Cours du 9 janvier 04

 

Vœux

Je présente tous mes vœux pour cette nouvelle année à ceux qui trouvent quelque intérêt à suivre cet enseignement. Je m’adresse non seulement à ceux d’entre vous qui sont mes correspondants habituels ou occasionnels, mais aussi à ceux que je ne connais pas et auxquels j’espère que mon travail apporte aussi parfois quelque occasion de méditer. Je souhaite très sincèrement que l’année qui s’ouvre soit profitable à tous, qu’elle nous voie tous progresser sur le chemin qui est singulièrement le nôtre : qu’elle voie chacun suivre sa pente – pourvu que ce soit en montant, comme disait Gide.

Car ce n’est pas à vouloir atteindre un idéal commun qu’on advient à soi-même, mais au contraire à s’installer là où l’on était depuis toujours : à sa propre souffrance de sujet singulier – bref, et comme on dit en psychanalyse : au lieu de son symptôme, point d’insistance inouï de la vérité dans la vie. En effet ce point est par là même le lieu de l’invention du savoir – donc pour nous le lieu de la philosophie, qui n’existe que comme savoir inventé : savoir qui ne soit pas la révélation de quelque vérité tapie de toute éternité dans l’ordre des choses et qu’il faudrait mettre à jour, mais au contraire savoir qu’il faut reconnaître comme vrai de ce qu’il s’inscrive très précisément là où la vérité n’est pas le savoir ! En ce lieu, un savoir naît dont le nécessaire des énoncés est autorisé de l’impossible de l’énonciation. Contre les tenants de la normalité et du service des biens, il faut rappeler que hors du symptôme et donc de la névrose, l’invention esttout simplement exclue : on peut passer sa vie à chercher, on ne trouvera jamais. Car entre chercher et trouver, il y a une différence radicale de position subjective : ” J’ai bien vu les gens qui cherchent, disait de Gaulle après sa visite du CNRS. Mais où sont ceux qui trouvent ? “. On peut indiquer cette différence en rappelant que la nature du savoir n’est pas d’être une exhumation permettant des reflets mais une invention, puisqu’il relève de l’esprit en tant qu’il borde le réel, et que par ” invention “, c’est précisément une réponse comme bordant le réel qu’on entend ! Foin donc des critiques psychologisantes qui catégorisent l’énonciation des philosophes comme névrotique puisqu’elles manquent l’essentiel, à savoir que cette névrose, dont en effet la pensée de chacun est souvent l’expression caricaturale, eh bien, elle est la production même du savoir quand elle est non pas subie mais mise au travail. C’est ce qui a lieu quand la plainte commune et la demande de conformité collective, autrement dit d’anonymat et de sommeil, ont fait place au réveil d’une parole qui est d’abord étrangère à celui qui la profère parce qu’elle est alors, comme disait Lacan, ” une alternative à la débilité ” de la pensée qui ne peut pas ne pas être métaphysique. Ce qui revient plus simplement à dire que l’identification au symptôme permet qu’on pense effectivement ce qui a pour nature d’être impensable. Alors je pose la question : de quoi est-ce donc la description exacte, sinon de la philosophie ?

Souhaitons-nous donc paradoxalement les uns aux autres d’accentuer nos névroses et de ne pas en guérir, pourvu qu’elles soient fécondes c’est-à-dire qu’elles se traduisent par l’avènement d’une signification qui soit libérée des nécessités du sens, d’un inouï dont une signature atteste qu’en son étrangeté symptomatique on n’aura pas cédé.

Quant à formuler pour l’année qui s’ouvre des vœux d’une portée plus générale, le simple espoir de voir diminuer la volonté collective et farouche de s’arc-bouter dans le déni pourrait en constituer la substance. Déni collectif et complice de l’antisémitisme et de sa constante progression, y compris dans une grande partie de la classe intellectuelle qu’un tiers-mondisme de principe autorise à soutenir les pires atrocités – notamment à travers l’abjecte doctrine du boomerang, selon quoi les vraies victimes ne sont jamais celles dont les morceaux de corps jonchent la chaussée mais ceux qui ont appuyé sur le bouton de la télécommande, à savoir les opprimés que le désespoir politique conduit à de telles extrémités (ce qui n’implique certes pas de justifier les oppressions, qu’il faut au contraire d’autant plus dénoncer ). Déni de la guerre aussi : puissions-nous pareillement sortir de l’angélisme européen qui identifie le refus (louable) d’être l’ennemi de quiconque avec l’affirmation (mensongère) qu’il n’y a pas d’ennemi – comme s’il n’appartenait pas à la notion d’ennemi qu’il nous ait désignés, malgré notre bonne volonté universelle et nos protestations particulières d’amitié.

Pour nous, plus modestement (plus superbement, plus cyniquement, plus égoïstement), tâchons d’en rester à la philosophie. Ce ne serait déjà pas si mal, si la vérité de chacun se trouve non pas dans ce qu’il est mais dans l’énigme définitive de ce qu’il aura eu à faire.

J’aborde maintenant le cours d’aujourd’hui.

 

L’énigme et la production du sujet comme élu

De ce qu’elle soit l’exigence d’un savoir qui ne compte pas, l’énigme interpelle et voue à penser mais dont on voit bien qu’elle ne voue pas à savoir, selon la distinction qui définit la philosophie à l’encontre de sa propre réalité doctrinale et dont nous faisons dès lors la représentation de la nécessité énigmatique. Or il n’y a de philosophie que de la vérité ; de sorte que l’identification réflexive de l’énigmatique au philosophique oblige non seulement à faire de toute énigme une figure de la vérité (y répondre, c’est traiter en acte le problème de la vérité) mais encore à faire du sujet qu’elle interpelle, le sujet qui pense par opposition au sujet qui se représente, le vrai sujet. Un vrai sujet, cela s’appelle un élu.

 

L’énigme et son double moment subjectif

Dire qu’une réalité est énigmatique, c’est en pointer la portée philosophique. Impossible à la réflexion de séparer la question de l’énigme de celle de la philosophie, sauf à faire semblant de confondre l’énigme avec le mystère ou avec l’aporie. Cela signifie très concrètement qu’il n’y a de philosophie que des énigmes, bien qu’il y ait potentiellement une métaphysique de tout, et inversement que la réflexion impliquée par les énigme est exigence de philosophie.

Mais cela ne signifie absolument pas que le philosophe soit LE sujet dont l’énigme promeut l’advenue à soi, du moins si l’on considère qu’un philosophe est un théoricien – autrement dit si l’on en reste à la métaphysique pour définir la philosophie. Non : c’est à une réponse subjective que l’énigme en appelle, une réponse qui ne soit pas une théorie mais toujours un acte lui-même énigmatique, un acte dont on puisse dire qu’il est proprement de la pensée. La philosophie en sera la réflexion, mais il va de soi que cet acte n’a forcément à être la production d’une philosophique. Il peut s’agir par exemple d’une politique, voire d’un geste parfaitement privé. Mais bien sûr, il sera pensé réflexivement comme étant de nature philosophique. Le lien de l’énigme et de la philosophie est donc d’abord un lien de représentation : il est impossible de se représenter l’énigmatique autrement que comme du philosophique. Si on veut le faire, on parlera peut-être du mystérieux ou de l’aporétique, mais en tout cas pas de l’énigmatique. Il y a potentiellement une métaphysique de n’importe quoi mais il n’y a de philosophie que d’un certain objet dont il suffit précisément de dire qu’il n’est pas n’importe quoi. Il y a tout ce qui importe plus ou moins, et puis il y a ce qui compte – à quoi on advient à soi-même de répondre. Et certes, le sujet dès lors compté, comment le nommer, sinon l’élu ? Car l’élu, on le reconnaît à sa marque …

Quand un objet s’entend en corrélation d’un tel statut pour le sujet, on dit qu’il constitue une énigme. Autrement dit l’énigme s’entend constitutivement de l’exigence d’une réponse qui soit elle-même énigmatique, parce que c’est d’un sujet marqué et non pas indifférent qu’elle sera l’acte. De sorte que par ” élu “, c’est le sujet, en tant que sa réponse constitue elle-même une énigme, qu’on entend. Quelque chose a été fait où un sujet advient à lui-même de n’avoir pas été désinvolte envers l’énigme (et la marque est l’impossibilité subjective de la désinvolture), et cette chose qui a été faite atteste d’un sujet irréductible à la fonction ” sujet ” que par ailleurs il a remplie. Je le dis autrement : le propre de l’énigme est qu’elle ait fait advenir un sujet comme étant un vrai sujet là où n’importe qui aurait seulement été sujet. Bref, pas d’énigme sans qu’elle ne soit institution d’un élu, si l’on nomme ainsi celui que les autres reconnaissent avoir été depuis toujours en cause dans l’énigme et celui qui, corrélativement, a reconnu en elle qu’elle était son affaire.

Eh bien cette affaire, c’est d’abord la coupure, justement : qu’en la réalité de ce qu’on aura fait soit structurellement possible l’interruption d’un ” enfin, bref ” qui fasse advenir le nom propre comme réponse à l’interpellation qui distingue l’énigme du mystérieux et de l’aporétique. Cela, quand nous voulons en assurer une présentation réflexive, nous le faisons à travers la philosophie comme savoir distingué – savoir dont la réalité, hors de quoi il n’y a évidemment rien, n’est pas ce qui compte. Opposer la philosophie à la métaphysique revient donc à opposer n’importe quoi dont celle-ci est la réflexion potentielle à un certain objet dont celle-là sera le répondant réflexif, un objet dont le savoir ne compte pas et qui par là même aura toujours déjà désigné comme vrai, ou encore comme élu, son sujet.

L’élu, nous l’avons déjà vu, s’entend de n’être pas le choisi : on n’élit qu’à ce que les raisons de choisir soient laissées en arrière, pour irrécusables qu’elles soient (c’est par exemple une des distinctions de la politique, par opposition à la technocratie). D’un autre côté l’élection n’est pas le pur caprice (élire n’est pas tirer au sort). Un savoir s’impose donc, mais tel qu’il ne soit pas ce qui compte – ouvrant dès lors la corrélation de l’élu comme sujet et de la vérité comme son affaire. Le marqué est marquant.

Le marquant fait advenir le vrai. Et le vrai, il n’est tel qu’à être avéré contre la nécessité pour le savoir de se poursuivre encore et toujours. Il appartient donc au marqué de naître comme sujet dans la coupure du savoir par la vérité, mais d’advenir à lui-même dans la suture qui avèrera cette coupure comme ayant produit son effet.

L’énigme, c’est donc l’affaire de la vérité (au sens où l’on parle de ” l’affaire du train postal “), et à cette affaire correspond d’une part la coupure du savoir par la vérité (” enfin bref “) et d’autre part à ce que le fin mot de l’énigme corrélatif de cette coupure soit, précisément comme fin mot, sa suture.

L’affaire de la vérité, c’est un certain temps : celui qui va de la possibilité de la coupure à la suture, quand la première a fait surgir comme adjectif un terme dont la seconde entérine qu’il soit avéré comme signature. Ce passage est à proprement parler de temps de l’énigme, son existence concrète comme nœud temporel, si l’on peut dire – autrement dit comme événement.

Rien là que de très concret, comme d’habitude. Si je reprends toujours le même exemple de la morale comme énigme (par opposition aux normes sociales, aux contraintes du surmoi et autres nécessités anthropologiques rendant compte de sa réalité), on voit bien qu’elle n’est pas par nature un événement. Dans l’Antiquité, la question n’était jamais celle du devoir mais toujours celle du bien, chacun sait cela. Pour que la morale advienne, il faut donc beaucoup de conditions dont la moindre n’est pas la révolution cartésienne, mais elle n’est en vérité la morale dont nous parlons qu’à la condition d’un étonnement – celui de sa trouvaille en soi analogue au fameux ciel étoilé au-dessus de soi. Voilà l’événement. Dès lors advient la morale comme énigme, et pas avant, bien que nous nous la représentions désormais comme ayant de tout temps existé à titre d’énigme – représentation dont nous pointons alors l’évidence dans une multitude de textes anciens où la question de ce qu’on doit faire est irréductible à celle de nécessité d’assurer en soi la répétition d’un ordre supposé naturel ou divin (de même lisons-nous le dix-huitième siècle comme annonçant la Révolution). Eh bien cette énigme, on voit bien qu’elle est faite d’une corrélation temporelle entre la formule ” enfin bref elle est kantienne ” qui en interromprait la caractérisation et une autre, qu’on pourrait présenter ainsi ” en somme elle est kantienne ” qui viendrait en avérer le savoir. Or la formule ” en somme ” est la formule de la suture du savoir : OK, c’est bon, on a compris. Si on en fait l’économie, on ne peut pas parler de vérité, parce que la vérité suppose le savoir et que sa distinction se tient précisément au bout du savoir : quand il est à la fois satisfaisant et sans conclusion ! Il faut absolument maintenir cette double nécessité. Que l’on refuse cette évidence, et on sera toujours contraint d’identifier la vérité à cela dont manque le savoir, c’est-à-dire à un simple supplément de savoir. Si donc c’est expressément que la vérité s’entend comme ce dont le savoir manque, lui qui s’entend lui-même de toujours manquer d’un supplément de savoir (il n’y a jamais de dernier mot), alors il appartient en propre à la vérité d’avérer le savoir. Et avérer le savoir, quand c’est de sa faille que la vérité, se donne, c’est justement ce qu’on indique à travers une formule du type ” en somme… “.

La question de l’énigme est donc celle, concrètement, de la corrélation temporelle entre le moment de la coupure et le moment de la somme.

Cette question est tout simplement celle de l’advenue du sujet comme vrai sujet – alors que celle du savoir comme manquant serait seulement celle du sujet comme sujet, puisqu’on poserait seulement la nécessité de parler encore et toujours. Contre cela, il faut donc conjoindre ces nécessités apparemment exclusives que sont le savoir et son impossibilité. Eh bien, c’est ce que fait expressément le nom propre en tant qu’il ne signifie rien. Le savoir est donc suturé donc rendu satisfaisant et il ne l’est pourtant pas par un savoir conclusif qui viendrait anéantir toute existence subjective dans la jouissance du savoir absolu.

L’élu, autrement dit le sujet de l’énigme, s’entend donc toujours à partir de la dualité des moments de son institution subjective, qui sont donc aussi ceux de sa reconnaissance : ” enfin bref ” et ” en somme “.

Ce qui revient très concrètement à dire qu’à la coupure interdisant d’identifier le savoir à la vérité doit répondre, pour qu’elle soit réellement cette distinction, la signature.

Si l’on dit qu’être sujet, cela consiste à avoir à être sujet (si l’on préfère : on n’est responsable qu’à l’être d’abord de la responsabilité elle-même), alors il faut poser la corrélation de la coupure du savoir par la vérité et de la suture de cette coupure. L’énigme est donc pour chacun la cause de son statut de sujet, c’est-à-dire de la nécessité corrélative (c’est cela qui compte !) d’avoir à être vraiment sujet.

Contre une position bêtement aristocratique de la distinction où de toute façon chacun serait confondu avec sa place, il faut maintenir expressément que chacun est élu – puisqu’en effet il n’y a pas de différence entre être sujet et n’être pas n’importe quel sujet(l’impossibilité de la substitution est le premier trait de la responsabilité). Autrement dit, c’est le même d’être élu et d’être soi. Rien ne serait donc plus mensonger que de reconnaître des élus comme possédant quelque qualité magique ou divine, quelque charisme incompréhensible et dont nous autres, vulgum pecus, serions malheureusement privés, puisque la question subjective de l’énigme est celle de la responsabilité d’être soi comme responsabilité d’avoir à être vraiment soi. La distinction qu’on peut faire entre les élus et les autres ne s’entend dès lors pas de quelque destinée déresponsabilisante filée par on ne sait quelles Parques, mais simplement d’une alternative éthique : celle de la responsabilité ou de la désinvolture. Bref, il faut nommer énigme cela qui constitue cette alternative comme notre origine subjective.

Je vous remercie de votre attention.