Sensibilité et vérité. Le génie comme promesse. La médiocrité comme trahison. L’impossibilité originelle de la médiocrité.
Question : pourriez-vous préciser l’idée que le génie précède la réflexion, qu’on trouve dans le corrigé de la dissertation.
C’est simple. Quand vous réfléchissez, vous vous supposez nécessairement avoir raison de réfléchir, sinon vous ne le feriez pas. D’ailleurs c’est valable pour n’importe quoi : le simple fait de respirer témoigne de ce qu’on pourrait réfléchir comme une “volonté” de vivre, et plus simplement comme une reconnaissance de votre part du fait qu’il est meilleur de se maintenir en vie que d’arrêter. Alors, je demande : qu’est-ce que vous en savez, si la vie mérite d’être vécue ? Vous n’en savez rien, mais moi je constate que vous ne vous empêchez pas de respirer, que vous mangez quand vous avez faim, etc. Donc vous choisissez de vivre. Or qu’est-ce que choisir, sinon effectuer un savoir, par lequel une chose va apparaître préférable à une autre ? Vous voyez bien que vous avez nécessairement un savoir de la vie en général, un savoir dont vous n’avez bien entendu aucune conscience, mais qui vous fait conclure que, jusqu’à présent du moins, les difficultés que vous avez rencontrées méritaient d’être affrontées. Pourtant ce savoir de la vie en général, vous ne le tenez de personne. Car si un philosophe vous l’avait communiqué, il aurait préalablement fallu que vous soyez appuyé sur un savoir encore plus originel qui vous fasse considérer ses enseignements comme valables. Et là vous admettrez que cela ne va pas de soi, puisque la plupart des gens méprisent la philosophie et qu’en plus les philosophes ne sont pas d’accord entre eux. Donc ce savoir que vous mettez en œuvre à chaque instant dans la moindre de vos actions, eh bien vous devez reconnaître qu’il est original.
Maintenant quand je parle de savoir “sur la vie en général”, vous constatez que ce n’est pas une expression très rigoureuse. Elle sert seulement à indiquer ce qui est en cause, pour chacun, et que nous exprimons d’une façon encore plus familière en disant que la vie, pour l’instant, mérite encore d’être vécue. Mais nous pouvons radicaliser ce savoir que nous vous supposons en vous voyant simplement continuer à vivre, et que vous vous supposez à vous-même pour la même raison. On le fera en accentuant la dimension juridique de tout choix : si subjectif ou capricieux qu’il puisse être, un choix se fait toujours comme un rapport à la vérité. Ainsi, quand je constate que nous continuons à vivre, je constate par là même que nous nous supposons avoir raison et non pas tort de vivre. La vérité est donc l’a priori de tous nos choix, même les plus sots : il y a toujours l’idée que nous aurions tort de faire le contraire, même si nous sommes incapables d’expliciter ce jugement. On peut seulement dire qu’il y a des choses beaucoup plus importantes que d’autres, et que plus une chose est importante plus nous avons conscience de l’éventualité d’expliciter les choix en termes d’avoir raison ou d’avoir tort ; mais la notion de choix est toujours celle de l’indication du préférable, et le préférable est ce qu’on a raison et non pas tort de préférer.
Alors vous constatez maintenant le double aspect du savoir que nous supposons à tout le monde et que nous nous supposons à nous-mêmes en deçà de toute action et de toute réflexion : un savoir forcément original, un savoir qui ne peut pas être commun (car si nous acceptons un savoir commun, c’est pour une raison qui ne peut pas avoir été commune) dont la vérité est le principe constitutif. Voilà exactement ce que tout le monde appelle génie, et cela définit chacun en tant qu’il est soi, c’est-à-dire en tant qu’il est irréductible à un simple humain ” en général “.
Mais je vais plus loin en faisant remarquer que cela concerne la sensibilité en tant que telle, qui n’est jamais purement factuelle, pour la raison de principe qu’elle n’est pas une nature mais déjà le résultat d’une “sensibilisation”, c’est-à-dire plus concrètement d’une “marque”. Je m’appuie donc sur ce que nous avons vu dans les séances précédentes.
Prenez l’exemple d’une simple préférence d’agrément, que nous ne songerions pas à universaliser, c’est-à-dire à installer dans la notion réflexive de la vérité. Dire que je préfère les éclairs au café, quand j’ai le choix entre un éclair au café et un éclair au chocolat, ne signifie évidemment pas que ceux qui préfèrent le chocolat sont dans l’erreur, ni qu’ils manquent de “goût”, au sens esthétique du mot (alors que, comme vous savez, le jugement esthétique implique une telle opinion, puisqu’il n’existe que comme prétention à l’universel). Ma “complexion” comme dit Spinoza est telle que j’éprouve plus de plaisir dans un cas que dans l’autre, et si c’est l’inverse pour une autre personne, cela signifie simplement que cette personne est faite autrement, qu’elle relève d’une autre “complexion”. Mais dire cela, c’est oublier le principal, à savoir que le goût, ça s’apprend. Par exemple les goûts en matière de cuisine sont souvent des affaires de familles. Et puis, tout le monde sait que ce sont avant tout des affaires de cultures nationales. Vous voyez bien qu’en disant cela, on quitte déjà le domaine purement contingent des “complexions” individuelles. Par exemple on peut dire d’une certaine personne que si elle n’éprouve pas de plaisir à manger tel plat dont nous nous régalons, c’est qu’elle est anglaise. Et je veux bien admettre que les anglais ne sont pas constitués comme nous, mais à la condition que vous m’accordiez que cette constitution est culturelle et non pas naturelle. Le jugement d’agrément qui paraissait renvoyer à une nature (l’effet des molécules sur les papilles de notre langue) renvoie en réalité à une culture. On sort donc de la simple inertie naturelle, parce que le jugement d’agrément renvoie à un savoir : l’incorporation par chacun des habitudes de sa culture, qui est bien un savoir puisque c’est à partir de cela que du préférable apparaîtra (toute culture est un savoir de la combinaison des éléments qui sont signifiants dans cette culture). Or à ce premier niveau, est-ce qu’on ne peut pas déjà parler de marque ? Un anglais vivant en France depuis très longtemps peut avoir appris à éprouver du plaisir à manger notre cuisine (car vous avez compris ce paradoxe que le plaisir s’apprend, même en matière d’agrément), mais il restera “marqué” par la cuisine anglaise, de sorte que des réticences involontaires persisteront toute sa vie.
Or être marqué, est-ce que cela ne renvoie pas toujours à un moment originel ? Par exemple, ces réticences involontaires que notre anglais éprouvera devant certains de nos plats, est ce que la ne signifie pas, par exemple au patron du restaurant, que son client est d’origine anglaise ? Dans la simple sensibilité au sens de l’agrément, c’est donc non pas d’une nature inerte et stupide qu’il s’agit, mais de l’origine. Cette idée est capitale.
Ce qui relève de l’origine en tant que tel, on l’appelle l’original. D’ailleurs la marque désigne l’original, comme chacun sait (et il va de soi qu’on ne peut pas faire la théorie des marques sans rendre compte en même temps de l’acception commerciale de cette notion). Vous reconnaissez donc la notion même du génie, puisqu’original et génial sont exactement équivalents, le premier terme revoyant au côté objectif et le second au côté subjectif. Nos goûts, même les plus triviaux, relèvent donc du génie…
Quel rapport avec la vérité, me demanderez-vous ? Je crois que deux approches sont possibles. La première que j’appellerais existentielle, et une autre que je développerai plus longuement parce qu’elle s’inscrit dans notre problématique. Sur le premier point je rappellerai que rien n’est insignifiant pour nous, de sorte qu’un simple goût renvoie toujours à une idée et que cette idée est une inscription de notre choix dans l’ordre de la vérité (puisque c’est l’idée implicitement préférée à une autre). Si vous opposez par exemple les éclairs au café et les éclairs au chocolat (je fais exprès de prendre l’exemple qui paraît le moins susceptible d’un lecture intellectuelle), vous opposez en réalité deux monde : l’un où les choses relèvent d’une certaine amertume, et l’autre où elles relèvent d’une certaine douceur chaude. Préférer tel parfum à tel autre, pour les gâteaux, c’est nécessairement rejoindre un certain monde. Le goût d’agrément se situe donc en réalité dans l’ordre de la répétition, ou plus exactement du retour : désirer tel gâteau plutôt que tel autre, c’est manquer d’une certaine tonalité du monde que l’autre gâteau ne nous donnera pas. A titre d’exemple je dirai qu’on assume le café alors qu’on se réfugie dans le chocolat, pour radicaliser et simplifier les significations liées aux saveurs en question. Eh bien : est-ce que la vérité commande l’assomption, ou au contraire le repli ? Moi, je ne sais pas, mais ma langue le sait quand je mange un gâteau. Et ce savoir n’a de réalité que comme prétention à la vérité, forcément : si le monde relève de l’assomption, par exemple, j’aurais tort de préférer les éclairs au chocolat. De sorte qu’on peut imaginer élaborer une métaphysique dont la conséquence serait que quelqu’un aimant tel parfum de gâteau plutôt que tel autre aurait tort. Bien entendu, nous ne produisons pas une telle métaphysique. Nous ne la produisons pas, parce que toutes nos actions indiquent d’une certaine manière que nous la sommes…
Voilà la sensibilité dans son sens le plus immédiat : la réflexion nous enseigne que c’est une pure nature, quelque chose d’inhumain et d’insignifiant. Mais la reconnaissance du fait que tout acte humain (par exemple choisir ce gâteau-ci plutôt que ce gâteau-là) est précisément un acte humain nous ouvre à l’essentielle dimension de droit propre à toute sensibilité. Si on la réfléchit, on dira que la sensation est d’emblée métaphysique, et si on refuse la conception représentative de la vérité qui se trouve engagée dans la réflexion, on dira au contraire que la sensation est d’emblée éthique. Car le métaphysique n’est rien d’autre que la réflexion hypostasiée (une représentation qui érige en absolu) de l’éthique.
J’aborde maintenant l’autre aspect de la question de la vérité, tel que notre problématique impose qu’on l’examine.
Puisqu’on ne parle pas d’un jugement intellectuel au moyen de concepts, on ne peut pas prendre la notion de vérité au sens d’une représentation qui serait universellement valable. En quel sens, alors ? Au sens où l’on parle d’un vrai ou d’un faux en art : un faux, qui peut être une imitation parfaite (c’est-à-dire ne différer en rien d’un vrai), n’est pas original parce qu’il ne procède pas de l’origine, en l’occurrence le corps de l’artiste : il faut au moins qu’il ait été touché par ce corps. (Notez que cette nécessité, il faut qu’on l’appelle sensibilisation : une œuvre d’art, c’est une réalité sensible ; et par conséquent c’est une réalité qui doit avoir été “sensibilisée” – ce qui renvoie à la question du corps du créateur). Donc ce qui, dans le simple agrément, relève de l’origine, en tant que tel est vrai. Et ce qui n’en relève pas, c’est faux.
Bien entendu cette problématique est elle-même réflexive. Un exemple concret vous montrera en quel sens. Celui qui aime la nourriture des cafétérias fast-food, en tant que français et donc depuis notre origine nationale, nous dirons qu’il a tort (il n’a pas tort d’une manière absolue, évidemment, mais seulement en tant que français, si l’on désigne ainsi l’appartenance à une tradition, notamment culinaire, qui est originale). Il éprouve un simple plaisir qu’il ne songerait pas à imposer aux autres (quoique…) et nous disons qu’il a tort. Quel est son tort ? Ceci que si c’est un français, son plaisir se confond avec la trahison de son origine. Et personne ne peut dire que le traître est quelqu’un qu’on peut approuver, ni même quelqu’un qui peut s’approuver lui-même (lisez ce que dit Sartre du traître, dans son livre sur Genet : l’intérêt de la trahison, si l’on peut dire, c’est qu’on est d’abord abject pour soi-même avant de l’être pour les autres). Bien entendu, il peut s’agir d’une personne qui n’aura jamais connu d’autre modèle que ce qui est fabriqué à destinations des masses planétaires par l’industrie américaine. Dans ce cas, en aimant les hamburgers gras arrosés de coca-cola, il aura raison : cette origine, pour aliénée qu’elle nous paraisse dans une réflexion savante et un peu arrogante, n’en est pas moins une origine, c’est-à-dire une production de vérité. Vous voyez donc qu’on retrouve la notion de vérité ici. Je le dis par une formule : le plaisir est toujours éthique. Non seulement on a les plaisirs qu’on mérite, ce que tout le monde sait, mais surtout le plaisir lui-même est déjà une prise de position juridique, c’est-à-dire traduisible en termes d’avoir raison ou d’avoir tort – sauf que c’est forcément sans le savoir. Et en effet, l’éthique ne s’entend que de cette extériorité au savoir. Elle s’oppose à la métaphysique, qui est, comme a priorité du savoir, le refus de cette extériorité : en réfléchissant une position éthique on peut toujours en faire une doctrine métaphysique de laquelle on s’autorisera pour donner tort aux autres, c’est-à-dire justement pour s’aveugler à la nécessité que tout acte humain n’advienne jamais qu’en vérité.
Donc, même dans les goûts les plus immédiats et les moins réfléchis, on se trouve devant une problématique de droit, où la vérité s’entend comme fidélité à l’origine et la fausseté comme trahison de l’origine. Cela, encore une fois, est une position réflexive. Car n’importe quel acte est vrai, c’est-à-dire institué en droit, dès lors qu’il l’est par une personne et non pas par un simple moment de la nature (ce que signifierait l’idée d’un choix aliéné) – auquel cas on serait dans la neutralité d’un simple fait. Mais cette réflexion présente pour nous l’intérêt de poser la question de la vérité comme un rapport de décision envers l’origine. Je le dis autrement : la notion d’aliénation est une notion aliénante, par opposition à la notion de plaisir qui est clairement éthique. Car si vous réduisez quelqu’un à une aliénation qui peut en effet être absolument évidente, vous parlez de quelque chose et non pas de quelqu’un : un résultat du monde. Donc, pour la raison éthique de la différence entre quelqu’un et quelque chose, on doit inconditionnellement reconnaître la légitimité de ce qui a été posé, même dans la pure subjectivité du plaisir.
Alors ici et uniquement pour nous c’est-à-dire dans notre représentation philosophique, on a deux niveaux : fidélité à une origine très locale, et en ce sens on parlera de vérité (c’est un vrai jeune de banlieue, par exemple), ou alors trahison d’une origine plus vaste (par exemple la culture française) et en ce sens on reconnaîtra non pas une erreur (car on est toujours passif dans les erreurs qu’on commet : on n’y est jamais pour rien) mais bien clairement le mal – ainsi que l’indique, en un tourniquet souligné par Sartre, l’idée même de trahison. Nous appelons ” mal ” ce que quelqu’un fait et que nous ne pouvons pas instituer représentativement. Autrement dit le mal ne renvoie à aucune inertie d’un sujet (aliénation sociale, folie, etc.), puisque sa définition même est d’être sans excuses : le mal c’est ce que quelqu’un, irréductible à une chose passive, fait alors qu’on ne pourra jamais se représenter qu’il ait raison de le faire. Mais cette nécessité ne vaut, précisément, que dans la représentation (le bien, c’est ce que je me représente nécessairement comme devant être fait), que nous ne confondons plus avec la vérité.
C’est cela, l’affreux paradoxe du mal : s’il est forcément sans excuses, alors cela signifie qu’il y a une certaine définition de la vérité (que j’appellerais volontiers une définition diabolique) telle que certaines actions dont nous ne pouvons pas nous représenter qu’elles soient légitimes, le soient quand même ! (Philosophiquement, si vous n’admettez pas cela, vous allez confondre le mal avec le malheur, ce qui supprime tout simplement la question du mal). Autrement dit, et pour en finir sur ce point que j’ai déjà développé ailleurs : la notion du mal n’est rien d’autre que celle de la disjonction entre la vérité et la représentation. Ce qui ne signifie certes pas que la vérité consiste à voler ou à tuer, mais que le rapport que nous avons au mal, à chaque instant, doit être mensongèrement dépossédé de son caractère véritatif (diabolique) pour qu’on puisse admettre l’identification réflexive de la vérité à la représentation.
De ce point de vue, l’identification de la vérité à la représentation, autrement dit la réflexion pour laquelle il ne peut y avoir que du malheur et jamais de mal (à la limite il y a le malheur d’être méchant qui a frappé quelques personnes), est exactement ce que Kundera appelle le kitsch : le mensonge embellissant. Et si vous me dites que la valeur princeps de la représentation est la lucidité, je vous répondrai que c’est précisément cela, le mensonge embellissant. Car quand nous réfléchissons, le monde est un spectacle – spectacle sublime puisqu’il est finalement un spectacle de ruines. Et comme nous nous trouvons nous-mêmes sublimes d’avoir reconnu le sublime, nous allons nous prendre comme modèles universels et essayer d’apprendre à vivre aux autres ! Ce n’est pas de l’imposture et du mensonge, tout cela ? Eh bien la pensée est simplement le refus de ce mensonge. Notons ainsi que sa forme la plus sournoise est celle du sublime en première personne, qui est toujours l’indication d’une imposture. Mais comme cette imposture est celle de la réflexion (de la représentation assurée qui se présente comme étant la vérité), c’est danger qui revient constamment dans la tessiture même de l’ordre philosophique.
Voici un exemple de plus, malgré sa nécessité. La pensée est horrible, parce qu’on ne pense, comme le dit expressément Hegel dans une lettre, comme le dit Deleuze à propos de Foucault (et aussi de lui-même), comme le disent Nietzsche et Artaud et encore Blanchot et bien d’autres dont les noms ne me viennent pas à l’esprit tout de suite, qu’au bord de la folie. Et la folie est d’abord causée par la reconnaissance (et non pas simplement la constatation) du mal en tant que mal. C’est pourquoi la réflexion n’est finalement rien d’autre que le soin complaisant de sa petite santé – qu’il faudrait donc opposer à la “grande santé” dont parle Nietzsche et qui est celle des penseurs. Mais je reviens à notre question.
Donc celui dont le plaisir procède d’une trahison de l’origine (et en ce sens nous nous représentons ce plaisir comme “ignoble” puisque c’est le rapport à l’origine qui constitue toute la noblesse), eh bien, d’une manière que nous ne pouvons pas nous représenter, il atteste quand même de son statut de sujet inventeur d’une définition de la vérité (il ne peut pas l’avoir reçue d’un autre, parce que cela ne ferait que renvoyer le problème : il faudrait se demander depuis quelle définition de la vérité il a choisi de considérer cette influence comme valable). Et cette définition de la vérité, elle est donc originale. Voilà le génie, je maintiens ce terme pour désigner l’a priori juridique de tout ce qu’un être humain peut faire.
Question : Alors d’après vous, tout le monde serait génial !
Absolument. J’assume le ridicule de cette position, qui revient simplement à dire que personne n’est n’importe qui. Mais il faut faire attention à ne pas confondre le principe que je viens d’exposer (et qui n’est rien d’autre que la définition de la personne comme sujet de droit : sujet qui s’autorise d’une définition forcément géniale de la vérité), avec son application du point de vue de la réflexion. Le génie, concrètement, c’est la production d’œuvres et rien d’autre. Et certes celui qui n’a composé aucune symphonie, qui n’a écrit aucun ouvrage, qui n’a pas pensé l’univers, je ne dirai pas que c’est un génie, de ce point de vue en quelque sorte objectif. Pourtant c’est au nom d’une décision géniale sur la vérité et l’existence, et donc au nom d’une génialité philosophique, qu’il fait ce qu’il fait à chaque instant, qu’il continue à vivre, éventuellement qu’il refuse de penser. Et cela c’est l’originel, en chacun. Originel et par conséquent toujours original, alors même qu’il peut s’agir du refus de toute originalité, du conformisme le plus plat et le plus sinistre, parce que c’est génialement que cela aura été décidé.
Ici encore une faut préciser à quel niveau nous nous situons, faute de quoi nous risquons de tomber dans une arrogance qui est une forme particulièrement déplaisante de la bêtise. L’idée selon laquelle chacun est génial ne se situe pas du tout au même niveau que l’idée selon laquelle la notion de génie ne peut être appliquée qu’à ce qu’on appelle les ” créateurs “. Je viens de dire que cette génialité pouvait aussi bien s’entendre comme refus de toute pensée. Et ce refus, que nous pouvons stigmatiser en nous plaçant du point de vue de la réflexion, c’est bien un refus humain c’est-à-dire vrai – sauf que pour le moment nous ne comprenons pas en quoi il est vrai ;mais cela ne change rien à sa légitimité de principe du point de vue de tel être humain singulier, auquel nous ne pouvons certes pas nous identifier, mais qui n’en est pas moins un sujet ayant originellement raison.
Donc si vous m’accordez l’irréductibilité de la personne (qui est sa propre légitimité) au sujet (qui n’est que son propre fait), vous comprenez alors que la question réflexiveet non pas éthique est l’inverse de ce qu’on pense habituellement : il ne s’agit pas de savoir comment il se fait que certains êtres humains aient pu être Picasso ou Napoléon, mais de comprendre cette aberration que tout le monde ne soit pas à cette hauteur. Autrement dit, ce qui est incompréhensible, ce n’est pas le génie, qui va de soi dès lors que la définition de la vérité ne peut pas être commune, mais la médiocrité qui s’autorise d’une vérité commune d’une manière qui ne peut pas être commune et qui, à un niveau second, est donc elle-même encore géniale.
Ainsi l’opposition de la vérité comme fidélité à l’origine et de la fausseté comme trahison de l’origine est exclusivement réflexive, c’est-à-dire abstraite et non vraie, puisque le plus conformiste des conformistes est quelqu’un et non pas quelque chose c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans un ordre de vérité dont nous pouvons seulement dire que nous ne pouvons pas nous le représenter. Ma thèse est que chacun (en tant que nul n’est jamais n’importe qui) est reconnaissable dans son statut personnel à travers la seule notion du génie, faute de quoi on n’aurait affaire qu’à un représentant d’une humanité en général, qui serait seule à compter (comme chez Kant). Reprenons alors, une fois cette précision faite, notre idée de la vérité comme fidélité à l’origine et de la fausseté comme trahison de l’origine.
La trahison elle-même est forcément originale, puisque les raisons qu’on a de trahir ne peuvent venir de quelqu’un d’autre (il faudrait les avoir élues comme valables ce qui renverrait donc à des raisons singulières). Mais si nous laissons de côté son caractère originel et par conséquent original, nous dirons que la trahison consiste toujours à prendre le point de vue de l’autre et à en faire son être. Si donc on considère qu’il est possible de trahir son origine, cela signifie qu’on aura décidé (génialement c’est-à-dire originellement, je maintiens) d’effectuer la réalité d’autre chose que cette origine. Or c’est forcément d’une autre origine qu’il s’agira, comme dans l’exemple des fast-foods que je viens de prendre. La vérité est la problématique de l’origine sont absolument inséparables. Et l’éventualité de la trahison (qui n’a jamais lieu qu’à un certain niveau en fidélité à un autre niveau) nous force à convenir que la promesse lie ces deux notions.
Prenez ce terme dans son sens le plus banal. Par exemple on parlera d’une voiture d’origine allemande, même si elle est fabriquée en Espagne ou en Tchécoslovaquie, même si elle est entièrement conçue dans ces pays. Je prends l’exemple des marques SEAT et Skoda, qui axent en ce moment leur publicité sur leur appartenance au “groupe Volkswagen”. Que comprenons-nous, dans cette mention qui ne devrait intéresser que quelques financiers et qui ne concerne absolument pas les voitures réelles que les consommateurs sont susceptibles d’acheter ? Eh bien ceci : une promesse de solidité ! L’origine, c’est une promesse, et la fidélité est toujours fidélité à une promesse. Si donc on parle de trahison comme je l’ai fait, et si la trahison est toujours adressée à l’origine (on ne trahit que les siens), c’est qu’il doit y avoir une promesse non tenue pour expliquer le mystère littéralement fascinant de la médiocrité qui n’est pas un état mais une décision, forcément prise au nom d’une promesse supérieure que nous ne pouvons pas nous représenter. Quelle promesse est trahie ?
Pour penser la promesse singulière qui se trouve au principe de l’originalité personnelle, on va considérer que la médiocrité absolue peut exister c’est-à-dire qu’il est vraiment possible de trahir son origine (or c’est impossible au sens absolu, puisque la trahison étant un acte humain, elle s’inscrit forcément dans un problématique originale et donc originelle de la vérité).
Tout le monde a déjà vu un nouveau-né dans son berceau. Eh bien, dites moi : est-ce que ce n’est pas une promesse que vous voyiez à ce moment là ? Je constate que tout le monde est d’accord, sur cette remarque que nous nous sommes tous faite implicitement. Mais quelle promesse ? Voilà la question.
Je vais répondre par une citation d’un auteur que je pratique beaucoup, Courteline. Dans Les gaietés de l’escadron, on trouve un drôle de personnage qui passe son temps à vouloir échapper aux corvées. Il y a une scène où l’adjudant lui commande de balayer et, si je me souviens bien, lui met un balai entre les mains. L’autre le jette à terre et répond à peu près : “ma mère ne m’a tout de même pas porté pendant 9 mois pour que je balaie la cour !”. Comme toujours, le comique révèle ce que nous ne voulions pas savoir.
Pour penser cette notion de promesse que tout enfant serait, je laisse de côté le point de vue d’une anthropologie psychanalytique qui réclamerait qu’on réfléchisse sur ce que Lacan appelle le manque dans l’Autre. Je laisse aussi de côté la réponse qui s’impose le plus souvent et dont Jacques Brel nous donne, dans Rosa qui est une chanson sur l’enfance, une magistrale indication : il sera “pharmacien parce que papa ne l’était pas”. Dans les Mots, Sartre rappelle ainsi que les parents se couchent de tout leur long sur les enfants auxquels ils confient la mission de réussir ce qu’eux-mêmes ont raté. Tout cela ne relève pas d’une pensée de la promesse mais du fait dans le premier cas, et de la négation même de la promesse dans le second (car si l’enfant est là pour réaliser les ambitions de ses parents, cela signifie que pour eux il ne compte absolument pas). La mission est imposée de l’extérieur alors que la promesse, ici, est propre à la personne considérée. Donc si on laisse de côté des interprétations non philosophiques en s’en tenant à la stricte notion de la promesse, on peut se demander, en effet, pourquoi notre mère nous a portés si longtemps et pourquoi, d’une manière générale, l’humanité présente investit tant d’efforts et de souffrances pour amener un enfant à l’âge où il pourra accomplir la promesse qu’il était en lui-même, pour soi et les autres…
Cette promesse, je la comparerais à un livre dont le titre est momentanément illisible mais dont on connaîtrait déjà l’auteur : ce peut être une ineptie, le tout venant de la production éditoriale, ou au contraire un ouvrage qui va littéralement nous donner un univers, un ouvrage qu’on ne se remettra jamais d’avoir lu.
Un titre est une promesse, qu’on entende ce mot au sens de l’édition ou qu’on l’entende au sens nobiliaire, puisque celui qui porte un titre de noblesse est littéralement la promesse qu’il ne cédera pas sur la noblesse c’est-à-dire sur l’indifférence à son propre bien (bien sûr il y a des livres médiocres qu’on a achetés sur la foi d’un titre qui se révèle mensonger, comme il y a des gens tout affairés à leur propre bien et dont le nom indique pourtant une origine aristocratique – c’est-à-dire une foi trahie). Alors, la promesse, est-ce qu’elle va être tenue ou est-ce qu’elle va être trahie ? Voilà le genre de réflexion qu’on se fait, en voyant un nouveau-né.
Pour définir la promesse, je dirai qu’elle est l’acte par lequel s’ouvre l’avenir en tant qu’avenir, c’est-à-dire dans sa différence avec le futur. Entre avenir et futur, il n’y a qu’une seule différence, qui est la promesse. J’ai déjà pris l’exemple d’une technique prometteuse, qui est donc une technique d’avenir, et qu’il ne faut pas confondre avec une technique qui va encore durer très longtemps. Par exemple le moteur à explosion n’est pas du tout une technique d’avenir, pour la propulsion des voitures ; mais on peut sans grand risques considérer que cette technique a encore de très nombreuses années devant _lle. Elle a donc un futur qu’on peut imaginer aussi long qu’on voudra, mais elle n’a pas d’avenir. Par contre, il y a des techniques dont on voit immédiatement qu’elles sont des techniques d’avenir (je pense notamment aux écrans plats, pour la télévision, même si les tubes cathodiques doivent encore être produits pendant longtemps), bien qu’il puisse arriver, pour des raisons extérieures et contingentes, qu’elles soient avortées (ainsi des inventions d’avenir pour la propulsion automobile ont-elle été étouffées dans l’œuf par le lobby pétrolier). On pourrait également parler de jeunes poètes ou écrivains qui sont morts à la guerre (Alain Fournier, et bien d’autres) : rétrospectivement nous savons qu’ils n’avaient pas de futur, mais cela ne change rien au caractère prometteur de leurs premières œuvres, c’est-à-dire au fait que par ces œuvres un nouveau temps, irréductible à la continuité commune, avait été ouvert à la littérature.
Donc la promesse n’est rien d’autre que l’ouverture d’un temps absolument irré_uctible au temps commun, au temps de tout le monde, et je dirai au temps des médiocres qui se caractérisent par le fait qu’ils tiennent compte de la réalité. Promettre, on le voit bien, c’est exactement le contraire. En effet, quand le moment sera venu de tenir la promesse, la situation sera forcément différente : le monde aura changé, celui qui a reçu la promesse aussi, et bien sûr celui qui a fait la promesse. L’homme raisonnable reconnaîtra qu’il a fait une promesse, mais soulignera que la situation a changé, qu’on ne peut pas s’accrocher à une abstraction vide, qu’il faut tenir compte de la réalité. Ainsi les politiciens nous expliquent-ils que le monde a changé et que ce qui était vrai à un moment ne l’est plus aujourd’hui. Ils font ce que n’importe qui aurait raison de faire (et certes il faudrait être fou pour prôner l’ignorance de la réalité), et le faisant ils sont en effet n’importe qui. Au contraire, l’homme de parole fait ce qu’il a promis de faire, alors même qu’il a changé (il peut ne plus être d’accord avec l’engagement impliqué dans la promesse) en même temps que tout le reste. Lui dit-on que le monde a changé que l’indication de la vérité subjective tombe immédiatement : le monde ne compte pas. A quoi nous ajouterons que le monde peut importer autant qu’on voudra (personne ne dit qu’il faut ignorer la réalité), mais il ne compte pas, absolument pas, quand on a donné sa parole. Qu’est-ce que la fidélité, donc ? eh bien c’est le maintien de la différence entre l’avenir et le futur. Trahir sa promesse, c’est donc échanger l’avenir d’un seul contre le futur de tous.
Je voudrais vous donner un exemple concret de cette distinction, un exemple qui n’est pas du tout imaginaire, et qui a en plus l’avantage de concerner la notion de promesse dans son sens explicite : quelqu’un qui n’est pas un médiocre, quelqu’un qui a vraiment tenu la promesse que, comme tout enfant, il était en venant au monde. Je pense à un modeste agriculteur que j’ai connu, un homme qui n’a guère d’importance dans la société et qui n’avait jamais rien fait que de très ordinaire. Sa femme a été frappée d’une maladie dégénérative du système nerveux à progression très lente et il l’a soignée durant les 35 années de sa souffrance puis de son agonie. Dans les dernières années où les soins étaient proprement harassants, tout le monde lui disait de la conduire à l’hôpital où elle serait confortablement installée, de sorte que lui pourrait mener une vie moins pénible (d’autant qu’elle ne semblait plus le reconnaître…). Tout le monde, y compris moi, voyait que cette solution était de très loin la meilleure. Il n’a dit qu’une seule chose au médecin qui insistait pour accomplir les formalités : ” quand je l’ai épousée, j’ai promis de ne pas l’abandonner “. On n’a pas obtenu un mot de plus et personne n’a pu lui faire entendre raison. Voilà exposée la différence de ce qui compte et de ce qui importe, il me semble. Voilà un homme marquant. De notre point de vue, on peut dire qu’il a été fidèle à la promesse qu’il était, et pas seulement à celle qu’il avait faite : la promesse que par lui l’humanité soit marquée, au lieu d’être simplement continuée dans l’évidence que toute vie est pour elle-même. Et certes, en lui et par lui l’humanité n’aura pas été qu’une engeance occupée de sa propre vie et affairée à sa jouissance, comme il appartient à n’importe quelle espèce de l’être à son niveau. En lui le temps de la médiocrité humaine, c’est-à-dire de la vie comme ordre a priori, a bifurqué et n’est plus valable que ” par ailleurs “. N’importe qui se serait rendu aux avis les mieux intentionnés et les plus raisonnables. N’importe qui, oui. Mais pas lui. Et pourquoi ? Pour rien : pour la seule raison qu’il était lui et non pas une personne à la place de qui tout le monde se mettait en imagination. Je parlerais de vérité, ici, en donnant à ce terme le même sens qu’il a en art : le vrai est l’effet de l’impossibilité de la substitution (par opposition à la copie qui peut lui être parfaitement identique). Eh bien si un acte qui marque, comme ce refus de faire ce que quiconque aurait eu raison de faire, s’appuie sur le même critère de vérité que celui qui gouverne le domaine des œuvres, est-ce qu’on ne peut pas dire qu’il relève du génie ? Qu’est-ce que l’œuvre, en effet, sinon ce que personne ne pouvait faire à la place de celui qui l’a produite ?
Vous avez reconnu le ressort de l’argument : l’impossibilité éthique de ramener ce qui importe à ce qui compte, qu’on pourrait encore exprimer comme l’impossibilité éthique de ramener l’existence à la vie, si la vie s’entend toujours de la finalité qu’elle est pour elle-même, par opposition à l’existence qui n’est que sa propre intransitivité et relève ainsi de la marque (dans ” la vie “, les moments d’existence sont des marques, puisque la marque est le reste de l’épreuve et que celle-ci est à son tour un arrêt local de la vie). Donc, dans l’absolu, la médiocrité n’est rien d’autre que la récusation de la différence entre la vie et l’existence : ne compte que ce qui importe. La singularité de chacun, par opposition au caractère ordinaire de tout le monde, est par conséquent qu’il compte, et c’est toujours singulièrement, c’est-à-dire génialement, que l’on peut compter.
Pour la promesse originelle, on peut dire que c’est l’humanité en tant que telle qui a recueilli la promesse que le nouveau-né était . Cela signifie que s’il trahit cette promesse, par exemple en s’engageant uniquement au service de son propre bien comme il appartient depuis toujours à n’importe quel vivant de le faire, il prive l’humanité de l’avenir dont il a été l’ouverture précisément en ” venant ” au monde, pour la rendre à l’inertie répétitive de son futur. La médiocrité est indistinctement une trahison de soi (on devient un pur représentant de l’espèce humaine alors qu’on était une inauguration littéralement inouïe) et trahison de l’humanité en général, qu’on enferme dans la bêtise du futur quand elle avait reconnu l’ouverture qu’un avenir s’ouvrait. Etre médiocre, si c’était finalement possible c’est-à-dire si le choix de la médiocrité ne devait pas encore être original, ce serait avoir décidé qu’on n’aura jamais qu’un futur (que tout le monde espère le plus heureux possible), et donc que l’humanité, pour ce qui est de nous, devra se contenter de s’ouvrir à son propre répétition. Autrement dit avoir décidé que la promesse qui ouvrait un avenir ne compterait pas. L’humanité était déjà ce qu’elle est, et il s’agit qu’elle continue, puisque désormais elle est seule à compter. Je traduis par une dernière formule : on n’en est plus que le représentant, au lieu d’en être le sujet. Cela, c’est ce qu’une réflexion sur la différence entre l’avenir et le futur, c’est-à-dire sur la promesse, nous force à poser. En quoi nous pouvons passer à la seconde présentation de cette question.
La promesse que nous voyons littéralement dans le nouveau-né, c’est la promesse que lui, peut-être, serait sujet de l’humanité. Etre sujet de l’humanité, cela signifie non pas assujettir les autres (c’est-à-dire se confondre avec la place du maître), mais bien au contraire être sujet de l’impossible “qualité” d’être humain. Si l’humain est ce vivant qui est pour lui-même sa propre question, si l’humain est l’enjeu de tout acte, autrement dit s’il n’y a pas de savoir de l’humain comme le signifie expressément l’idée de génialité, alors cela signifie qu’à chacun il appartient de produire la définition impossible de l’humain, non pas comme une définition qui serait enfin positive, mais au contraire comme l’impossibilité positive d’une telle définition. L’impossibilité de la définition de l’humain, il semble qu’on peut l’indiquer très simplement par l’idée de stupeur. La singularité est forcément stupéfiante, puisque c’est toujours à l’ordinaire qu’on s’attend.
On pourrait bien entendu présenter d’une manière positive cette question de la définition de l’humain. Dans sa petite conférence sur l’existentialisme, Sartre nous rappelle que le moindre de nos actes engage l’humanité tout entière, parce qu’il se fait forcément au nom de ce que nous estimons que l’humanité doit être. Si je reprends l’exemple d’Einstein, je dirai qu’il produit l’humanité comme “pensée de l’univers” ; en ce sens on peut dire qu’il est sujet de l’humanité. Or qu’un savoir de l’humain soit produit, c’est simplement un savoir de plus… Si donc on oppose savoir et vérité, alors on dira que le savoir que nous aurions pu constituer réflexivement à partir de tous les êtres humains que nous avions rencontrés, eh bien il l’a récusé. La stupeur qui s’empare de nous à la considération de sa pensée (“comment est-ce possible ?!”) est la reconnaissance de l’extériorité au savoir. Le génie arrache l’humain au savoir qu’on pouvait toujours en avoir par réflexion. Cela est impossible pour n’importe qui, et cela est nécessaire pour chacun, dès lors précisément que nul n’est n’importe qui.
Cet arrachement, on le comprendra mieux quand je l’aura rapporté à la promesse, dont je viens de vous parler comme de l’ouverture de l’avenir par opposition au futur. Le futur, vous voyez bien qu’il est entièrement fait de savoir. Non pas au sens où nous pourrions deviner ce qui va arriver demain, mais au sens où demain sera simplement un autre aujourd’hui, et encore après demain, et ainsi de suite à l’infini. Eh bien la stupeur dont je viens de vous parler est la brisure de cette nécessité. Etre stupéfait, c’est être mis dans l’impossibilité de continuer c’est-à-dire de faire encore valoir ce qui valait, bref, d’en rester à une temporalité de répétition.
De tout bébé, nous attendons qu’il brise un jour la chaîne de la répétition temporelle, c’est-à-dire du savoir. Ce petit enfant endormi, peut-être qu’il produira un jour une réalité stupéfiante qui interdira à l’humanité d’être ce qu’elle était jusque là : il en est la promesse, en tout cas. Vous avez compris où je veux en venir, bien entendu : tout nouveau né est la promesse d’une marque apposée à l’humanité. Non pas un être humain de plus, ajouté aux milliards d’autres qui existent déjà, mais lui, vraiment lui. Eh bien de chaque enfant, l’humanité attend qu’il lui confère une telle singularité : que, quelque part (au lieu de ce qu’il fera, donc) enfin l’humanité soit vraie – et pas seulement réelle, c’est-à-dire objet légitime d’un concept potentiellement adéquat (celui de ce qu’elle était). Et paradoxalement, cette nécessité peut s’entendre à tous les degrés, de sorte que nul n’est exempté de son propre génie, c’est-à-dire de sa propre singularité personnelle.
Le génie, c’est-à-dire simplement la fidélité à la promesse (j’insiste : le génie est une notion exclusivement éthique), et c’est toujours de la promesse de marquer qu’il s’agit. Trahir la promesse, c’est vivre sans marquer l’humanité (ce qui est possible, mais seulement à un premier niveau de réflexion, dans le choix singulier de refuser la singularité): le savoir qu’on pouvait produire réflexivement d’elle, après nous, est toujours aussi légitime. Voilà la trahison : à cause de notre infidélité à la promesse que nous étions, l’humanité pourra relever d’un savoir, celui de ce qu’elle était. Pour prendre un terme deleuzien : le futur de l’humanité sera la rengaine de ce savoir. Voilà ce que c’est que la médiocrité : enfermer l’humanité dans la rengaine du savoir de ce qu’elle était. Lui conférer, par la réflexion qui récapitule et totalise l’histoire, une destinée, alors que chaque œuvre lui donne pour la première fois un destin (par exemple celui de penser l’univers).
Par Einstein l’humanité pense l’univers alors même qu’elle en est le produit : un destinée c’est-à-dire une médiocrité devient un destin c’est-à-dire une singularité. Et ainsi de suite : autant d’actes marquants, autant de récusation de ce qui était vrai, et par conséquent autant de récusation de la transcendance, à travers celle d’un concept de l’humain. Or cette nécessité est précisément la différence de l’avenir et du futur. Est-ce qu’Einstein n’a pas donné un avenir à l’humanité, en produisant la théorie qui permet de construire la physique du cosmos en général ? Un avenir inimaginable c’est-à-dire inouï et singulier. Par ceux qui n’ont pas trahi la promesse qu’ils étaient originellement, l’humanité est cette espèce vivante qui est à chaque fois et localement l’ordre d’un destin : et pas simplement d’une destinée (mais au second degré l’enfermement dans la destinée est un destin). Pour l’agriculteur dont je viens de parler, être humain signifie être le sujet d’un destin, et c’est seulement ” par ailleurs ” que cela signifie se trouver dans une situation spécifique. A l’encontre des futurs qui sont la répétition de la vie (la vie est son propre futur, puisqu’elle est “pro-jet”), ceux qui sont fidèles à la “première foi” (et dans ce jeu de mots j’indique l’épreuve d’accéder à l’humanité dont nous ne nous remettrons jamais) donnent autant d’avenirs qui sont à chaque fois l’ouverture inouïe d’un étonnement de l’humanité à elle-même. Le futur est le contraire : dans son futur l’humanité se confirme elle-même, puisque le futur est simplement la rengaine du présent, lui-même résultat du passé. Le savoir est la vérité de l’humanité, s’il n’y a que du futur. La promesse, c’est que l’humanité soit concernée par la vérité : non pas comme un nouveau savoir encore meilleur que le précédent, mais comme l’extériorité au savoir. Certes le savoir s’applique à l’humanité comme à tout. Mais cela ne compte pas, puisque l’ordre identifie le futur à la répétition du présent, alors que chaque enfant qui vient au monde est un avenir qui s’ouvre non seulement à lui-même mais encore à l’humanité tout entière. Et ouvrir un avenir, c’est compter. Par opposition à être important, qui consiste à occuper une place. L’humanité espère de chaque enfant qu’il comptera. La médiocrité consiste à être plus ou moins important, c’est-à-dire à s’inscrire dans le temps répétitif et commun d’une humanité dès lors légitimement réductible au concept qu’on peut en produire réflexivement. L’humanité attend de chaque enfant qu’il la marque, pour qu’elle ne soit plus une espèce parmi les autres, avec ses dimensions spécifiques ainsi qu’il appartient par définition à toute espèce. Traduisons : si l’humanité attend de chaque enfant qu’il devienne quelqu’un qui compte quand n’importe qui se contente d’être plus ou moins important, c’est que la marque est le lieu exclusif de la vérité : là où nous sommes marqués seulement, nous sommes capables de vérité. Là où l’humanité est marquée, elle est capable de vérité.
Personne n’est n’importe qui, même ceux qui ont décidé que si, parce que leur décision est irréductiblement singulière et qu’il est par conséquent irréductiblement légitime qu’on puisse avoir décidé cela. Autrement dit il ne faut jamais oublier que la réflexion qui pose la notion de médiocrité à l’encontre de celle de la génialité ne le fait qu’à arrêter la remise en question qui s’impose à toute notion à propos de son caractère légitime. Si la médiocrité est le choix de certains humains, c’est un choix légitime à ceci simplement que nous ne parvenons pas à nous représenter la raison qu’il en soit ainsi. De même qu’il y a des œuvres consistant à ne pas être des œuvres et qui par là même sont bien des œuvres c’est-à-dire des productions du génie (je pense notamment aux ” concerts de silence ” de John Cage, mais on peut multiplier les exemples dans l’art contemporain), la confusion de ce qui compte et de ce qui importe ne peut être pointée que comme une décision et non pas comme une erreur. La tragédie philosophique de l’humain est donc paradoxalement l’impossibilité humaine du faux, dont le nécessaire critère de la représentation fait une des formes du mal (le mal, c’est ce qu’on a tort de faire).
Voilà ce n’est le génie dont les œuvres sont seulement l’effectuation de second degré. Le génie est la promesse de l’enfance, dont il faut dès lors reconnaître que chacun la réalise singulièrement, si ordinaire et conformiste qu’il ait décidé d’être : donner, à chaque fois ponctuellement dans une vie qui continue “par ailleurs” (car il faudrait être fou pour prôner la suppression du trivial : c’est la vie même !), de la vérité.
Si, en extériorité à la vie, il y a un point de vérité, alors cette vie n’aura pas été vaine. Voilà en quoi consiste la promesse : à donner à la totalité de la vie la vérité partielle qui la justifierait sans pour autant la racheter (car racheter la vie, c’est l’enfermer dans un savoir métaphysique qui serait seul à compter). A l’encontre de la visée de totalitarisme et de mort qui consisterait à vouloir justifier le monde, le génie justifie localement une vie qui, à chaque fois à un niveau de réflexion ou à un autre, valait vraiment la peine. Mais cette justification restera locale, comme la vérité. La vie valait la peine.
Cependant, ajouterai-je, peut-être pas toute la peine…
Je vous remercie de votre attention.