Cours du 6 avril 2001

 

L’autorité : un terme qui manque

J’ai proposé la dernière fois de penser le respect dans sa nécessité éthique en partant de cette évidence que respecter ne va jamais de soi, parce que la vérité n’est pas une sorte de réalité dont il suffirait de prendre acte. Des vies entières de naïveté existentielle se déroulent à l’abri de toute vérité, sans qu’on puisse pour autant les mépriser, tout simplement parce qu’il n’y a jamais eu en elles que des réalités de toutes sortes et toujours plus ou moins importantes : si ces personnes avaient rencontré de la vérité, ces personnes en auraient sûrement tiré les conséquences, comme elles ont tiré les conséquences d’une manière ou d’une autre de toutes les réalités qu’elles ont rencontrées (mais justement : toute la question est bien là…). Si donc on parler d’éthique c’est précisément à partir de cette impossibilité qu’il y ait de la vérité ou, si l’on préfère, de l’impossibilité qu’il y aurait à la comprendre et à la dire comme telle. C’est par conséquent la même chose de dire que le respect ne va jamais de soi ou de dire qu’il n’y a de vérité qu’en première personne – et inversement, l’appellation de « vérité », précisément parce qu’elle est faite de l’impossibilité de la compréhension qu’assurerait un dernier métalangage, suffit à désigner ce qui s’est éthiquement constitué. Toute vérité est originellement éthique, parce qu’il n’y a de vérité qu’en première personne, que dans un acte (par opposition à une action) où ce qui compte soit en cause. Or cette constitution est précisément ce que s’épuise à désigner le terme de génie. Il n’y a jamais de respect que du génie, par conséquent, et c’est ainsi que la notion de vérité explicite son caractère exclusivement éthique – puisque le génie n’est rien  que la décision de ne pas céder sur la distinction du vrai et du réel, subjectivement (chacun est celui qu’un autre aurait été à sa place, la vérité s’entendant de la fausseté de cette évidence pourtant irrécusable).

Dire que l’éthique est la nature du vrai, au sens où l’on détermine ainsi ce qui s’entend en première personne, ou que l’autorité ne saurait constituer un caractère dont il faudrait décrire les expressions (par exemple l’« influence »), c’est la même chose : une nécessité qu’on peut traduire en disant qu’on n’est jamais auteur qu’à la condition de se tenir dans sa propre impossibilité.

Toute la question de l’autorité (donc du respect) est celle de cette tenue : ceux qui nous inspirent du respect nous ont laissé reconnaître qu’ils n’étaient pas vraiment là où ils étaient réellement – exigeant en quelque sorte depuis leur propre vérité d’être distingués (d’eux-mêmes) une distinction que nous accomplissons alors en première personne, dans notre acte propre. En disant que le respect n’est pas un effet mais un acte, nous situons bien sûr notre vérité non pas dans notre représentation mais dans notre sensibilité – à la fois le lieu et l’effet de la marque. Tout le monde sait que la vérité d’une personne se trouve dans sa sensibilité (même Kant !).

La marque, c’est là où l’on a été « sensibilisé » c’est-à-dire affecté par ce qui compte en tant qu’il compte – et donc affecté d’une manière exclusivement éthique. La question de la vérité du sujet tient dans ce paradoxe de l’éthique  des marques, qui ne sont pas des traces (d’éventuels traumatismes). Notre corps est multiplement éthique, ainsi que j’ai essayé de l’expliqué plusieurs fois à l’encontre de l’évidence réflexive (dont personne n’est sans savoir qu’elle ne compte pas, quand il s’agit de vérité). Bref, la marque est le point où la réalité ne compte pas, où la vérité s’impose à l’encontre du savoir éventuellement exhaustif qu’on peut avoir de soi-même et de la réalité. L’exemple des marques commerciales en est la démonstration : l’acheteur n’a que faire des qualités objectives des produits qu’il achète, il veut seulement qu’il soit vrai – s’en trouvant par là même distingué de l’avoir élu contre sa réalité, justement. Là est l’autorité, donc. Un auteur, c’est toujours quelqu’un qui parle depuis sa marque, et jamais depuis sa réflexion – même quand il est philosophe, puisque la philosophie est pensée autrement dit invention, et qu’on n’invente jamais que là où l’on n’est pas mais où le vrai à marqué.  Là est l’autorité, autrement dit l’éthique de celui qui s’autorise de soi.

Et certes, on ne s’autorise jamais que localement de soi, puisque la vérité est toujours partielle et, de marquer, locale. C’est cette partialité du vrai qui fait l’auteur, par opposition à l’absoluité de la présence à soi qui définit la réflexion comme un savoir, absolu dès lors qu’il est libéré de sa portée objective, de ce qu’il en est des choses pour soi.

La distance à soi qui définit l’autorité et qu’on peut simplement ramener à l’impossibilité d’un ultime métalangage, c’est d’elle qu’il est question dans ce qu’il faut nommer la « crainte filiale », par opposition à la « crainte servile » qui renvoie à quelqu’un étant au contraire sa propre nécessité. En cette notion, cruciale pour la question du respect (puisque respecter consiste à craindre et que l’esclave est suffisamment défini quand on a dit qu’il était incapable de respecter), il s’agit donc d’une distance originelle, celle dont le respect aura été la reconnaissance.

Il s’agit bien sûr là de la localité et de la partialité de la vérité, par opposition à l’universalité de la nécessité réflexive : alors que je suis n’importe qui dans ma réflexion, je ne suis (vraiment) moi que sans moi, là où sans le savoir je suis marqué – de sorte que c’est là, et nullement dans ma souveraineté subjective, que se trouve ma capacité de poser un acte. Celui-ci n’apparaîtra donc comme tel qu’après coup : il est absolument contradictoire de vouloir poser un acte parce que ce serait la représentation et non la vérité qui en déciderait, de sorte qu’il s’agirait d’une action et non pas d’un acte ; mais un jour on découvrira que, sans le savoir, on en a posé un qui a malgré soi décidé de tout.

Certes, j’ai déjà dit cela. Mais quand je parle de « distance originelle » à propos de l’autorité, c’est essentiellement pour indiquer la distance absolue de l’origine : elle n’est rien, toujours identique à sa propre antériorité (on ne peut la saisir que sous la forme du commencement, alors qu’il la suppose), et par là toujours trop loin en arrière. C’est cette impossibilité que je vois au principe de l’autorité. L’objet, si l’on peut dire, n’inspire donc le respect qu’à la condition qu’être originé ailleurs que là où il est aperceptible, en un lieu qui soit littéralement impossible parce qu’il est l’antériorité (véritative) que la vérité doit être pour elle-même (car il n’y a de vérité qu’en vérité). Rien d’étonnant : l’objet du respect, c’est le vrai, autrement dit le distingué ! C’est ce que j’ai exposé la dernière fois en niant qu’il puisse exister positivement du respectable (ce qui nous obligera bien sûr à penser pour elle-même la notion de dignité), autrement dit en niant que respecter aille jamais de soi : ce n’est jamais un effet et encore moins un choix (puisqu’il n’y a pas de savoir de la distinction mais seulement de la différence) mais toujours une décision.

La « causalité éthique », dont je parlais la semaine dernière, c’est par conséquent l’impossibilité que la vérité est à elle-même qui permet seule de la penser. Mais cette impossibilité, il faut maintenant la penser concrètement ! Et pour cela, il ne suffit pas de répéter comme une litanie que le savoir ne compte pas, il faut encore reconnaître dans le savoir lui-même l’impacte de l’impossibilité qu’il compte, puisque nous parlons bien de quelque chose (le distingué) et non pas d’autre chose (le différent) – dont dès lors nous ne pouvons dénier qu’il y ait savoir.

La marque, dans le savoir, de l’impossibilité qu’il compte

Pour respecter, il faut avoir reconnu que la réalité ne comptait pas, ce qui en atteste concrètement étant l’objet du respect proprement dit, autrement dit l’entité marquée – puisque la marque est justement le point où la réalité ne compte pas, ainsi que n’importe quelle acception de la notion le met en évidence (je viens de rappeler le cas des marques commerciales).

Une marque n’est pas un signe. Si donc on ne respecte que le marqué, cela signifie qu’on ne respecte qu’à laisser la compréhension en arrière, et aussi à reconnaître dans ce qui nous inspire du respect l’impossibilité qui définit l’origine, puisque toute marque est marque de l’origine – l’épreuve d’où l’on vient comme n’en étant pas revenu, paradoxalement. Le respectable, autrement dit le marqué ou encore le vrai, est fait d’origine – et c’est précisément de le reconnaître qu’il faut parler d’éthique, puisque l’origine n’est rien et qu’elle ne saurait pour cette raison produire aucun effet. Etre fait de l’impossibilité de l’origine, c’est être vrai, et c’est pourquoi la reconnaissance du vrai, d’une manière générale, est toujours une question d’éthique. D’ailleurs tout le monde le sait, notamment à travers la question du jugement esthétique, qui ne peut se poser aujourd’hui qu’à la condition qu’on pense la décision qu’on prend de reconnaître, ou pas, tel ou tel objet comme une œuvre. Ainsi personne n’a jamais ignoré que quand le bourgeois bouffi de satisfaction se refuse à reconnaître comme œuvres des productions qui attestent du caractère problématique de l’existence humaine, il ne s’agisse précisément d’une décision qui le concerne, autrement dit d’une éthique, et nullement d’un manque d’information ou de savoir (même si personne ne songe à nier l’importance de l’apprentissage des codes – mais justement : si cela importe, c’est que cela ne compte pas). C’est justement parce qu’il est l’épreuve du vrai comme tel que le respect relève de l’éthique, sinon, on en resterait à la question kantienne du sentiment moral.

Pourquoi faut-il parler du respect comme d’une décision et non pas comme d’un choix ? Parce que l’éthique s’entend justement de ce que le savoir ne compte pas.

Je rappelle que le choix est toujours automatique, et qu’il faut l’entendre comme une fonction du savoir (l’envers de sa fonction de produire du sujet – par exemple un médecin dans le cas de la médecine et ainsi de suite) , puisque tout choix est choix du préférable et que c’est le savoir qui fait apparaître le préférable comme tel. Si l’on choisissait de respecter, cela signifie qu’on aurait reconnu dans tel ou tel objet un caractère qui le différencierait des autres. Or pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que la vérité existe, qu’on puisse la représenter comme telle, autrement dit qu’on puisse s’autoriser d’un métalangage. Comme ce n’est pas le cas, il est impossible de parler d’unchoix de respecter.

Par conséquent la question de l’autorité est toujours celle d’une décision, non seulement chez celui qui l’exerce (ne pas céder sur son statut de première personne, ou au contraire décider d’être celui que n’importe qui serait à sa place dans le cas des « en tant que ») mais encore chez celui qui la reconnaît, puisque reconnaître une autorité revient à la respecter.

Toute décision peut réflexivement être présentée comme un choix, je l’ai déjà dit, et donner lieu à l’illusion qu’il pourrait y avoir de bonnes ou de mauvaises décisions. L’absurdité de cette conception apparaît quand on déconstruit l’illusion réflexive, pour laquelle il n’y a de sujet que constituant et que comme indifférent (quand je réfléchis, c’est pour parvenir à une pensée que n’importe qui aurait raison de poser). Puisque la décision échappe par définition au service des biens (elle s’oppose au choix, lequel porte nécessairement sur ce qui apparaît comme préférable), elle ne saurait être bonne ou mauvaise quant à son objet, mais seulement quant à son sujet. Autrement dit, en toute décision, la question qui se pose est de savoir si elle est une fidélité à sa propre impossibilité (c’est seulement sans soi qu’on est soi) ou au contraire une trahison (on n’acceptera d’être soi qu’avec soi).

 La question du respect est celle de cette alternative de la fidélité ou de la trahison : on se trahit quand on trouve des raisons de respecter, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de différence entre l’infidélité à soi (à sa propre impossibilité) et le refus de respecter (puisque respecter en ayant des raisons de le faire, ce n’est pas respecter mais estimer). C’est toujours soi-même qu’on ne respecte pas – c’est-à-dire qu’on décide de ne pas respecter.

La question de la vérité apparaît précisément de ce que la question du choix apparaisse comme mensongère : elle est dans le déplacement qui interdit de jamais la ramener à ce qui est pourtant évident pour tout le monde, lequel déplacement assume l’impossibilité du métalangage dont tout discours de l’ex-cuse est au contraire la promotion.

Ainsi, dans le cas d’un sujet subrepticement confondu avec l’agent social qu’il est forcément par ailleurs (le mensonge consistant à oublier que c’est seulement « par ailleurs », dans sa réalité et non dans sa vérité, qu’il l’est), le discours sur la société fonctionnerait comme métalangage puisqu’il rendrait compte de la vérité.

Si l’on admet que le respect s’entende comme éthique de distinction (respecter quelqu’un, c’est nier que sa réalité soit sa vérité bien que celle-ci ne soit surtout pas autre chose que celle-là), alors on admet que l’impossibilité du métalangage est proprement constitutive de ce qu’on respecte – ou du moins de la signification du respect.

Voici ma thèse : le mot qui dirait ce qu’il en est vraiment de la vérité manque toujours, et c’est à la condition de ce manque que le respect se rend éthiquement possible. Pas de respect sans cette reconnaissance d’un manque originel dans le savoir, sans avoir admis originellement que le savoir est « troué » d’un manque qui est celui de l’ex-cuse, telle qu’on peut la définir par la confusion de la réalité et de la vérité.

Bref, je le dis en employant un terme de psychanalyse : refuser de respecter, c’est transférer, parce qu’il n’y a de transfert qu’à dissimuler éthiquement l’incomplétude du savoir : le savoir qu’on suppose à l’autre est forcément suffisant : il doit savoir, lui, ce qu’il en est vraiment de la vérité ! Tout transfert est un mensonge, en ce sens (comme peut-être la fin de l’analyse est de le réaliser).

Je le dis autrement : on ne respecte l’autre qu’à ne pas imaginer qu’il ait le dernier mot, et qu’à rester soi-même en manque de ce dernier mot – lequel manque, à mon avis, est le moteur de la pensée (et doit donc s’entendre comme causalité éthique, puisqu’on ne pense jamais qu’à poser ce que nul ne pourrait avoir raison de dire ou de faire à notre place).

Bien sûr, ce dernier mot, vous l’avez tous reconnu – du moins ceux d’entre vous qui ont suivi mon enseignement sur la philosophie : c’est le nom propre, le nom que j’ai appelé « secret » parce qu’il n’y a de propriété qu’en extériorité à soi et sans le savoir – ce nom qui manque toujours et sur lequel la médiocrité consiste à avoir cédé, puisqu’elle en fait l’indication d’une place autrement dit une publicité (le nom de chacun est celui que n’importe qui aurait porté à sa place – de sorte que c’est un nom commun et impropre, quand il n’est pas secret c’est-à-dire institué dans une œuvre).

A mon avis, la question du respect est celle de ce nom, parce qu’il n’y a pas de différence entre la nécessité éthique et celle de ce nom, dès lors que la nécessité éthique s’entend en première personne et que ce nom est secret – impossible à dire, sinon justement à être sa propre impossibilité, telle qu’elle s’impose quand on reconnaît qu’on ne pense jamais que là où l’on n’est pas.

Le sujet d’un tel dire, je l’appelle un auteur et je ramène à cela toute la question de l’autorité.

Mais je vais trop vite. Je voudrais juste indiquer l’exclusivité du respect et de la supposition du savoir en disant que cette supposition fait de l’autre un sujet métaphysique, et qu’il n’y a justement de respect qu’à l’encontre de cette éventualité. Car enfin, si je suppose à l’autre un savoir, comme je le fais quand, malade, je vais voir mon médecin en supposant qu’il a le savoir qui viendra complémenter ce dont je souffre (de sorte que son savoir compensera exactement ma souffrance : tout ramener au degré zéro – ce qui s’appelle me guérir), j’en fais forcément un « en tant que », autrement dit un médiocre : quelqu’un qui ne compte pas (dans le médecin, c’est la médecine qui compte et non pas lui – bien qu’il soit par ailleurs un être humain). Comment pourrais-je respecter quelqu’un en posant expressément qu’il ne compte pas ?

Je le dis autrement : parce qu’il méconnaît que le seul terme qui compte soit celui qui manque, le nom secret, le transfert est une servilité, au sens exact où je vous ai enseigné que l’expérience en était une, elle qui consiste conditionner une chose de telle manière qu’on puisse la jeter à la poubelle quand on en aura extrait du savoir. On ne transfère jamais que sur quelqu’un qui ne compte pas, et en tant qu’il ne compte pas (c’est pourquoi le transfert n’est pas de l’amour adressé à l’analyste, mais à du savoir).

Dans la problématique du respect, le savoir en question est forcément savoir sur la vérité, puisque respecter consiste à éprouver que quelque chose est vrai ou distingué. Par conséquent respecter consiste à ne pas supposer à l’autre ce savoir, à le maintenir dans son manque du nom qui en ferait positivement un être vrai, comme l’herbe est verte ou le ciel est bleu.

Et si l’on déplace légèrement la question vers la problématique de la reconnaissance, on dira que l’autre est toujours supposé avoir raison sans le savoir. Je rappelle en effet l’argument : si l’autre n’a pas raison, alors il est un effet du monde (sa fatigue, son ignorance, son aliénation, etc. expliquent qu’il ait fait ce qu’il a eu tort de faire), de sorte qu’il n’y a pas de différence entre le reconnaître et reconnaître que, quoi qu’on se représente soi-même, il a raison, mettant par là même la vérité en cause non pas comme un savoir mais comme un nom (par exemple si Kant a raison, alors c’est que la vérité est de nature kantienne). Celui qu’on respecte n’a donc jamais raison que sans le savoir et l’éventualité contraire exclurait le respect. En effet : sachant pourquoi il a raison, il aurait seulement agi en s’autorisant de ce savoir et non pas en s’autorisant de lui-même, bref il ne serait qu’un « en tant que » ! Et un « en tant que », personne ne peut le respecter (par exemple c’est l’Etat qu’on respecte en obéissant au préfet, et nullement l’individu interchangeable donc insignifiant qu’on a devant soi).

De même que l’épreuve s’oppose à l’expérience, le respect s’oppose au transfert : il n’y a de vérité qu’en distinction du savoir. Si le transfert est essentiellement servile, autrement dit s’il n’y a transfert qu’à dénier le manque de savoir sur la vérité qui permettrait (ce manque) de respecter, alors on peut dire que le moment du respect est le moment où le transfert devient impossible parce que c’est du génie même de l’autre qu’il s’agit alors (qu’il soit vraiment lui-même) et qu’il n’y a de génie, comme on l’a toujours su, que sans le savoir.

Dans le respect la vérité est libérée du savoir, parce que c’est du distingué comme tel que, à l’encontre du savoir dont il ne serait alors que l’effectuation, on fait la rencontre : l’autre qu’on rencontre, si on le rencontre, ce n’est pas de son savoir qu’il s’autorise mais de lui-même – ce que j’appelle tautologiquement son génie.

D’où, pour reprendre mon allusion à la philosophie de tout à l’heure : il n’y a de respect qu’à l’encontre de la métaphysique, définie par la nécessité que le savoir commande l’existence. Et inversement : l’attitude métaphysique, celle qui consiste à poser qu’il y a un savoir de tout et que ce soit lui qui compte, est l’impossibilité même du respect. Philosopher s’entend toujours à respecter – nouvelle raison pour quoi on ne philosophe jamais que dans une tradition (et la tradition philosophique, justement, c’est de penser)

Si maintenant nous reprenons la question de l’autorité (qui est aussi bien la question de ce que c’est qu’un auteur), il faut dire que c’est la question de ce manque du dernier mot qui dirait enfin ce qu’il en est vraiment de la vérité – dernier mot que j’ai nommé le « nom secret », tel qu’il apparaît après coup dans l’œuvre ! Là où il y a autorité, il y a œuvre. Les deux notions sont absolument inséparable : on ne voit pas ce que pourrait être une autorité qui ne donnerait lieu à rien, et d’autre part on ne voit pas qu’une réalisation ait jamais droit au titre d’œuvre en dehors de l’autorisation qu’elle tiendrait de son auteur – non pas de son savoir ou de sa place, ni même de son talent, mais simplement du fait qu’il est lui et non pas celui que n’importe qui aurait été à la même place (sinon, c’est de cette place qu’il s’autoriserait : un « en tant que »).

L’autorité, ce n’est pas que le dernier mot soit donné (au sens où il y a des gens qui veulent toujours « avoir le dernier mot », proclamant par là même leur médiocrité) mais c’est précisément qu’il manque et que ce manque soit ce qui compte.

Concrètement : ce qui compte, c’est que le nom propre soit le signifiant de la vérité de la vérité, autrement dit qu’il soit absolument impossible et que par là même il autorise ce que dès lors on aura raison de nommer vrai, parce que ce sera distingué.

D’où cette évidence qu’un auteur est quelqu’un qui manque de son propre nom : son nom commun ne compte pas (c’est le propre de n’importe qui d’avoir un nom c’est-à-dire d’être posé comme anonyme), contrairement à son nom secret, lequel est secret, précisément, c’est-à-dire posé comme tel par son œuvre comme réponse après coup, étonnante dans sa dimension de vérité, à la question de savoir qui on est.

La question de savoir qui l’on est, c’est la question de la vérité au sens du vrai sur le vrai dont le manque doit, selon moi, se dire comme « génie ». Il n’y a pas de vrai sur le vrai, et c’est à s’installer dans cette vérité qu’on pense. Tout le reste n’est que bavardage autrement dit démission de soi-même – bref : transfert, notamment sur sa place. Car qu’est-ce qu’un « en tant que », sinon un sujet qui a décidé que le savoir de l’institution serait sa vérité, autrement dit quelqu’un qui a décidé qu’il serait lui-même sans vérité ? En quoi je ne désigne pas une fonction sociale, mais une décision éthique : la trahison consistant à se prendre pour soi, comme si la vérité n’était pas sa propre impossibilité, comme s’il y avait un dernier métalangage, comme si le dernier mot, celui qui dit ce qu’il en est vraiment de nous, ne manquait pas…

J’indiquais la semaine dernière que l’autorité est forcément aberrante, parce qu’une autorité raisonnable n’est que l’effectuation de sa propre réflexion, et par conséquent pas une autorité du tout (si on n’obéit qu’à la condition d’être d’accord, on n’obéit pas). Mais bien sûr cette « aberration » doit être pensée d’une manière telle qu’on puisse y reconnaître l’autorité : non pas positivement (comme quand un chef est frappé de folie, auquel cas le règlement oblige son premier subordonné à le relever de son commandement), mais négativement, au sens où l’autorité est précisément là où manque ce savoir sur la vérité qui justifierait le transfert comme l’opération la plus sage que l’on puisse accomplir !

Bref, un auteur, c’est le contraire d’un maître ou d’un gourou : il n’en a rien à faire, de la sagesse – ni pour lui qui ne pense qu’à ne pas se comprendre, ni pour les autres dont il ne veut pas le bien.

Les gens qui ont de l’autorité, ce sont des gens qui, contrairement aux gourous qui hypnotisent ou aux maîtres qui asservissent à la haine de l’objet qu’ils veulent réduire (car le discours du maître se réfère à un objet comme à ce qu’il s’agit de réduire en faisant advenir le savoir comme vérité), attestent du manque, dans le savoir qu’on peut leur supposer, de la raison qu’il y aurait finalement de le supposer et qui permettrait alors de confondre la vérité dont on manque avec le savoir qu’on leur suppose. Car on ne respecte de n’avoir pas de raisons de respecter, ainsi que j’espère vous l’avoir montré l’autre jour quand je parlais de « causalité éthique ».

Moi je dis que le secret de l’autorité (et par conséquent de la réponse à la question de savoir ce que c’est qu’un auteur) se trouve dans la nécessité de rapporter l’impossibilité qu’il y ait des raisons de respecter au manque d’un mot, le dernier mot, celui qui dirait enfin le vrai sur le vrai – dont notre réflexion de l’année dernière nous a appris que c’était le nom propre c’est-à-dire secret de celui qui parle.

Partout où ce nom impossible, en tant qu’impossible, est en cause, il y a autorité. C’est l’effet de cette impossibilité qu’il faut penser, parce que c’est lui qui est reconnu dans le respect. On peut le nommer en disant que c’est la distinction (par opposition à la différence) mais cela désigne simplement la difficulté et ne la résout pas.

J’ai dit que c’était une marque, telle qu’elle apparaît dans l’impossibilité de supposer un savoir total autrement dit dans l’impossibilité d’être dupe de l’idéal de sagesse auquel la dévotion au maître conduirait infailliblement. L’autorité se reconnaît à cette impossibilité, qui tient au manque de réponse à la question de la vérité de la vérité dont le transfert, comme irrespect (celui qu’on aime ne compte pas), est l’obturation. On peut le dire autrement : l’autorité est toujours le propre de celui qui respecte. Nous le savions depuis longtemps d’une manière formelle : depuis que j’ai fait remarquer que le respect inspire lui-même le respect. Maintenant, nous pouvons dire que celui qui respecte témoigne du manque caractérisant le savoir auquel il se réfère forcément (dit savoir de l’Autre, en langage lacanien). S’il est vrai que le respect concerne ce qui compte et si j’ai eu raison de dire que tout ce qui compte est de nature philosophique, alors je puis dire que l’autorité est faite de ce nom secret dont la philosophie est en propre le savoir, elle qui n’existe que comme réflexion sur les « natures » dont toute l’histoire de  la philosophie nous donne autant d’exemples qu’elle comprend de philosophes…

Toute autorité est donc philosophique, parce que l’autorité est le discours ayant pour enjeu ce qui compte et non pas ce qui importe (lequel constitue le domaine de la médiocrité, autrement dit des « en tant que »). C’est donc dans l’objet propre de la philosophie, que j’ai désigné comme les « natures » nominales (l’Idée est de nature platonicienne, la nécessité est de nature kantienne, le rêve est de nature freudienne, et ainsi de suite), que réside l’indication essentielle sur l’autorité – encore une fois si j’ai raison de dire qu’il n’y a d’autorité que concernant ce qui compte.

Gageons que cette promesse sera tenue.

Je vous remercie de votre attention.