Cours du 30 mars 2001

De l’autorité au respect : une causalité éthique

 

Nous avons vu la dernière fois que l’autorité n’est pas une réalité, parce qu’alors il s’agirait non pas de l’autorité mais d’une puissance, sans aucun rapport possible avec la question du respect (l’expression contradictoire de « force morale » contraignante sert seulement à dissimuler l’absence de pensée). La question est donc celle de l’impossibilité du respectable au sens où être respectable ne saurait constituer la nature de quoi que ce soit : la dignité, notamment, n’est pas la caractéristique naturelle de certains êtres mais précisément le fait que la nature ne compte pas en eux. Dire que le respectable ne se caractérise pas par quelque chose de spécial, qu’il n’a pas de nature propre, c’est simplement rappeler que la question de la vérité est celle de la distinction et non pas de la différence (être vrai n’est pas une qualité dont certaines choses – par exemple des propositions – seraient dotées), mais c’est aussi indiquer le paradoxe de la distinction comme produisant des effets, alors qu’il semble que seule une différence en soit capable. Le respect est de cet ordre : c’est l’effet que produit sur nous une réalité distinguée, la manière dont elle nous affecte. Or cette affectation, précisément parce qu’elle procède d’une distinction et non d’une différence ou encore parce que l’autorité n’est pas une puissance, n’est pas une passivité et la question des effets n’est pas celle d’une production d’effets (auquel cas on retomberait dans l’absurdité de la « force morale »). Autrement dit respecter ne va jamais de soi, comme ce devrait être le cas si le respectable avait une réalité spécifique, et comme il en va de la réalité des effets dès lors qu’on a reconnu celle de la cause. C’est donc la même chose de dire que le respectable ne l’est qu’en distinction et donc en impossibilité à soi (son éventuelle respectabilité, entendue comme réalité spécifique, ne compte pas), et de dire que le respect qu’il inspire est non pas un effet mais un acte : quelque chose comme une Bejahung, un assentiment originel à la vérité qui ne va jamais de soi, dès lors que la vérité n’est pas une sorte de réalité. Or cet acte (par opposition à un effet passif) n’est pas un choix, parce que les raisons que nous aurions de respecter seraient en réalité des raisons d’estimer moralement. Mais respecter n’est pas estimer. Un acte subjectif qui ne soit pas un choix mais en quoi il s’agisse vraiment du sujet, c’est une décision – laquelle sera qualifiée de personnelle, au sens où tout rapport que nous entretenons à la vérité met en jeu la réponse à la question de savoir qui nous sommes, par opposition à un choix forcément anonyme. La « causalité » éthique qu’on indique en disant que certaines choses ou certaines personnes suscitent malgré nous notre respect renvoie donc à la question de la vérité propre de celui qui l’éprouve, à la décision où il s’agit vraiment de lui comme sujet. C’est bien entendu de l’autorité qu’on traite là.

La question du respect identifie la question de la vérité à celle de la causalité éthique

Si donc on s’interroge sur le rapport du respectable au respect autrement dit l’autorité, on nomme une causalité paradoxale : ce n’est pas le respect comme effet que le respectable cause, parce qu’il est en impossibilité de lui-même comme cause, mais c’est le respect comme décision. Tel est l’effet paradoxal du vrai quand nous le rencontrons : qu’il nous fasse décider (ou pas) qu’en effet (et par là même en cause) il y a de la vérité.

On va subjectiver cette notion en disant qu’elle renvoie à la décision qu’on prend de respecter – et qu’on prend forcément sans le savoir (c’est le propre de toute décision : la prendre, c’est constater qu’elle est prise) – parce que cette décision se confond avec la nécessité que nous soyons vraiment nous-mêmes, en distinction de celui que nous sommes « par ailleurs » et que n’importe qui aurait été à notre place. Et l’on doit nommer vérité ce qui relève de la première personne en tant que telle, c’est-à-dire dans le refus éthique de céder sur son impossible distinction (car en réalité, chacun est celui que n’importe qui aurait été à sa place).

De ce qu’elle porte non pas sur une impression mais sur une décision, je qualifie cette causalité d’éthique, puisqu’elle renvoie à l’idée d’être vraiment soi-même dans le respect, corrélativement à la nécessité que toute rencontre soit une épreuve. Car dans une épreuve, il ne s’agit pas de la réalité des choses mais de la vérité des personnes. Le respect comme vécu de l’épreuve (celle de la rencontre) dit d’une certaine manière qui nous sommes. Dans la causalité éthique, il s’agit par conséquent d’une production de notre vérité, si l’on nomme réflexivement « vérité », par opposition à réalité, la réponse à la question de savoir qui nous sommes, par opposition à la question de savoir ce que nous sommes – l’opposition de qui à quoi étant non pas une différence mais bien une distinction (car en fait, si on me demande qui je suis, je mentionnerai une place, une fonction : je ferai semblant de répondre, alors que je m’en tiendrai à la question de savoir ce que je suis).

Rien ne saurait nous inspirer du respect qu’il ne nous dise qui nous sommes. Voilà, réfléchi, ce que j’appelle la causalité éthique, dont il est désormais sûr qu’elle est impliquée dans la notion d’autorité, précisément parce qu’elle n’est pas une puissance – qu’elle renvoie à une décision et non pas à une impression.

L’autorité, telle qu’il nous reste à la penser, c’est finalement cette distinction du qui et du quoi non pas comme un fait(précisément : ce fait est inconsistant) mais comme vérité personnelle, laquelle est la décision éthique que le vrai (cela dont l’existence compte) légitime et non pas cause en nous.

Autrement dit : l’autorité procède toujours non pas d’un statut ou d’un savoir, mais d’une décision, celle de s’autoriser de soi-même. Et de fait : alors que nous devons respecter n’importe qui, nous n’éprouvons de respect que pour ceux qui s’autorisent d’eux-mêmes… Ma thèse est que l’on ne s’autorise de soi qu’à la condition que cela nous ait été originellement donné – le sujet de ce don étant le vrai lui-même, précisément dans sa distinction d’avec le réel (dont par ailleurs il ne diffère pas).

Le respect ne porte donc pas sur un être-respectable qui serait un état forcément métaphysique (l’autorité et la dignité seraient des faits spécifiques, des modalités du réel) dont il suffirait de prendre acte puisque, précisément, prendre acte, ce n’est pas respecter. J’ai traduit cette idée en disant que le sublime était toujours une imposture. Rien de plus évident : s’il n’y a plus qu’un état « nouménal » réalisé (mais la notion du noumène est précisément faite pour éviter cette contradiction), alors il n’y a plus de distinction et par conséquent plus de vérité : on est seulement dans un trivial de second degré (il y aurait le monde des héros comme il y a le monde des épiciers : chacun vit selon sa nature à son niveau). D’où ce paradoxe, permettant de penser l’autorité, que le respect s’autorise de sa propre impossibilité, que cette impossibilité fonctionne comme autorisation !

Et c’est justement parce que le respect ne va pas de soi (comme irait de soi le fait de prendre acte d’une dimension factuellement métaphysique de la réalité) que les gens qui respectent inspirent eux-mêmes le respect. Et l’autorité, c’est justement cette nécessité de la transmission transitive.

Pour le penser il faut donc s’appuyer sur cette impossibilité que le respect soit possible : respecter n’est pas assumer une possibilité mais c’est une décision éthique, et c’est pourquoi le respect est respectable, sinon on se contenterait de le constater comme on peut constater tel ou tel sentiment dans la personne d’autrui sans l’éprouver soi-même.

L’autorité est absolument inséparable de cette réversibilité, dont j’ai souvent expliqué qu’elle était celle de la marque, et dont vous comprenez qu’elle institue le sujet de la responsabilité : celui de la décision, par opposition au sujet anonyme du choix. Si le respect n’est tel, c’est-à-dire lui-même respectable, qu’à être une décision, cela signifie que la question du sujet de la responsabilité est bien entendu celui de cette décision, d’autant plus personnelle qu’elle est étrangère à la représentation : prendre une décision, c’est constater en soi qu’elle est déjà prise, par opposition au choix qui est une fonction automatique du savoir.

La corrélation du respect et de la décision, voilà par conséquent comment on peut traiter la question de l’autorité, dès lors qu’on a reconnu dans le respectable son essentielle impossibilité, qui impliquera qu’on décide de le respecter.

D’ailleurs tout le monde le voit bien : il y a des gens qui ne respectent rien, ou plus exactement qui ne respecte que ce à l’encontre de quoi la notion du respect paraît réflexivement (moralement) s’imposer, par exemple la force ou l’argent (ou la hiérarchie administrative, ou la réussite sociale…). L’abjection dont ces gens font preuve est encore une décision, dont la notion kantienne du « caractère intelligible » donne l’indication : c’est vraiment d’eux qu’il s’agit là, comme il s’agit vraiment d’elle quand une autre personne respecte la souffrance ou le travail. L’autorité est cette nécessité de la décision inhérente à l’objet du respect, et l’on approche ainsi du cœur de notre notion en reconnaissant que le vrai est sujet d’une donation qui est celle de notre vérité…

Evidemment, toute la question est de penser cette donation, qu’on ne peut pas confondre avec la donation phénoménologique (elle-même corrélative d’une réduction où il s’agit au contraire d’isoler en nous l’irréductible du phénomène) parce qu’elle est, si l’on peut dire, de nature éthique. Et certes, vous savez depuis longtemps que la notion de vérité est exclusivement éthique, s’il n’y a de vérité qu’en première personne – autrement dit s’il n’y a de vérité qu’en vérité, selon une infinitisation véritative dont le terme de génie est le signifiant. Et le génie, précisément, n’est rien d’autre qu’une décision éthique : celle, en un certain lieu (par exemple la peinture), d’être vraiment soi.

Ainsi, la question de l’autorité et celle du génie sont la même, non seulement parce que le génie consiste simplement à s’autoriser de soi-même là où n’importe qui aurait raison de s’autoriser d’une place ou d’un savoir, mais encore parce qu’il n’y a subjectivement de vérité (de génie, donc) qu’à ce qu’elle ait été donnée par un vrai, c’est-à-dire par un existant, si l’on nomme ainsi l’étant qui renvoie à rien le savoir dont il relève (et donc qui inspire le respect).

Dans l’autorité, il s’agit toujours du génie, dès lors qu’on reconnaît dans cette notion la double nécessité qu’elle concerne le particulier (le savoir commun ne le concerne pas alors même qu’il s’applique exhaustivement, puisque tout ce qu’on peut considérer peut être mis dans une catégorie) et que son statut soit exclusivement éthique. Ce qui revient plus simplement à dire que le vrai est ce qui est en première personne (par opposition à ce qui est selon le moi, et qu’on peut nommer la médiocrité du semblant). Ce que nous respectons, nous avons reconnu d’une manière ou d’une autre qu’il existait en première personne, c’est-à-dire à l’encontre de toute représentation et de tout savoir (donc de toute semblance).

D’où ce paradoxe que nous n’avons pas fini d’explorer que l’autorité naisse toujours de sa propre impossibilité et du retrait de sa propre représentation. L’autorité n’est possible que dans la représentation mais elle est, par là même, ce qui atteste que la représentation ne compte pas.

Il y a un paradoxe phénoménologique de l’autorité qui est le retrait de ce qui n’est pourtant nulle part ailleurs que dans sa propre représentation, doublé d’une difficulté philosophique liée au caractère juridique de ce retrait – sinon on aurait seulement affaire à une bizarrerie phénoménologique et la question de la vérité ne serait nullement concernée. Or elle l’est, en ceci qu’il n’y a d’autorité qu’à ce que la vérité soit en cause dans ce retrait phénoménologique.

Je le dis autrement : l’autorité est ce qui fait que la vérité est la vérité, elle qui ne l’est qu’en vérité et jamais en réalité. En disant cela, je rappelle donc que rien ne saurait être(naturellement ou positivement) respectable – puisque respecter est un acte et non un effet, autrement dit que cela ne va jamais de soi (ce qui serait le cas si la « respectabilité » était un caractère). Concrètement, je traduis tout cela en me référant à la première personne comme telle  c’est-à-dire à la nécessité éthique de s’autoriser de soi, par opposition à l’évidence impliquant qu’on s’autorise toujours de son savoir ou de sa place.

L’impossibilité véritative du respect, cela signifie déjà que c’est dans son sentiment de respect que se joue la vérité personnelle de quelqu’un. Dis moi pour quoi tu éprouves du respect, et je te dirai qui tu es, en somme : là où l’acte décisionnel premier assumera comme valable que la réalité ne compte pas.

Cet acte, le paradoxe est qu’il faut en penser le sujet personnel à partir de la nécessité pour le vrai d’être sujet réel de la vérité. Le vrai donne la vérité, et c’est cela, être vrai. Concrètement, cela veut dire que la rencontre du vrai nous met au pied du mur de l’éthique : cèderons-nous, en répondant comme n’importe qui aurait raison de répondre, ou au contraire serons-nous fidèle à la promesse impossible que nous sommes depuis toujours de nous autoriser de nous-même ? Le second terme de l’alternative, quand on le réfléchit, impose le respect, et par là donne à reconnaître qu’il s’y agit bien de vérité : de la vérité réelle à la vérité personnelle. Autrement dit, le propre du vrai est de nous demander ce qu’il en est de nous. Allons-nous biaiser (par exemple en répondant à une question philosophique par des références) ou au contraire affronter la décision ? Voilà, à mon avis, en quoi consiste la « causalité » éthique. La notion du génie résume parfaitement cette problématique, quand on la considère selon ce qu’elle suppose (la reconnaissance de la vérité) et ce qu’elle implique (ne pas céder sur sa propre incompréhensibilité, autrement dit ne pas ramener ce qui compte au service des biens).

L’autorité toujours aberrante et la nécessité de l’interprétation

L’éthique et la problématique pratique du génie sont identiques puisque le génie n’est rien d’autre que le refus de céder sur l’irréductibilité de la personne qu’on est à celle qu’on se représente être (s’installer dans sa propre étrangeté, autrement dit), et que cette étrangeté n’est pas un état mais un acte, celui qui consiste à ne pas se dérober quand le vrai lui-même est là, qui dès lors donne la vérité et par conséquent le génie.

Le vrai donne la vérité, et en ce sens il la « cause ». Cette causation, en tant qu’elle n’est pas linéaire mais forcément métaphorique (car seule la métaphore est l’acte d’un sujet qui est sa propre impossibilité), je la nomme tradition. Ma thèse est que l’idée de vérité implique rigoureusement celle de tradition, et qu’il est absolument contradictoire d’employer ce terme sans reconnaître qu’elle s’entend exclusivement en première personne, laquelle reconnaissance suppose elle-même que la première personne réponde sur le mode de la métaphore (génialement donc, autrement dit dans la décision éthique) de cette tradition.

Concrètement, cela signifie que l’autorité qui définit le vrai s’oppose radicalement à l’intelligibilité qui permettrait de l’admettre comme tel.

Là où il y a autorité, il ne peut pas y avoir intelligence, de sorte que, pour parler d’une manière générale, il faut dire que l’autorité est sa propre aberration, et qu’une autorité qui n’est pas aberrante (comme est aberrante la métaphore c’est-à-dire l’acte de la première personne pour elle-même) est une contradiction dans les termes.

Rien là que de très banal. Vous voyez bien que si je vérifie, par exemple, l’ordonnance de mon médecin en faisant des recherches dans les ouvrages médicaux, cela signifie que je ne lui reconnais aucune autorité : j’ai le sentiment que ce n’est pas à bon droit qu’il s’autorise du savoir médical. Si maintenant je prends en exemple une autorité véritable (car le médecin n’est qu’un « en tant que » : c’est la médecine qui compte et non pas lui), je ne peux le faire qu’à accepter d’avance le caractère incompréhensible des ordres qui seront donnés. Je vais même plus loin en faisant remarquer qu’il appartient à la nature d’un ordre d’être aberrant, puisqu’obéir à une consigne dont on a soi-même aperçu la nécessité n’est tout simplement pas obéir. On n’obéit jamais qu’à la folie des autres (je parle du point de vue de la représentation, bien entendu : en vérité, c’est du génie qu’il est question), parce qu’obéir à leur raison c’est simplement s’obéir à soi-même (comme quand je suis les conseils diététiques du médecin, après qu’il m’ait longuement expliqué les conséquences de tel ou tel type d’alimentation), autrement dit c’est avoir refusé d’obéir – n’avoir pas reconnu l’autorité. Il n’y a d’autorité que folle – au sens de non raisonnable.

Cette nécessité pour l’autorité d’être aberrante, je la rapporte à la nécessité que la première personne s’institue éthiquement dans ce que j’ai nommé la « métaphore personnelle » (si un seul des concepts que je propose dans mon enseignement devait être retenu, je voudrais que ce soit celui-ci).

Mais une métaphore présente une propriété bien intéressante pour nous ici, une propriété qui fonde le sujet de l’autorité qu’on peut, tautologiquement, nommer un « auteur » (auteur = sujet, en tant qu’il fait autorité). Je l’énonce : sa distinction d’avec le concept se traduit par l’impossibilité qu’elle soit jamais « traduite », au sens où l’on pourrait lui substituer une formule conceptuelle équivalente (même si c’est une périphrase très longue). Or cette substitution, l’impossibilité de confondre la distinction et la différence nous oblige à reconnaître qu’elle est définitivement impossible. Je traduis concrètement : le propre d’une métaphore, c’est qu’elle exige indéfiniment d’être (ré)interprétée, chaque interprétation donnant paradoxalement lieu à un effet de vérité. Alors, je le demande : est-ce que ce n’est pas très exactement ce qui caractérise l’auteur ? Par exemple : chaque lustre nous donne son Descartes ou son Platon, dans une interprétation qui nous donne à chaque fois le vrai Descartes ou le vrai Platon et qui, cinq ans plus tard, sera totalement et définitivement oubliée.

L’autorité se définit donc d’un côté par l’impossibilité de sa fondation (si elle était fondée, elle serait une nécessité de fait ou de droit, mais pas une autorité) et de l’autre par la nécessité indéfinie de sa réinterprétation. La « donation » de vérité dont je viens de parler est le nouage de cette double nécessité, que j’aurai sûrement l’occasion de présenter autrement, mais dont je peux expliquer la paradoxale asymétrie (d’un côté l’œuvre qui compte, de l’autre l’interprétation qui ne compte pas malgré sa nécessité formelle) en réfléchissant sur la nécessité, pour la donation de vérité, d’ouvrir à la question de la vérité personnelle, c’est-à-dire à la distinction entre les questions qui et quoi.

En effet, toute reconnaissance de vérité (par opposition à constatation de réalité) est une décision dans laquelle se décidela réponse à la question de savoir qui nous sommes.

Or une opposition radicale s’impose, impliquée dans la nécessité périodique de réinterpréter le vrai – une nécessité qui ne concerne donc que l’époque, entendue comme un régime original de vérité : quand la réponse à la question qui concerne non pas une personne mais une époque (une époque comme sujet, alors), il faut nommer « interprétation » l’effet du vrai. Ainsi les anciennes interprétations nous disent-elles ce qu’il en est vraiment de leur époque (par opposition à ce qu’il en était réellement et qui relève du savoir des historiens), alors qu’elles imaginaient (nécessairement et à bon droit sur le moment, toute la question étant précisément là) être la réduction et par conséquent la donation même du vrai.

Ce mécanisme particulier de l’interprétation est celui de l’autorité du vrai, quand cette identité éthique (être vraiment soi) est celle d’un époque et non pas d’un individu. Et de fait : toute époque est géniale. (D’ailleurs il n’y a de découpage des époques que dans la reconnaissance du génie de chacune d’elle.) Mais ce génie que tout le monde admet, il n’acquiert sa dimension réflexive que dans l’interprétation de ce qui ne relève pas de l’époque en question. Dans les anciens enregistrements ou les anciens commentaires, c’est vraiment de leur époque qu’il s’agit, cette vérité s’entendant en proportion de l’aveuglement qui contraignait chaque interprète à se vivre lui-même comme le vrai découvreur d’un vrai jusque là méconnu. C’est en ce sens très particulier qu’on peut parler de vérité des interprétations, dans le caractère réflexif de la notion : vérité proprement donnée par le vrai qui est toujours en impossibilité véritative à lui-même.

La notion du génie rassemble cette problématique, qu’on la considère individuellement ou collectivement : individuellement, cela se traduit par l’impossibilité que la pensée ne soit pas un moment d’une tradition, et collectivement cela se traduit par le paradoxe de l’interprétation qui est à chaque fois la dernière. Il est aussi impossible à la pensée de ne pas s’inscrire dans la tradition qu’il est impossible à une époque de n’être pas un sujet d’interprétation. Et la question de l’autorité est celle de la double nécessité de s’inscrire dans une tradition et d’être indéfiniment réinterprété. Il est aussi absurde, à mon avis, de parler d’une vérité qui ne soit pas fidèlement inscrite dans une tradition que de parler d’une vérité qui ne soit pas en première personne. La notion du génie, encore une fois, dit cette corrélation. Quelqu’un qui ne s’inscrit pas dans une tradition, ce n’est pas un auteur, ni quelqu’un dont le travail n’exige pas interprétation – laquelle notion renvoie par conséquent à la production de l’époque comme telle. Ce qui fait autorité, à un époque, c’est ce qui l’a donnée à elle-même, la nécessité interprétative étant le procès de cette donation.

J’appelle « autorité » cette double nécessité de la tradition et de l’interprétation, où s’accomplit la causalité éthique du vrai. Voilà ce qui est éthiquement en cause dans le respect.

Je vous remercie de votre attention.