Cours du 7 avril 2000

 

Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Mon dernier exposé a été décisif pour la question qui nous occupe cette année. Nous avons vu que penser consiste à ne pas pouvoir dire son nom ; toute la problématique de la philosophie, qui est exclusivement celle de la production des ” natures “, trouve à la fois son origine et sa fin dans cette nécessité, dont j’ai essayé de vous montrer, à travers le paradoxe de la justesse du nom propre, qu’il fallait l’entendre positivement.

Cette positivité est de nature métaphorique : l’impossibilité de dire son propre nom est la même que l’impossibilité de dire ce qu’il en est vraiment de l’existence (ou, réflexivement, de la vérité), de sorte que nous sommes contraints de penser que le nom vaut pour l’existence et que c’est en cette équivalence, quand elle accède à la représentation, que réside la réalité de la philosophie – dont on peut dire immédiatement qu’elle est la production d’une œuvre et réflexivement qu’elle est la position des natures.

Plusieurs correspondants m’ont demandé de revenir sur cette impossibilité de dire son propre nom qui ne leur a pas semblé très claire. Je vais le faire volontiers, en essayant de ne pas trop me répéter, et je vais compléter cela par un rapprochement entre la propriété du nom, que je vais donc réexaminer tout de suite, et l’irréductibilité de la question qui à la question quoi dont j’ai traité il y a longtemps et qui apparaît, avec cette question du nom, sous un nouvel éclairage. J’en profiterai pour donner quelques indications marginales sur une idée à laquelle je tiens beaucoup et qui est la dimension véritative du visage. Les séances suivantes exploreront des dimensions nouvelles de la question du nom propre, que je vais consacrer les vacances de Pâques à élucider.

Il y a nom et nom

Je rappelle notre dernier acquis : quelqu’un qui pense, c’est quelqu’un qui ne peut pas dire son nom, la pensée n’étant rien d’autre que cette impossibilité quand on l’entend positivement. Quand cette impossibilité est assumée dans sa position réflexive, il s’agit d’un philosophe. Tous les exemples de notre discipline ont comme sens de conférer à ce nom impossible à dire, justement parce qu’il s’effectue réellement dans l’œuvre et représentativement dans les ” natures “, une valeur unique qui est celle de la justesse.

Au contraire de la pensée (production de l’œuvre en tant qu’œuvre c’est-à-dire, en philosophie, production représentative des ” natures “) qui est l’impossibilité même de dire son nom, j’indiquais que le fait éthique d’être n’importe qui (non pas un état mais une décision : celle d’exister ” en tant que “) s’identifie à l’impossibilité de cette impossibilité.

Cette distinction au sujet des noms est capitale, et je peux vous l’indiquer en vous rappelant cette évidence que n’importe qui a un nom, et peut le dire – à ceci près que c’est toujours un nom impropre : celui que n’importe qui aurait en se situant à la même place. Le nom de n’importe qui, c’est-à-dire qui a toujours déjà cédé sur sa propre vérité, n’est pas un nom mais uniquement le marquage d’une place. Et un marquage, pour l’être fait de langage, ce ne peut être qu’un signifiant qui ne signifie rien, donc un nom.

A l’encontre de cette nécessité du nom disponible donc anonyme qui définit la filiation, j’ajoutais que la pensée n’est rien d’autre que la causalité du nom comme manquant. Ce n’est pas une causalité positive ; il faut la concevoir à partir de la nécessité que tout sujet soit originellement n’importe qui (puisque la pensée est une décision – celle de ne pas céder sur ce qui compte – et non pas un attribut naturel) et surtout à partir de cette évidence que le propre de n’importe qui est d’avoir un nom. Il faut donc que le nom soit produit par l’œuvre comme étant sa cause, parce qu’elle seule est la tenue de la promesse qu’il sera rétrospectivement. Les noms des sujets sont simplement des marquages de places, mais les noms des penseurs sont rétrospectivement produits par leur œuvre comme ayant été des promesses. Et je vous rappelle ce qui fait la promesse, don de l’avenir comme tel : que la réalité – y compris ” la meilleure des excuses ” où la filiation trouve au contraire sa réalité – ne compte pas.

Il faut donc bien opposer le nom propre et le nom impropre (et seul un nom qui ne soit pas un nom commun, autrement qui ne soit pas un concept, peut être impropre). Le nom impropre n’appartient à personne, comme on le voit dans l’exemple extrême des familles aristocratiques (des ” maisons “) où chacun n’est que le vecteur anonyme et passager d’un nom qui est seul à être sujet historique (lui seul compte : les individus ne comptent pas – et jouissent d’être comptés comme anonymes en l’arborant). L’opposition du nom propre et du nom impropre est celle que je vous rappelais l’autre jour entre le destinqui concerne quelqu’un, et la destinée qui concerne n’importe qui, puisque n’importe qui est dans sa vie concrète soumis à un savoir au moins possible (génétique, sociologique, psychologique…). C’est donc encore l’opposition de la filiation, qui est production d’anonymat alors même que l’accent est mis sur le nom (personne n’a son propre nom mais toujours celui d’un père qui l’a précédé), et de la tradition qui est productrice de nom à cause de sa structure métaphorique – le propre de la métaphore étant comme chacun sait de ne pouvoir être apprise, c’est-à-dire d’être vraiment le fait de celui qui l’a produite – et qui acquiert en quelque sorte son nom dans la possibilité qui s’ouvre alors à lui de la signer. Dans la tradition il s’agit de la singularité du sujet c’est-à-dire de l’invention qu’il est de lui-même, alors que dans la filiation il s’agit de sa place.

Le nom propre (issu de la tradition – métaphore inouïe) apparaît dans son contraste avec le nom impropre (issu de la filiation – répétition des places) dans le critère que je vous indiquais l’autre jour pour l’avoir découvert dans le texte de Sartre étudié précédemment (mais aussi dans n’importe quel texte de pensée) : le ” bref ” suivi du nom adjectivé où s’effectue, comme cause représentée de la vérité, l’impossibilité que l’existence (et donc la vérité) puisse jamais se dire. Nous avons vu que cette impossibilité définissait statutairement la première personne.

L’opposition du nom propre et du nom impropre apparaît ainsi comme celle d’une impossibilité et d’une disponibilité. Le nom qu’on peut dire est le nom impropre (c’est celui d’un père qui était lui-même un anonyme, puisque son nom n’était pas le sien mais déjà celui d’un autre père lui-même anonyme), alors que le nom qu’on passe sa vie à ne pas pouvoir dire est le nom propre.

Le nom propre est l’impossibilité qu’on puisse jamais dire ce qu’il en est vraiment de l’existence et de la vérité : il est en ce sens la cause de la parole comme vraie, puisqu’on ne parle jamais vraiment qu’à dire ce qu’il en est vraiment de l’existence et de la vérité (tout le reste est trivialité, c’est-à-dire ce que n’importe qui pourrait dire à notre place). Ce sont les autres, peut-être, qui sauront un jour ce que le nom signifiait ; et c’est de cette réponse dont on se constitue comme étant pour soi-même sa propre question, selon la formule de Saint Augustin.

Mais bien entendu, cette question, je ne me la pose pas : je la suis (du verbe suivre bien plus que du verbe être), puisqu’elle est l’envers d’une réponse qui de toute façon ne me concerne pas – la simple hypothèse de son existence en première personne étant grotesque, comme on l’a vu la dernière fois.

Le nom propre, c’est cette étrangeté : l’impossibilité pour un sujet d’être jamais concerné par la signification de son nom, impossibilité qui, comme ” causante “, est la parole, au sens où j’ai opposé la parolequi relève de la tradition au discours qui relève de la filiation.

Le nom propre n’est jamais le nom du sujet qui tient un discours, qui dit le vrai en vue du bien (du maître, donc) mais toujours au contraire du sujet qui à chaque fois donne sa parole.

Car bien sûr le sujet de la pensée est le même que celui de la promesse, si celle-ci se définit suffisamment de ce que la réalité ne compte pas et la pensée de la vanité de ses réfutations (on ne peut la réfuter qu’en arguant d’une certaine réalité, donc d’un discours ; or il s’agit en elle de vérité, donc d’une parole).

On peut donc parler d’un nom propre en première personne à la condition expresse qu’on n’ait rien à dire, sinon justement ce qui est originellement impossible à dire, à savoir ce qu’il en est vraiment de l’existence et de la vérité. Ce qui est proprement penser.

Cela revient bien à dire que le nom n’est propre qu’à être causé par ce ” rien ” à l’encontre de quoi ” tout ” pourra être posé comme tel dans l’aspect métaphysique de la philosophie. On accède donc au nom propre, comme sujet parlant, qu’à se mettre, par exemple, tous les jours à sa table de travail pour produire ses trois pages sans que la question d’aucune vérité préalable à quoi on s’asservirait, qui pourrait nous juger, nous donner tort ou raison, ait jamais à se poser.

L’opposition de la parole et du discours cause alors le nom comme propre, parce qu’elle le distingue du nom impropre qu’il est forcément ” par ailleurs “. Car les trois pages, elles finissent bien par raconter quelque chose, par constituer une doctrine – précisément ce qui ne compte pas quand on (est) philosophe.

Si donc je prends cet exemple, je dirai ainsi que le nom propre n’est que sa propre distinction du nom impropre. En première personne cela se traduit concrètement par la nécessité que le travail soit mû par l’impossibilité qu’on n’ait jamais des ” idées ” à ” exprimer “. Et certes, rien ne pourrait être plus bête qu’une idée qu’on aurait sur ce qu’il en est vraiment de l’existence et de la vérité ! Bref, les idées appartiennent aux doctrinaires comme l’expression aux vivants – toutes choses qu’un philosophe est seulement ” par ailleurs “, là où ça ne compte pas, c’est-à-dire là où il est n’importe qui, le propre de n’importe qui étant d’avoir des idées sur n’importe quoi et un nom dès lors impropre.

En troisième personne, nous l’avons vu, cela se traduit par cette la clôture métaphorique (le ” bref ” suivi du nom adjectivé) que j’ai appelée la justesse, celle qui permet au lecteur de résoudre les centaines de pages qu’il a étudiées. Le texte de Sartre que j’ai cité l’autre jour donnait l’exemple, dans sa lecture, de cette résolution.

La clôture métaphorique, précisément parce qu’elle est métaphorique et non pas conceptuelle, c’est-à-dire parce qu’elle n’est pas un moment supplémentaire de sa compréhension du monde (ce que devrait être la philosophie si sa dimension métaphysique comptait), elle marque le lecteur : là où il lit, il est produit comme n’étant pas n’importe qui par le nom propre du penseur, dont la propriété apparaît ainsi dans cet effet de production subjective. Car le ” bref… ” suivi du nom adjectivé est une production du lecteur qui n’est dès lors plus n’importe qui, c’est-à-dire un sujet attaché à comprendre ce qu’il est en train de lire. La distinction d’avec n’importe qui, c’est la marque – si vous me permettez d’employer ce terme dans un sens en même temps verbal et nominal. La marque du lecteur est donc la distinction du nom propre et du nom impropre – et c’est en causant ainsi cette distinction où se reconnaît la pensée du texte à l’encontre de l’intelligence et du savoir qui ne valent plus que ” par ailleurs “, que le lecteur cesse d’être n’importe qui.

Vous retrouvez là un aspect de la marque sur lequel j’ai souvent insisté : sa réversibilité (les gens marquants, ils marquent). En l’occurrence, je suis en train de vous raconter comment on devient soi, par exemple à lire Sartre… Mécanisme de la vraie paternité, celle de la tradition, dont je vous ai déjà parlé.

Si Sartre était plus ou moins important (et certes, par ailleurs, il l’est : il nous a appris des choses sur l’extériorité de l’ego à la conscience ou sur le fonctionnement des groupes) son nom serait impropre ; cela se constaterait à l’impossibilité de jamais clore notre lecture d’un de ses textes par ce ” bref, sartrien ” dont la lecture du passage central de la Nausée donne le modèle, parce que la seule question qui se poserait à chaque fois serait de savoir si ce qu’il dit correspond ou non à la réalité qui, dès lors, serait seule à compter. Mais peu importe que Sartre importe, c’est-à-dire que l’ego soit transcendant à la conscience ou que les groupes en fusion dégénèrent en formalisme bureaucratique : Sartre, il compte. Très concrètement cela signifie qu’on peut vivre sans rien savoir des structures de la conscience ou des groupes révolutionnaires, mais qu’on ne peut pas être soi, à philosopher, sans qu’il y ait eu Sartre.

Ceux qui comptent nous donnent à nous-mêmes. C’est uniquement cela, la tradition. Et c’est ce don qui distingue leur nom propre du nom que, par ailleurs, ils portent et qui, bien qu’étant le même, est alors impropre.

La question de la tradition est la question de la marque. Ceux qui comptent marquent et ceux qui importent, si importants qu’ils soient, ne marquent pas – puisque ce qui compte c’est ou bien un système social dans le cas de la place qu’ils occupent, ou bien le savoir en général dans le cas de connaissances qu’ils apportent à l’humanité. Ceux qui marquent, leur nom est propre (d’ailleurs c’est la même chose : que le nom soit proprement celui du sujet, et que ce sujet soit quelqu’un de marquant), par opposition à celui de tous les autres (dont par ailleurs ils font eux-mêmes partie, puisque les gens marquants sont par ailleurs plus ou moins importants) qui est impropre.

Si donc à notre tour nous travaillons non pas là où nous avons reçu du savoir mais là où nous avons accepté le don qui nous a été fait de nous-mêmes (ce qui suffit à définir la rencontre, en tant que la rencontre est toujours celle de quelqu’un qui marque – les autres, on peut seulement les apercevoir), alors ce travail sera de la pensée, et notre nom causera notre parole de l’impossibilité que nous le disions jamais.

La réversibilité de la marque est le principe de la tradition, avons-nous vu, parce que là où nous sommes marqués nous pouvons seulement métaphoriser. Et le don de soi qu’on peut recevoir des gens qui comptent, si nous ne nous trahissons pas, produira en nous la capacité étrangère (ce n’est pas notre affaire, j’insiste fortement sur ce point) de marquer c’est-à-dire de faire que certains, à nous lire, recevrons un don qui ne sera surtout pas celui d’un savoir (il ne s’agit pas de les instruire, ni moins encore de les endoctriner), mais d’eux-mêmes.

J’espère que ces précisions supplémentaires ont clarifié ce que je disais la dernière fois.

Je terminerai la séance d’aujourd’hui en rappelant une nécessité de principe sur le nom, sans quoi la philosophie serait incompréhensible.

Le nom propre, la question ” qui ? ” et la vérité

Ceux d’entre vous qui me font l’amitié de suivre depuis longtemps mes petites causeries ont deviné de quoi il s’agissait. Je vais essayer de ne pas trop les ennuyer en donnant d’une thèse qu’ils connaissent déjà une présentation qu’ils ne connaissent pas.

L’idée de base, c’est que le nom propre est une réponse : la réponse à la question ” qui ? “. Les plus anciens d’entre vous savent que ce n’est pas la seule réponse : il y en a une autre, qui est le visage propre, toujours manquant (on n’en voit que l’image dans le miroir). Je vais rapidement vous montrer que ce manque du visage propre est le même que celui du nom propre, si penser (or par définition il n’y a de pensée que du vrai) consiste à ne jamais pouvoir dire.

Le visage et le nom : la même impossibilité véritative

On sait en effet qui est une personne quand on sait son nom ou quand on a vu son visage. Ce dernier point ne concerne pas directement notre question, bien qu’il ne lui soit pas étranger, puisqu’un visage, quand on le distingue d’une figure qui est un certain savoir, est une certaine philosophie. Dans le visage, nous avons la distinction propre de la philosophie relativement à la métaphysique qu’elle est par ailleurs. Cette distinction, je vous l’ai indiquée en vous disant qu’il fallait l’entendre comme littérature – dont la notion nous est imposée par l’impossibilité qu’en philosophie (mais pas en métaphysique !) la réalité puisse jamais compter. Le visage est sa propre distinction littéraire d’avec la figure qu’il est par ailleurs. En ce sens donc, je maintiens que tout visage est une philosophie (une littérature, par ailleurs métaphysique) expressément lisible. En quoi je parle d’une distinction et non d’une réalité (j’espère donc, à la suite de cette affirmation, ne recevoir aucun message sur la ” morphopsychologie ” et autres ” connaissances ” du même tonneau !). Mais nous devons laisser de côté cet aspect de la question, pour deux raisons, d’inégale importance.

D’abord le visage des auteurs que nous lisons nous est généralement barré, puisque nous ne les rencontrons que par leurs livres : dans les portraits que nous avons d’eux (sauf si ce sont des œuvres, mais alors la question est toute différente) nous n’avons accès qu’à leur figure et donc qu’à un savoir de pure extériorité. Qu’un philosophe ait par exemple un regard angoissé, nous apprendra que c’était une personnalité angoissée. On ne va pas loin, avec ce genre de considération, et notamment pas du côté de la pensée : si c’est d’un philosophe qu’on parle, cela ne compte pas, bien que ce puisse être aussi important qu’on voudra. Éventuellement d’une extrême importance : par exemple il importe de savoir que Spinoza (verum index sui) et Rousseau (poser la fondation absolue de la souveraineté) étaient paranoïaques, Kant pervers (obsession de la loi), Hegel hystérique (” le plus sublime ” – interrogeant les penseurs du passé sur ce qu’ils n’étaient pas sans savoir), ou que la psychose maniaco-dépressive est évidente dans les écrits de Nietzsche (vie ascendante, vie décadente). Oui, cela importe, et au plus haut point ; mais en tant que ce sont des penseurs cela ne compte pas. Ce qu’on peut dire plus simplement en disant que nous aurons toujours raison de les relire, alors que les psychotiques, les pervers et les névrosés, quand ils sont n’importe qui, sont évidemment justiciable du mépris cartésien (mais quoi, ce sont des fous !).

L’autre raison, bien plus essentielle à mes yeux, tient à ce que j’essaie de penser la philosophie dans sa vérité et non dans sa réalité – auquel cas il faudrait y voir un domaine de la culture occidentale, comme tel justiciable d’un savoir anthropologique et historique. Je le fais notamment quand je la définis comme le savoir de la première personne en tant que telle. Dans Éthique et Vérité, j’ai essayé de dire ce que c’était qu’exister en première personne, à travers une distinction de l’être, de l’existence et de la représentation qui était l’institution même de cette personne, par opposition aux deux autres. Si donc on admet qu’un visage (et non pas une figure) donne à lire une philosophie c’est-à-dire une distinction littéraire d’avec une métaphysique, alors cela revient à dire que cette philosophie est forcément celle d’un autre, qu’on est réflexivement institué en première personne d’avoir reconnue : l’antériorité de la philosophie à elle-même (la question de la philosophie est déjà philosophique) se traduit par l’impossibilité qu’on parle jamais depuis sa propre philosophie, mais toujours depuis une autre dont on a reconnu la légitimité dans la lecture (littéraire) d’un certain visage – celle dont nous tenons qu’il est légitime de philosopher (puisque seule des raisons philosophiques peuvent faire qu’il soit valable ou non de philosopher), l'” autre ” philosophie dont chaque philosophie serait une lecture. Il y a donc d’une part le visage du philosophe lui-même qui est une réponse, à l’instar de son nom, à la question de savoir qui il était, et d’autre part le visage qu’il sera constitué comme première personne pour lui-même d’avoir reconnu (puisqu’on n’a jamais raison que de la vérité d’un Autre – s’il faut d’abord avoir raison d’avoir raison). De ce visage, il n’y a rien à savoir, car on le saisirait comme même alors que c’est comme autre qu’il a causé la distinction philosophique.

Donc de savoir tout cela ne peut nous être d’aucun secours, ici. C’est pourquoi je m’en tiens au nom comme réponse à la question ” qui ? “.

Cela dit, je tiens à souligner que le nom (et donc, en philosophie, les ” natures “) entretient avec le visage une relation des plus intéressantes…

Vous en serez tout de suite convaincus quand vous constaterez d’une part que le nom aussi bien que le visage constitue la réponse légitime à la question ” qui ? “ (par opposition à la question ” quoi ?”), et d’autre part que l’impossibilité du nom, dont je vous ai expliqué qu’elle était la cause de la pensée, est la même que celle du visage ! Car de même qu’il est impossible de dire son propre nom comme nom propre (on peut seulement le dire comme nom impropre), on ne peut voir son propre visage.

Je le dis autrement, en énonçant une thèse très importante pour moi : nous ne sommes, comme ” être au monde commun ” et par conséquent aussi comme ” exposition ” (j’emprunte ce terme à Lévinas) rien d’autre que l’impossibilité de notre propre visage !

Tout est possible, dans le monde, sauf notre visage parce qu’il en est véritativement l’envers.

Nous n’aurons jamais qu’une image de notre visage, qui accentuera encore le manque de ce visage dont, comme subjectivités, nous sommes faits. L’impossibilité du nom propre, c’est-à-dire de dire ce qu’il en est vraiment de l’être et de la vérité (Sartre pouvait dire de l’existence n’importe quoi, sauf la vérité – à savoir qu’elle était ” sartrienne “), est la même que l’impossibilité du visage comme envers véritatif du monde (l’envers imaginaire du monde, c’est le fantasme, comme chacun sait).

Je souligne le caractère toujours déjà juridique de cette antériorité, puisqu’elle conditionne la possibilité même qu’il y ait le monde en tant qu’espace de légitimité (ce que dit le mot lui-même, puisque l'” immonde ” est illégitime quant à y figurer). Bref, le visage propre absolument impossible vaut comme le nom dont nous pouvons toujours dire à propos des autres qu’il conditionnait toute légitimité (par exemple devant n’importe quelle affirmation de Sartre, vous pouvez écrire en facteur silencieux : ” Sartriennement parlant,… “).

L’équivalence du nom et de la vérité

Eh bien ce que je viens de dire là nous fait apercevoir en quel sens il faut considérer le nom comme la vérité manquante de toute pensée. Car devant n’importe quel énoncé, vous pouvez indifféremment considérer qu’il s’agit d’une mention implicite de la vérité (on peut toujours le faire précéder de la formule ” il est vrai que… “) ou bien d’une mention pareillement implicite du nom propre (” Sartriennement parlant… ” peut être mis en facteur silencieux de toute affirmation sartrienne).

Cette équivalence est absolument capitale, quand on pose la question de la vérité c’est-à-dire tout le temps, puisque poser cette question n’est rien d’autre que philosopher.

Maintenant il y a aussi l’acception que j’ai déjà développée à l’endroit que je viens d’indiquer, et qui consiste à rappeler que le nom et le visage assument pareillement la distinction entre qui et quoi, habituellement déniée (si je demande qui est Socrate, il y aura forcément des gens pour me répondre que c’était un philosophe grec et qu’il était le maître de Platon, exactement comme si j’avais demandé ce que Socrate était).

Là, je n’insiste pas et je m’en tiens au résumé de mon idée : ne pas céder sur l’irréductibilité de la question qui à la question quoi, autrement dit reconnaître le nom (et le visage) comme réponse à cette question, c’est supposer forcément l’autre avoir raison. Car s’il avait tort, il faudrait expliquer cela par des raisons extérieures (conditionnement, aliénation, fatigue, etc.) qui ferait de lui quelque chose (un résultat de son époque, un moment subjectif du devenir social, un corps, etc.) et non pas quelqu’un. Ma thèse était donc que le refus de refuser de reconnaître se traduit nécessairement par la supposition que l’autre a raison sur cela seul qui compte, à savoir sur la vérité elle-même. D’où ma notion d’une ” psychanalyse de droit ” comme résultat d’une réflexion que nous pouvons toujours faire de l’autre à partir de cet axiome : la vérité dont relève nécessairement tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit (d’où la corrélation capitale que j’établissais entre le mal et la vérité – en fait Éthique et Vérité peut être lu comme étant uniquement consacré à la question du mal) lui échappe forcément, si l’on ne peut avoir raison à propos de n’importe quoi qu’à d’abord avoir raison sur la nécessité d’avoir raison et sur la vérité elle-même.

C’est de cette vérité véritativement antérieure qu’il s’agit forcément dans le nom propre, dont je vous ai indiqué en quel sens il n’y avait pas de différence entre le dire ” propre ” et le dire impossible à dire. Et c’est aussi de cette vérité qu’il s’agit, plus spécialement, dans la question de l’authentification dont j’ai déjà parlé à propos des œuvres et des copies pour montrer que la question de la vérité n’était aucunement factuelle (on peut imaginer une copie parfaite) mais bien juridique (le vrai tableau est celui qui aura été authentifié, ce qui peut notamment se faire par la signature). En quoi je rappelle que le nom est bien ” cause de la vérité “.

 

Je vous remercie de votre attention et je vous souhaite de bonnes vacances de Pâques.