Cours du 19 décembre 2003
La cause énigmatique d’être soi
L’énigmatique est signifiant mais sans signification : on est confronté à l’évidence que ça signifie, mais d’un autre côté, il n’y a pas de signification comme il y en aurait une dans le cas d’une question renvoyant à une réponse positive. On sait, indubitablement, car l’énigme n’est ni le mystère ni moins encore l’aporie, mais à l’arrivée on constate que ce savoir qui en est réellement un est comme s’il n’en était pas un : on sait, oui, mais pas vraiment.
L’énigme est par conséquent la distinction même de la vérité à l’intérieur du savoir.
Disons-le autrement : il appartient à l’énigme de désemparer l’intelligence – ce qui ne peut assurément être le fait que d’un savoir. Or quel est le principe de ce désemparement ? La réponse est évidente : la singularité de l’énigmatique, ou encore sa contingence au sens où l’on tombe dessus. Par exemple l’existence n’est pas pour Roquentin une catégorie dont la logique hégélienne indique la place dans l’universelle nécessité que l’intelligence est pour elle-même, mais il tombe littéralement sur elle, dans une cette épreuve du surplus qu’est la nausée désormais sartrienne, lors du fameux épisode de la racine de marronnier. Ou encore la morale, qu’on trouve au fond de soi sous forme de commandement comme on aperçoit le ciel étoilé au dessus de sa tête, et dont nous savons désormais qu’elle était kantienne depuis toujours – énigmatique par là même.
Impossible par conséquent de séparer l’idée d’énigme de l’événement que constitue non pas surtout son aperception, auquel cas sa notion renverrait seulement à une expérience, mais sa rencontre – qui est une épreuve, c’est-à-dire quelque chose en quoi on est sans recours notamment de savoir et dont on restera par conséquent marqué. Ou plus exactement, on a le recours du savoir, mais on éprouve aussitôt que c’est en vain : pour nécessaire qu’il soit il ne compte pas, l’énigme s’entendant précisément de cette disjonction.
Epreuve, disais-je : alors que la désinvolture commune en implique l’esquive, on ne se remet jamais d’avoir affronté une énigme – affrontement qui est donc aussi bien rencontre de la vérité dans sa distinction d’avec le savoir, que pas hors de cette désinvolture qui est celle de la semblance (ce que n’importe qui aurait raison de faire). Ainsi voyons-nous que l’énigme approprie le sujet à lui-même, puisqu’elle distingue, et qu’on n’est un sujet qu’à être un sujet distingué. Et de fait : si c’est la responsabilité qui défint le sujet et si elle s’entend de l’impossibilité de la substitution, on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet. L’énigme est le réel de ce ” n’être pas “.
L’éthique consiste à assumer la responsabilité dont l’énigme est l’exigence
On n’est jamais sujet que sans le savoir (sujet en le sachant, c’est le maître, lequel est un comme chacun sait esclave qui a réussi à prendre une place – dès lors seule à compter), et par là même sujet qu’en impossibilité originelle aussi bien à soi-même qu’à ses semblables. La notion d’originalité n’est donc pas une caractéristique métaphysique ou humaniste mais se trouve tout au contraire strictement impliquée dans la simple idée de sujet. Cela signifie très clairement qu’il appartient à la nature du sujet, si l’on peut s’exprimer ainsi, de ne pas savoir ce que c’est qu’être sujet.
Eh bien c’est très précisément là qu’apparaît l’énigme, quand on la définit à partir de l’impossibilité que le savoir qui lui correspond réellement soit par là même un vrai savoir. Un savoir réel permet au sujet de s’identifier dans la pure semblance (le médecin identifie son regard que celui de n’importe quel médecin), mais un savoir non vrai atteste que la même identification, qu’il permet forcément, n’est pas vraie. Autrement dit l’énigme nous fait reconnaître la non vérité de notre rapport à nous-même. Et comme elle est faite d’un savoir (une question, c’est du savoir en négatif), il faut dire qu’elle consiste à assumer le non savoir qui correspond à la question ” qui ” dans un savoir qui, de déterminer les choses, permet par là même de déterminer celui pour et par qui elle sont sujet – lequel savoir correspond donc à la question ” quoi “.
Le savoir indiscutable du non savoir, éprouvé dans une justesse elle-même indiscutable : c’est forcément un savoir que le sujet a reconnu, et un savoir dont il avait jusque là méconnu qu’il était le sien propre : le savoir de l’irréductibilité de la question ” qui ” à la question ” quoi “, bref le savoir de la distinction.
D’un point de vue subjectif on dira par conséquent : est énigmatique une chose qui me montre que jusque là, moi qui le suis depuis toujours, je ne savais pas ce que c’était qu’être sujet. Ce savoir, si on pouvait le rendre consistant, il dirait enfin pour chacun, ce qu’il en est d’être sujet. Non pas surtout d’être un sujet en général, comme on le ferait en anthropologie transcendantale, mais bien d’être soi – en distinction de tout autre, puisqu’on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet.
Or cette distinction, elle n’est elle-même rien d’autre que la responsabilité – dont c’est une tautologie de dire qu’elle définit le sujet, et dont c’en est une autre de dire qu’elle exclut toute éventualité de substitution c’est-à-dire de semblance. Et comme chacun, d’être celui que n’importe qui aurait été à sa place, est forcément un semblable, il va en quelque sorte de soi que l’énigme, où la vérité se distingue expressément du savoir, renvoie celui qui en assume la responsabilité à sa propre responsabilité.
Ce que nous comprenons en reconnaissant une énigme, c’est toujours l’inouï d’une responsabilité à la fois irrécusable et absolument étrangère.
Eh bien je dis que cette corrélation, quand elle définit la responsabilité, on peut la nommer ” vérité ” personnelle – vérité du sujet lui-même, non pas en tant qu’il est un sujet mais en tant qu’il est lui et personne d’autre.
L’énigme est épreuve du singulier, et celui-ci n’éprouve qu’à singulariser. Avant l’énigme, j’étais n’importe qui, désormais je suis moi. Mais bien sûr, je puis faire semblant qu’il ne s’est rein passer et arguer des meilleures raisons, celle que n’importe qui aurait raison d’approuver, et qui établissement irrécusablement que mon affaire est seulement de vivre et donc de savoir, et pas du tout d’exister et donc d’assumer la responsabilité du vrai.
C’est le même de reconnaître une énigme et de reconnaître le mensonge de l’évidence.
La reconnaissance d’un savoir manquant
Cela signifie qu’à l’occasion d’un savoir incontestablement réel dont elle est l’exigence, l’énigme renvoie à un autre savoir, mais cette fois-ci manquant, par opposition à indisponible pour nous comme le sont les réponses des questions que nous (nous) posons encore. Le savoir manquant, ce savoir dont la nature est en quelque sorte de manquer, il ne concerne par définition que les ” notions primitives “, qui sont celles de l’existence et de la vérité.
Quand je reconnais une réalité énigmatique, je me rends compte que je ne savais littéralement pas ce que c’était qu’exister , en même temps que je ne savais pas ce qu’il fallait entendre par ” vrai ” quand bien même j’aurais consacré ma vie à l’approfondissement de cette question. J’avais déjà indiqué cette nécessité en disant que l’énigmatique était toujours de nature philosophique – puisqu’il n’y a finalement de philosophie que de la vérité et que c’est l’autorité et non le savoir qui constitue la philosophique comme telle (il n’y a de philosophie qu’appartenant, au moins potentiellement, au canon – par opposition à la sédimentation principielle des savoirs scientifiques). L’énigme est le philosophique lui-même en tant que donné – et non pas construit par une réflexion intellectuelle.
Parce qu’elle s’entend de la distinction d’avec le savoir qui en constituerait la réponse satisfaisante, et par là même parce qu’elle s’entend d’interpeller en sujet celui qui la reconnue, il faut donc poser que toute énigme m’apprend d’une part que je ne savais pas ce qu’il en était de l’existence et de la vérité, et qu’elle m’apprend corrélativement que c’est à moi de leur donner une définition – et bien entendu une définition qui relève de la donation phénoménologique et pas (seulement) de la construction intellectuelle. Il n’y a pas de différence entre reconnaître l’énigme comme mise en question de la vérité et de l’existence, et reconnaître qu’elle nous interpelle comme ayant à être en vérité ce sujet que nous étions seulement en réalité.
En somme, l’énigmatique n’est reconnu que par celui dont il est l’affaire, et c’est à comprendre qu’il est bien confronté à son affaire qu’il le reconnaît comme énigmatique. En termes réflexifs on dira donc que l’énigme apprend au sujet que son affaire est de répondre concrètement (phénoménologiquement) à la question de l’existence et à celle de la vérité, et en même temps elle le met sur la piste de ce savoir inouï comme étant, en vérité, le savoir de lui-même en tant que sujet ! Est énigmatique pour un sujet toute réalité dans laquelle il reconnaît ce qu’il ne savait pas qu’il savait, à propos de l’existence et de la vérité dont il faut nommer ” sujet ” l’effet, puisque c’est forcément comme manque de savoir, autrement dit comme injonction à advenir en vérité à soi-même pour le sujet que l’existence et la vérité s’imposent.
Il appartient à la vérité qu’on y travaille pour rien
Dans l’énigme, on reconnaît donc sa propre origine de sujet – qui est le vrai lequel apparaît dès lors pour le sujet comme le réel de sa responsabilité personnelle, c’est-à-dire comme le réel de l’interpellation (de l’impossibilité de la substitution).
La vérité du sujet lui est toujours étrangère et extérieure, le paradoxe étant qu’elle le met à chaque fois au pied de son propre mur, c’est-à-dire devant l’alternative éthique de la responsabilité singulière et de la désinvolture commune. C’est ce que les énigmes nous font éprouver à chaque fois : que nous ayons à ne pas être désinvoltes envers elle et que par là, mais sans le savoir ni donc sans jamais en profiter même spirituellement, nous advenions à nous-mêmes.
Identifier l’énigmatique au vrai c’est-à-dire au sujet de la vérité, revient par conséquent à en faire le réel de l’éthique en général, puisqu’il est à chaque fois celui notre responsabilité comme l’identité du plus propre en nous et du plus étranger. Et certes, c’est toujours sans soi qu’on est vraiment soi – pour rien : d’une manière que les autres seront fondés à dire énigmatique, mais qui pour nous ne l’est même pas : être sujet consistant à avoir à être sujet ou encore à devoir advenir vraiment au statut de sujet (à la responsabilité, donc), on cesserait par là même de l’être si ce devoir pouvait être accompli pour soi.
L’étrangeté de notre vérité, c’est par conséquent d’abord qu’elle nous reste inaccessible et qu’on n’y ait absolument rien à gagner, même pas la satisfaction de l’avoir approchée.
L’alternative éthique de la responsabilité ou de la désinvolture, quand on la traduit en lui donnant la forme objective, c’est par conséquent l’alternative du bien et du vrai ou, si l’on préfère, celle de l’évident (qui relève du bien parce qu’il est le valable à admettre) et de l’énigmatique. Là où l’on ne cède pas sur l’énigme on est soi ; là où l’on veut son bien et où l’on admet l’évident, on s’est toujours déjà perdu puisqu’on ils sont ce que n’importe qui a raison de vouloir ou d’admettre. Or pour soi on est toujours perdu.
L’énigme se pense réflexivement à partir de la reconnaissance, et pourtant c’est celle d’une étrangeté radicale et définitive. La clé de ce mystère tient à ceci que notre question n’est pas du tout celle de notre réalité : c’est celle de notre vérité. Que la vérité s’entende forcément sans le savoir, cela signifie notamment qu’il est impossible qu’on la reconnaisse comme telle : elle est le surcroît du savoir, en tant qu’il n’est précisément pas la vérité, de sorte qu’il nous appartient toujours que nous manquions la réponse que notre responsabilité originelle est de donner effectivement à la question que nous sommes pour nous-mêmes. Très concrètement, cela signifie qu’à l’instant où cette réponse est effectivement donnée, il est impossible que nous la reconnaissions comme telle.
Je parle bien entendu de l’instant de la signature, qui est d’abord indistinctement éthique et logique et qu’il faut entendre à de la rupture qui interdit de faire d’une réponse l’envers de la question. C’est donc le surcroît de la réponse sur la question qui compte, et c’est de lui qu’il s’agit dans la signature qui n’est elle-même qu’un surcroît – puisqu’en réalité elle n’apporte rien, notamment en termes de savoir (on appose son nom, lequel ne veut rien dire).
La reconnaissance qui est le principe de l’énigme, il faut donc l’entendre à partir de ce surcroît de la vérité du sujet sur la question qu’il se constitue d’être pour lui-même, puisqu’on n’est jamais sujet qu’en reprise de soi. Autrement dit, la question des énigmes n’est pas celle d’un ” connais-toi toi-même “, au sens où l’on pourrait conseiller à une personne d’être spécialement attentive aux choses qui lui paraissent énigmatiques ; c’est celle d’une étrangeté radicale dont seul l’excès de la réponse sur la question permet de penser la légitimité. Or cet excès, il ne fait qu’un avec l’impossibilité qu’on reconnaisse sa propre vérité : dans le meilleur des cas, on ne pourrait reconnaître qu’une réponse correspondant à la question que nous sommes pour nous-mêmes. Or il ne s’agit pas de cela. En d’autres termes : la vérité d’une personne n’est pas sa métaphysique.
Une réponse est l’envers d’une question, plus un acte de sujet, dès lors sans le savoir – puisque le savoir, c’est la question comme déterminée. Elaborer la question qu’on est pour soi, ce n’est pas accéder à sa vérité, c’est cerner son désir. Or la vérité du sujet n’est pas son désir : celui-ci marque la place de cette vérité. Savoir où est son désir, c’est savoir où est la nécessité de sa vérité. Mais c’est tout. Psychologiquement, cette restriction explique des amertumes qu’on peut éprouver : contrairement à la plupart des gens qui ignorent tout de leur désir, il peut arriver qu’on ait repéré où il était et qu’on soit d’autant plus amer de n’avoir même pas l’excuse de s’être ignoré soi-même ! De Tchékhov à Virginia Woolf, beaucoup d’auteurs nous ont laissé des personnages faits de cette amertume – quelque chose comme celle d’un artiste qui ne se serait jamais mis au travail, et qui réalise à la fin de sa vie qu’il a gaspillé la promesse d’être soi.
Car bien sûr c’est cette promesse qu’on reconnaît dans l’énigme ou, si l’on préfère, pour celui qui la reconnaît l’énigme est sa propre promesse sous la forme objective.
Je ne reviens pas sur la distinction de la promesse par rapport à l’engagement, et sur l’impossibilité, par quoi elle se définit, que la réalité soit décisive : c’est toujours envers et contre tout qu’on promet, l’acte subjectif de ne pas se trahir soi-même comme sujet parlant (instituteur de sens) valant à l’encontre de tous les savoirs, à commencer par celui de notre finitude (si quelqu’un meurt avant d’avoir pu tenir sa promesse, cette excuse, la meilleure de toutes par définition, ne vaudra quand même pas). Pure distinction, par conséquent, et par là même extériorité au sujet, qui est toujours celui du savoir – savoir des choses et par là même savoir de lui-même. On ne tient sa promesse qu’à l’extérieur de soi-même, puisque celui qu’on est (par exemple nos sentiments ont changé) ne compte plus.
Dire que notre vérité est la tenue de la promesse qu’on était depuis toujours, c’est par conséquent pointer son extériorité, son étrangeté, l’impossible qu’on s’y reconnaisse et même à la limite qu’on la reconnaisse. Cela dit, on y reconnaît non pas son désir (qui ne consiste de toute manière en rien) mais la place de celui-ci. Car le vrai se tient à la place du désir comme on peut dire que la réponse se tient à la place de la question, mais il n’est vrai que du surcroît qui en fait une chose propre et pourtant définitivement étrange. Bref, une énigme.
Ce qu’on reconnaît dans l’énigme, c’est la nécessité d’une autre énigme, par conséquent : celle de sa vérité, à quoi on restera toujours étranger, mais dont les énigmes qu’on avait reconnues pointaient la nécessité éthique – celle d’être responsable et non pas désinvolte devant le miracle d’être et l’énigme d’être soi.
On le reconnaîtra facilement à propos de tout exemple qu’on voudra prendre. On l’a dit : l’énigmatique est en propre l’objet de la philosophie, dès lors que celle-ci s’entend en distinction de la métaphysique dont par ailleurs elle ne diffère pas. En le désignant ainsi comme l’objet d’un savoir qui ne compte pas, on le réfère expressément à la philosophie dont il n’importe aucunement que les doctrines soient réfutées (on lit les penseurs, et c’est seulement à rabattre le philosophique sur le métaphysique qu’on se demande si l’on adhère ou non à leurs conclusions). Tout objet dont une philosophie est possible s’entend donc comme le sujet d’un nouage entre vérité et existence. Et il y a potentiellement une philosophie de tout (mais pas de n’importe quoi, avons-nous vu précédemment).
Bien entendu, d’autres objets que ceux qui sont théorisés par les philosophes sont susceptibles d’apparaître de manière énigmatique. Des rêves, par exemple, ou encore des scénarios de romans policiers façon Agatha Christie, et bien d’autres choses encore. Mais ces objets ont tous en commun la même chose, qui en fait des énigmes : ils donnent à méditer et par là renvoient le sujet à une singularité qui le rend étranger à lui-même, puisqu’elle s’entend contre l’universalité subjective à quoi ce qui donne à réfléchir impose au contraire qu’on s’identifie. Je le dis autrement : tout ce qui fait énigme s’entend depuis un impossible radical où le sujet reconnaît la place qu’il ne ” saurait ” occuper et qui est donc vraiment la sienne. Est-ce que le scénario des ” dix petits nègres “, par exemple, ne nous confronte pas à cet impossible d’avoir encore à trouver une clé (et non un mot – car l’énigme n’est pas dans le scénario mais est le scénario même) là où l’on a pourtant cherché exhaustivement ? C’est ce ” pourtant ” qui fait l’énigme, et pas du tout le ” whodunit ” qui, en l’occurrence, constitue un mystère dont la clé nous sera donnée à la fin. Or ce pourtant, est-ce qu’il n’est pas le nouage de la nécessité d’une parole (celle qui devrait donner la clé du mystère) qui soit en propre celle du sujet (le lecteur implicitement sommé de dire ce qu’il en est), en même temps que l’établissement subjectif de son impossibilité (le lecteur sait qu’on a passé en revue toutes les hypothèses) ? Est-ce que cette impossibilité qui est énoncée ne renvoie pas, dans ce ” pourtant ” dont ma thèse est qu’il donne à voir le nouage de la vérité et de l’existence, à une énonciation qui la déborde et par là même place le sujet au pied de son propre mur, lui dont la réflexion consiste à se cogner contre sa propre raison ? Eh bien, ce ” pourtant “, je dis qu’il est de nature philosophique parce que son élucidation est d’abord celle de l’étonnement qu’il suscite, et ensuite celle d’une certaine idée de la vérité (à travers les questions de la raison, de la déduction, de l’évidence, de la vraisemblance, de l’exhaustivité…) qui s’y trouve forcément impliqué. Et cette idée, à la manière de la durée bergsonienne ou de la morale kantienne, nous pouvons la traduire par l’indication d’une ” nature ” en proposant l’adjectif aussi improbable qu’irrécusable d’ agathachristien. Conservons donc l’idée du philosophique comme paradigme.
L’énigme, nouage de l’existence et de la vérité
L’interpellation en sujet, en quoi consiste l’épreuve ou l’événementialité de l’énigmatique, nous la réfléchissons donc par la reconnaissance du nom propre comme ” fin mot ” – le mot de l’énigme “. Relativement à la corrélation de l’existence et de la vérité, la fonction de ce mot, justement parce qu’il est la vraie réponse (une réponse irrécusablement faite de savoir, lui-même exclusivement fait de sa propre distinction), sera de nouer l’existence et la vérité.
Les énigmes, évidemment, on cherche à les déchiffrer. Enlever le chiffre, imaginons-nous, aurait alors comme effet de faire apparaître le message, le signifié, ce qu’il y aurait à comprendre et donc on prendrait alors connaissance. En quoi bien sûr l’attitude réflexive impliquée par l’idée de déchiffrer fait confondre le savoir et la vérité. L’énigme, justement de ce que l’énonciation déborde toujours l’énoncé, s’entend exactement là où le savoir diffère de la vérité. On peut parler de différence, ici : le savoir est positif puisqu’il peut s’entendre comme la déterminité du regard (être médecin, c’est porter un regard médical sur les choses) alors que la vérité ne l’est pas : elle est simplement que ça ne compte pas, que quand on sait on ne sait toujours pas, que parler ” en tant que “, c’est-à-dire depuis son propre recours, ou se défiler reviennent au même.
De s’entendre là où le savoir ne compte pas, l’énigme pointe en quelque sorte ce sur quoi il est impossible de ne pas l’interroger : l’existence et la vérité. Vérité : que le savoir ne compte pas ; existence : son surplus. Les cent thalers réels ne sont pas connus d’une manière plus concrète que les cent thalers possibles. La différence est pourtant massive (être riche ou pauvre) mais, par rapport à la connaissance de l’objet lui-même, elle est transparente.
Le déchiffrement de l’énigme, une fois dépassée sa confusion avec une question obscure ou mystérieuse, porte par conséquent sur la conjonction de ces ” notions premières ” (au sens où toute autre les suppose pour être admise) que sont l’existence et la vérité, mais non pas en tant que notions intellectuelles, puisque c’est la donation phénoménologique de l’énigmatique est déjà l’énigme. Rien là que de très évident : l’énigmatique s’impose et d’autre part il donne à méditer. Le premier terme pointe l’irréductibilité de l’existence et donc de la singularité, le second pointe l’effet subjectif de vérité, puisque la méditation s’oppose à la réflexion comme effet subjectif de savoir. L’identification de l’énigmatique au vrai par définition étranger à sa propre représentation n’est donc pas une option que nous aurions prise, mais elle est en quelque sorte inhérente à sa notion, si l’on accorde d’une part que le vrai s’entend de ce que le savoir le concernant (et qu’on suppose satisfaisant) ne compte pas, et d’autre part de ce qu’en lui, pour la réflexion, ce qui compte n’est pas qu’il soit tel ou tel mais précisément qu’il existe – autrement dit que sa donation soit une épreuve. Interroger l’énigmatique, c’est par conséquent avoir toujours déjà dirigé sa pensée vers l’un de la vérité et de l’existence, et plus concrètement vers leur nouage dont on doit nommer ” vrai ” le sujet.
Car le vrai, si pour nous c’est d’exister qu’il compte, est le sujet de son propre nouage : il fait événement. L’idée que le déchiffrement de l’énigme consisterait à dénouer l’existence et la vérité est donc absurde. Déchiffrer, c’est au contraire reconnaître le nouage là où il n’y aurait d’une part que l’existence d’un réel en soi dont il n’y aurait rien à dire, et d’autre part qu’une vérité qu’on aurait de toute manière déjà destituée en l’identifiant au savoir.
On appelle énigmatique cela qui opère le nouage de l’existence et de la vérité : quelque chose dont la donation soit un événement et non pas un fait, quelque chose dont on ne se remettra dès lors jamais, s’il appartient à l’événement d’instituer le sujet de sa reconnaissance. Donation de quoi ? La réponse est là : du nom propre, c’est-à-dire pour chacun de son propre nom en tant qu’impossible – celui que toute la vérité de notre vie est de ne pas dire, au sens bien sûr où cette impossibilité est celle qu’un lecteur ou un auditeur avèrera un jour d’un ” enfin bref ” qui mettra à un terme, sans nous, à un effort auquel nous n’aurons donc rien gagné d’avoir toujours été voué.
Déchiffrer l’énigme consiste toujours à y reconnaître cette donation de l’impossible en tant que tel, autrement dit cette donation de la vraie responsabilité – celle qu’on signera.
Comment une telle reconnaissance pourrait-elle s’effectuer, dès lors qu’on n’entend jamais la vérité qu’à l’encontre du savoir ? Une seule réponse : comme une épreuve. Mais quelle épreuve ? celle de l’appel à soi ou encore le rappel de la promesse que chacun est depuis toujours, puisqu’on n’est sujet qu’à ce que la réalité ne compte pas – autrement dit qu’à ce que la question ” qui ” ne soit pas une modalité anthropologique de la question ” quoi “. Et quelle est la réponse à la question ” qui “, réponse de pure distinction, sinon le nom dans son nouage avec l’irréductibilité au savoir (l’existence) et son excès inconsistant (la vérité) telle qu’il est adjectivé ?
Ce nom propre, on le met donc là où il manque, quand on l’adjective : à la place que le savoir occuperait s’il pouvait compter.
On voit en quoi les énigmes sont l’exigence d’un savoir qui n’en soit surtout pas un, et par conséquent d’un mot – le fin mot. Elles renvoient à un mot qui n’est pour nous absolument rien d’autre que sa propre impossibilité. Alors, pour dire ce mot comme le dernier, il faut bien que nous parlions. Non pas que nous bavardions : il faut une vraie parole, puisqu’elle s’entend de se clore enfin sur ce mot, et non pas d’être celle que n’importe qui aurait raison de prononcer à notre place ou sachant ce que nous avons.
Ce qui revient très concrètement à définir le moment de l’énigme comme celui où le sujet advient à lui-même : avant l’existence, avant la morale, Sartre et Kant étaient n’importe qui, et chacun s’est vu convoqué à lui-même en reconnaissant l’énigme là où tout le monde voyait une évidence. Bien sûr les exemples empruntés à l’histoire de la philosophie sont pour nous les plus évidents, mais tous les domaines de la pensée (au sens de produire un acte inouï de signification) en sont prodigues. Il y a certaines dissonances qui ont pu convoquer à lui-même un sujet dès lors musicien, et ainsi de suite.
Eh bien poser sans y être jamais la nécessité insue et définitivement hors de portée de l’” enfin bref ” qui avèrera comme réel le nom impossible, je dis que c’est la responsabilité – position d’un avenir pour cette impossibilité originelle dont chacun est fait depuis toujours, un avenir qui est donc celui de sa vérité toujours étrangère.
Vraie responsabilité ! Autrement dit autorité. Voilà ce que nous tenons de l’énigme : cet avenir où un réel avèrera l’impossible. Nous y sommes voués et c’est à ne pas le dénier que nous sommes responsables de nous-mêmes. On pourrait ajouter ” et donateurs de subjectivité ” puisque ce nouage que nous aurons opéré en rompant avec la désinvolture commune pourra à son tour marquer. Mais ce n’est pas notre affaire et pour nous la question ne se pose jamais.
Je vous remercie de votre attention et je vous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année.