Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Les précédentes séances ont porté sur cette idée capitale que nom cause la pensée en tant qu’il est sa propre impossibilité – ou plus exactement que cette impossibilité du nom, quand on l’entend comme positive, comme actuelle, est la pensée elle-même. Mais d’autre part le nom a une réalité qu’on peut donner, de sorte que la notion qui est en réalité engagée dans tout cela est, une fois de plus, celle de la distinction : celle du nom à lui-même. Le nom est toujours différent de lui-même, en tant qu’il est à la fois propre et impropre. Il est impropre quand il est la marque de la place que nous occupons dans la filiation, puisqu’il est celui que n’importe qui aurait forcément eu à notre place, anonymat transmis anonymement par un anonyme (le père dont on porte le nom n’avait lui-même pour nom que celui de son père et ainsi de suite – autrement dit si on peut être père en réalité, on ne peut jamais l’être en vérité). Au contraire le nom est propre quand il est originellement impossible, c’est-à-dire quand en lui c’est de la vérité de la vérité et de l’existence qu’il s’agit, de l’a priori de vérité que toute reconnaissance d’une vérité et d’une existence suppose forcément et qu’on ne peut dès lors jamais dire. Cet a priori, c’est l’objet de la philosophie. La philosophie de Sartre nous dit ce qu’il fallait entendre exactement par ce nom dont je vous ai indiqué l’autre jour comment il manquait dans la suite des métaphores qui devaient dire l’existence. D’où l’idée qui est le cœur de notre problématique de cette année, d’une équivalence de la philosophie et de l’existence. Et si le nom est sa propre distinction, alors ce doit être aussi celle de la philosophie. Voilà ce que nous allons voir aujourd’hui.

La vérité distingue parce qu’elle n’est que sa propre distinction

La distinction qui est en cause, c’est toujours la même : celle de la réalité et de la vérité, qui ne sauraient différer en quoi que ce soit (si la vérité différait de la vérité, autrement dit s’il fallait ajouter ou retirer quelque chose à la réalité pour qu’on obtienne la vérité – une subjectivité, des représentations, l’entendement de Dieu… – alors on ne parlerait pas de vérité mais seulement d’une nouvelle sorte de réalité). Le sujet de la vérité n’est en effet pas l’individu pensant, le sujet au nom impropre, mais au contraire le vrai lui-même. D’ailleurs je vous donne le critère du vrai, comme ça, en passant : on le reconnaît à ceci qu’en lui, ce qui compte, c’est qu’il existe. Par ailleurs ce qui est réel d’une manière ou d’une autre existe bien aussi ; sauf, évidemment, que cela ne compte pas (par exemple mon stylo existe ; mais cela ne compte pas : ce qui compte, c’est qu’il écrive). Dès lors qu’il s’instaure ainsi en extériorité au savoir, le vrai sort le nom dont il s’autorise (modèle : la signature du peintre qui authentifie le tableau, le convertissant de réel en vrai) de l’ordre des places, des échanges qui caractérise habituellement le nom de n’importe qui. Réflexivement donc, c’est le vrai qui institue le nom comme propre, et le distingue du nom impropre (c’est le propre de n’importe qui d’avoir un nom, dès lors principiellement impropre). Cette causation est essentielle. Car vous ne pouvez pas comprendre qu’il y ait un agent de la distinction si vous en faites quelque chose, une réalité aussi paradoxale qu’on voudra mais qui sera quand même une réalité. Seule la vérité, justement parce qu’elle n’est pas une nouvelle sorte de réalité, distingue – comme j’ai eu l’occasion de vous l’exposer à plusieurs reprises. Quand donc je parle d’une distinction qui soit la même pour le nom et pour la philosophie, c’est d’une causalité de la vérité qu’il s’agit forcément.

Mais n’oubliez pas que la vérité, précisément parce qu’elle n’est pas une nouvelle sorte de réalité, n’est pas la vérité au sens où cette table est une table. Il n’y a pas de vérité, en fait, mais seulement des choses et du savoir, réel ou supposé, à leur propos – et le savoir est bien une réalité spécifique. Quand donc je répète que la vérité distingue ou que la distinction (par la marque) rend vrai (souvenez vous du bourgeois distingué, seul à être un ” vrai ” bourgeois), c’est pour que vous envisagiez aussi bien le nom propre que la philosophie (la même distinction, selon moi) comme étant faits à l’encontre de leur réalité. La réalité du nom propre, c’est son impropriété (chacun de nous porte le nom que n’importe qui aurait porté à sa place) et la réalité de la philosophie c’est la métaphysique (autrement dit la doctrine : nul n’aurait l’idée d’appeler philosophe quelqu’un qui n’aurait pas de doctrine). Ma thèse d’aujourd’hui est donc que la distinction est toujours celle de l’impropre et du métaphysique, précisément parce que ni l’un ni l’autre ne comptent : le nom propre, c’est que l’impropriété ne compte pas ; la philosophie c’est que la métaphysique – le doctrinal – ne compte pas.

J’ai souvent expliqué que cette distinction pouvait être située où l’on voulait. Prenez une réalité quelconque, et vous aurez aussitôt une distinction entre ce qui compte et ce qui importe. Par exemple il importe que ce stylo soit ergonomique et bon marché – sur quoi des concessions et des arrangements sont possibles ; mais ce qui compte, c’est qu’il écrive – sur quoi on ne transigera pas. Mais bien sûr on peut utiliser un crayon si l’on n’a pas de stylo, etc. Eh bien sur ce qui décide de la vérité et de l’existence, il n’est pas question de transiger (sauf à renvoyer à une vérité, encore plus originelle, qui serait alors vraiment la vérité – ce dont je suis précisément en train de parler). La pensée est de se tenir là et pas ailleurs, alors que la vie est de se tenir n’importe où – ou plus exactement là où il faut à chaque moment (par exemple si l’on fait de la géométrie, on ne se tiendra pas au même endroit que si l’on fait de l’arpentage). Ce lieu est celui du nom propre et aussi du philosophique.

Comme le philosophe, le peintre ou le musicien travaillent parce qu’ils ne peuvent pas dire leur nom (en quoi on comprend que le génie est bien d’affronter la folie) : contrairement à tous les autres gens qui ont décidé de faire semblant de pouvoir dire leur nom, de vivre comme s’ils étaient (pour eux-mêmes) n’importe qui, de vivre comme si la folie n’était pas aussi la question de chacun, ceux qui pensent assument positivement l’impossibilité qu’il y ait une vérité de la vérité et de l’existence, dans la distinction sur laquelle ils ne cèdent pas de ce qui compte et de ce qui importe et qui est leur ordre travail, lequel est par conséquent toujours un travail de distinction. Par exemple le tableau suppose du métier ; mais il n’advient au statut de vrai qu’à ce que le métier ne compte pas (en quoi il doit bien être supposé), c’est-à-dire qu’en distinction de la réalité du tableau lui-même qui n’est plus réel que ” par ailleurs “, maintenant qu’il est une œuvre c’est-à-dire un vrai. En philosophie, c’est pareil : philosopher c’est produire une doctrine, mais on n’est philosophe qu’à ce que la doctrine ne compte pas. En quoi je répète que le travail de la pensée n’est qu’un travail de distinction, et par là d’institution de ce qui permettra à du vrai et à de l’existant d’être à bon droit reconnus comme tels.

La distinction du nom et la distinction de la philosophie

Il y a deux noms qui sont en réalité le même mais en vérité différents – si je résume ainsi ma notion de la distinction, qui se ramène à l’impossibilité que la vérité soit jamais une sorte de réalité. D’une part le nom impropre, celui que n’importe qui porte à la place de quiconque serait né à sa place et qui concerne donc le sujet en tant que semblant, au sens que je donne à ce terme d’être le semblable de ses semblables (car n’importe qui est effectivement ce que n’importe qui aurait été à sa place), et d’autre part le nom propre qui n’est, comme tel c’est-à-dire comme soustrait à l’échange et à la transmission, que sa propre impossibilité pour le sujet concerné, qui dès lors seulement est un sujet pensant. Si Sartre est un penseur, c’est de ne pas pouvoir dire qu’originellement, c’est-à-dire quant à la vérité dont elles doivent d’abord relever, la vérité et l’existence sont ” sartriennes “. Qu’il dise son nom impropre (par exemple tel qu’il figurait sur ses papiers d’identité) et il était n’importe qui (un professeur pendant un temps, un contribuable, consommateur, etc.) ; qu’il dise au contraire son nom propre et il était fou. Car bien sûr la folie est que le nom apparaisse comme l’essence de tout (là où nous et non pas lui savons qu’il devait être), au lieu d’être l’impossibilité première dont tout devait originellement relever. Mais Sartre n’était ni n’importe qui ni un fou, mais un penseur : un homme fait de l’impossibilité de dire ce dont tout relevait d’abord. Vous voyez bien que le nom est une distinction mais que c’est une distinction originelle : pas n’importe quelle distinction (je viens de dire qu’on pouvait en instaurer à propos de n’importe quoi) mais précisément cette distinction que la vérité est toujours d’elle-même, s’il n’y a de vérité qu’en vérité, et non pas en réalité.

D’un point de vue réflexif, on peut dire d’une manière abstraite qu’il y a d’une part le nom vrai qui est donc celui de la vérité ou du destin, et d’autre part le nom réel qui est celui du savoir ou de la destinée, le concret étant en réalité qu’il n’y a pas deux noms mais un seul, identique à sa propre distinction. Quand on parle du nom et non pas d’une distinction quelconque, on le fait donc toujours dans la problématique de la vérité, qui est pour elle-même sa propre antériorité véritative.

Ce que Sartre ne pouvait pas dire, dans l’accumulation de métaphores que je vous ai rapportée, c’est ce qu’il en était vraiment de l’existence et de la vérité. Il pouvait seulement nous indiquer la forme philosophique de ce qui était en question, à savoir qu’il s’agissait du problème de la vérité (donc de l’extériorité au savoir) au moyen d’une réitération multiple du surplus aberrant de signification en quoi consiste la métaphore. Car ce texte portait expressément (c’est pourquoi je le prends comme exemple paradigmatique) sur ce qu’il en est vraiment de l’existence et de la vérité, et sur rien d’autre. Si vous m’avez accordé que nous, lecteurs, pouvions résoudre l’accumulation des métaphores par un ” bref, sartrien “, alors vous voyez que dans le nom il s’agit de la distinction originelle, celle que la vérité est depuis toujours pour elle-même.

La pensée, indépendamment de son éventuelle dimension réflexive c’est-à-dire qu’elle soit philosophique ou non, a pour réalité éthique de ne pas céder sur cette antériorité que la vérité doit forcément être pour elle-même – s’il n’y a de vérité qu’en vérité, c’est-à-dire que vraiment. C’est pourquoi il n’y a jamais pensée que d’une œuvre, le propre d’une œuvre étant, dès lors que ce qui compte, c’est qu’elle existe (autrement dit dès lors qu’elle a l’extériorité au savoir comme réalité), de commander l’a priori de son aperception.

Or, je le demande : est-ce que cet a priori n’est pas aussi le nom propre ? Si je vous dis par exemple que le prochaine fois nous étudierons un texte d’Aristote ou un dessin de Raphaël, vous savez d’une certaine manière à quoi vous en tenir. Non pas sur le texte ou le dessin en question, mais sur l’a priori de leur aperception – sur la vérité de la vérité et de l’existence puisque dans l’un et l’autre cas, c’est seulement l’existence qui compte. Sauf que, bien sûr, nous voyons tout cela en troisième personne (ce texte ou ce dessin, même s’ils s’instituent à son encontre, figurent dans notre monde), alors que le penseur à chaque fois, par principe, le reconnaît en première personne c’est-à-dire en pure impossibilité. Donc pour nous, qui pouvons dire ces noms de penseurs, il n’est finalement question que d’une réflexion de la vérité et non de la vérité elle-même. C’est le lecteur qui peut barrer la suite indéfinie des métaphores de la manière que j’ai dite : Sartre penseur n’était que l’impossibilité de le faire.

Je traduirai cette nécessité réflexive que chacun peut constater en lui-même à propos de l’aperception qu’il peut avoir de n’importe quelle œuvre en disant qu’un nom propre, dès lors qu’il est celui d’un autre, est une philosophie transcendantale.

Dans l’idée de philosophie transcendantale, qui vaut donc pour le nom propre d’autrui et surtout pas pour le nom vraiment propre (celui qu’un penseur passe toute son existence à ne pas pouvoir dire), il y a l’idée à la fois que la reconnaissance de ce qui est repose sur des a priori, et l’idée que la réflexion peut les expliciter. Une philosophie transcendantale, c’est simplement la définition d’un nom propre, et rien d’autre. Par exemple, on peut imaginer d’écrire quelque chose qui serait analogue à la Critique de la Raison pure et qui aurait exclusivement pour but de répondre à la question de savoir ce que ” Sartre ” (ou ” Picasso “, ou ” Fellini “…) signifie.

J’ai déjà signalé qu’à mes yeux l’œuvre de Kant avait valeur de métapsychologie : de même que la Critique de la faculté de juger ouvre formellement à une psychanalyse du monde comme tel, la Critique de la raison pure ouvre à mon avis à celle du nom, puisque l’impossibilité du sujet pur dont elle est la théorie et dont elle développe les implications, nous sommes en train de comprendre que c’est en réalité celle du nom propre – par opposition donc au nom impropre. Le sujet pur, en effet, n’est-il pas la décision même de la vérité de la vérité et de l’existence, autrement dit la pensée en un sens non subjectif (le seul que je prenne en compte) ? Par ailleurs il va de soi que la sensibilité est la première implication du nom puisqu’elle est le lieu réel de l’éthique et que l’éthique, précisément, consiste à ne pas céder sur la propriété de son nom. Mais le caractère réflexif d’une telle démarche exclut qu’elle puisse valoir en première personne : c’est toujours d’un nom dont on parle (par exemple ” Sartre “, avec l’idée immédiatement impliquée d’une ” sensibilité sartrienne “, puis d’une ” logique sartrienne “…) qu’il s’agirait. Par principe la réflexion ne peut concerner le nom de la première qui, à l’instar de celui du Dieu des Hébreux qui les institue en sujets de l’humanité en général (le peuple qui compte quand tous les autres sont plus ou moins importants), ne peut pas être dit. En tout cas, moi, c’est comme ça que je lis Kant, et je trouve cette approche extrêmement féconde et surprenante – ce qui suffit à balayer d’avance toutes les objections lourdement pertinentes que des spécialistes pourraient me faire.

Plus banalement, cette référence à Kant le vise comme penseur de la représentation, autrement dit comme celui qui a décidé que la vérité ne s’entendrait jamais qu’en troisième personne (d’où la conséquence, maintes fois soulignée dans mon enseignement, que pour lui personne ne compte : la personne qu’on est, celle qu’on rencontre et celle dont on parle sont semblablement n’importe qui, à savoir un représentant anonyme de l’humanité en général – d’où aussi sa conception du génie comme irresponsabilité : la nature seule en est le sujet). Car c’est seulement en troisième personne qu’un nom peut être interprété, si vous m’accordez de désigner de cette manière le savoir apporté par le type de discours dont je viens de vous indiquer le principe (la ” psychanalyse de droit ” a donc le nom comme objet premier, puisqu’en lui c’est de ce qu’il en est vraiment de la vérité qu’il s’agit). Or cela, à savoir l’interprétation de son propre nom, c’est précisément ce dont l’impossibilité produit la première personne c’est-à-dire la pensée – ou encore le génie, puisque ce terme ne désigne rien d’autre que le statut éthique de la première personne comme telle : le fait de ne pas céder sur l’impossibilité de dire son propre nom. On n’est Sartre non seulement qu’à ne pas pouvoir dire ce nom comme propre, mais encore qu’à ne pas pouvoir en donner l’interprétation – cette impossibilité étant, à strictement parler, le génie sartrien. Bref, on ne travaille jamais que pour savoir ce que son propre nom signifie. Et il est impossible de ne pas se poser la question, parce que le nom est un signifiant, et que, malgré son intransitivité et surtout son caractère intraduisible, le propre d’un signifiant est de… signifier. S’il y a une autre raison, elle est misère (les nécessités matérielles et sociales) ou mensonge à soi (ce serait la ” postérité ” qui compterait vraiment – et certes, elle compte, mais pas vraiment).

Mais la philosophie n’est pas seulement pensée, comme on l’a dit d’emblée : elle est en même temps réflexion – sa spécificité tenant à la conjonction de termes qui, ailleurs, sont en exclusion réciproque. Si donc en elle il s’agit du nom propre, au sens où la même nécessité vaut pour les peintres ou les musiciens (du génie, donc – que Kant dénie fort logiquement à la philosophie contre le statut pourtant universellement reconnu de son discours), il doit s’agir aussi du nom impropre, puisqu’on n’est philosophe qu’à argumenter et qu’un argument, dès lors qu’il est correctement construit, se constitue de valoir pour n’importe qui. Quoi que nous prétendions, il nous est impossible d’échapper à la dimension représentative des discours philosophiques : une démonstration serait illisible si notre assentiment n’était l’enjeu de notre lecture, même si elle concerne des réalités qui nous sont parfaitement indifférentes ou des réalités qui sont tout entières constituées du discours philosophique (les ” natures “, donc) et que pour cette raison nous n’aurions pas l’idée de rechercher dans la ” réalité extérieure “. Bref, je rappelle ce truisme qu’il faut parler d’une irréductible dimension objective de la philosophie, parce que philosopher consiste à fabriquer des théories et que toute théorie est forcément théorie de quelque chose.

Or ce moment objectif de la philosophie, qu’il faut opposer à sa génialité (ce qui ne signifie pas que les philosophes ont plus de neurones dans la têtes que les gens ordinaires, mais seulement que la philosophie est le discours de celui qui ne cède pas sur le fait que la question de la vérité se pose en première personne), il renvoie un autre type de signature que celui qui, quand il s’agit de vérité, peut par exemple authentifier un tableau.

Cet autre type de signature est celui de la ” publication ” en général, telle qu’elle a notamment cours en science où les découvertes sont signées par un auteur qui n’a d’autre réalité que d’être n’importe qui. Vous voyez bien en effet que s’il fallait être telle personne singulière pour que l’article soit valable (ce qui est le cas en philosophie : même un texte objectivement faible doit être lu, s’il est de Sartre), cela contredirait absolument le sens de la publication qui est de rendre communs non seulement les résultats qu’on a obtenus mais encore le protocole qui a permis de les obtenir. Celui qui signe un article de type scientifique écrit donc un nom principiellement impropre en bas de son texte. Un nom impropre, est un nom qui, au lieu de signifier une pensée, il signifie l’indifférence d’une place. A le lire, voici en effet ce qu’on comprend : ” j’ai découvert ce que je viens de vous exposer, moi qui suis né dans telle famille, qui ai tel parcours, qui appartiens à telle université, qui dispose de tel appareillage conceptuel et matériel et de tels crédits, mais vous auriez découvert exactement la même chose si ces indications s’appliquaient à vous ; mon texte même en est la preuve, puisqu’il vous donne tous les moyens de refaire, au moins intellectuellement, le chemin que j’ai fait et qui est donc parfaitement anonyme – même si j’entends bien profiter des bénéfices de prestige, de carrière et de retombées financières liées à mon travail, puisqu’en fait – mais en fait seulement – c’est moi et non pas vous qui l’ai réalisé “.

Cet anonymat (je prends ce mot au sens éthique : le fait d’avoir cédé sur la distinction de la parole qu’on donne et du discoursqu’on profère) expressément signifié par le nom (im)propre du signataire d’un texte représentatif, il est impossible qu’il ne constitue pas un moment du nom du philosophe – un moment d’autant plus prégnant que celui-ci sera plus engagé dans le débat intellectuel dont, au moins en principe, l’enjeu est la réalité elle-même. C’est de ce moment qu’il s’agit dans la réfutation. Et tout philosophe est toujours déjà engagé sur le chemin d’être réfuté (et le sera un jour ou l’autre), puisqu’il théorise (par opposition à penser) un certain objet dont la constitution en ” nature ” peut n’être que de second degré. Non seulement on trouvera toujours un spécialiste quelconque pour montrer que le penseur n’a rien compris quand il en a parlé, ou du moins que sa compréhension était fortement biaisée par des préoccupations qu’il avait par ailleurs. Je pense à des exemples récents : un à propos de Barthes dont on nous montre qu’il n’a rien compris à certaine nouvelle de Balzac, un autre à propos de Foucault dont on nous montre qu’il n’a rien compris au concept juridique de pouvoir – l’ennui, c’est que Barthes et Foucault sont des penseurs : qu’on réfute leur discours tant qu’on voudra, cela ne nous empêchera pas de les lire et de les relire en ayant bien raison d’ignorer une réfutation qui ne compte pas, c’est-à-dire d’être attentifs à leur parole ! (on pourrait dire la même chose à propos de Michelet ou d’autres savants dans d’autres domaines, qui étaient en même temps des penseurs : le caractère obsolète de certaines de leurs assertions – à la limite de toutes – ne rend que plus évidente la distinction de leur parole – c’est-à-dire la vérité qui compte à l’encontre de la réalité qui ne compte pas et dont la réfutation n’est dès lors qu’une vanité, au double sens du mot).

La philosophie n’advient à elle-même qu’à ce qu’en elle il s’agisse de penser et non pas de savoir, autrement dit qu’à ce qu’en elle la réfutation ne compte pas, comme on le voit d’autant mieux que les exemples qu’on prend sont plus éloignés (qui songerait à être d’accord – ou non – avec Leibniz ou Malebranche, par exemple ? pourtant nous avons raison de continuer à les lire).

Eh bien c’est de cette contradiction qu’est faite le nom du philosophe, dont la distinction est par conséquent la distinction même de la philosophie. Car contrairement au peintre ou au musicien qui sont par ailleurs citoyens, contribuables ou automobilistes (n’importe qui, donc), lui, ce n’est pas ” par ailleurs ” qu’il est n’importe qui, mais aussi en tant qu’il pense, puisque dans son cas penser consiste à fabriquer des concepts, expressément constitués d’être à chaque fois concepts de quelque chose c’est-à-dire des représentations valables pour n’importe qui !

D’où cette conclusion étonnante : il n’y a qu’en philosophie que le nom apparaisse pour ce qu’il est, à savoir sa propre non identité, sa propre distinction !

Voilà ma thèse, finalement : le nom, c’est la philosophie – et réciproquement, puisqu’une philosophie est une institution de ” natures ” et que celles-ci s’entendent exclusivement du nom du penseur.

Dans les autres domaines stricts de la pensée, le nom est uniquement propre, n’étant impropre que ” par ailleurs ” (par exemple pour le musicien : son nom est propre dans son travail de composition, mais il est impropre quand il conduit sa voiture ou paie ses impôts). Dans l’ordre du savoir, il est exclusivement impropre, puisque pour être savant il suffit d’étudier et que c’est à la portée de n’importe qui (cela dit, il y a des savants qui pensent puisqu’eux aussi ils produisent des ” natures ” ; exemples : le peuple chez Michelet, l’opposition scriptible-lisible chez Barthes, le pouvoir chez Foucault ; mais on ne peut pas pour autant en faire des réalités philosophiques, puisque ces natures n’ont pas la vérité pour… nature).

La philosophie est indistinctement pensée et production d’un savoir puisque d’une part nul ne songerait à appeler philosophe quelqu’un qui n’aurait pas de doctrine et que d’autre part le propre de la philosophie est que la doctrine (toujours réfutable donc déjà réfutée) ne compte pas. Souvenez vous de la définition que je vous ai donnée de la philosophie en disant qu’elle était sa propre distinction d’avec la métaphysique, dont par ailleurs elle ne différait pas. Cette définition, vous comprenez maintenant qu’elle valait pour le nom.

Si donc il y a quelque part une problématique du nom propre comme étant sa propre non identité, comme étant l’identité de sa propriété et de son impropriété, autrement dit comme identique à sa propre distinction, alors vous pouvez être sûrs que cela se réfère inconsciemment à la philosophie, parce qu’en elle seule cette articulation peut avoir un sens. Partout ailleurs il n’y a que la propriété (dans la pensée) ou l’impropriété (dans le vie, dont le savoir est une fonction réflexive).

Entendons-nous bien. Si quelqu’un vous parle des paradoxes du nom propre en respectant sa spécificité, c’est-à-dire en l’inscrivant d’une manière ou d’une autre dans l’horizon de ce que j’ai appelé la distinction (différence au sein du même, par opposition à la différence entre le même et l’autre), je ne dis pas qu’il le fera forcément en référence à la philosophie. D’ailleurs on peut dire que la distinction est la nature du signifiant en général, qui n’a pour identité que sa propre altérité, et pas spécialement du nom propre. Non. Ce que je veux dire, c’est que dans le nom propre il s’agit expressément l’a priori de vérité dont la vérité elle-même doit d’abord relever et qu’en cela réside sa spécificité par rapport au signifiant en général. On peut prononcer n’importe quel mot, on ne peut pas prononcer son nom comme propre. Cette spécificité que je viens d’indiquer en termes de signification, je l’indique donc en termes d’énonciation.

Ce que je peux encore traduire ainsi, pour formaliser un peu ma thèse d’aujourd’hui : la philosophie, c’est la différence du nom et du signifiant. De sorte que le nom, de n’être pas un simple signifiant, est fait d’une distinction qui n’est pas celle du signifiant en général mais bien celle de la philosophie.

Voilà l’essentiel de ce que je devais dire aujourd’hui. Maintenant, vous pouvez toujours réfléchir à des implications de ce que je viens de vous apprendre, mais qui sortent du champ de mon travail.

J’en vois une, que j’indique brièvement en disant que la corrélation entre le nom propre et la philosophie oblige à reconnaître le caractère européen de toute nomination au sens strict, puisque l’Europe s’identifie à son propre destin, lequel est expressément causé par la philosophie, ainsi que j’ai essayé de le montrer il y a longtemps (le texte est disponible sur mon site).

Car si l’Europe n’est rien d’autre que l’espace dont la philosophie est l’a priori, alors forcément le nom propre, c’est-à-dire irréductible aussi bien au signifiant comme tel qu’aux identifications symboliques qu’on trouve évidemment partout, est exclusivement européen.

Ce que je mets en avant, c’est l’impossibilité qu’on puisse se dire soi-même telle qu’elle nous a été indiquée dans le texte de Sartre que je vous ai commenté, et j’espère vous avoir montré aujourd’hui que cette impossibilité était de nature expressément philosophique, puisqu’elle se confond avec l’impossibilité qu’il y ait une vérité de la vérité et de l’existence, et que cette vérité originelle n’est rien d’autre que ce qui est en cause et en construction à la fois dans toute philosophie. Je le dis autrement : la question du nom propre étant celle de l’impossibilité d’être soi-même, elle se confond avec la nécessité qu’un discours réflexif puisse être celui de la première personne (alors que par définition, tout discours réflexif l’est de la troisième). La philosophie est le discours de la première personne en tant que telle, et c’est d’elle que l’Europe tient son statut d’être la réflexion de l’humanité.

Si je peux risquer une petite incursion en philosophie de l’histoire, j’opposerai donc la judéité à l’européanité comme le fait d’être sujet de l’humanité s’oppose au fait d’en être la réflexion. Mais là encore il ne s’agit pas d’une différence mais bien d’une distinction c’est-à-dire d’une identité. A mon avis la question de l’Europe ne se pose que depuis l’identification cartésienne du statut de sujet à celui d’instance réflexive, de sorte que c’est l’Europe qui existe concrètement et qui est sa propre distinction : l’Europe, c’est le continent ” distingué “ (au sens où il y a des bourgeois distingués), et cela suffit à la définir.

Pour expliciter son identité on parlerait donc de judéité et par ailleurs de réflexion (laquelle s’entend depuis la secondarité chrétienne, bien sûr). Concrètement, cela revient à dire que, la distinction de ce qui compte (ici le statut de sujet) ne s’entendant que depuis ce qui importe (la réflexion) – comme il est d’ailleurs expressément indiqué chez Descartes où le sujet est lui-même identifié à une ” marque “, celle de Dieu, dont il pourrait bien ne pas différer -, on pourrait poser qu’il n’y a d’humanité que par l'” élection ” d’un certain peuple et qu’on doive nommer Europe le lieu spécifique de cette nécessité. On pourrait ainsi soutenir que nul n’est plus originellement européen que le juif viennois du début du siècle et que l’antisémitisme est la forme radicalisée à l’extrême de la trahison de l’Europe (comme Thomas Mann l’avait vu, je crois). Quant à savoir ce qu’est un ” élu ” (car il ne s’agit évidemment pas de souscrire ici à des croyances religieuses), c’est une question à laquelle j’espère apporter bientôt une réponse satisfaisante. Mais j’arrête sur ce point qui nous éloigne trop de la problématique du nom propre, laquelle est elle-même destinée, ne l’oublions pas, à répondre à la question ” qu’est-ce que la philosophie ? “.

 

J’espère y avoir passablement contribué aujourd’hui, et je vous remercie de votre attention.