La sincérité est non seulement européenne mais philosophique : c’est l’ordonnance de sa condition subjective par la philosophie. Savoir et naïveté en philosophie : l’objection historicisante.

Aujourd’hui, et en poursuivant la réflexion engagée dans la séance précédente, je voudrais étudier un aspect absolument décisif de la notion de sincérité, avant de reprendre la prochaine fois son analyse proprement philosophique.

Je pose d’abord que la sensibilité aux questions philosophiques est inséparable de la sincérité en général, et qu’il n’y a finalement pas de différence entre être sincère et être sensible aux questions philosophiques. Je ne parle pas de la pensée proprement dite, qui réclame la décentrement de la notion de sincérité que j’ai exposé la dernière fois sous le nom de passage de la disposition consciente à la position subjective, mais bien de la sensibilité aux questions philosophiques. Ce qui revient à dire tout bonnement, si vous avez suivi mon petit exposé du mois dernier sur l’impossibilité que la philosophie ne soit pas qu’européenne (j’ai indiqué qu’il était trop large de dire qu’elle était occidentale), que la sincérité est un vertu exclusivement européenne. Cela ne signifie évidemment pas que les humains qui ne sont pas européens sont tous des hypocrites, mais que leur disposition ne peut pas être réfléchie par nous autrement qu’en termes d’insincérité – comme d’ailleurs la détermination morale dont nous-mêmes faisons preuve dans les autres domaines que la philosophie. Dans l’impossibilité d’identifier toute l’humanité à un ensemble de personnes hypocrites (identification nécessaire si on ne critique pas cette notion comme je vais le faire aujourd’hui) je vois la preuve du déterminisme philosophique de cette notion. Ainsi la philosophie apparaît-elle paradoxalement comme l’essentiel de la sincérité, en ce sens qu’il n’y aurait de sincérité que pour la philosophie. Mon argument repose sur l’impossibilité de penser la sincérité comme disposition consciente ailleurs que dans la nécessité que celle-ci est pour elle-même (les conditions de la philosophie sont déjà philosophiques). Voilà à peu près le programme que je me suis fixé pour cette séance.

D’abord : peut-on parler d’une universalité de la vertu de sincérité ? Précisément en tant qu’il s’agit d’une vertu, une réponse positive semble s’imposer. Si une vertu est une disposition qu’on a le devoir d’adopter c’est-à-dire qu’être sincère soit un commandement, cela signifie que son adoption est au moins possible – et l’est universellement si l’obligation est indépendante de quelque empirie que ce soit. Or il semble que cette possibilité soit sans universalité. Je vais le montrer d’abord d’une culture à l’autre, et nous verrons ensuite ce qu’il en est à l’intérieur de notre culture où, puisque nous en parlons aujourd’hui, cette notion trouve au moins une réalité objective (au sens cartésien : dans l’idée que nous en avons).

Vous vous souvenez que je m’étais appuyé sur les travaux du sinologue François Jullien. Il raconte notamment qu’il a dû conseiller les dirigeants de grands groupes industriels français qui ne cessaient de se ” faire avoir “, si vous me passez une expression aussi familière, par leurs clients chinois. Alors que les premiers considéraient la signature du contrat comme l’acte à la fois final et décisif de la négociation, les seconds, une fois le contrat signé, apportaient plus ou moins subrepticement à la situation sur le terrain des changements tels que les clauses en devenaient finalement inapplicables. Moi, comme vous je suppose, je me dis que des gens qui agissent ainsi n’ont pas de parole (car un homme de parole respecte aussi bien l’esprit que la lettre de ses engagements), voire sont tout simplement des crapules. Je crois me souvenir qu’une telle idée lui est venue, à lui aussi, puisqu’il la dénie dans le récit qu’il fait en insistant ensuite sur les différences essentielles entre les mentalités chinoises et européennes, puis en montrant que cette manière d’agir est littéralement normale dans cette civilisation. Que le monde des affaires ne soit pas rempli d’enfants de chœur, tout le monde le sait, et personne n’ignore que le respect de la parole donnée y est souvent conditionné par le caractère juridiquement contraignant des obligations et par la peur des conséquences induites par d’éventuels manquements. Mais enfin, même en reconnaissant que le monde des affaires est misérable c’est-à-dire trivial, sans conscience et sans âme (ce qui n’est d’ailleurs pas absolument vrai, car il doit bien supposer un minimum de confiance subjective), personne d’entre nous n’aurait l’idée de trouver ” normale ” une manière d’agir comme celle que je viens de mentionner : les plus cyniques, disant que la mauvaise foi ou la tromperie sont des armes nécessaires dans cette jungle, reconnaîtront par là même leur immoralité de principe. Donc ou bien on considère que la civilisation chinoise dans son ensemble est une civilisation d’hypocrites, ou bien on reconnaît que la notion de sincérité, telle du moins que nous l’entendons habituellement (disposition consciente), est occidentale.

Maintenant, prenez les comportements des sociétés traditionnelles, par exemple ceux qui sont liés au chamanisme. Je vous rapporte la scène suivante : Un sorcier doit guérir quelqu’un qui souffre. Guérir, cela signifie extirper le mal de son corps. Il s’approche du malade, glisse discrètement un petit caillou dans sa bouche, et s’applique à sucer la plaie après avoir prononcé les formules nécessaires. Puis il se relève, crache le petit caillou qu’il avait dans la bouche, le brandit victorieusement en disant à l’assistance, qui avait eu soin de détourner les yeux quand il l’avait mis dans sa bouche, que ce caillou est le mal extrait du corps du malade. Que penser du sorcier, de l’assistance et même du malade ? Car enfin, tout le monde sait bien ce qu’il en était en réalité. Et l’accusation d’hypocrisie et de mauvaise foi s’impose d’autant plus qu’il a pris soin de le faire discrètement (mais pas secrètement !) et que les assistants ont en quelque sorte entériné ce mensonge en détournant pudiquement les yeux. Quant aux formules magiques qui étaient censées amener le mal à se solidifier pour qu’on puisse l’aspirer par succion, comment ne pas dire que c’est de la comédie – puisque de toute façon tout le monde sait très bien ce qu’il en est réellement. Ils savent tous, mais ils font tous semblant de ne pas savoir… Ce n’est pas de l’hypocrisie, cela ? On pourrait quasiment multiplier les exemples à l’infini, et à propos des pires horreurs (par exemple, lors d’un procès récent rapporté par la télévision, j’ai entendu une mère malienne dire qu’elle avait imposé à sa fille cette torture et cette mutilation abominable qu’est l’excision ” pour son bien “). Bref, si nous conservons comme évidente notre notion de sincérité, nous sommes obligés de reconnaître que toutes les sociétés qui ne sont pas occidentales sont des sociétés hypocrites !

Je vais plus loin, conformément à ce que nous avons dit de la philosophie, en disant qu’il faudrait dire cela des occidentaux qui ne sont pas des européens ! Limitons-nous aux Etats-Unis, que nous connaissons relativement bien. Vous en avez un excellent exemple de cette vérité dans la notion de ” cinéma européen “. Les films qui relèvent de cette catégorie sont exclus d’avance des programmes par l’immense majorité des distributeurs américains, qui savent très bien que leur public ne veut surtout pas réfléchir, et ils font des taux d’audience ridicules quand ils sont programmés à la télévision. Dans Stardust Memories, Woody Allen fait dire à peu près à l’un de ses personnages que ce n’est pas le tragique de la condition humaine qui remplit les salles à Kansas City ! Or le refus de réfléchir à cette condition, est-ce que ce n’est pas la forme première de la mauvaise foi et même de la bêtise ? Va-t-on dire alors que tous les américains (sauf des gens comme Woody Allen qui est comme cinéaste aussi européen qu’Henry James l’était comme romancier) sont des gens de mauvaise foi, que cette nation dans son ensemble est bête ? Vous voyez bien que ce serait absurde. Et pourtant on se trouverait contraint de le faire, si l’on s’en tient à la notion de sincérité telle qu’elle s’impose à nous.

Je maintiens donc : comme la philosophie dont elle est une des premières conditions, la sincérité est exclusivement européenne. Je vois bien que certains d’entre vous sont choqués. Qu’ils prennent plutôt conscience des présupposés de leur réaction : ils veulent croire, au nom d’un humanisme universaliste par ailleurs fort louable, que les vertus sont universelles ! Mais si les vertus sont universelles, cela signifie qu’elles sont éternelles ! En effet, vous ne pouvez à la fois dire que tous les hommes peuvent être sincères (l’hypocrisie et la mauvaise foi étant des attitudes strictement individuelles et non pas une nécessité de culture propre à des pans entiers de l’humanité) et dire que la sincérité relève, comme le souligne Foucault, notamment dans sa leçon intitulée l’Ordre du discours, d’une ” histoire de la vérité “. Car enfin, pour parler de sincérité, il faut bien que la vérité ait, dans certaines ” configurations du savoir ” antique (liées notamment à la pensée stoïcienne), acquis l’intériorité comme lieu propre. Ecoutez les cassettes qui ont été publiées de ses cours sur la vérité dans le monde antique : celui qui dit vrai, le ” parésiarque ” (de ” parésia “, l’acte de parler ouvertement), n’est pas du tout un personnage à la Rousseau attentif à montrer un homme tel qu’il est dans son intériorité intime ! Pour en arriver là il faudra encore bien des changements historiques (en fait c’est surtout la question des apparences sociales qui est en cause chez Marc-Aurèle, et non pas la sincérité telle que nous la comprenons aujourd’hui). C’est qu’il ne faut pas confondre la sincérité avec la véracité. Dans Les lois Platon examine les vertus nécessaires à la cité, et parle d’un homme qui soit ” aléthès ” (de ” aléthéia “, la vérité) : cela ne signifie pas du tout qu’il s’agirait de quelqu’un de sincère au sens où nous l’entendons, mais d’un homme droit, d’un homme à qui on peut se fier – je dirai sur qui l’on peut compter (cette idée de traduire ” compter ” par l’adjectif ” aléthès ” résonne agréablement à nos oreilles marquées par la différence de ce qui compte et de ce qui importe…). Nous avons le français ” vérace “, construit comme le grec sur la même racine que vérité pour rendre cette disposition. C’est plutôt chez Aristote qu’on peut trouver une première indication, si l’on veut à toute force découvrir des prodromes de notre notion : dans l’Ethique à Nicomaque(IV, 13, 1127 a) il en fait une disposition de juste milieu, entre la vantardise et la réticence : le fait d’être droit dans ce qu’on dit et dans ce qu’on fait, de reconnaître ses qualités propres sans en rajouter ni en dissimuler. Mais vous voyez bien qu’on est encore dans la question de l’existence sociale, citoyenne et non pas dans la morale au sens réflexif et intime que ce terme prend pour nous depuis Kant (la question de la bonne volonté, de la pureté des intentions) : tout cela s’inscrit dans l’ ” éthique “, au sens du domaine des mœurs et des vertus liées à la vie dans la cité. Bref, c’est tout une ” archéologie ” qu’il faut mettre en œuvre pour faire apercevoir l’émergence de l’intériorité d’une part, et d’autre part la détermination de ce lieu comme un lieu pour la vérité.

Donc si vous accordez à Foucault la notion d'” histoire de la vérité ” (qui implique celle d’histoire des lieux de la vérité), vous reconnaissez la contingence historique de la sincérité. Alors comment voulez-vous la supposer universelle et en même temps reconnaître sa contingence historique dans la culture européenne ? Car concrètement, cette figure dont Saint Augustin, Montaigne, Pascal, Rousseau et Sartre sont les grands moments de définition a été littéralement fabriquée par l’Eglise. De fait, son histoire renvoie à tout une pastorale du péché : c’est l’Eglise et sa pratique des confessions qui produit la sincérité en forçant les croyants à débusquer toujours plus précisément le péché en eux-mêmes, là où il n’y avait que la conscience de vivre, et en les convaincant que ce péché devait forcément exister, puisque l’homme est originellement pécheur (de sorte que si on ne le trouve pas c’est simplement qu’on a mal cherché !). Comment dès lors voulez-vous dire que cette vertu qui a mis tant de siècles à s’élaborer chez nous appartiendrait de toute éternité aux Inuits aussi bien qu’aux Nambiqwaras ? La sincérité n’est pas une vertu éternelle : c’est une ” figure ” qui apparaît quand certaines conditions d’histoire des mentalités sont réunies, une contingence, et nullement une nécessité morale c’est-à-dire indistinctement intérieure et rationnelle – même si, comme nous allons voir, il appartiendra par après à la réflexion de poser le contraire.

A cause notre conscience morale, nous naturalisons les vertus et par conséquent les supposons universelles. Mais elles sont historiquement constituées. Comment voulez-vous donc séparer la vertu de sincérité d’une aire culturelle dans laquelle le logos, la position réflexive et plus particulièrement la question socratique des définitions soient essentielles ? Car enfin, c’est bien tout le caractère problématique de la sincérité que sa dimension réflexive, puisqu’elle est d’abord un certain rapport à soi-même dans l’a priori d’une volonté de vérité (et je vous rappelle que la notion de volonté aussi est réflexive, donc culturellement conditionnée). Philosophiquement, il faut poser pour elle-même la notion de vérité, et plus généralement un ensemble de notions littéralement métaphysiques (liberté, subjectivité, intériorité, transcendance de la loi, etc.) qui n’ont littéralement aucun sens dans d’autres cultures que la nôtre (je vous renvoie aux citations que j’avais faites de François Jullien, à propos du caractère non métaphysique de la pensée chinoise et plus précisément à propos de son ignorance de la notion de vérité, remplacée par quelque chose qui renverrait plutôt à l’idée d’authenticité). Et puis la question des définitions doit être décisive aussi, dans cette vertu. Car on ne peut être sincère qu’à reconnaître par exemple sa propre lâcheté ou sa propre pusillanimité. Or comment voulez-vous l’être si l’idée même de cerner ainsi des moments purement idéaux n’a aucun sens pour vous ? En effet la définition produit une réalité idéale et non réelle (le Courage, la Lâcheté, etc.) qu’il faut ensuite chercher à retrouver au moyen d’une introspection dans un vécu subjectif, lequel doit donc préalablement avoir été posé pour lui-même – ce qui renvoie bien à tout un ensemble de conditions culturelles d’émergence de l’individu, puis de la dimension d’intériorité. Il en est de même pour la notion de parole donnée, qui va de soi pour nous quand nous ne réfléchissons pas aux conditions de son advenue qui sont historiques c’est-à-dire contingentes (la ” foi ” au sens médiéval d’un rapport entre un vassal et son suzerain, sa transposition réflexive dans l’idéologie du contrat en politique, etc.). Aussi loin qu’on remontera dans ce qui est impliqué dans la notion de sincérité, on trouvera non pas une nature morale universelle et éternelle mais des traits historiques, dont on peut dater précisément l’apparition et par conséquent cerner la contingence. Il est donc à la fois absurde et naïf de vouloir les retrouver dans des civilisations différentes de celle dont sommes les produits, nous qui trouvons cette notion évidente. Et il est aussi absurde de vouloir à tout prix la trouver partout qu’il est absurde de vouloir à tout prix faire de tout homme un philosophe en puissance, pour la seule raison qu’il est humain c’est-à-dire concerné par les questions liées à la condition humaines, quand ces questions sont exclusivement philosophiques (c’est-à-dire européennes). Bref, ce n’est pas en cherchant chez les autres les effets et résultats de notre propre culture, qu’elle nous fait comme tels nécessairement valoriser, qu’on les respecte – puisqu’on décide à toute force que, malgré les apparences les plus flagrantes, ils devront quand même posséder les traits que nous valorisons en nous, et qui attestent seulement de notre origine dans sa contingence culturelle. C’est même l’inverse qui est vrai car, comme je viens de dire, si vous considérez la sincérité comme une vertu allant universellement (et donc éternellement) de soi, vous êtes condamnés à reconnaître dans l’écrasante majorité des êtres humains un ramassis d’hypocrites ! Et cela, c’est inacceptable.

Dans notre propre société, enfin, la sincérité n’a de sens que pour certaines catégories sociales que leur situation renvoient expressément à elles-mêmes (Bourdieu parle notamment de ” la partie dominée de la classe dominante “, à propos des intellectuels). En dehors de ces catégories que les contradictions de leur situation mettent en affinité avec l’abstraction réflexive et le questionnement sur soi, et en dehors des domaines où cette abstraction s’impose comme telle (par exemple dans le domaine juridique où les contrats, même signés dans les pires intentions, sont réputés ” sincères “), la sincérité n’a tout simplement pas cours. Reprenez le cas, ultramajoritaire, des triviaux dont je parlais l’autre jour, reprenez aussi le cas (très minoritaires, lui, mais peu importe) des sublimes : est-ce que ce ne sont pas des gens littéralement faits de mauvaise foi ?

Le cas des premiers est à la limite de la caricature, de ce point de vue dont j’entends dénoncer la naïveté : comment peuvent-ils sincèrement consacrer la totalité exhaustive de leur vie à convoiter des places afin de parader les uns devant les autres ? Comment peuvent-ils se fermer les yeux suffisamment fort pour ne pas voir le caractère sinistrement lilliputien des préoccupations de carrière et de ” réussite ” ? Pourtant ces queues de cerises sont des enjeux ” de vie et de mort “, dit légitimement Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes. Fréquentons un peu l’Administration et les entreprises, et nous constatons en effet qu’on peut user sa vie et mourir pour une place de sous-chef de bureau, pour un fauteuil présidentiel, pour un ruban à la boutonnière… Vous voyez bien qu’il faut d’une part y croire et d’autre part constamment éviter de s’interroger pour que cette ” vie “, celle de quasiment tout le monde dans notre société, soit simplement possible. Pour les sublimes, c’est pareil : il est par définition impossible d’être sincèrement en représentation pour soi-même et attaché au service de sa propre grandeur.

A quoi j’ajouterai encore l’exemple de l’art comme représentation sociale, qui est bien un phénomène de croyance, au sens où Marcel Mauss fait résider toute l’efficience de la magie dans la croyance au magicien (est magicien celui dont tout le monde croit qu’il est magicien). Qu’est-ce qu’un artiste ou un intellectuel, socialement (je ne parle pas de la réalité propre des œuvres), sinon quelqu’un dont tout le monde croit qu’il est un artiste ou un intellectuel ? Les capacités sociales ne sont rien d’autre que des phénomènes de croyance non critiquée c’est-à-dire tout bonnement des phénomènes de mauvaise foi – puisque la mauvaise foi est l’attitude qui consiste à ” oublier ” de s’interroger sur la valeur de ce qui nous fait agir.

Et puis surtout c’est évident dès qu’on parle de religion. Beaucoup d’entre nous se disent croyants, et s’imaginent l’être ” sincèrement “. Je prends simplement l’exemple de ceux qui se disent chrétiens, puisque c’est la religion qui m’est la plus familière : combien d’entre eux sont capables du minimum de références ? Je ne parle pas de subtilités théologiques mais vraiment du plus strict minimum : la simple récitation des dix commandements. Le résultat est sans appel, il me semble. Le cas du deuil est encore plus flagrant : ceux qui croient au paradis, à l’immortalité de l’âme, à la vie éternelle devraient se réjouir quand une personne qu’ils aiment quittent cette ” vallée de larmes ” ! Or, tout comme moi et comme vous, humainement donc, ils pleurent quand cela leur arrive et sont d’autant plus désespérés qu’ils aimaient plus la personne qui vient de mourir. Il y aurait quelque obscénité à leur dire de se réjouir ; et pourtant c’est ce qu’il faudrait faire, si l’on était dupe de leur profession de foi… Mais personne ne l’est, bien sûr. Le reste du temps, les ” croyants ” oublient très soigneusement d’examiner la valeur de leur ” foi “, qui n’a de réalité subjective que comme trait d’appartenance sociale, comme tel constitutif de l’identité (d’ailleurs qui ne voit dans les différentes formes d’intégrisme la jouissance identitaire ?). Et puis je vous rappelle l’argument de Bergson, à la fin des deux sources : si les humains croyaient un tant soit peu à l’immortalité de l’âme qu’ils ne cessent pour la plupart de professer, ils ne se jetteraient pas comme ils le font sur le plaisir en ayant à chaque fois l’idée que c’est toujours cela de pris au néant !

J’arrête ici les exemples, qui nous concernent tous. Bien sûr, vous pouvez en conclure que nous sommes tous des hypocrites, semblables en cela à la totalité des humains – puisqu’il est de toute façon impossible d’être consciemment sincère et qu’on peut seulement chercher à l’être et regretter de ne l’être pas, dans le meilleur des cas. Mais alors vous devrez convenir que cette ” vertu ” n’en est pas une, puisque sa notion serait celle d’un idéal inaccessible, et que c’est toujours dans le mensonge et la duplicité que se pose la question d’être sincère. Or vous admettrez qu’il n’y a pas de différence entre dire que personne n’atteint l’inaccessible, et ne rien dire.

Il faudra donc réduire la sincérité au problème insoluble d’être sincère, et déclarer hypocrites ou de mauvaise foi, selon qu’on les rapport aux autres ou à eux-mêmes, tous ceux qui n’en font pas l’essentiel de leur existence subjective.

Ne sont sincères que ceux qui ont ” lieu ” de l’être, c’est-à-dire que ceux qui sont installés à la fois pour des raisons de civilisation, d’histoire et de places dans cette disposition de conscience. Mais bien entendu, ceux qui ont lieu de l’être (ce qui ne signifie pas qu’ils le sont) vivront cette nécessité comme universelle : l’impératif de la sincérité est inconditionnel et c’est à chaque fois une figure du mal qu’on rencontre dans sa transgression, par les autres et par soi-même (l’humanité tout entière est donc mauvaise, puisqu’il est impossible réellement sincère : tous les autres sont des hypocrites et l’on est soi-même une personne de mauvaise foi). Concrètement : les intellectuels et les religieux, les philosophes sont les seuls, dans l’idée que nous pouvons nous en faire a priori, à devoir l’être vraiment. Mais aussitôt il faut reconnaître qu’on ne peut même pas s’en tenir à cette généralité, car si l’on peut être un intellectuel de beaucoup de manières ce sera à la condition de ne pas se demander si celle qu’on pratique est vraiment la bonne ; exactement comme on ne peut être religieux qu’à la condition de ne pas se demander si l’on croit vraiment (et pourquoi cette religion plutôt qu’une autre ? le pur hasard d’être né dans un groupe qui la pratiquait serait-il la preuve définitive de sa vérité ?) – c’est-à-dire notamment qu’à la condition de ne surtout pas se demander ce que c’est que croire (ou de ne pas mener sa réflexion sur ce thème aussi loin qu’on le pourrait).

Or ce sont bien à chaque fois des questions philosophiques.

La philosophie est donc en quelque sorte statutairement la vérité de toutes les possibilités d’être sincère, et par conséquent la seule possibilité juridique de l’être… Bref, toute personne qui n’est pas philosophe et qui ” oublie ” de se demander pourquoi (or si elle le fait, ce sera philosophiquement) peut être dite hypocrite ou de mauvaise foi – du moins dans le concept a priori que nous pouvons fabriquer de la philosophie comme discours universellement réflexif.

Nous sommes partis de la sensibilité aux questions philosophiques en découvrant, à partir de la double limite négativement représentée par les triviaux et les sublimes, que la sincérité en était la condition. Nous découvrons maintenant que la philosophie en tant que telle commande sa propre condition et par conséquent que la sincérité est son moment premier et subjectif.

On se trouve donc devant une aporie dont vous reconnaissez qu’elle est celle de la philosophie : discours parfaitement contingent (propres à certains européens et non à l’humanité en général) et qui est malgré tout le métadiscours universel. Réfléchir sur la sincérité comme nous le faisons revint à approfondir cette aporie (c’est une vertu, donc elle est universellement nécessaire ; c’est une attitude donc elle est historiquement particulière et contingente).

Car de n’importe quelle question vous pouvez faire une question philosophique, comme est encore philosophique la reconnaissance de l’irréductibilité des formes de vérité à la forme conceptuelle c’est-à-dire philosophique (par exemple il y a un vrai propre et irréductible de l’art, de la politique… dont la philosophie n’a pas à être la dernière instance – ainsi qu’elle le dit sinon sincèrement du moins honnêtement). C’est la définition même de la philosophie qu’elle concerne potentiellement tout et donc elle-même : elle est impossible à circonscrire parce qu’elle est la circonscription même. Ainsi ne peut-on pas ne pas l’admettre comme métadiscours toujours repris et toujours à reprendre alors même qu’elle se définit de sa propre incomplétude puisque toute question philosophique s’accomplit finalement en question de la philosophie. Un discours renvoyant à l’infinité de son statut réflexif est donc un discours de dernière instance, non pas au sens où il existerait une telle instance (précisément : la philosophie, en tant qu’elle est d’abord la question de la de la nature et de la possibilité de la philosophie, en est l’impossibilité même) mais au sens, donc, où il est le seul discours statutairement sincère… Il n’y a dès lors pas de différence entre reprocher aux autres de n’être pas sincères et leur reprocher de n’être pas philosophes (mais par ailleurs il est impossible aux philosophes de l’être, étant toujours philosophiquement en question pour eux-mêmes).

Vous savez que la philosophie est à mes yeux le travail sur l’énigme d’être soi – non pas avec sa personnalité empirique concrète mais dans son statut de première personne : celle qui se représente la troisième et qui reconnaît l’absoluité de la seconde. L’étonnement philosophique, à mon avis, est en réalité celui de la première personne en tant que telle (de l’absoluité de l’existence et de la légitimité de la représentation) : non pas celui de la personne en général, mais bien celui de la première personne ; et j’appelle philosophe qui, à l’instar d’Œdipe devant la sphinge (le féminin, conforme au texte, me paraît essentiel), ne recule pas devant cette énigme qui est vraiment la sienne. Eh bien il faut reconnaître que cet étonnement est européen et que c’est d’une certaine manière la piété envers notre origine qui se trouve en cause dans le fait de remettre indéfiniment sur le métier l’étonnement d’être soi. Cet étonnement, on le retrouve aujourd’hui, au termes de plus de deux millénaires de déplacements, de décentrements et de subjectivation dans la notion de sincérité – première condition de la sensibilité aux questions philosophiques, dès lors que toute question est en fin de compte une question philosophique…

Aussi bien du point de vue du savoir historique (Foucault) que du point de vue de l’expérience (l’empirie ethnographique et morale), nous devons reconnaître que la question de la sincérité est d’une certaine manière la question de l’Europe ; et quand nous l’interrogeons comme disposition de conscience, nous découvrons qu’elle est plus précisément la condition que la philosophie, en tant qu’elle est toujours antérieure à elle-même (c’est pour des raisons philosophiques uniquement qu’on peut avoir raison d’être philosophe) s’est par là même toujours déjà assurée.

Par sincérité, c’est donc l’antériorité de la philosophie à elle-même qu’on entend concrètement.

Voilà le statut que je lui reconnais. La semaine prochaine, je vais reprendre l’analyse de la notion proprement dite.

Mais avant de conclure, je voudrais profiter de cet exemple pour apporter une précision qui me semble décisive sur le travail philosophique en général.

Quand on vous pose une question philosophique, ne serait-ce qu’un simple énoncé de dissertation ou l’intitulé d’une notion comme celle dont je viens de fixer le statut, je dois vous mettre en garde contre la tentation qui consiste à aller voir avant de travailler vous-même ce que Platon ou Descartes, Aristote ou Kant ont pensé du sujet ou de la notion. Bien sûr que la lecture de ces auteurs ne peut être qu’enrichissante, mais elle doit venir après que vous ayez institué votre propre problématique, laquelle s’en trouvera éventuellement enrichie d’une manière considérable. Je dis que le faire avant et par principe est une lâcheté. Elle juge à mes yeux juge définitivement celui qui y a recours, parce que cette façon d’agir dénie expressément ce qui fait que la question est philosophique, c’est-à-dire le fait qu’elle renvoie expressément à l’étonnement d’être soi : on en fait un problème d’histoire culturelle ! Non pas surtout qu’il faille ignorer les auteurs (je passe la moitié de mon enseignement à essayer de vous les faire apprécier) mais je vous rappelle que s’il n’y a de pensée qu’en extériorité au savoir, le savoir n’est pas d’abord académique : c’est le savoir que vous êtes pour vous-mêmes quand vous vous interrogez. Les auteurs du canon fourniront ensuite des éléments essentiels qui pourront constituer des moments très importants de notre réflexion (impossible par exemple de parler de morale sans se référer à Kant, ce qui ne signifie évidemment pas qu’on doive être kantien) – des éléments qui seront importants mais qui ne seront jamais ceux qui compteront, dans vos écrits. Car l’important ne doit pas être confondu avec ce qui compte. Or en philosophie, ce qui compte est de penser – si ce qui importe est de savoir.

L’exemple d’aujourd’hui fait clairement voir qu’une variante de cette lâcheté serait, pour chaque question ou notion proposée à notre réflexion, d’en faire l'” archéologie “, ainsi que j’en ai à plusieurs reprises indiqué la possibilité. Et certes, si vous remontez les siècles avec le regard de l’historien, toute question apparaîtra nécessairement naïve : par exemple vous pourrez dire que celui qui interroge la sincérité sans déconstruire l’idée que la subjectivité puisse être un lieu pour la vérité et sans faire l’histoire de cette idée (qui renvoie elle-même à l’histoire de la topique et à l’histoire de la notion de vérité…) est un naïf qui ne sait pas de quoi il parle puisque toute actualité est le résultat d’une histoire, c’est-à-dire cette histoire elle-même en train de s’accomplir. Je l’accorde sans conteste, et j’accorde donc que c’est vrai pour toute question philosophique, quelle qu’elle soit, ainsi que je viens expressément de l’indiquer : les (” grandes “) questions ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas éternelles contrairement à ce que les intitulés académiques laisseraient croire (les notions du bac, par exemple), et l’évidence que nous leur reconnaissons indique seulement ce truisme qu’elles correspondent exactement à la subjectivité (la nôtre) que l’histoire produit corrélativement à leur apparition.

Mais si j’accorde tout cela, il faudra m’accorder en retour qu’au regard du philosophe qui avait la naïveté de prendre les questions pour elles-mêmes, on aura substitué celui de l’historien seul capable de les déconstruire (à moins de dire que cette ” déconstruction ” historique est la vraie tâche de la philosophie, ce qui ne fera que repousser le problème à l’infini puisqu’on se référera à une nouvelle nécessité qu’un autre ” philosophe ” devra en droit aussitôt déconstruire). C’est donc non pas d’un choix mais d’une décision qu’il s’agit : on aura décidé expressément que la philosophie ne devait pas avoir lieu, puisque toute réflexion déterminée est soluble dans le savoir de son historicité, et que la seule discipline légitime est finalement, jusque dans les thèses philosophiques auxquelles elle peut donner lieu, l’histoire culturelle : en fait il n’y a jamais rien d’autre que des configurations historiques. Au nom d’un droit premier (tenir un discours légitime c’est-à-dire débarrassé de ses naïvetés), on décide ainsi de tout ramener au fait de l’histoire : il n’y a pas de ” grandes ” questions, mais des effets de nécessité induits par des configurations historiques du savoir, effets qu’il faudrait donc avoir la lucidité de traiter comme tels.

Puisqu’il s’agit d’une décision, une autre décision peut donc lui être opposée : on reconnaît qu’il n’y a jamais en fait que de l’histoire culturelle, mais que les seules questions qui valent en droit sont des questions philosophiques. D’ailleurs c’est la seule position qui ne contrevienne pas expressément à la première exigence de sincérité impliquée dans la notion même de question philosophique si l’on m’accorde de dire philosophiques les seules questions dans lesquelles il aille réellement de soi comme première personne autrement dit celle qui permettent de délimiter, de border, le réel de la personne qu’on est (par opposition à celle qu’on rencontre et à celle qu’on se représente). Or cette définition de la philosophie exige qu’on se situe exclusivement au niveau du droit, c’est-à-dire notamment qu’on prenne au sérieux les modalités de l’étonnement d’être (la première personne). Car la personne est un sujet expressément juridique (il ne faut pas confondre la personne, sujet de droit, et l’individu, sujet de fait). Donc ne peut assurément pas être sincère, ni par conséquent sensible aux questions philosophiques, qui trouve ” normal ” d’être (soi).

Alors, que cette sensibilité soit historiquement déterminée et que tout ce à quoi nous sommes sensibles soit historiquement constitué, ne change rien à la nécessité que nous prenions aujourd’hui à bras le corps les questions qui s’imposent aujourd’hui. J’accorde qu’elles n’auront pas plus de sens pour nos ” neveux ” que, par exemple, la question de la grâce et de la prédestination qui a torturé une partie du 17ème siècle n’a de sens aujourd’hui (c’est-à-dire elle n’a plus qu’un sens historique). Mais peu importe : c’est d’elles que nous sommes actuellement faits. Et que nous soyons historiquement faits est précisément la reconnaissance du fait que nous sommes vraiment ainsi faits : la mise en évidence des causes et des conditions a précisément pour effet d’assurer la réalité contre l’illusion (celle de ” croire ” absolument aux questions qui sont évidentes pour nous sans voir d’où elles viennent en réalité), et ne l’abolit pas – puisqu’il est désormais établi qu’elle est fondée à être telle qu’elle est. Qu’on ne vienne donc pas opposer aux analyses de la sincérité que je vous donnerai la semaine prochaine, une argumentation historique dont le paradoxe serait que, voulant être fidèle à une origine que ma ” naïveté ” méconnaîtrait, elle nous la fasse trahir en nous conduisant à nous trahir nous-mêmesc’est-à-dire à dénier que nous soyons notamment faits en première personne notamment de l’énigme de la sincérité (exactement comme trahirait sa propre langue celui qui emploierait les mots dans leur sens étymologique – par exemple en définissant la ” sincérité ” à partir de l’absence de cire dans le miel et par conséquent comme une pureté en quelque sorte chimique) !

Donc, après avoir montré la semaine dernière que la question de la sincérité était celle du passage d’une disposition consciente à une position subjective, j’essaierai la prochaine fois de dire en quoi consiste cette dernière.

Je vous remercie de votre attention.