Qu’est-ce qu’un fait ? Introduction
Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité. Montaigne
Que ne dit-il le vrai sur le vrai ?
Lacan (un rêve)
On dit qu’ils sont têtus, puisqu’ils s’imposent de toute façon. A moins de se jeter dans une folie n’y changerait rien, il faut « faire avec » : en tenir compte, s’appuyer sur eux pour les dépasser ou au contraire s’y résigner – avérant par là même que la « factualité »[1] est catégorie ultime de nos choix théoriques ou pratiques, puisque sa contestation ne pourrait encore se faire qu’en son nom : ce serait un fait, disons métaphysique ou axiologique, qu’on ne doive pas en rester aux faits, qu’on doive les récuser ou même les dénier. Et s’il devait s’avérer qu’il ne peut pas y avoir de faits métaphysiques ou axiologiques (notamment moraux ou esthétiques) à cause d’un caractère constitutivement hypothétique ou « subjectif » qu’il faudrait reconnaître à ces domaines, alors il s’agirait encore d’un fait auquel nous serions donc ultimement tenus de rester.
Etant ainsi celle de la limite ultime des justifications, la notion du fait est la notion réaliste par excellence, le réalisme en quelque sorte devenu notion : pensez, croyez, espérez ce que vous voudrez que cela ne changera rien aux faits, qui sont de toute manière ce qu’ils sont. En ce sens la mention des faits est celle d’un repère premier à quoi il est plus ou moins rapidement nécessaire de revenir (que serait une théorie indifférente aux faits ?), voire à quoi il serait sage ou en tout cas prudent de se tenir, au moins dans le domaine de la connaissance (« Moi, je n’interprète pas : je m’en tiens aux faits »).
Et certes, il appartient à la réflexion qu’elle se signale à elle-même par un mot d’ordre qui soit celui du retour aux faits, puisque la reconnaissance des prestiges de la signification et des errances de la volonté n’a pas d’autre sens que de pointer qu’on s’en est éloigné, qu’on a en quelque sorte déliré. Ainsi la notion du fait se donne en même temps comme celle du critère de la théorie et de la pratique (on erre d’autant moins qu’on reste plus proche des faits) et comme l’indication toute matérielle de leur origine et de leur finalité : quelles que soient par ailleurs leurs diversités, la méthode est toujours de partir des faits et le but est toujours d’y arriver. C’est que la réflexion se veut réaliste, qui fait à chaque fois le départ entre le « subjectif » (nos préjugés, les illusions inhérentes à la conscience spontanée ou au processus de la connaissance…) et le factuel appréhendé comme ce qui résiste aux déconstructions qu’elle aura opérées. N’importe quel fait en est l’attestation, et c’est en quoi il est un fait : quelles que soient par exemple les configurations mentales attachées à l’histoire des « météores », et donc aussi les objets que la science du temps qu’il fait aura successivement constitués, c’est un fait qu’il pleut ce matin. Aussi est-ce pour la réflexion une nécessité de structure qu’elle mette en œuvre la plus réaliste des notions, qui n’est pas du tout celle du réel dont on peut n’avoir que l’idée (ce terme désignerait la limite extérieure de la connaissance) mais celle du fait (à la limite : le fait qu’il y ait le réel).
Que la question du fait soit celle du réalisme en tant qu’attitude de la pensée, on peut encore le dire en la considérant comme celle de l’originel en tant qu’objet de cette même pensée : y est en cause l’essentielle antériorité du fait à la conscience que nous en prenons. A l’origine, en somme, seraient les faits que nous nous aurions toujours déjà dénaturés par les nécessités de notre représentation et pour lesquels on aurait inventé une procédure, disons la science à titre de paradigme, pour en assurer le rétablissement. En quoi on ne parle pas d’un réel substantiel, naturel et premier dont la notion n’est de toute façon que celle d’une limite, mais bien de l’ordre des faits, indifféremment donnés ou construits (qu’il pleuve ce matin, que la somme des angles d’un triangle plan soit égale à deux droits, que je sois en train d’écrire en ce moment, etc.), en tant qu’il appartient constitutivement à la réflexion de l’avoir admis pour elle-même depuis toujours. Car la question du fait est aussi celle de la réflexion, puisqu’on ne réfléchit qu’à buter sur un fait et qu’à entreprendre d’y revenir. Structurellement inhérente à la secondarité qui définit la réflexion, la thèse de la positivité ou de l’originalité des faits se traduit donc très concrètement par celle de leur antériorité relativement à leur constatation ou, si l’on préfère, par celle de l’irréductibilité de la constatation à toute autre forme d’aperception : constater, c’est toujours apercevoir ce qui était déjà là et qu’on aurait donc pu continuer d’ignorer.
Par où l’on entre dans le paradoxe de notre notion que nous constituons en opposant l’idée de constater à celle de reconnaître, le fait s’opposant ainsi au droit et réciproquement. Alors qu’on reconnaît un droit, une légitimité (notamment d’une affirmation, en l’occurrence qu’il aurait plu pareillement si je ne m’en étais pas rendu compte), on constate un fait. La radicalité de l’opposition détermine chacun des deux termes puisqu’un droit bafoué ne cesse pas d’en être un et qu’il appartient au fait de n’être en rien concerné par la question de sa légitimité. Un droit n’est pas un fait pour la raison qu’il situe toute sa réalité dans la reconnaissance qu’on en opère : un droit que personne ne reconnaît n’en est tout simplement pas un. A contrario un fait que personne ne constate ne laisse pas pour autant d’en être un (Lavoisier ne fût-il jamais venu au monde que l’eau n’en serait pas moins depuis toujours composée d’oxygène et d’hydrogène) – non pas certes dans notre esprit mais dans sa notion. L’opposition est donc claire. Or elle est toujours déjà rendue problématique, d’abord par ceci que la question du droit ne se réduit aucunement à celle de la reconnaissance puisqu’une reconnaissance est une prise de responsabilité et qu’elle ne peut dès lors jamais être arbitraire c’est-à-dire irresponsable – ce qui serait le cas si elle pouvait se donner n’importe quoi pour objet. Aussi faut-il admettre que le droit qu’on reconnaît, c’est-à-dire relativement auquel il pourra être avéré qu’on se sera conduit de manière responsable et non pas irresponsable, que ce droit, donc, aura bien dû être constaté comme un droit c’est-à-dire comme un fait (« c’est un fait que c’est un droit »). Réciproquement, il appartient à la constatation du fait qu’elle soit en même temps la reconnaissance objectivede l’indifférence de la réalité constatée à sa constatation (affirmer qu’il pleut, c’est dire qu’il en aurait été ainsi même si on ne s’en était pas rendu compte) – de sorte qu’il lui appartient tout aussi essentiellement d’être la reconnaissance de ce qui n’est précisément pas factuel (qu’il en aurait été tout de même ainsi dans l’hypothèse purement imaginaire de notre ignorance de ce fait). Mais c’est dans sa dimension subjective que le paradoxe est le plus flagrant : alors qu’on l’aurait imaginée elle-même factuelle et non pas juridique, il appartient à la constatation qu’elle soit toujours déjà faite de sa propre légitimité puisqu’il n’y a pas de différence entre constater et avoir raison de constater : si je constate qu’il pleut, c’est qu’il pleut.
La notion du fait, parce qu’elle est celle de ce que l’on constate et non pas celle de ce qu’on reconnaît (que je le reconnaisse ou pas n’y changera rien : il pleut !), est donc paradoxale en ce qu’elle sépare et oppose de manière expresse des notions que par ailleurs elle fait si bien jouer entre elles qu’elles finissent par échanger leurs places. Pour nous, cependant, elles continuent de s’opposer : personne ne songe à confondre le juridique et le factuel (par exemple la propriété et la possession, ou encore l’opinion autorisée par la compétence et l’opinion causée par des conditions d’existence) et par ailleurs tout le monde voit bien que c’est d’abord par son étrangeté radicale à la question de sa légitimité qu’un fait s’identifie comme tel (s’il est légitime, tant mieux ; s’il ne l’est pas, cela ne fait aucune différence). La question du fait est donc celle de cette structure à deux niveaux, dont on peut considérer que le second (reconnaître, c’est constater ; et constater, c’est reconnaître) constitue un coup de force à l’encontre du premier (le fait et le droit s’entendent chacun de tenir l’autre pour rien), dès lors qu’il lui appartient d’être radical et irréductible autrement dit non-dialectisable.
Et bien sûr la question du fait est de savoir de quel droit un tel coup de force peut s’opérer.
Car c’est bien de force qu’il s’agit, si le premier caractère des faits est d’être « têtus » quand nous voudrions parfois si fort qu’ils soient autres qu’ils ne sont, et s’ils nous contraignent à une reconnaissance dont la notion est pourtant celle d’une décision librement assumée, puisque reconnaître consiste à prendre sur soi qu’il en soit ainsi.
Mais cette question multiparadoxale du droit dont relève le coup de force toujours déjà opéré à l’encontre de l’antagonisme notionnel du fait et du droit, se trouve redoublée d’une autre que l’indication de l’irréductibilité du fait implique pour la réflexion.
On parle de fait, venons-nous de rappeler, quand on sous-entend qu’il n’en aurait pas été autrement si nous avions tout ignoré. Pensant ainsi, on met d’un même mouvement en corrélation et en exclusivité les deux notions du fait et du savoir : un fait, c’est quelque chose dont on a le savoir au sens où il n’y a aucune différence d’objet entre « c’est un fait qu’il pleut » et « je sais qu’il pleut » ; et c’est en même temps quelque chose dont on aurait pu tout aussi bien ne pas posséder le savoir, au sens où il n’y a aucune différence d’objet entre « c’est un fait qu’il pleut » et « je pourrais tout aussi bien ignorer qu’il pleut ». A la si étonnante réciprocité du fait et du droit, il faut donc que nous en articulions une autre : celle du fait et du savoir. Tel est bien le cas, en effet, puisque l’indication du fait dans son irréductibilité (dans sa factualité : le fait d’être un fait) peut s’opérer indistinctement en disant que le droit ne compte pas (le fait peut être légitime, mais s’il ne l’est pas c’est pareil) ou en disant que le savoir ne compte pas (qu’on sache ou pas, cela ne change rien).
L’indication est donc évidente : on dira ce que c’est exactement qu’un fait quand on aura compris comment sa notion et celle du droit, puis sa notion est celle du savoir sont en même temps la même et une autre – elles dont le propre est à chaque fois qu’il soit impossible de les réduire.
En tout ce qu’on vient de dire, il ne s’agit que d’une seule chose : expliciter la notion du fait non pas dans sa signification propre, qui reste à explorer, mais dans son caractère d’interpellation, d’adresse, de mise au pied du mur. Car ce nouage du fait, du droit et du savoir est la façon dont la notion se présente à la réflexion comme son affaire, charge ensuite à elle d’en faire quelque chose qui puisse valoir de manière commune : un problème qu’on aura résolu. Aussi la notion du fait constitue-t-elle pour nous une énigme, si l’on nomme ainsi, outre l’interpellation (la « mise au pied du mur »), que le non-sens soit en même temps le comble du sens. Et certes, quand on a dit « c’est un fait », on a tout dit puisqu’un surcroît de discours ne changerait rien – et en même temps on n’a rien dit puisque tout reste à expliquer. Tout est en somme donné alors même qu’on ne comprend rien. Telle est l’énigme, par opposition au problème ou au mystère, qui ont en commun d’en appeler au savoir pour dire dans un cas qu’il est manquant ou dans l’autre qu’il est impossible. L’énigme, elle, n’est pas le manque d’un savoir : qu’il manque ou qu’il ne manque pas, en ce qui la concerne, c’est la même chose – comme on le conçoit à propos de la pluie de ce matin, qui n’est pas moins un fait pour l’ingénieur de la météo qui en a établi la nécessité que pour celui qui s’est laissé surprendre en pleine rue sans imperméable ni parapluie. Non : une énigme c’est le manque d’un mot – le mot de l’énigme, précisément, qu’il ne faut donc pas confondre avec la solution du problème ni avec la clé du mystère[2].
Au philosophe qu’on se représente être l’homme des « grandes » questions (ici : « qu’est-ce qu’un fait ? »), il appartient en réalité de donner le mot des énigmes – en quoi c’est plutôt sous le patronage d’Œdipe que de Socrate qu’il travaille. On appelle philosophie la construction cette donation en tant qu’elle se fait de manière réflexive, c’est-à-dire par la conversion des énigmes en problèmes[3]. Ici, le problème est de comprendre ce qui cause le savoir à être en même temps tout et rien, ce qui cause le fait à être reconnu et le droit à être constaté. Si l’énigme du fait en est bien une, alors le mot dont elle est le manque est le nom de cette cause.
[1] Convenons d’utiliser « factualité » pour désigner le statut de fait ou le fait, pour un fait, qu’il soit un fait – sur le modèle de l’ « actualité » de l’actuel ou de l’« étantité » de l’étant (le fait d’être un étant, par opposition au fait d’être en général). Le terme de facticité a pourtant de bons états de service, notamment phénoménologiques. Mais ils nécessitent qu’on l’écarte : facticité a pour sens de s’opposer à transcendance ou, plus banalement, de renvoyer à l’état quand on oppose celui-ci à l’acte. Or un état aussi bien qu’un acte constituent eux-mêmes des faits, exactement comme une facticité et une transcendance : c’est un fait que la neige est blanche, et c’est un autre fait que je suis en train d’écrire cette phrase, exactement comme mes habitudes de vie, mon âge et mon état de santé constituent un fait global (facticité) qui rendra plus ou moins difficilement réalisable le projet que je puis avoir en fait de devenir champion sportif (transcendance). Par l’évidence de sa formation « factualité » évitera donc nombre de malentendus, tout en restant réflexivement opposable à ce qui relève en fait de l’idée ou de l’hypothèse.
[2] A chaque fois qu’on a affaire à une énigme, on a affaire au manque d’un certain mot – la nécessité étant alors de ne pas se dérober devant ce manque qui est le lieu de la pensée, et devant les responsabilités qu’il implique, par opposition à ce qu’il en est de la question et du problème envers lesquels, pourvu qu’on ait payé le prix en termes de savoir ou de retour à la normalité, on peut être quitte. On n’est jamais quitte envers les énigmes – même (et surtout !) si on les a résolues.
[3] La réalité de la philosophie n’est rien d’autre que cette conversion, dont on peut donner autant d’exemples qu’il y a de questions proprement philosophiques autrement dit d’énigmes. Prenons-en une au hasard : qu’il y ait du vrai à propos des choses du monde. Qu’est-ce qu’elle devient, sous la plume d’un philosophe ? Voici la réponse, sous la forme d’un énoncé de problème : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Dans l’esprit de Kant sinon dans le nôtre, le terme d’ « a priori » occupait la place du mot manquant, telle qu’elle s’était dessinée après sa lecture de Hume.