Cours du 14 novembre 03

 

Vers la dette de penser

 

La reconnaissance du vrai, avec ses implications dont la première est évidemment la distinction de la vérité et du savoir, est toujours déjà admise dès lors qu’on parle de la philosophie. Celle-ci sera ensuite le travail de réflexion sur cette reconnaissance : reconnaître ce qu’on aura reconnu se fera d’une part en élaborant le savoir de cette reconnaissance, et d’autre part en maintenant, dans ce savoir même, le moment d’épreuve que la reconnaissance, précisément d’être celle du vrai, aura toujours été. L’essence de la philosophie réside donc non pas dans la doctrine dont tout philosophe est par ailleurs forcément le producteur, mais dans une constante coupure de ce savoir par une vérité dont le principe reste indistinctement que le philosophique soit éprouvant, que la philosophie soit une écriture.

Or cette coupure, si elle est la philosophie elle-même, il faut donc reconnaître qu’elle est constitutive du philosophique, qu’on ne saurait dès lors identifier à quelque réel plus ou moins suprasensible attendant depuis toujours son dévoilement. Il appartient à l’objet de la philosophie d’être toujours déjà fait du caractère qui définit la philosophie – cette ” coupure ” qui nous le fait malgré nous reconnaître comme éprouvant : le dit du vrai ne sera jamais un apaisement identifiable à la dernier sagesse de celui qui serait revenu de tout parce que le vrai, justement, on n’en revient pas. C’est par conséquent le même d’envisager la reconnaissance du vrai comme d’une épreuve et reconnaître en ce vrai ce qui fera philosophique et non pas métaphysique le discours qui en traitera.

Si donc il n’y a de philosophie qu’à l’encontre de la métaphysique, autrement dit si la philosophie s’entend expressément de la distinction du savoir (qui importe) et de la vérité (qui compte), cela signifie qu’il faut reprendre à nouveaux frais l’idée d’une reconnaissance de ce vrai qui fait philosopher en le posant non pas comme un donné naturel particulier dont la philosophie pourrait ensuite s’emparer, mais au contraire comme ce qui était déjà fait de la philosophie à laquelle il donnera lieu, sachant que c’est la coupure du savoir par la vérité qui constitue le discours comme philosophique. Au vrai reconnu, il appartient donc toujours déjà, mais pas depuis toujours, d’être fait de cette coupure et c’est pourquoi il faut dire qu’il est éprouvant : il l’est de la même manière que la philosophie elle-même. Par exemple la morale est kantienne depuis toujours, ou la durée bergsonienne, et ainsi de suite pour tous les exemples qu’on voudra emprunter à notre histoire.

En somme la philosophie est en nouage d’elle-même, parce qu’un philosophe (ici Kant ou Bergson) est quelqu’un qui aura répondu à une décision qui était prise depuis toujours – au sens où la reconnaissance qu’il aura faite du vrai (la morale, la durée…) est celle d’une nécessité toujours déjà engagée dont son œuvre (le kantisme, le bergsonisme…) sera l’accomplissement. Une telle nécessité, je dis que c’est une dette.

Si l’on m’accorde cela, on m’accordera de définir la pensée par la dette et la vérité par les paradoxes des modalités diverses de son paiement. Je vais m’attacher à penser cela concrètement dans les semaines qui viennent.

 

Le philosophique était signé depuis toujours

Poser, en quelque sorte comme le réel de la philosophie, qu’il n’y a pas de différence entre le caractère toujours éprouvant des réalités philosophiques, c’est-à-dire des choses qui donnent à penser, et l’impossibilité que la doctrine soit ce qui compte alors même qu’une vie de philosophie s’épuise à en être l’élaboration, c’est identifier l’ordre philosophique à celui d’une dette non pas tant radicale qu’originelle, au sens où tout ce que nous pouvons ensuite faire ou dire s’entend depuis une réponse toujours déjà faite et supposée à quelque chose qui, précisément, nous ait enjoint de répondre – ce que nous ferons éventuellement par la désinvolture.

L’acte de répondre est ce qui compte, la déterminité de la réponse étant seulement ce qui importe. Dans cette distinction, on dit l’opposition de la philosophie et de la métaphysique telle qu’elle apparaît quand nous reconnaissons que la réalité d’une philosophie est qu’elle soit une métaphysique mais que sa vérité est qu’elle soit l’œuvre d’un penseur. Dire que tout est originellement philosophique ne renvoie donc pas seulement à ce truisme qu’il y aurait une métaphysique impliquée dans la moindre de nos pensées (n’importe qui, invité à clarifier un peu ses positions dans n’importe quel domaine, arrivera tout de suite à mentionner sa ” philosophie “) mais bien plus essentiellement à la nécessité d’un acte, qu’on ne peut pas nommer autrement qu’un acte d’écriture et qui constitue la philosophie comme réelle. Car philosopher n’est pas plus construire des systèmes dans sa tête que ce n’est communiquer aux autres son avis sur les choses : c’est se mettre quotidiennement à sa table de travail – s’y installer dans cette solitude qu’il faut dire vraie quand elle ne s’entend pas seulement de ce qu’on produise des concepts sans la compagnie des autres, mais qu’on le fasse sans le savoir (faute de quoi on n’inventerait jamais rien) et surtout sans soi (faute de quoi on ” s’exprimerait “, excluant d’avance que ce qu’on posera puisse jamais être vrai).

La philosophie s’entend donc d’une division entre le doctrinal qui se présente comme sa réalité évidente mais qui ne compte pas (et puis qui aurait l’idée d’écouter d’anciens endoctrineurs ? or nous ne cessons de lire et de relire les anciens philosophes) et le scripturaire qui passe généralement inaperçu au lecteur (il serait affaire non de philosophie mais d’érudition philologique) mais qui fait paradoxalement retour dans la question de la signature, puisque c’est la signature qui fait l’œuvre comme on le voit notamment dans les paradoxes de l’identification (par exemple un tableau cesse instantanément d’être une œuvre, bien qu’il n’ait évidemment perdu aucune de ses qualités, quand des raisons objectives établissent qu’on a eu tort de l’attribuer à tel auteur). De fait l’histoire de la philosophie, qui se présente d’abord comme un magasin de doctrines inséparables des conditions idéologiques de leur émergence et par là même exclusives de toute vérité (l’historien de la culture montre que chacune est faite des configurations mêmes qui déterminent le subjectif de chaque époque) apparaît au lecteur philosophe comme une suite de noms propres. Tout se passe donc comme s’il n’y avait pas de différence entre inscrire sa lecture dans un horizon problématiquement ouvert par l’idée de vérité, et avoir toujours déjà décidé que la signature, infiniment au-delà d’une ” qualité ” des textes qui les situerait sur l’échelle des importances intellectuelles et qui reste de toute façon relative (on trouve parfois de très mauvais textes chez de ” grands ” auteurs, et d’excellentes compositions chez des scripteurs institutionnels dont la mention du nom restera toujours anecdotique), était seule compter. D’emblée donc la question de la vérité est posée par tout le monde, à travers une pratique dont il appartient structurellement à la conscience représentative d’opérer le déni (” mais voyons : qu’est-ce qu’un ” grand ” auteur, sinon quelqu’un qui écrit des textes pour la plupart excellents ? “), de rapporter le vrai à l’acte d’une signature et non pas à un prétendue antériorité relativement à un savoir dévoilant.

La nature du vrai est qu’il soit signé ; et la question de la vérité apparaît dès lors comme l’incidence éthique de cette vérité. Autrement dit, la question à laquelle je vais m’attacher est celle du débusquage de la signature secrète et impossible (par exemple que la morale est depuis toujours une réalité de nature kantienne, la durée une réalité de nature bergsonienne…), et donc, sous le nom général de dette, la pensée des implications de sa reconnaissance.

 

Le philosophique est le décisif = la philosophie est intransitive

On est philosophe à avoir reconnu que certaines choses nous ” parlaient “, comme on dit familièrement, et plus concrètement à avoir reconnu sans désinvolture qu’elles nous mettaient au pied de la nécessité d’un travail dont la légitimité tiendra non pas à sa valeur propre (exemple du tableau, transposable dans tous les domaines de l’esprit) mais à sa signature. Le philosophique a donc interpellé le philosophe en sujet et non pas en savant. Or si le philosophique ne s’entend que dans l’horizon problématique de la vérité comme question, force est de reconnaître que c’est en vrai sujet que le philosophe aura été interpellé. Car si tout ce qui nous éprouve nous interpelle en sujet, tout ce qui nous éprouve ne le fait pas dans l’horizon problématique de la question de la vérité. Le philosophique est éprouvant (justement : il donne à penser et cette donation est moment de vérité pour celui qu’elle concerne), mais tout ce qui est éprouvant n’est pas pour autant philosophique.

Evidemment, cette thèse n’a de sens qu’à ce qu’on ne confonde pas la philosophie et le concept réflexif qu’on peut s’en faire : il n’y a pas la philosophie mais, par exemple, les livres de Kant ou ceux de Bergson – qui ont à chaque fois inventé et non pas réitéré la philosophie, autrement dit répondu à la question que celle-ci était singulièrement pour elle-même. De fait la question principielle de la philosophie, identique à celle que l’art est pour lui-même mais différente pour cette raison de celle que la science n’est pas pour soi, est celle de sa propre essence – puisqu’on peut ramener chacune des œuvres dont nous sommes les héritiers à une définition originale et par là définitive de la philosophie (non pas ce que c’est que la philosophie, mais ce que c’est vraiment que philosopher).

Parce que l’invention est une réponse bordant le réel, il appartient au philosophe, et plus généralement au penseur puisque penser c’est inventer, de s’être depuis toujours situé auprès du réel de sa discipline : l’impossibilité qu’elle relève du savoir qui suffit pourtant à en définir la réalité – ici l’impossibilité de confondre la philosophie et la métaphysique dont elle ne diffère pourtant pas. Depuis cet impossible s’entend la distinction du sujet réel que n’importe qui pourrait être idéalement et du vrai sujet, celui de la signature, de l’effet d’autorité. Et certes, une chose est vraie d’être toujours déjà marquée de cet effet, ainsi du nul ne l’ignore.

Cette opposition du sujet et du vrai sujet, qui s’impose à partir de l’impossibilité que la philosophie est pour elle-même (autrement dit à partir de l’impossibilité qu’on l’identifie au savoir métaphysique en quoi sa réalité consiste pourtant), nous avons coutume de l’indiquer en refusant de confondre la décision qui renvoie à la solitude de celui pour qui le savoir ne compte pas, au choix qui renvoie au contraire à la communauté de celui pour qui le savoir nécessite ; pas de choix sans identification : dire que j’ai choisi, c’est dire implicitement que vous auriez fait la même chose que moi dans les mêmes conditions. La solitude hors de tout savoir, elle se marque par l’indication suffisantedu nom qui en effet ne signifie rien mais décide de tout, tandis que la communauté dans le savoir, elle se marque par l’indication suffisante de la place (” à ma place vous auriez fait ce que j’ai fait “).

Considérer qu’une réponse borde le réel revient forcément, par la nécessité proprement constitutive de la décision qu’elle soit signée, à considérer qu’elle est nominale.

Le rapport que nous faisons tous entre la question de la vérité et la question du nom propre est expressément constitutif de notre lecture des philosophes, en ce sens que nous ne pouvons aborder leurs livres qu’en les supposant décisifs. Et certes une décision, par opposition à un choix qui s’explique par des raisons qui eussent pareillement valu pour quiconque, cela se signe et ne s’entend à valoir que de cette signature. Par opposition à la lecture historique ou plus exactement historisante (car les grands travaux historiques sont des établissements de vérité et pas seulement de réalité) la lecture philosophique repose sur cette supposition, à la réflexion très étonnante, que la vérité, dont l’idée l’a proprement causée comme telle, est inséparable du caractère décisif de son objet, autrement dit du caractère nominal du discours qui le promeut : la morale, la durée, pour s’en tenir à des exemples qu’on pourrait facilement multiplier – cela relève de la philosophie kantienne ou bergsonienne. Impossible en ce sens de confondre la philosophie et la métaphysique quant à leurs objets, bien que toute philosophie soit une métaphysique : celui de la philosophie compte alors que celui de la métaphysique importe. Bien entendu, c’est le même, conformément à la nécessité réflexive qui rabat toute vérité sur le savoir ou, si l’on préfère, qui considère toute décision comme un choix notamment en parlant de bonne ou de mauvaise décision alors qu’une décision, toujours extérieure au savoir et par là au service des biens, ne saurait être ni bonne ni mauvaise.

Bref, et c’est le paradoxe de la philosophie comme production effectivement doctrinale : son réel est l’intransitivité de l’écriture dont l’implication, qu’on désigne dans le caractère décisif de son objet, est qu’elle s’épuise dans sa propre nominalité. Le nom dont l’apposition avère la décision ne signifie rien et par là rompt le savoir, et donc aussi la réalité dont celui-ci est la réflexion, par la vérité : la réalité de la morale est qu’elle soit une structure anthropologique dont les sciences humaines fournissent l’explication, mais sa vérité est qu’elle soit kantienne. Et ” kantienne “, ça ne signifie rien. Irréductibilité du philosophique au métaphysique, par conséquent, qui serait l’indication d’une ultime signification à quoi les autres se trouveraient justifiées d’être rapportées.

Pas de différence entre s’imaginer que la philosophie est affaire de conviction ou de croyance, s’imaginer que l’écriture est transitive, et s’imaginer que n’importe qui aurait pu trouver ce que tel auteur a indiqué dans ses écrits – comme s’il fallait croire les auteurs, révélateurs d’une réalité en droit disponible à n’importe qui, alors qu’on les lit pour la raisons suffisante qu’ils sont des auteurs. Le moins avancé des étudiants sait que la philosophie s’entend de la signature de chaque texte, et nullement de son contenu dont la différance temporelle est l’établissement même de l’impossibilité qu’il compte (personne aujourd’hui n’aurait l’idée de croire Leibniz ou Malebranche, alors même que leur lecture est et restera nécessaire).

Que l’intransitivité de l’écriture, dans son lien à la suffisance du nom propre dont la notion est celle d’un sujet extériorisé à tout savoir (à commencer bien sûr par celui qu’il est pour lui-même), soit paradoxalement le réel de la philosophie, c’est ce qu’on peut traduire en disant que le problème du philosophe n’est pas de savoir et donc d’être savant, mais de faire et donc de signer. Insistons : la responsabilité de l’auteur, par opposition à son éventuel savoir, est expressément constitutive du discours philosophique, attestée qu’elle est par l’impossibilité paradoxale que compte en lui autre chose que sa signature.

Dire que la philosophie, en distinction de la métaphysique dont elle ne diffère pas, est intransitive, c’est dire qu’il n’y a de philosophie que du décisif : la métaphysique aurait à dire des réalités (éventuellement suprasensibles) qui sont comme telles plus ou moins importantes et qui justifieraient par là même le choix que le philosophe en aurait fait, mais la philosophie traite, en distinction de cela, de réalités constituées de la décision de l’auteur – puisque la valeur du discours qui les dira tiendra exclusivement de ce qu’il en soit l’auteur. La métaphysique prend affaire du réel, éventuellement du plus réel (ens realissimum), alors que la philosophie, épuisée par l’incidence de la signature, le fait du vrai.

Il y a donc les réalités qui importent et celles qui comptent, les premières valant pour la science (notamment celle que la métaphysique serait du suprasensible) et les secondes pour la philosophie ; mais l’impossibilité que celle-ci s’entende autrement que selon la signature qui atteste de la décision (par opposition à la justification qui atteste du choix) oblige à reconnaître pour ces réalités qui comptent, et là exactement où elles sont reconnues comme telles c’est-à-dire dans la lecture philosophique, le statut de réalités décisives.

Dire après coup qu’il y a du décisif, c’est par conséquent assumer l’intransitivité de l’écriture dans ce qu’on pourrait nommer, au lieu de la lecture, un ” effet de métaphysique “. Et certes, toute entreprise philosophique est une production doctrinale dont le lieu propre n’est pas l’écriture (quoi qu’il puisse éventuellement s’imaginer, un philosophe n’a strictement rien à dire : il produit trois pages par jour, et c’est tout) mais la lecture (quand on lit un texte philosophie, on aperçoit une doctrine). Il faut donc parler d’ ” effet de métaphysique ” pour rappeler que la lecture philosophique exclut d’avance la croyance, puisque c’est de l’autorité de sa signature et non pas des informations éventuellement communiquées sur son objet que le texte est reconnu comme philosophique. Cela revient à dire qu’elle est toujours déjà installée dans la distinction du savoir et de la vérité, et par là même dans la production d’un savoir, celui-là même que la doctrine suivante réfutera et qui l’est donc en vérité déjà, dont son dit ne sera philosophique qu’à en être depuis toujours la distinction.

Plus simplement : il n’y a de philosophie que par la coupure du savoir par la vérité, que par la constante possibilité d’interrompre l’exposé pour, passant du savoir à la vérité, rappeler que c’est seulement d’être nominal que le texte est philosophique. Tout texte philosophique se constitue expressément de pouvoir être interrompu par un ” enfin bref ” qui interrompe l’exposé des raisons (des motifs de le choisir comme valable) par la mention d’un nom propre qui institue par là même le caractère décisif de son objet, dont il ne faut dès lors plus dire simplement qu’il compte. Ainsi peut-on interrompre n’importe quel exposé sur la morale réflexive par un ” enfin bref, c’est kantien “, et ainsi de suite pour tout objet possible d’un discours philosophique. Sans la constance de cette possibilité, il ne saurait s’agir de philosophie et inversement on doit nommer philosophie la production de cette nécessité.

On voit dès lors l’objection qui s’impose et dont j’indiquerai le développement la prochaine fois : qu’il y ait du vrai dans la nature – des choses marquantes, des choses qu’on ne se remettra jamais d’avoir reconnues et qui ont par là même cette propriété de donner à penser. Comment seraient-elles vraies depuis toujours, si c’est la coupure du réel par la décision qui le fait vrai quand cette décision n’a pas encore eu lieu ? A moins bien sûr qu’elle n’ait eu lieu depuis toujours, elle aussi, mais ce n’est pas une réponse. Les développements suivants reprendront tout cela dans l’horizon générale de la dette, puisqu’on ne pense jamais que ce qui nous a été donné à penser.

Je vous remercie de votre attention.