, alors que c’est la notion même de la vérité qu’elle soit la décision préalable de la modalité de sa reconnaissance, puisqu’il appartient à la vérité de se précéder elle-même (c’est seulement en vérité qu’il y a de la vérité) et non pas d’être précédée d’une décision transcendantale, à laquelle il serait entendu qu’elle se soumette d’avance.

Ce rappel est indispensable pour que la notion de tradition soit comprise, à travers celle de la promesse qui n’est donc un engagement que ” par ailleurs “, puisqu’elle est non pas un discours mais un don, celui d’une parole (et une parole, comme telle, ça ne veut rien dire). Cela signifie très concrètement que dans l’idée de tradition, donc de pensée puisque toute pensée est métaphorique c’est-à-dire traditionnelle (penser, c’est métaphoriser ce qui a été donné au sens strict du ” don ” que je viens de rappeler), il n’est pas du tout question du monde, dont la notion de ” volonté ” exprime l’aspect subjectif. C’est pourquoi il ne faut pas plus confondre la tradition avec la transmission qu’il ne faut la confondre avec la filiation.

La tradition philosophique

Qu’est-ce que cela donne, concrètement, quand on le rapporte à la philosophie ?

Reprenons notre exemple de Descartes, et essayons de préciser cette dimension de la promesse, puisque c’est l’exemple de la tradition cartésienne, qui n’est certes pas limitée à Spinoza (le cartésianisme est prometteur ; la preuve : Spinoza !).

Pour être concret je prendrai comme exemple la notion de la substance. Voilà assurément une notion que Descartes a reçue. Il l’a reçue, précisément, comme un don de la tradition (la scolastique, Aristote, Platon…). Maintenant cette notion, une fois assumée par Descartes comme don c’est-à-dire une fois qu’elle est vraiment devenue cartésienne, est-ce qu’elle n’est pas prometteuse ? j’ai déjà cité le dieu de Spinoza et la monade de Leibniz, mais vous voyez bien que le sujet kantien, qui s’entend à l’encontre de la substantialité, est aussi la tenue de cette promesse ! Et aussi l’Esprit hégélien ! Et aussi la conscience phénoménologique, sans parler du projet existentiel sartrien voire même du ” groupe en fusion ” de la Critique de la Raison dialectique. Bref, si vous considérez tous ces moments, vous considérez en même temps le caractère prometteur de la notion de substance et chacune des étapes de ce devenir comme la métaphore de la précédente ! Est-ce que tout cela n’est pas la tradition de la substance ? En quoi il ne s’agit aucunement de faire une histoire de la notion de substance à travers une enfilade d’œuvres allant de l’Antiquité à nos jours, mais de reconnaître à chaque fois qu’un don a été fait, que ce don avait la promesse comme structure, qu’une promesse a été reçue. J’appelle ” génie ” la tenue de cette promesse, autrement dit l’existence selon la tradition. Rien ne serait moins vrai que de parler d’une transmission de la notion de substance à travers les âges, bien qu’on ne puisse par ailleurs nier qu’il s’agisse aussi de cela. Mais le témoin transmis d’un coureur à l’autre est le même, on le retrouve identique à l’arrivée, alors que chaque moment de l’histoire de la pensée est une invention c’est-à-dire, au sens positif que j’ai rappelé, une impossibilité – autrement dit une œuvre, puisqu’on peut qualifier de ” génial ” ce que nul n’a la possibilité de produire, l’œuvre étant en quelque sorte faite de son propre caractère imprévisible.

Dire que la philosophie est faite de sa propre tradition, cela signifie donc qu’elle est à chaque fois faite d’une invention inouïe dans laquelle est assumée une promesse c’est-à-dire la nécessité d’une vérité dans laquelle la réalité ne compte pas, puisque c’est cette exclusivité qui définit la promesse comme parole donnée. Pour reprendre l’exemple de la notion de substance, je dirai ainsi que ce qui sera donné à chaque fois, c’est une génialité et non pas l’éternelle notion de substance qu’on se serait passé de main en main comme un morceau de bois inerte. Par exemple la monade leibnizienne est bien une manière d’assumer la promesse de la substance cartésienne, et le sujet kantien est l’assomption de la substance telle qu’elle a été donnée par Leibniz. La suite de ces ” dons ” c’est-à-dire de ces promesses (car la monade leibnizienne est prometteuse : voyez le sujet kantien !), je dis que c’est la tradition philosophique.

Mais, objecterez-vous, est-ce que cette promesse n’est pas encore d’une certaine manière un discours alors même que la promesse s’oppose au discours (donc au monde) d’être le don d’une parole ?

A chaque fois le don d’une parole et non pas d’un discours

Je reconnais que l’objection s’impose. Car les exemples que je viens de prendre sont bien à chaque fois des exemples de discours. Il faut bien par exemple savoir ce que c’est que la monade pour Leibniz pour qu’on puisse y reconnaître d’une part la métaphore du sujet cartésien et d’autre part la promesse du sujet kantien. Rien de plus évident, je vous l’accorde.

Réfléchissons cependant à cette évidence. Est-ce que nous ne la constatons pas depuis une certaine décision d’identifier la vérité au savoir que nous avons prise subrepticement – autrement dit depuis une identification spontanée de la philosophie à la métaphysique ? Les auteurs que je viens de citer en faisant allusion à ce que la substance est devenue chez les uns et chez les autres, nous les voyons comme des métaphysiciens. Et certes, ils le sont, comme d’ailleurs tous les philosophes. Mais justement : philosophes, ils ne sont métaphysiciens que par ailleurs ! Rappelez-vous ce dont nous sommes partis : de la définition de la philosophie comme identique à sa propre distinction d’avec la métaphysique à laquelle il est ” par ailleurs ” possible de la réduire.

Et cette distinction, concrètement, c’est quoi ?

Une seule chose – ou plutôt deux, qui n’en font qu’une : d’une part il s’agit des ” natures ” dont je vous ai donné la notion tout au début de cette réflexion, et d’autre part il s’agit de ce que tout le monde sait depuis toujours et que la plupart (y compris nécessairement les philosophes à cause du caractère représentatif du concept qui est leur matériau) font semblant d’ignorer, à savoir qu’en philosophie la réfutation ne compte pas !

Si je vous expose la théorie de la monade, vous pourrez assurément retrouver des éléments déformés d’un exposé que j’aurai pu vous faire préalablement de la théorie du sujet cogitatif – à commencer bien sûr par la représentation, qui ne s’entend pas de la même manière dans l’un et l’autre cas. D’un point de vue académique, c’est ce qu’il faudrait faire. Mais ce n’est pas du tout cela, la philosophie, puisque les philosophes sont des penseurs et non pas des savants comme devraient l’être les métaphysiciens, spécialistes du suprasensible comme il y a des spécialistes de n’importe quoi. Si donc on dénie académiquement qu’en philosophie il s’agisse de penser et non pas de savoir, alors forcément on considérera le dit des philosophes comme un discours : celui de la constitution de certaines choses (par exemple les monades). Mais si nousrefusons cette impiété, autrement dit si nous reconnaissons que ce qui compte dans ce qu’ils posent est le nom propre (car signer de son propre nom, c’est penser), alors ce n’est pas le discours du métaphysicien qui sera considéré dans la tradition, mais la parole du philosophe ! Ma notion de ” nature ” ne dit rien d’autre que cette distinction du discours et de la parole, c’est-à-dire que cette distinction du savoir et de la vérité : quand on a dit que la monade était de nature leibnizienne, on a tout dit. Ou plus exactement on a dit ce qui comptait (tout le reste, objet du savoir académique, peut être aussi important qu’on voudra : cela ne compte pas plus que ce savoir ne compte devant la pensée – ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il ne soit pas important). La discours de Leibniz c’est sa théorie de la monade et en ce sens Leibniz est un métaphysicien ; mais il s’agit là d’une notion prometteuse, au sens où promettre consiste à donner sa parole et non pas un discours, parce que toute la réalité de la monade tient à sa nature leibnizienne c’est-à-dire au fait que Leibniz soit un philosophe (un moment de la tradition philosophique : quelqu’un qui compte, et non pas un jalon plus ou moins important d’une vaste doctrine primitivement élaborée par Descartes).

Vous voyez donc bien que la tradition est faite de promesse, si l’on distingue soigneusement la promesse de l’engagement en prenant sa définition à la lettre : promettre, c’est donner sa parole – par opposition à tenir un discours à un autre à propos de son bien qu’on se propose de servir à sa place. La parole de Leibniz, ce n’est pas la théorie de la nomade (cela c’est son discours), c’est la ” nature ” leibnizienne de cette monade, qu’il a posée ! Ensuite vous pouvez tout à fait considérer ce que la monade est métaphoriquement (c’est-à-dire génialement, par opposition à la simple platitude d’une transmission historique) devenue et parler du sujet kantien : une nouvelle ” nature “, puisqu’en ce sujet c’est non pas telle ou telle des ses propriété qui compte mais seulement le nom propre (que ce sujet soit kantien).

Quand donc je vous ai proposé ma notion des natures, l’horizon de cette problématique de la tradition et de la promesse était déjà en place, puisque les philosophes fabriquent ces choses que j’ai ainsi nommées et que ce qu’ils donnent, dès lors, ce ne sont pas leurs discours mais leur parole !

Je termine en rapportant cela au second aspect de la même nécessité, que je viens de rappeler en disant qu’en philosophie les réfutations ne comptaient pas (relisez les cours que j’ai consacrés à cette question, si l’idée n’est plus très présente à votre esprit).

Que les réfutations comptent – et à mon avis ce ” comptage ” suffit à définir la science – et là encore on se trouve enfermé dans la confusion de la vérité avec le savoir. De ce point de vue, toutes les théories des philosophes sont fausses non seulement en fait mais en principe, puisque chaque métaphysicien commence par délimiter son champ conceptuel en montrant ou bien la fausseté ou bien l’insuffisance des théories de ses prédécesseurs. Si vous êtes d’accord avec un auteur, eh bien vous devenez son disciple et vous ne pensez pas, si intelligent et talentueux que vous soyez (auquel cas, vous préciserez vainement des points de sa doctrine en essayant de vous convaincre que cette doctrine doit être poursuivie et complétée, comme si elle était scientifique, c’est-à-dire comme si les ” natures ” étaient des réalités de fait ! ). Mais si vous reconnaissez qu’en philosophie il s’agit là de pensée et non pas de représentation, autrement dit de vérité et non pas de savoir, bref si vous distinguez la philosophie de la métaphysique, alors vous constatez vous-mêmes que les philosophes donnent leur parole quand les métaphysiciens donnent leurs discours ! Tout philosophe étant par ailleurs un métaphysicien, il est indispensable de réfuter les autres philosophes si l’on en est un soi-même ; cependant on ne le fait que ” par ailleurs ” : non pas en tant qu’on pense, mais en tant qu’on ne peut pas ne pas être une métaphysicien quand on écrit de la philosophie – puisqu’écrire, c’est forcément écrire quelque chose sur quelque chose, alors même que la notion d’écriture est intransitive.

Voilà en quel sens la philosophie est faite de tradition c’est-à-dire de promesse.

La prochaine fois, j’essaierai de revenir à la question de la littérature et de la marque.

 

Je vous remercie de votre attention.