Cours du 6 février 2004

 

Enigme et mystère (2)

 

La distinction de l’énigme et du mystère renvoie à une distinction subjective, celle de l’élu et de l’initié. Il semble que l’opposition soit frontale. Pourtant un biais est introduit dès lors qu’on fait intervenir la nécessité pour l’initié de l’avoir été par quelqu’un d’autre, par un sujet ayant été directement au contact du mystère et qui en annoncera la ” nouvelle “. J’ai nommé le prophète. Or quelle est la question posée par le prophète, sinon celle de son élection ? De fait, on pourrait concevoir des exemples de religions dont les prophètes soient des individus passablement abjects (l’examen de leur vie les montrerait brutaux, menteurs, manipulateurs, intéressés, jouisseurs sexuels éhontés…) et qui n’en seraient pas moins, d’après leurs adeptes, porteurs de la vérité divine (ici, et malgré ce qui pourrait s’imposer, on refusera de voir dans le second fait la stricte conséquence du premier). Il apparaît donc que la question du prophète n’est pas celle de son choix, auquel cas le dieu aurait sélectionné le meilleur, le plus compétent, le plus vertueux des humains, mais tout au contraire celle de son élection ! Le prophète, dont la figure est inséparable de celle du mystère, est donc un élu : quelqu’un de marqué, et par là même investi de l’autorité du dire-vrai. Or qu’est-ce que l’élu, sinon justement le sujet de l’énigme ? Par quoi nous découvrons une étrange parenté entre l’énigme et le mystère : elles s’opposent assurément et donc opposent leurs figures subjectives, mais cette opposition se résorbe en un second temps, quand on découvre que sous la figure subjective du mystère (l’initié par opposition à l’élu) il y en a une autre (celle du prophète par quoi l’initié doit l’avoir été) qui revient à celle de l’énigme (l’élu, par opposition à l’initié). Bref, on a compris que la différence de la distinction et de la différence devenait alors problématique. Va-t-elle se ramener à une distinction ? Et qu’est-ce qu’une distinction qui revient à elle-même par le détour de la différence ? Telles sont les questions auxquelles je vais d’une manière ou d’une autre essayer de répondre, aujourd’hui et dans les prochains cours.

 

Une incidence paradoxale de la marque

L’élu reste le même que ses semblables, sauf qu’il en est distingué par une marque, alors que l’initié possède un savoir qui le diffère désormais de ceux qui n’ont pas été initiés. Cela dit, l’initié se caractérise aussi par une marque, non seulement parce que l’initiation comprend toujours des épreuves mais encore parce que l’initiateur, originellement le prophète, est marqué par ce dont il est le prophète et par conséquent est aussi marquant ; par là même, et en plus des épreuves de l’initiation, il procure aux autres une certaine distinction. Sauf que dans le cas de l’initié  c’est le savoir qui compte et non pas la marque ! Inculper quelqu’un pour ” délit d’initié “, par exemple, ce n’est pas lui reprocher d’avoir été marqué par les épreuves qu’il aura pu traverser dans sa vie professionnelle, mais c’est tout simplement lui reprocher de savoir là où la condition de l’agir est expressément de ne pas savoir. Les questions qui précèdent peuvent donc aussi bien s’entendre à partir de ce paradoxe d’une marque qui ne compte pas alors que la marque se définit de compter, et d’un savoir qui compte alors que le savoir se définit de ne pas compter quand il s’agit de la vérité – à quoi on ne dira pas que l’initié est indifférent. Mais une vérité à propos de quoi le savoir compte, n’est-ce pas plutôt une réalité, même idéale ? Autrement dit : n’est-il pas contradictoire de mentionner la vérité, comme on doit le faire quand il s’agit de penser le mystère, et d’admettre que le savoir puisse jamais compter ?

Les initiés savent, par opposition aux profanes qui restent étrangers au champ dont les premiers sont partie prenante. Ils savent mais ce ne sont pas pour autant des savants. Quel est alors le savoir des initiés, qui ne soit pas le savoir que n’importe qui est susceptible d’accumuler en étudiant, mais qui ne soit d’autre part pas le savoir de ceux qu’une marque a distingués – puisque dans leur cas, s’il y a une marque, c’est le savoir qui compte ? On dira bien sûr que c’est le secret, auquel on peut être initié. Mais précisément : ce n’est pas le même d’être initié à un secret et de posséder des informations qui n’auraient pas dû être divulguées, puisqu’on peut tomber par hasard sur un secret, et qu’on ne saurait pour autant se prétendre initié. Bref, l’idée d’initiation peut bien renvoyer à celle de secret, elle ne le fait qu’à la séparer de celle du mystère. Car s’il peut y avoir du mystère autour de certains secrets (des conduites ambiguës, des sous-entendus, des bribes d’informations données et reprises en même temps…), il est bien certain que le secret et le mystère, comme tels, sont exclusifs l’un de l’autre : le secret ne renvoie qu’à des connaissances alors que le mystère implique un savoir et donc une disposition subjective (car tout savoir produit son sujet, contrairement à la simple connaissance qui le laisse intacte), mais surtout il renvoie aussi à une impossibilité qui soit celle, pour le savoir, de jamais égaler la vérité vers laquelle il lui appartient expressément de conduire. Or la mention d’un chemin pour la vérité, s’agissant du mystère et donc aussi du couple problématique de l’initiation et de la révélation, est aussi celle d’une suite d’épreuves et par conséquent de marques. Il y aurait donc des marques qui jalonnent la question de la vérité, quand il appartient au contraire à la marque de causer le vrai comme tel en le distinguant du réel qu’il est par ailleurs ? Si la révélation est le moment de possession et d’identification au savoir, les marques ne sont-elles pas comme autant de promesses de savoir ?

Un savoir qui soit accessible mais qui réclame pourtant à son sujet d’être marqué pour être subjectivé c’est-à-dire pour être effectivement un savoir et pas simplement une somme de connaissances, un savoir qui garde sa distinction d’avec la vérité mais qui en fasse son but et par là récuse en même temps cette distinction (c’est en vue de la vérité qu’il faut savoir, mais la vérité consiste à savoir enfin), tel est le problème posé par le mystère, dont on aperçoit dès lors en quoi il s’oppose à l’énigme : pour lui le savoir compte, alors que pour elle il ne compte pas, au-delà de sa nécessité incontournable (celui qui ne comprend rien à rien est étranger à toute énigme). Comment comprendre un savoir qui ne compte pas – mais pour quoi le rapport à la marque est cependant essentiel ?

 

Le savoir distingué de l’énigme : comment il ne compte pas

Les mystères qui renvoient à une révélation toujours à venir ne sont pas les énigmes. Celles-ci s’entendent d’être, comme questions, des exigences de savoir sur quoi la probité interdit de jamais céder : penser, c’est résoudre effectivement les énigmes, et non pas noyer le poisson par des considérations dilatoires qu’on empruntera à l’étymologie ou à l’érudition historique, dont le seul sens est de permettre à celui que l’énigme aura interpellé dans sa singularité de se défiler en répondant ” en tant que ” spécialiste de ceci ou de cela (par exemple infliger aux auditeurs un exposé sur les cultes antiques ou le théâtre médiéval alors qu’ils demandaient de quelle vérité est porteuse une réalité dont on dit qu’elle est mystérieuse). Le modèle des énigmes est évidemment fourni par ces thèmes de la philosophies qu’on appelle les ” grandes ” questions et auxquels on n’est philosophe, comme le montre sans aucune exception chaque exemple de notre tradition, qu’à avoir effectivement répondu. Pour les énigmes, donc, le savoir est là. Et de fait : qu’est-ce qu’une œuvre philosophique, sinon justement un ensemble de réponses aux ” grandes ” questions ?

Mais justement : ce savoir dont la tradition philosophique est un réservoir d’exemples (mais on pourrait en trouver bien d’autres, notamment dans la littérature), ce n’est absolument jamais le savoir que n’importe qui aurait pu déduire de l’expérience commune mais au contraire à chaque fois le savoir d’un auteur : c’est toujours un savoir canonique non pas au sens où il faudrait s’y soumettre mais bien au contraire au sens où il s’impose de ce que la question de la soumission, et donc subjectivement de la servilité des lecteurs (qu’ils deviennent des disciples), en soit d’emblée exclue. Personne ne songerait à être d’accord avec tous les classiques. Il n’en reste pas moins que nous devons en maintenir et perpétuer la lecture, non pas parce que ces auteurs auraient objectivement raison au sens où leurs doctrines seraient exactes, mais pour la seule et suffisante raison que ce sont des classiques, qu’ils font comme tels autorité – autrement dit pour la raison principielle que la vérité s’entend expressément à l’encontre de l’exactitude. Il s’agit non pas des discours vrais comme un exposé scientifique se constitue de vouloir l’être, ou comme un endoctrinement religieux ou politique veut faire croire qu’il l’est, mais tout au contraire de vrais discours (les œuvres). Aux questions de réalité il convient que les réponses soient anonymes, mais aux ” grandes ” questions, celles qu’on distingue ainsi parce qu’elles mettent en jeu la vérité, il convient qu’elles soient autorisées d’un certain nom propre c’est-à-dire canoniques. Il y a donc le savoir commun dans lequel on traite de toutes sortes de questions plus ou moins importantes, et il y a le savoir distingué, pas forcément réflexif comme l’est la philosophie, dans lequel on traite des questions qui comptent et qui, comme telles, sont énigmatiques. Et certes, personne n’a jamais ignoré que dans les énigmes, c’est la vérité elle-même et comme telle qui était en question, puisqu’elles se reconnaissent de ce que le savoir disponible ne compte pas.

Aux énigmes, il est impossible de répondre par un savoir commun : elles ne renvoient jamais qu’au vrai savoir, celui des auteurs – de ceux qui, précisément, inventent les réponses. Et il faut qu’une réponse soit inventée pour qu’elle corresponde à une énigme, dès lors que chacun est voué par elle à sa propre dimension subjective. Les questions plus ou moins importantes des différents domaines sont au contraire des questions qui nous vouent à notre anonymat : je ne peux par exemple résoudre un problème de mathématique qu’à la condition expresse d’avoir aboli de ma pensée tout ce qui pourrait faire qu’elle ne soit pas la pensée de n’importe qui. Or c’est un truisme de dire qu’inventer se fait toujours sans le savoir, en absence de celui qui invente (on ne peut vouloir inventer : les idées viennent ou elles ne viennent pas), de sorte que c’est le même de reconnaître aux énigmes la distinction d’exiger un savoir distingué et de reconnaître à ceux qui ne refusent pas de les affronter qu’ils sont leur propre impossibilité, autrement dit qu’ils sont des auteurs. Un auteur, c’est tout simplement quelqu’un qui ne se défile pas devant les énigmes – et notamment qui ne fait pas semblant de les confondre avec des mystères. Et de fait, il y a effectivement des auteurs c’est-à-dire des réponses aux énigmes (par exemple Hegel à la question de l’Histoire, et ainsi de suite) : des réponses inventées et non pas déduites qui sont alors des réponses effectives et satisfaisantes(Hegel s’est-il contenté d’ ” interroger la question ” du sens de l’Histoire ??) – à ceci près qu’en elles, c’est le moment de l’invention qui compte, autrement dit leur autorité et non leur adéquation à une réalité supposée préalable.

Si l’on veut des exemples d’énigmes, il suffit donc de prendre des exemples de vrais savoirs, et d’indiquer leurs objets, autrement dit de prendre des noms propres et de se demander de quelles réalités ils déterminent les ” natures ” (la morale kantienne, le temps proustien, la contingence sartrienne, etc.)

Quand donc nous disons que l’énigme s’entend de ce que le savoir ne compte pas, il faut bien entendre cette restriction à partir de la distinction qui est d’abord propre au distingué. On s’oppose ainsi à ce que la réflexion nous enseigne, qui veut nous convaincre que le distingué ne l’est pour nous qu’à l’avoir été par nous. Or non seulement cet argument s’enferme dans la mauvaise foi d’une pétition de principe (comment pourrais-je distinguer une chose, par exemple un savoir d’un autre – paradigmatiquement la philosophie de la science –, sinon à reconnaître une distinction qui lui ait déjà été propre ?), mais encore il dénie tout simplement la distinction de ce qui compte et de ce qui importe – distinction qui n’est rien moins que le champ de la vérité en général. Par conséquent définir l’énigme à partir du savoir, dont elle est expressément l’exigence, comme ne comptant pas, ce n’est surtout pas dire qu’elle reste une question ouverte destinée à la rêvasserie des adolescents mais c’est tout au contraire dire qu’elle a effectivement reçu un savoir dont c’est l’autorité qui compte. Rien de plus concret : dans la disposition réflexive, ce savoir prend forcément la forme de la doctrine ; eh bien, une vraie doctrine, c’est une doctrine qui n’endoctrine personne, par opposition à une doctrine vraie (c’est-à-dire en réalité exacte) à laquelle il faudrait se soumettre. Chaque moment du canon philosophique répond à cette exigence. Et certes, on peut définir l’endoctrinement par la volonté que le savoir compte, qu’il décide de tout et de tous. C’est donc en ce sens très précis qu’il faut définir la réponse à l’énigme comme un savoir qui ne compte pas. Seul un savoir irrécusablement réel peut ne pas compter comme savoir. Laissons donc aux historiens des mentalités et des idéologies le soin de voir dans l’histoire de la philosophie une successions de doctrines : on n’est concerné par elle qu’à d’abord l’avoir reconnue comme une autorité globale (le ” canon “) autrement dit qu’à l’avoir reconnue comme une succession d’œuvres : en elle il s’agit du travail des penseurs, pas de la volonté des maîtres (même s’il y a eu des penseurs qui se sont par ailleurs pris pour des maîtres). A l’énigme, l’œuvre est seule en mesure de répondre.

De sorte qu’on peut aussi bien interroger une œuvre en rétablissant l’énigme dont elle a été à la fois le respect et la résolution. Plus radicalement encore, on peut interroger un sujet sur l’énigme dont il répond par la manière qu’il a d’être sujet. Car il ne suffit pas d’être un sujet pour être un sujet, il faut encore qu’être sujet consiste à assumer la responsabilité d’être sujet, autrement dit à en répondre. Et de quoi s’agit-il alors, sinon d’une énigme – celle d’être sujet ? J’en ai souvent indiqué la réponse formelle, fournie par la notion du génie : reconnaître un sujet comme sujet et pas simplement comme individu possédant une subjectivité, c’est, si l’on peut dire, repérer son génie. Quand on parle de vérité personnelle, celle-ci s’entend d’être, pour un certain sujet, la réponse à la question qu’il est pour lui-même. Question énigmatique, forcément. Mais cette question, est-ce qu’elle préexiste à la vérité du sujet c’est-à-dire à son œuvre dans laquelle il lui est par ailleurs impossible de se reconnaître (puisque l’étrangeté est le premier caractère de la vérité, laquelle n’a rien de spéculaire ni donc de spéculatif) ? Bien sûr que non : demandez à un passant dans la rue en quel sens il est pour lui-même sa propre question, et il vous rira au nez. Eh bien à un auteur, non pas à partir de sa réflexion psychologique mais à partir de son œuvre, on peut le demander, et on obtiendra la réponse – en reconnaissant précisément cette œuvre qu’il aura signée, c’est-à-dire dont il aura posé extérieurement à lui-même la nécessité énonciative. Qu’il ne se soit pas défilé devant la nécessité de répondre, autrement dit qu’il soit un auteur, atteste de la question. Le savoir de l’énigme s’entend de cette attestation originelle qui la vérifie (et renvoie donc à l’idée d’être vraiment sujet) : il répond à une question qui par ailleurs ne lui préexistait pas et dont par conséquent on ne peut tirer un principe d’intelligence univoque : l’énigme d’un sujet, ce n’est pas son principe ni sa solution mais bien son énigme (qu’il soit un sujet et non pas un effet-sujet) parce qu’en celle-ci la question et la réponse ne diffèrent pas, bien qu’elles ne soient évidemment pas confondues. Savoir, donc, et fait de sa propre distinction avant de se distinguer d’un autre savoir, que dès lors on dira commun. Voilà pour l’énigme.

 

Le savoir commun du mystère : comment il compte

Les auteurs sont des gens qui résolvent les énigmes, mais ils ne lèvent pas les mystères. Par ailleurs (en fait c’est la même raison, puisqu’il appartient à l’énigme de vouer le sujet à sa propre vérité) les énigmes sont pour nous des injonctions à penser – et donc à ne pas être soi, condition dont les autres reconnaîtront éventuellement qu’elle était celle de l’être vraiment. Les mystères non, parce qu’il appartient aux mystères en renvoyer aux insuffisance constitutives du savoir commun. C’est par exemple la naissance de l’univers physique qui est mystérieuse (et qui le restera quand on désignera sous ce terme l’infinité des univers), mystère dont seuls les physiciens approchent à la fois la pertinence et l’arbitraire et d’autant mieux qu’ils travaillent sur des questions plus fondamentales. Si l’on accorde cet exemple, on accorde qu’il appartient essentiellement au savoir lié au mystère qu’il soit commun (ici la physique). Et commun, cela signifie aussi propre à un champ auquel il est possible à une pluralité de sujets d’être semblablement initiés. N’importe quel domaine peut être pris en exemple pour le mystère. Je viens de citer l’exemple d’un mystère scientifique, on peut citer des mystères religieux (l’Incarnation, chez les chrétiens…) voire à la limite des mystères dans les domaines les plus farfelus (que telle série de timbres comprenne une impression spéciale peut être un mystère pour le philatéliste) ou les plus triviaux (qu’au supermarché tel paquet de lessive coûte un prix très différent selon qu’on le prend dans le rayon ou ” en tête de gondole ” est un mystère pour la ménagère). Plus généralement encore, ce que Spinoza appelle la ” connaissance du premier genre ” atteste du caractère indéfiniment mystérieux des réalités pour l’homme qui se contente de la vie pratique (est-ce qu’un ordinateur qui renseigne instantanément sur l’état des stocks n’est pas une chose à jamais mystérieuse pour le simple magasinier ?) Il est donc certain que, contrairement à celle de l’énigme, la notion du mystère ne jure pas avec la simple ignorance ni avec la trivialité : le domaine de son objet peut être élevé (science, religion, droit…) mais il ne l’est pas forcément, car il suffit qu’une progression dans le savoir apparaisse d’emblée aussi nécessaire que vaine, indispensable mais exigeant par ailleurs une révélation, pour qu’on parle de mystère. Si la hiérarchie des objets ne le concerne pas dans sa notion, il faut dire du mystère qu’il lui appartient essentiellement de renvoyer à un savoir qui est commun à la fois dans sa réalité et dans le passage à son propre idéal qu’on désigne sous le nom de révélation. On sait par exemple que la réponse à la question de l’origine de l’univers, qu’un perfectionnement de nos théories pourra révéler, sera une réponse en termes de physique ou ne sera pas du tout. Impossible que cette réponse soit distinguée parce que c’est encore d’exactitude qu’il devra s’agir en elle et surtout pas de vérité. Quand je dis ” impossible ” il faut évidemment entendre cela en fait et non pas en droit. De fait l’univers est einsteinien dans sa géométrie, qu’il faut dès lors considérer comme distinguée (Einstein est un auteur et pas simplement un savant : son nom identifie par exemple la nature de l’espace cosmique), mais on ne fait de la physique qu’à ce que cette distinction ne compte pas (on prend les théories d’Einstein comme si elles avaient été produites par n’importe quel scientifique). Et certes, on peut comprendre dans les humanités certaines théories scientifiques, en fait peu nombreuses, mais alors il ne s’agira plus du tout de science.

 

La question du sujet du mystère

Il appartient au mystère de relever du savoir commun et par là de valoir pour n’importe qui. Pourtant, on ne saurait parler de mystère sans impliquer l’idée d’une initiation, qui est celle d’une séparation marquante d’avec le commun des sujets… Il y aurait donc un sujet du mystère, distingué de ses semblables sans pour autant être un élu ? Comment aborde-t-il le mystère ?

La réponse est simple : on approche le mystère, alors qu’on affronte l’énigme. Distinction dans le courage, déjà, et corrélativement dans le savoir. Celui qui approche le mystère le fait en progressant dans un savoir qui était forcément disponible (par exemple il fait des études de physique) et qui est par là même commun : inhérent à la position réflexive d’un sujet qui doit commencer par se dépouiller de tout ce qui est propre, en attendant une révélation qui ne récusera pas ce savoir mais tout au contraire l’accomplira. Dans l’énigme, le savoir indispensable est ce qui ne compte pas comme savoir de quelque chose ; autrement dit : ce qui compte dans le savoir n’est pas son éventuelle exactitude mais uniquement son autorité. Dans le mystère, l’initiation ouvre le sujet à un avenir qui est un avenir de savoir – lequel sera par là même réflexivement identifié à la vérité.

On ne pense donc le sujet du mystère, par opposition à l’élu qui est sujet de l’énigme, qu’à reconnaître l’initiation dans sa dimension de promesse. Cela signifie que l’initiation peut bien se poursuivre indéfiniment sans qu’on puisse jamais parler de vérité, auquel cas la promesse dont la marque est l’attestation – puisqu’il n’y a de marque qu’à l’encontre de la réalité et que c’est précisément à l’encontre de la réalité que la promesse doit s’entendre – n’aura pas été tenue. Et certes rien ne force la promesse à être tenue… L’initiation pourrait donc être vaine, s’entendre comme une progression indéfiniment repoussée dans le savoir et ne donner lieu à rien, bref être manquée comme initiation et donc n’avoir pas du tout été une initiation, si les épreuves qu’elle comprend n’étaient des attestations concrètes de la promesse – promesse de vérité, dont la notion s’oppose donc ici à celle du savoir comme celle de l’avenir s’oppose à celle du futur. Considéré dans son ascèse, l’initié s’entend donc d’être n’importe qui et considéré dans les épreuves qu’il soit traverser, il s’entend d’être marqué par la promesse. Mais promesse de quoi ? De quelle promesse peut-il s’agir dès lors qu’elle s’adresse à un sujet parfaitement indifférent ou, si l’on préfère et par opposition au sujet de l’énigme qui est toujours un auteur, parfaitement anonyme ? Posons la question encore autrement : le sujet qui approche mais qui n’affronte pas, de quoi est fait son avenir ? En quoi en somme se demande de quelle vérité il s’agit finalement dans le mystère : à quoi est-ce que la révélation donnera accès ?

Nous le verrons peut-être la semaine prochaine.