LA RÈGLE DU JEU

ou : de la représentation

Texte publié par Simone de Beauvoir dans le numéro 477, avril 1986, des Temps Modernes

 

Un film, c’est du cinéma. La question de sa compréhension ne se réduit donc pas seulement à la sienne propre, mais celle-ci doit être le moyen de découvrir comment, en lui, c’est finalement du cinéma qu’il y va essentiellement. Il est donc nécessaire d’entendre la structure du film, sa signification, comme un discours cohérent (et cette cohérence est son intelligibilité propre) sur le cinéma, ou plus exactement comme la constitution même de son essence, telle qu’elle est rendue possible par le monde qui en conditionnera l’effectivité. Mais si c’est l’œuvre qui ainsi invente l’art, celui-ci à son tour invente la vie, puisque la création, contrairement à la simple expression ou à la fabrication, est l’entreprise d’un sens qui soit total. Dès lors constituée en droit à titre de transcendantal d’un matériau qui en est l’origine de fait, l’œuvre est à la fois la vérité de sa situation particulière, la définition actuelle de l’ordre dont elle relève, et la définition actuelle de la vie. Ce qui, dans le cas de La Règle du jeu, se traduit par les interrogations suivantes qui en déterminent l’intelligence :

– qu’est-ce que la pensée et la création, dans une société tout entière identifiée à l’ordre bourgeois?

– qu’est-ce que l’art cinématographique, en tant qu’à partir de l’œuvre qui le définit c’est cette société-là qu’il lui appartient essentiellement de révéler?

– qu’est-ce que la vie, en tant qu’inventée dans et par la création de cette œuvre-ci ?

La nature du film est indiquée d’emblée par la contradiction des canons de présentation : ” Ce divertissement dont l’action se situe à la veille de la guerre… “, puis une citation de Beaumarchais disant l’amour inconstant. Alors, de l’horreur, ou de la joie? De l’horreur comme joie. Tout le film est donc une métaphore où l’un des extrêmes est le signifiant de l’autre, c’est-à-dire où ce qu’on comprend doit à son tour permettre de comprendre autre chose. Mais c’est une métaphore qui se retourne à l’intérieur d’elle-même, puisque le signifiant (le joyeux marivaudage) devient peu à peu le signifié (la présence de la mort) sans pour autant cesser d’être lui-même : la comédie galante finit en drame mais reste une comédie.

Un film social ?

Le premier niveau de lecture fait de La Règle du jeu un film social, dénonçant l’inconsistance et la fatuité de la bourgeoisie, stigmatisant son irresponsabilité alors qu’elle est la ‘classe qui dirige la société. On comprend que le film ait pu être jugé antipatriotique au moment où la guerre couvait et où semblait s’imposer comme pour la précédente l’idée d’une “union sacrée,” de toutes les classes : comment partir pour la victoire, quand la classe dirigeante n’est que décadence, déliquescence? Mais ce n’est pas seulement un film anti-bourgeois, puisque le jeu social des maîtres est reproduit, avec l’exagération propre à une classe sans éducation ni raffinement, par celui des domestiques. La classe dominée n’est donc aucunement porteuse de liberté, comme pouvait le penser un marxiste du Front populaire, mais reste au contraire enfermée dans son aliénation : le cuisinier ou l’intendant ne voient et surtout ne jugent le monde qu’à travers la ” classe ” des maîtres. Lisette ne vit que pour ” Madame “, Schumacher que pour les propriétés de ” Monsieur le Marquis ” (ou plus exactement pour la situation de petit possédant à quoi elles peuvent lui permettre d’accéder, et au nom de laquelle il envisage expressément de ne pas tuer que des lapins). Seul Marceau, que sa situation de braconnier aliène à la propriété foncière mais exclut de tout groupe constitué, prend une distance relativement à la classe dirigeante, distance qu’il nous apprend être de l’ordre de la représentation : il a certes toujours rêvé d’être un domestique, mais c’est à cause du costume; et nous ne pouvons décider si les adieux qu’il fait à son employeur manifestent le comble de l’aliénation, la plus lucide des haines sociales, ou la fascination qu’exerce toujours la représentation bourgeoise sur celui qu’aucun intermédiaire ne sépare de la réalité naturelle : “Monsieur le Marquis a voulu m’élever en faisant de moi un domestique, je ne l’oublierai jamais.” On comprend que le rejet du film n’ait pas été le seul fait de la classe dominante. Quant aux braconniers, ils ne vont pas au cinéma.

Quelle règle, de quel jeu ?

On ne cesse de nous le dire. Il s’agit d’emblée, évidemment, du jeu bourgeois : ” Ce monde-là, ça a ses règles, et des règles très rigoureuses “, dit Renoir lui-même à propos du monde où il va nous entraîner. Mais plus originellement du jeu humain. De l’amour d’abord, qu’en citant Chamfort on définira bientôt ” dans la société ” comme ” l’échange de deux fantaisies ” : dans sa déclaration à la radio, qui va tout déclencher, André ne reprochera pas à Christine qui n’est pas venue l’accueillir après qu’il ait risqué sa vie sinon pour elle du moins en pensant à elle, de ne pas l’aimer assez, ou de lui avoir été infidèle, mais d’être déloyale, c’est-à-dire de ne pas jouer le jeu, ou plus exactement – après l’explication que lui en donne Octave – de jouer double jeu. C’est ensuite celui des relations personnelles : ” On joue cartes sur table, ” dit la maîtresse du marquis, à quoi Octave répond : “Vous ne devez pas montrer votre jeu ” ; du respect apparent que les individus doivent se manifester réciproquement : André refuse d’enlever simplement Christine parce qu'” il y a des règles tout de même !”. De sorte que, finalement, rien n’existe qui ne soit jeu, y compris la violence armée : ” Faites cesser cette comédie !” ordonne le marquis (nullement effrayé par l’agitation meurtrière de Schumacher, mais furieux du dérangement) à son intendant, qui demande en retour : ” Laquelle, Monsieur le Marquis ? “

C’est que la bourgeoisie qui nous est montrée n’est en effet déjà elle-même que sa propre représentation. Le maître que sépare du réel le travail de son esclave ne peut pas vivre, puisque précisément il n’est pas dans la réalité; il peut seulement rêver : comme dans le rêve, la conscience du désir est déjà pour le bourgeois le début de sa satisfaction, laquelle, malgré les moyens dont il dispose, n’en est alors pas une (La Chesnaye le dit explicitement à Marceau), puisqu’aucun réel n’oppose son inertie entre le pour-soi de la subjectivité, et l’en-soi-pour-soi d’une réalisation concrète. De sorte qu’il vit une situation au modèle ontologique fourni par ces rêves dont un des personnages de l’action se trouve être par ailleurs – séparé de soi parce que absolument identifié à sa propre apparence – le rêveur lui-même. (Dans Le Charme discret Bunuel montrera l’enfermement du bourgeois dans son rêve, à chaque fois corrélatif d’un élément de sa situation réelle, mais ignorée, d’exploiteur.)

Le jeu social, au sens le plus large, est donc désigné : il s’agit du jeu de la représentation dont la règle se ramène dès lors à l’interdiction de ne pas jouer : ” C’est assommant, les gens sincères “, dira Christine. Tout est jeu et donc spectacle, et la sincérité est moins un statut moral qu’une faute de goût. Quand ainsi un invité – le général, que son statut de militaire fait le gardien par excellence des formes et des apparences, jugeant chacun sur sa capacité à les garder – raconte plaisamment un accident mortel, Octave (qui se met ironiquement au diapason) répond ” elle est bien bonne ” ; quand Schumacher veut tuer Marceau et le poursuit parmi les invités en tirant des coups de revolver on entend : ” Encore une attraction”, puis quand il devient manifeste que ce n’en est pas une : ” Il faut bien que ces gens-là s’amusent comme les autres. ” La règle est bien que rien n’échappe à l’ordre représentatif, même et d’abord ce qui ne saurait être représenté.

Mais au jeu, on peut tricher, ainsi que le nécessite quasiment sa duplicité. Car si c’est à chaque fois 1′”échange de deux fantaisies ” qui en constitue le ressort, celui-ci est lui-même le masque – les deux définitions ne trouvent leur compatibilité que dans leur représentation réciproque – du “contact de deux épidermes”. Dès que les lumières s’éteignent, chacun sort donc du rôle auquel il s’identifiait pour céder à son désir : Lisette rejoint Marceau et Christine, l’épouse de La Chesnaye à qui on vouait le rôle de l’amoureuse d’André, rejoint Saint-Aubin. Chacun, sauf deux personnages : Octave et André.

Le premier ne trouve personne pour l’aider à quitter son déguisement, c’est-à-dire pour arrêter de jouer, comme s’il était prisonnier de cette représentation qui s’accomplit en danse macabre et ne puisse plus s’en distinguer. Il est ainsi celui qui transforme le jeu en problème, d’autant qu’il revendique explicitement – confirmé en cela par La Chesnaye qui voit en lui ” un poète, un très grand poète ” – le statut de créateur d’illusions, de reflets (son seul talent est de cracher dans l’eau), auxquels il lui arrive de se laisser prendre parce qu’il est en quelque sorte illusoire pour lui-même : il dit à Christine s’être réellement identifié au défunt père chef d’orchestre, dénonce nommément le cinéma, avec tous les autres moyens modernes de communication, comme un art du mensonge, avant de dire son amour du public, nous apprenant par là que ce mensonge n’est qu’un jeu, mais un jeu tragique – ” je suis un raté ” – puisqu’il brise la relation amoureuse qui en constitue l’origine et la motivation. Et il s’en explique : à une époque où tout le monde ment, aucune vérité n’est possible. De sorte que, conformément à la personnalité de 1′” acteur ” qui joue le rôle, on ne sait jamais si ce qu’il dit et fait doit être entendu dans ou sur le film, imposant par là même d’emblée à celui-ci le statut d’une représentation dont on se demande toujours pendant la projection dans quelle mesure elle porte sur le représenté et dans quelle mesure elle porte sur elle-même.

André est au contraire toujours resté extérieur à la représentation sociale de La Colinière parce qu’il aime “vraiment ” (du moins par comparaison avec le type des sentiments ayant cours dans l’aimable société). Toujours? Pas si simple, puisque c’est son rôle de héros, Je rôle de quelqu’un dont on nous dit que son métier est de jouer avec sa vie, qui justifie sa présence aux yeux des invités ; de sorte que l’aviateur qui ne joue pas doit jouer à être le joueur qu’il est pour approcher celle qu’il aime. Mais par là il joue encore, rêve sa vie, comme le souligne le marquis qui loue le ciel qu’André soit de son ” milieu “, avant de lui faire remarquer qu’il n’a pas les moyens d’en être – qu’il tient en somme le rôle de celui qu’aux cartes on nomme le mort, scellant par avance un vrai destin dont le film sera la représentation.

Pourtant, c’est un autre personnage qui s’impose comme le pivot principal de cette dernière, en coque, contrairement aux autres, il semble ne pas jouer, bien qu’il reçoive du monde des maîtres et de celui des domestiques des rôles (garde-chasse et mari jaloux) particulièrement typés : Schumacher qui souffre et tue vraiment bien qu’il ne soit pourtant rien d’autre que son personnage. Ainsi on ne lui reprochera nullement son crime, puisqu’il entre dans les attributions du mari jaloux de se venger, et que par ailleurs – aucun des invités ne devra se permettre de le contester – c’est en jouant son rôle de garde-chasse qu’il est à l’origine de l’accident (en sorte que le mensonge final ne sera que la superposition d’un rôle externe à un rôle interne). Sa fonction (à quoi répond en sourdine dans le monde des maîtres le personnage de Jackie, la nièce de Christine) est ainsi d’assurer la réalité du jeu comme jeu de la réalité, de permettre à toute l’intrigue d’être bien celle de la vie réelle, et non pas un moment ludique dans une existence sociale par ailleurs susceptible de vérité. En d’autres termes, il s’identifie à l’interdiction d’entendre le fonctionnement social à partir de la distinction du réel et de l’apparence, puisqu’une vraie souffrance et une vraie mort sont les conséquences de ce jeu qui, bien qu’il soit explicitement reconnu comme tel, est néanmoins le tout du monde. Par lui, la vraie souffrance et la vraie mort n’en relèveront donc pas moins encore de la représentation, d’abord parce que la jalousie est ce qui distingue le mari populaire du mari bourgeois qui craint seulement le ridicule (c’est-à-dire la sur-représentation : la représentation pour elle-même d’une infortune dont la possibilité est inhérente au rôle de mari), ensuite parce quo ce qui s’est passé appartient bien, malgré sa négativité, à l’ordre du jeu social bourgeois qui semble inciter les garde-chasse, sous l’euphémisme d’accident, à avoir une compréhension large de la notion de gibier. La fonction de Schumacher est ainsi d’établir que la souffrance et la mort, effractions pures des règles, non seulement se trouvent encore comprises dans l’espace de la représentation mais, plus profondément, s’identifient par cette compréhension même (car rien n’échappe à la représentation, et l’irreprésentable s’y reprend lui-même par en dessous, comme une dissimulation suprême) à son ouverture comme le tout de l’espace représentatif en général : par elles la réalité du jeu se révèle jeu de la réalité, elles établissent qu’on joue ” pour de vrai “, et que c’est cela, la vie. Il n’y a donc rien derrière les apparences que personne ne prend pour du réel, ni derrière les mensonges que personne ne prend pour des vérités. On aime, on pleure, on tue, certes pour de vrai, mais néanmoins toujours dans la représentation qui ne laisse en dehors d’elle aucune possibilité qui ne soit encore représentative. C’est ce ” pour de vrai ” incontestable – et représentatif jusque dans cette authenticité – qui fait de Schumacher le véritable sujet du film.

Si donc les joueurs ne sont précisément rien d’autre que ce que nous en voyons, autrement dit si c’est le jeu de la représentation qui pour chacun définit à chaque fois tout son être, alors on reconnaîtra que c’est seulement comme joués qu’ils peuvent être joueurs : ce ne sont pas des individus que nous voyons, c’est une société, comprenant par principe toute effraction possible comme une modalité supplémentaire de son fonctionnement : l’amour, la sincérité, le départ ou même la mort y recevront toujours statut de représentation, dont il ne s’agira plus dès lors que de fixer le degré de convenance, de bon ou de mauvais goût. Rien n’est ainsi possible qui soit pour eux une propriété véritable, et leur tricherie (quand les lumières s’éteignent momentanément) est encore une manière de jouer (Christine n’aime pas plus Saint-Aubin qu’André ou que son mari – ou plus exactement, elle les aime tous, puisque tel est son rôle). Le jeu c’est la vie, la vie c’est le jeu. Précisément : hors du jeu, il n’y a rien.

En quoi une fête donnée dans ce monde peut-elle dès lors consister, sinon dans l’autre de la représentation sociale, celle qui en est ainsi la vérité : la représentation théâtrale ? C’est donc d’une double représentation, sociale et théâtrale (la seconde accomplissant la première), que le film sera à son tour la représentation : au jeu de la représentation, la règle du cinéma se superpose à celle, finalement unique, du théâtre et de l’ordre social. Et en quoi consiste-t-elle, cette règle? Pour le savoir, il faut interroger la manière dont le film comprend l’une et l’autre représentation.

Une réflexion.

La forme révèle au spectateur l’œuvre comme un contrepoint baroque, où les scènes et surtout les rapports, à partir d’une différence originelle réciproquement constitutive, autrement dit une réflexion, se répondent d’un monde à l’autre avant de se recouper à l’instant du dénouement : les rapports des domestiques répètent à contretemps, avec moins d’ampleur mais plus d’intensité comme il convient à une classe sans richesses ni raffinements, ceux des maîtres (un homme pour deux femmes, une femme pour deux hommes chez les maîtres, à quoi ne correspond qu’une femme pour deux hommes chez les domestiques, où l’on envisage de tuer alors que chez les premiers on en reste – et en en soulignant le caractère déplacé, c’est-à-dire populaire – à se frapper). L’unité de cette dualité est assurée topographiquement par les domaines du marquis, lieux communs de leur existence respectivement oisive et laborieuse – la seconde assurant la première -, et dramatique ment par le personnage d’Octave, ni possédant ni domestique, chez lui partout et nulle part, aussi à l’aise avec la maîtresse qu’avec la camériste. La rencontre de ces mondes parallèles (dont Octave seul pourra être responsable) ne saurait se faire que par une méprise qui, même si elle constitue le nœud de l’action, n’en devra pas moins, pour que tout reste en ordre, être présentée et représentée comme telle.

Or le parallélisme brisé n’est pas seulement social, il se situe aussi et même surtout entre le réel et sa représentation, puisque la fête qu’on donne à La Colinière est, littéralement, la mise en scène d’une réalité qui à son tour demande à être comprise selon une différence analogue. Car si la représentation théâtrale représente à l’avance l’épisode final du meurtre d’André (les déguisements répondent à la double substitution de vêtements qui occasionnera le drame, le chant martial à la décision de Schumacher de se venger, la danse macabre à la réunion des invités après le drame, et la bonne grosse bête qu’André déguisé mène sans but par le bout du nez à la manière dont la fin de ce même André se jouera d’Octave qui en sera malgré lui responsable), cet épisode lui-même représente le tout du jeu social où chacun est – et entend être envers et contre tout – seulement ce que son rôle nécessite qu’il soit, où il s’agit toujours et en toutes circonstances de maintenir les formes, de sauver les apparences pour soi-même encore plus que pour les autres.

Le personnage d’André pouvait donc seul assurer tout le mouvement du film, s’il est vrai que ce mouvement consiste à identifier le double recoupement du parallélisme social et représentatif. Car cet aviateur dont Octave nous dit explicitement qu’il rêve, qu’il est dans les nuages (et que Renoir nous montre alors en contre-plongée sur fond de ciel), ce héros qui appartient au monde des maîtres sans en avoir aucunement les moyens, est en réalité lui-même la représentation abstraite de la bourgeoisie, classe que le travail des autres (figuré par les indications techniques relatives à la fabrication de l’avion dont il n’était que le pilote), sépare de la réalité, et contraint à rêver sa propre vie. En quoi il répond à titre de personnage à la même fonction que la représentation théâtrale : constituer le monde bourgeois en représenté, constitution opérée par lui dramatiquement comme elle l’avait été scéniquement. Identité de toutes les différences, André ne pouvait qu’occasionner le drame et surtout en être la victime : sa mort est la restauration de l’ordre social et représentatif que sa présence a bouleversé le temps d’un film.

Tout le mouvement de l’œuvre tiendra donc dans un recoupement des parallélismes initiaux, le social et le représentatif, qui le nécessitent comme la vérité unique de la réflexion constituante qu’ils sont à chaque fois. D’un côté en effet, le parallélisme social (la classe oisive n’est elle-même que par le travail de la classe qu’elle domine, et réciproquement la classe des domestiques n’est elle-même que par les apparences de la classe oisive dont, comme le montrent les scènes de l’office, son aliénation la pousse à faire sa vérité) est révélé à lui-même dans le meurtre d’un invité des maîtres, celui qui vivait dans le ciel, par celui des domestiques qui reste attaché à la terre. Et d’un autre côté, le parallélisme de la vie et du théâtre est révélé à lui-même en ce que le second, une fois la mort d’André réellement accomplie, se donne comme la représentation de la première. Le mouvement de l’œuvre, l’action filmique dont le nœud est le meurtre d’André par le garde-chasse, est bien alors une nouvelle réflexion : la rencontre révélante de toutes ces parallèles dont chacune n’existait que par l’autre. Or cette réflexion à quoi le film s’identifie, c’est elle qui, en la révélant, rend problématique La Règle du jeu, cette règle que nous sommes dès lors en mesure de définir comme la sauvegarde du non-dit qui conditionne la représentation : la société, c’est que chacun reste à sa place, et le théâtre, c’est qu’on s’amuse innocemment, le second n’entretenant avec la première aucun rapport d’expression nécessaire – sauvegarde que le drame cinématographique nous enseigne consister dans le maintien du double parallélisme, social et représentatif, les deux n’en faisant finalement qu’un comme la mort de l’aviateur a fonction de le manifester.

Bien sûr, on s’efforcera ensuite de tout remettre en ordre. A l’extrême fin nous verrons le marquis, la marquise, Lisette et le général rétablir chacun à sa manière l’ordre du monde, c’est-à-dire des apparences. Mais le mal est fait : il faut se forcer, au lieu qu’ayant tout allait de soi. Octave, l’ami si bien intentionné, est parti, et nous pouvons parier sans risque qu’il ne remettra jamais les pieds à La Colinière ; et Renoir, l’auteur de ce ” divertissement ” qu’il ne s’agit surtout pas de ne pas voir comme tel, aura l’infortune qu’il mérite.

Or cette infortune, c’est celle d’un film. La réflexion qui, contrairement aux représentations sociale et théâtrale, manifestait les apparences comme telles, et les manifestait pour de vrai, c’est donc le cinéma. Mais celui-ci est bien encore lui-même une représentation, par exemple celle d’une certaine réunion à La Colinière, de sorte qu’il devrait participer du même refus principiel de se reconnaît le comme tel s’il n’était précisément une représentation réflexive, une représentation rendant problématique – crime suprême – la représentation elle-même. La règle du jeu, celui de la représentation que le mouvement du film expose, est de faire passer du social au cinématographique par l’intermédiaire du théâtral, de façon à ce que rétrospectivement il n’y ait plus que le cinématographique, cette règle ne sera donc totalement intelligible que quand nous saurons à quoi nous en tenir sur la réflexion qui la conditionne sans pour autant échapper elle-même à l’ordre de la représentation – réflexion des apparences comme telles et pour de vrai dont le cinéma, spécifiquement, est la mise en œuvre.

La représentation cinématographique.

La méprise tragique de la fin avait préalablement été représentée sur scène par des déguisements et des comportements grotesques, avant que nous n’ayons l’occasion de la voir ” pour de vrai “. Par la représentation qui l’anticipait, cet événement se donnera donc comme un représenté, et non pas simplement comme ce réel ” naturel ” que pourtant nous voyons. La substitution des manteaux, la vengeance de Schumacher, la mort d’André, auront “vraiment” lieu, mais comme elles sont d’autre part des représentées, elles définissent le lieu de leur “vérité” comme l’ordre où le représenté, contrairement à ce

qui se passe au théâtre, se donne pour vrai. De sorte que c e” le cinéma lui-même et comme tel qui va se trouver réflexivement constitué par cet épisode dramatique : l’ordre original d’un réel ” naturel “, non théâtral, et qui n’est pourtant, dans sa nature la plus propre, qu’un représenté.

Mais la représentation par et à l’encontre de laquelle Je cinéma constitue son essence n’est pas seulement théâtrale, elle est aussi sociale, et doit concerner ceux qui ne sont rien que leur propre représentation, autant que l’espace de l’écran concerne en le subvertissant par sa “, vérité ” l’espace de la scène et ses conventions. De sorte que cette double nécessité, puisqu’il s’agit à travers la mort d’André de l’essence unique du cinéma, doit concrètement n’en faire qu’une et s’accomplir comme l’unité d’un film qui n’est pas d’un côté cinématographique et d’un autre côté dramatique, puisque son sujet trouve précisément son origine dans l’impossibilité, pour la bourgeoisie, de distinguer l’ordre social de l’ordre théâtral.

Les personnages au cinéma sont bien présents, devant nous ” pour de vrai “, parce que, contrairement à ce qui se passe au théâtre, ils n’apparaissent pas dans un espace abstrait, enfermé, dont la seule ouverture soit celle de notre regard, et dont l’implication nécessaire est de les irréaliser comme eux-mêmes irréalisent les acteurs. Ici, tout au contraire, c’est dans son hôtel particulier, puis dans son château à la campagne et sur ses terres qu’on voit M, de La Chesnaye; c’est dans les bois où ils vivent qu’on voit le braconnier Marceau et le garde Schumacher, etc. Ces bourgeois qui rêvent leur propre existence, et ces domestiques tout entiers aliénés aux possessions et aux apparences de leurs maîtres, nous les voyons donc cinématographiquement : ” pour de vrai “, dans un ordre dont la nature propre est la représentation sociale, comme tout a l’heure elle était la représentation théâtrale. Que le représenté (marquis, marquise, invités, ami de Christine, héros du jour, domestiques en tenue, etc.) soit présent pour de vrai, c’est donc ce qui inaugure le cinéma relativement à la représentation sociale d’une manière exactement analogue à celle qui l’inaugurait relativement à la représentation théâtrale, analogue mais une, puisque d’une part le représenté se définit par l’identité des deux représentations, et que de l’autre c’est l’unité spatiale de cette dualité qui est la constitution même de l’espace cinématographique : un espace particulier, où sont ” pour de vrai ” des gens qui ne sont pas ” pour de vrai ” ce qu’ils sont, mais qui ne sont pourtant rien d’autre. Car il s’agit bien de ces personnages-là (et non des acteurs qu’on oublie mieux qu’au théâtre, à cause de la “vérité ” de l’espace où ils évoluent).

Un espace en somme où chacun est enfin révélé dans l’apparence qui en est toute la vérité : le cinéma, c’est de voir ” pour de vrai ” ce qui n’est que du représenté et rien d’autre.

La réflexion cinématographique.

Posé pour lui-même par et à l’encontre de la double représentation théâtrale et sociale, constituant dans cette réflexion qui le constitue l’essence même du cinéma, le film peut se déterminer comme une représentation de la société dont l’instigateur, Octave, devra dès lors se révéler au fur et à mesure de sa progression dramatique de plus en plus proche du cinéaste Renoir. Car l’ordre du cinéma où le représenté doit être vraiment là et comme tel ne s’ouvre que dans un acte réflexif. La réflexion, on peut en effet la décrire à la manière des idéalistes comme l’acte, pour une subjectivité, de se saisir elle-même, mais on peut aussi la décrire, en évitant les pièges et apories de cette notion, comme la constitution du réel en apparences.

Que je me regarde moi-même et, comme le montre Descartes, le monde tout à l’heure présent en personne sombre dans l’apparence, il devient douteux, et n’est plus qu’une représentation qui pose la question de sa validité. Inversement, la présence substantielle d’une chose qui sombre dans l’apparence (par exemple en étant contredite) peut tout aussi bien être décrite en termes de saisie par soi et comme telle d’une subjectivité qui se découvrira rétrospectivement au principe de la première illusion (le résultat contredit la prévision : je me suis trompé). Si donc la cinématographie est bien de représenter comme vrai le représenté, de le poser dans une ” vérité ” qui n’est pourtant que la mise’en scène et donc de le constituer

comme représenté dans l’acte même où on en fait un vrai, alors il lui appartient constitutivement d’être réflexive, et d’instaurer le monde à partir d’un regard sur le vrai qui devra dès lors être celui de quelqu’un qu’on appellera metteur en scène. Mais précisément : ce demier n’existe que dans la réflexion qui institue son regard comme la manifestation du ” vrai “, en tant que celui-ci est dans sa véritable nature un représenté; de sorte que ce regard, la mise en scène, n’est possible que comme toujours-déjà réfléchi : c’est un regard sur un vrai, mais ce vrai est constitué par le regard. Or ici le représenté l’était déjà avant la mise en scène, puisque la bourgeoisie qu’on nous montre n’existe que comme étemellement identifiée à sa propre représentation, au sens indistinctement social et théâtral. Le metteur en scène qui, en voyant le ” vrai “, ne voit pourtant jamais que son propre regard, va donc se trouver encore réfléchi par cette constitution préalable du représenté : il vient trop tard, il est de trop ; et puisqu’il ne voit jamais en vérité autre chose que lui-même, il devra se voir comme ce réfléchi superflu que son sujet lui imposera d’être. En quoi, dans le cas de Renoir, nous avons nommé Octave.

Mais s’il va de soi que le créateur du film se retrouve à l’écran, il va de soi également qu’il ne puisse y demeurer, faute de quoi le ” vrai ” que nous voyons et qui l’a constitué en réfléchi superflu (Octave) n’apparaîtrait jamais dans sa vérité, qui est la frise en scène ; autrement dit il n’apparaîtrait jamais dans sa nature spécifiquement cinématographique, puisque l’illusion du naturel serait maintenue jusqu’au bout, en négation de la cinématographie. Quand donc le réel ” naturel ” (une représentation indistinctement sociale et théâtrale) se révélera cinématographique (la même représentation représentée) le film étant cette révélation elle-même, la réflexion de la représentation bourgeoise dans un drame qui l’amènera à se rejouer elle-même c’est-à-dire à en rajouter dans sa propre représentation (1) – cela signifiera pour Octave la nécessité de se révéler Renoir, de sortir en quelque sorte de sa propre représentation, non sans avoir dans un monologue autodescriptif bien indiqué qui il était réellement : un faiseur de reflets pris dans ses propres fantasmagories, un parasite de la société réelle, un ” raté ” qui est passé à côté du public (au théâtre, en effet, on l’a réellement en face de soi) et qui doit lui mentir comme mentent la radio (qui inaugure l’action du film) et.., le cinéma.

Ce rapport de Renoir à lui-même qui, conformément à la signification musicale de son nom d’emprunt, l’élèvera sans le modifier du monde réel de la technique (dont la toute première image du film est la demière manifestation) au monde imaginaire de La Colinière avant de le renvoyer derrière sa caméra, n’est donc nullement accidentel, puisqu’il réalise comme film (car le film qu’il fait, c’est le rapport de Renoir à Octave qui se retqume en rapport d’Octave à Renoir) l’essence même de la cinématographie, telle qu’elle est seulement possible dans une société tout entière dominée par l’ordre bourgeois : la réflexion reste prise au piège de la représentation, c’est-à-dire que le mensonge est encore la forme obligée de sa vérité, puisque ce film, en tant que divertissement, n’est pas et ne peut pas être une critique sociale. Vous le voyez bien d’ailleurs, il ne s’est quasiment rien passé : André est bien mort, hélas, mais c’est un accident stupide ; et puis cet exquis compagnon (de jeu, naturellement) n’avait-il pas comme profession de jouer avec sa vie ? de sorte que sa mort est en vérité un simple moment de son jeu : au lieu de mourir aux commandes de son appareil, il est mort à La Colinière, voilà tout, et il y aurait vraiment mauvaise grâce à ce que le spectacle de la vie ne continuât pas. Quant au film que nous venons de voir, rien ne serait plus déplacé que lui trouver une fonction réelle, c’est-à-dire sociale; pour éviter toute confusion un avertissement a même été ajouté en début de pellicule annonçant qu’il ” doit être interprété comme un divertissement et non comme une critique sociale ” : c’est un marivaudage plein d’esprit, une bagatelle, rien qu’un ” divertissement “, qu’il était bien compréhensible qu’on s’offrît en 1939.

Dite sur le mode du mensonge, comprise à titre de spectacle dans l’ordre représentatif, la vérité se trouve dès lors dans l’impossibilité de principe d’être elle-même (c’est-à-dire de ne pas être récupérée par l’ordre représentatif, comme la fonction de Schumacher a été de l’établir), bien qu’elle ne cesse pas pour autant d’être la vérité : la seule possibilité d’existence que lui laisse cet ordre c’est, précisément par la représentation, de rendre problématique la représentation, de la forcer contre le silence qui la définit, mais sans jamais cesser de respecter La Règle du jeu. Et forcer la représentation, dans le monde bourgeois, c’est réfléchir en représentant comme telle la représentation. Dans l’extrême aliénation indistinctement politique et ontologique (celle de la société à la bourgeoisie, c’est celle du réel à l’apparence) qui définit le monde où Renoir filme, la liberté concrète du créateur – et corrélativement la possibilité de produire la vérité des choses – est en quelque sorte de la prendre au mot : de faire du cinéma, non pas seulement en réalisant des films qui n’eussent alors été que des représentations supplémentaires, mais bien, en allant jusqu’à vivre soi-même dans le monde inconsistant de ces ombres qui s’agitent sur un drap blanc, de forcer contre elle-même la représentation à se donner pour telle de l’intérieur même de sa forme la plus radicale.

De cette réflexion originelle tout découle : rien ni personne dans le film qui ne soit renvoyé à soi, comme l’écran du cinéma peut l’être par le rideau du théâtre ou le cinéaste par le personnage qu’il interprète. A commencer par le genre même du film : la fin, en nécessitant l’évidente réaffirmation de la comédie contre la tragédie qui la niait en l’accomplissant, la renvoie à elle-même, comme elle renverra à lui-même chacun des joueurs en nécessitant qu’il continue, contre l’évidence la plus flagrante, de se vouloir tel. Ou qu’il sorte, si d’une manière ou d’une autre il n’était pas un vrai joueur. Le départ d’Octave-Renoir – ainsi que la mort d’André qui voulait être sincère, c’est-à-dire ne pas jouer – est en effet, à cause de son redoublement rendant évident l’artifice (à l’instar de la peau d’ours dont celui qui jouait à l’ami de Christine ne pouvait se débarrasser), la conjuration d’un métalangage sans cela impossible à éviter : il eût consisté à reconnaître ce que tout le monde sait bien, à savoir que la mort est la mort, que le jeu n’est qu’un jeu. L’élimination de celui qui le montrait doublement (responsable de la venue d’André, empêtré dans la représentation parce que toujours incertain de son rôle, jamais décidé entre 1’intérieur et l’extérieur) s’identifie ainsi à la pérennité du jeu, à une pérennité dont l’artifice doit constamment être dissimulé, jusqu’à la mauvaise foi la plus flagrante (dont la manifestation expresse de la nécessité est le mal qu’a fait le film).

Cette constitution eidétique du cinéma par la réflexion concrète (et doublement : dans la société réelle, elle donne lieu à une œuvre réelle) éclaire le personnage d’Octave-le-cinéaste dans sa véritable fonction, qui était d’ouvrir le jeu non pas de l’intérieur (il ne se fût alors agi que du fonctionnement habituel des règles, autrement dit que d’un film bourgeois), ni même de l’extérieur (car alors la société réelle n’eût pas été concernée, et la réflexion fût restée abstraite, c’est-à-dire vaine) mais comme le rapport inextricable de l’intérieur à l’extérieur, du langage et du métalangage – le premier, par son caractère artificiel n’étant en réalité rien d’autre que l’effectuation du second, et le second par son caractère ” naturel ” (cinématographique ” pour de vrai “) rien d’autre que la présence du premier. En quoi seulement pouvait se réaliser la subversion du ” naturel “, fût-il un représenté.

La cinématographie, en ce sens, ne peut s’entendre que comme l’instauration de ce rapport d’identité et de différence de soi à soi qui définira explicitement le metteur en scène comme il définissait implicitement la réalité humaine aliénée, et qu’on doit nommer l’espace de la représentation. Qu’au lieu de rester derrière la caméra, Renoir joue Octave, l’instigateur d’un événement qui lui échappe (comme la réflexion à la bourgeoisie, mais aussi comme l’œuvre à son créateur), discourant sur l’amour du public et le mensonge du cinéma, autrement dit qu’il soit seulement question d’Octave le cinéaste (Octave parce que Renoir et inversement), c’est donc ce qui, en instaurant-révélant le jeu comme jeu, le fonde sur une absence de fondement qui définit comme son essence la plus intime non pas tant la représentation elle-même (qu’on pourrait toujours prendre pour Je reflet d’autre chose) que son universalité révélée. Représentation dont en effet il ne saurait être question de sortir pour (re)trouver à l’extérieur une réalité qui fût vraie (” qu’est-ce qui est naturel, de nos jours? “, soupire Christine dès le début) : si le cinéaste est dans le film, cela signifie la subversion de la différence habituelle d’une réalité stable et d’une apparence évanescente, des effets secondaires et du sujet principal : aucun lieu n’est possible qui serait hors cadre, à commencer par celui qui entendrait critiquer les apparences, précisément parce que la condition qu’assume le cinéma comme sa simple possibilité est indistinctement ontologique et politique, le social – si aliéné qu’il puisse être – n’étant pas une partie, mais le tout de la vie.

De sorte que le film lui-même, rapport actuel de Renoir à Octave qui se retourne en rapport d’Octave à Renoir, est en vérité une béance, une scission de soi à soi, en quoi il faut voir la constitution même de l’espace cinématographique : Renoir ne peut pas plus ne pas être Octave, qu’Octave ne peut le rester et ne pas (re)devenir Renoir le faiseur de ” divertissements “, parce que l’emprise de la représentation est totale et récupère toujours sa contestation – la ruse de la raison consistant alors à révéler par en dessous non pas le dissimulé (car il est bien entendu qu’il n’y en a pas : la souffrance et la mort sont toujours représentables) mais la dissimulation, en rendant cette récupération quelque peu indigeste.

L’origine de la représentation cinématographique ne diffère donc surtout pas de celle du jeu bourgeois, puisque c est précisément d’un homme réel (nous ne disons pas une subjectivité), vivant concrètement dans une société tout entière identifiée à l’aliénation que lui impose la bourgeoisie, que ce film est la réflexion. Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit évidemment pas de le comprendre à partir de son auteur – car alors au lieu de comprendre une œuvre d’art, nous ne ferions qu’interpréter un document psychologique et historique, comme tel principiellement dépourvu de toute valeur de vérité – puisque cet homme, c’est Octave-le-cinéaste, et non pas simplement Renoir. Comprendre l’origine du cinéma comme ouverture d’un espace de représentation, c’est donc exactement la même chose que comprendre l’origine du statut ontologique de représentation par quoi la bourgeoisie peut, précisément, épuiser la société en la définissant comme ordre social : que le réel ne soit plus que sa propre représentation (ce que l’essence du cinéma est d’assumer en le révélant dans une révélation qui ne soit révélation de rien), c’est ce qui suppose une négativité absolument originelle, un rien absolument irréductible et premier qui fasse qu’aucune révélation ne puisse échapper au statut représentatif, ne puisse s’imposer comme un vrai au nom duquel la représentation pourrait éventuellement se voir contestée. Si donc tout est représentation, y compris – et éminemment – le cinéma, cela signifiera d’une part que l’aliénation bourgeoise est elle-même hautement révélatrice de ce qu’elle épuise toute son énergie sociale à vouloir cacher (et son entreprise est précisément d’établir que hors de la représentation il n’y a rien), et d’autre part que le cinéma, vérité de la société bourgeoise comme celle-ci l’est de ce qu’elle cache si passionnément, trouve lui-même sa constitution eidétique dans cette absence originelle de fondement qui instaure la représentation comme le tout du monde. Cette instauration, dont l’intelligence révélera en même temps que celle du cinéma l’essence de la bourgeoisie, nous en connaissons la forme : c’est une réflexion, puisque faire du cinéma c’est d’abord se représenter ; mais c’est une réflexion manquée puisqu’il est impossible d’échapper à l’ordre représentatif (hors de lui, en effet, il n’y a rien), qu’on peut seulement le redoubler en le rendant problématique à l’intérieur de lui-même. Interrogeons donc la spécificité de cette réflexion réduite à l’échappement de ce qui, en contraignant le représentatif à en rajouter, reste toujours une représentation.

L’échappement à soi de la représentation.

Cette comédie que la tragédie oblige à s’ouvrir à elle-même, représente, on l’a bien reconnu, ” la comédie humaine “. Rôles, apparences, faux-semblants, illusions sur soi-même et sur les autres, représentation en somme, tout le film ne cesse de nous répéter qu’ils constituent le tout de la vie, d’une vie dont, en la représentant, il ne cesse jamais lui-même de relever. Chacun des éléments et des personnages qui le compose, parce qu’ils concoure ainsi à ” faire du cinéma “, doit par conséquent s’entendre lui aussi réflexivement, comme moment de la mise en œuvre de cette structure qu’on ne peut s’empêcher d’appeler ontologique, puisque c’est de l’être même de tout et de tous qu’elle décide : l’être – et aussi, la vérité – de tout étant se voit ramené à la représentation, non pas comme à un statut fixe qui serait celui de la simple image, car alors on devrait supposer un ordre non représentatif qui en serait le critère, mais – et c’est le film – comme à la béance qui distingue actuellement le réflexif du réfléchi (Renoir et Octave, la comédie initiale et la comédie finale, la société réelle et celle de La Colinière, celle-ci et la figure d’elle-même qu’en donneront ses places .à la chasse. André et la bourgeoisie, celle-ci et Je peuple, etc., sans oublier bien sûr le cinéma et la vie).

Ce jeu si ” divertissant “, qui comprend et justifie tout et tout le monde, échappe pourtant à lui-même : le fait qu’il y ait un jeu, ou plus exactement que rien ne soit concevable, y compris sa révélation, que comme jeu, c’est ce qui n’est pas comme tel justiciable de la règle. Si le jeu de la représentation est socialement et cinématographiquement réflexif, il n’est donc pas, contrairement à ce qu’il en serait d’un cogito parfaitement fermé sur lui-même, une possession de soi. Corrélativement, l’impossibilité (établie par Schumacher qui souffre et tue vraiment, et en contrepoint par Jackie) de supposer une réalité dont la représentation ne serait que l’apparence, n’est rien d’autre que le constat de faillite d’une représentation de type cartésien qui se posséderait elle-même- Car si la réflexion peut se dire concrètement reconnaissance de l’apparence comme telle, elle suppose, par là même, au moins la possibilité d’un lieu distinct de cette apparence (chez Descartes, c’est l’idée de Dieu), d’un lieu d’où il soit légitime de dénoncer l’apparence comme telle. Or le génie de Renoir est précisément d’avoir forclos cette possibilité dans les larmes de Schumacher plus encore que dans son crime. De sorte que, s’il n’y a rien derrière les masques que personne ne prend pour des visages, ni derrière les mensonges que personne ne prend pour des vérités, cette inévitable réflexion est toujours-déjà rendue impossible dans sa nécessité même, faute de pouvoir être légitime : ce qui fonde la souffrance de Schumacher n’est pas sérieux, puisque c’est seulement le jeu de Lisette et de Marceau, un désir dont ni l’un ni l’autre n’entend faire quelque chose d’important. Le sujet garde-chasse enferme donc le film dans un statut de réflexion à la fois incontournable et manquée, parce que lui-même – comme chacun, à commencer par le metteur en scène – est enfermé dans un rôle que, faute d’un lieu qui permettrait à toutes ces apparences d’être enfin renvoyées au néant qu’elles sont, il devra tenir jusqu’au bout, la mort dans l’âme.

Réflexion manquée, cela signifie donc pour la représentation (et contrairement à ce qui se passe chez Descartes, où l’on peut parler de réflexion réussie) l’impossibilité définitive de s’assurer elle-même. Si la vie n’est plus qu’apparences, si la réflexion n’est qu’une boursouflure de la représentation qui se dégonfle en ” divertissement “, il devient insensé d’arrimer (et donc d’assurer) les apparences dans un cinéma qui serait bien clairement distingué de la réalité. De sorte, s’il n’y a pas à se demander en quoi Octave diffère objectivement de Renoir, il serait encore plus absurde de chercher en quoi le metteur en scène Renoir qui joue à être Octave, et dont la passion est de reproduire artificiellement la vie en instituant, selon un schéma musical baroque, une œuvre obéissant à sa propre logique, est plus réel que le propriétaire Rosenthal jouant à être le marquis de La Chesnaye, collectionnant les reproductions mécaniques de la vie et trouvant l’accomplissement de son existence de possédant dans la jouissance d’un orgue baroque jouant tout seul. On l’a compris, la réflexion manquée qui structure le film en tant qu’il est lui-même essentiellement une représentation, c’est, à l’encontre du cartésianisme où la représentation trouvait en elle-même la transcendance lui permettant de s’assurer, la dénonciation de la notion cardinale de l’ordre bourgeois, celle de sujet.

En ce qui concerne Renoir lui-même, la cause est entendue : comme chacun dans la société bourgeoise toujours-déjà identifié à sa propre représentation (c’est la définition du cogito), il ne jouit d’un semblant d’existence (Octave-le-cinéaste) que comme d’un effet de sens induit par la logique propre de la réunion à l’origine de laquelle il se trouve être. C’est en effet parce que ” chacun a ses raisons ” que tout finirait en tragédie si, in extremis, les principaux protagonistes ne s’employaient à tout remettre en ordre – que tout, en somme, se donne d’une manière si appuyée et si récurremment signifiante, comme un ” divertissement “. Or Renoir n’est rien d’autre que ce caractère insupportablement flagrant de la comédie, et le pire des contresens serait d’en faire, à titre de sujet subjectif, une instance extérieure au film, puisque celui-ci n’est précisément que sa réflexion, que le rapport qu’il entretient avec lui-même.

En quoi il impose donc paradoxalement la reconnaissance de sa non-subjectivité, ou plus exactement la définition de celle-ci comme l’espace de la représentation dont l’ouverture (pour l’instant encore partiellement mystérieuse) sera celle du cinéma lui-même. Et puis ce monde que nous venons de voir n’est pas un monde, c’est le monde : comment pourrions-nous lui attribuer un sujet sans réintroduire la différence entre la réalité et l’apparence dont tout le film est la démonstration de l’absurdité ?

Ne pourrait-on alors attribuer cette fonction à André Jurieux, celui dont la venue est à l’origine du drame dont le film est la représentation ? Car si le filin n’a pas de sujet, peut-être alors en maintient-il le principe dans l’ordre du représenté. Certes, sa fonction de personnage est la même que celle de l’événement théâtral, à savoir constituer la classe bourgeoise en pure représentation, comme le théâtre l’avait fait de la vie à La Colinière. Mais si cette analogie interdit qu’on voie dans cet acte la fonction sujet, elle n’interdit pas qu’on voie en lui, d’un point de vue banalement narratif, un principe premier, celui que signifierait son statut de héros, en jouant sur l’équivocité du terme. Retournons donc en pensée au début du film, au moment de son arrivée qui inaugure l’histoire : quand la foule attend l’avion d’André Jurieux, héros du jour, une speakerine de la radio nous apprend incidemment que l’exploit a déjà été réalisé onze ans auparavant par Lindbergh… Le héros n’est qu’un reflet !

Schumacher, lui, semblerait bien pouvoir prétendre à ce statut pour tout le film, puisque c’est lui qui assure l’apparence d’épuiser la réalité, rien de moins. Mais précisément : sa fonction est d’exclure qu’il y ait jamais autre chose que des apparences, d’établir que la vraie souffrance et la vraie mort sont encore et toujours de la représentation, pour une subjectivité qui ne sera bientôt plus que la représentation de sa propre souffrance.

Seule en fin de compte la bourgeoisie pourrait alors, en tant que sujet de l’aliénation, rendre compte de l’universalité de la représentation ? Mais cela reviendrait alors à la supposer cynique et machiavélique, à se faire de l’idéologie une conception purement objective et instrumentale. Assurément, il y a des bourgeois qui connaissent l’origine réelle de leurs richesses et de leurs belles manières (il suffit de voir comment ils se départissent des secondes dès que les premières sont seulement mises en causes), mais la plupart croient sans arrière-pensée que c’est seulement l’ordre des choses, auxquelles évidemment les hommes doivent se plier, qui explique tout (la ” crise “, Monsieur le Marquis sait ce que c’est, au même titre qu’un rempailleur de chaises). De sorte que la bourgeoisie, subjectivement, est faite par sa situation bien plus qu’elle ne la fait : de même que son travail consiste à ” faire des affaires “, sa vie consiste à tenir son rang ; dans les deux cas, le réel se ramène à l’échange, à la représentation – laquelle ne relève donc d’aucune instance subjective particulière.

Sans sujet d’aucune sorte, la représentation n’en est pas moins représentée comme telle dans La Règle du jeu : masques et mensonges couvrent tout le champ du possible, et bien sot – c’est ce que le film établit – qui croirait des visages derrière les masques, des vérités derrière les mensonges. Mais justement : cette vacuité gntologique de tout et de tous (en premier lieu de Renoir) suppose bien une réflexion qui la distingue en le niant d’un réel qui, comme l’être premier de la logique hégélienne, n’eût été que pure positivité. Cette négativité, notre intelligence de la structure réflexive du film nous enjoint de la considérer comme une ouverture de l’espace de la représentation : le film en acte, c’est d’abord le rapport de Renoir à lui-même, rapport qu’il faut entendre comme la béance dans laquelle, précisément, le cinéma peut se faire. La question de l’origine de la représentation (de la bourgeoisie et du cinéma qui en est la vérité éminente) est donc celle de l’origine de cette réflexion.

Le sujet de la représentation.

Une réflexion, ce n’est pas simplement une représentation de soi : c’est l’acte d’être renvoyé à soi par son autre. Autrement dit le réflexif et le réfléchi ont structurellement comme leur sujet véritable et commun un réfléchissant, dès lors seul essentiel non seulement dans l’ordre de la détermination en ce qu’il n’y a rien d’autre à entendre dans tout discours que sa présence, mais encore dans l’ordre ontologique, parce qu’il s’identifie par cette simple présence, à l’ouverture même de la réflexion, et donc à l’instauration de l’espace représentatif.

Or si nous examinons chacun des moments de cette différence multiple, nous constatons à chaque fois que la réflexion ne trouve sa possibilité que dans une mention directe ou indirecte de la mort :

– il est dans son ensemble une comédie que l’épisode du meurtre d’André contraint à se rapporter explicitement à elle-même, à se réitérer (à travers la remise en ordre finale) en comédie là où il semble qu’on ait assisté à une tragédie ;

– si la représentation cinématographique se réfléchit sur la représentation théâtrale, c’est en tant que celle-ci, par ce même épisode, se trouve être représentation d’un événement mortel qu’ensuite nous allons voir ” vraiment “, et non pas le simple jeu insignifiant auquel nous pouvions croire assister ;

– la réflexion d’Octave en Renoir accomplira l’autonomie de la réunion de La Colinière obéissant, à travers la mort finale, à une logique qui ne pouvait être celle de son instigateur rendu ainsi superflu dans sa propre création – parce que, comme la guerre, elle est la résultante en fin de compte nécessairement tragique de toutes les logiques particulières, dont aucune n’est pourtant mal intentionnée. Il nous avait prévenus, d’ailleurs : ” J’ai envie de disparaître dans un trou.., car chacun a ses raisons ” ; quant à la manière dont il se comprend lui-même, nous la connaissons déjà, et il la justifie par1′ ” époque où tout le monde ment “, tout le monde et tout : la veille de la guerre,, dont le sujet unique et toujours victorieux est encore la mort;

– c’est la profession d’André, pilote dont l’existence ” dans les nuages ” est assurée par le travail des ouvriers et des ingénieurs, qui fait de lui une représentation de la classe bourgeoise dans son ensemble (à laquelle il est bien clair qu’il n’appartient pas), et cette profession consiste à risquer sa vie. Quant à sa présence à La Colinière, il en a dés le début indiqué la motivation urgente : ” Si je ne la revois pas, j’en crèverai ” ;

– si la bourgeoisie est à elle-même sa propre représentation, c’est structurellement par son rapport à la mort. Non seulement à sa mort de classe, que représente toujours un peuple dont on n’est jamais vraiment sûr qu’il acceptera jusqu’au bout d’user sa vie, mais aussi à la mort en général que la vacuité d’une existence nullement obligée de se consacrer à ses propres conditions oblige quasiment à voir toujours et partout comme l’insignifiance de tout et de tous, et comme le seul véritable événement possible (dans le film de Bunuel déjà cité, elle hante tous les moments du rêve bourgeois, justifiant en profondeur tous les rituels de consommation, à la fois comme consommation – assurance matérielle de l’existence, et comme rituels assurance représentative et sociale) ;

– quand l’aimable société de La Colinière se représente elle-même à la fin du film, qui, comme instant de la réflexion, en est en même temps le début rétrospectif, c’est à l’occasion de la mort d’André. Mais c’était aussi à travers les affectations attribuées par Schumacher au cours d’une chasse n’ayant d’autre finalité que la ” destruction ” : dans un cérémonial de mort (au jeu duquel elle se laissait prendre, comme l’indiquait l’opposition comique entre la civilité et l’âpreté des chasseurs avant et après le massacre) la bourgeoisie se représentait elle-même comme donnant joyeusement la souffrance, la terreur et la mort, révélant ainsi la vérité profonde de son existence insouciante et dorée;

– mais elle se représente aussi et surtout dans le spectacle costumé qu’elle s’offre, spectacle qui non seulement comprend une danse macabre et des spectres cherchant à entraîner les invités, mais encore manifeste la présence surnaturelle et donc réelle de la mort en personne, dans l’exécution fantastique de la ” danse macabre ” de Saint-Saëns par un piano qui n’était pourtant pas, comme en témoignent la stupeur de la pianiste et surtout le silence de La Chesnaye qui n’eût pas manqué de se vanter de pareille acquisition, un piano mécanique. Comme si le film représentait une société ne pouvant se représenter elle-même qu’à partir de l’inéluctabilité d’une mort déchaînée ;

– enfin, mais c’est la même chose, il suffit de rappeler pour comprendre ce qui réfléchit le film à l’encontre de la société réelle, ce qui réfléchit le cinéma relativement à la vie, la date du tournage : cette représentation de la société date de 1939.

A l’intérieur du cadre représentatif inauguré par l’imminence de la guerre, et comme le réfléchissant constituant chacun des éléments et protagonistes du draine dans sa propre représentation, c’est donc la mort qui impose universellement son statut de sujet véritable, si l’on peut désigner ainsi l’absence radicale et définitive de fondement qui va réduire toute occurrence à n’être plus qu’une apparence n’ayant même plus à être apparence de quelque chose. Irreprésentable condition de toute représentation, rien absolu à partir de quoi tout n’est plus que son propre reflet, la mort n’est donc ici surtout pas un événement particulier (représentable en amusement mondain dans le cas de la chasse, ou malheureux accident dans le cas de la fin d’André), mais bien au contraire elle se donne à chaque fois dans la réflexion comme son origine même, c’est-à-dire qu’elle s’identifie à l’ouverture de la représentation, puisqu’on nomme ainsi le corrélât d’une intentionnalité qui porte en réalité sur elle-même.

Entendons bien cette nécessité transcendantale. Que je me regarde en effet dans n’importe quelle circonstance, et j’inaugure l’ordre spectaculaire de ce que je vois comme vu par moi c’est-à-dire comme pure apparence, renvoyé que je suis à moi-même par quelque réalité irréductible à l’évidence habituelle du monde (par exemple une contradiction) ; mais par cela même, je me trouve aussitôt chassé de ma propre intimité par ce même irréductible, puisqu’il manifeste, précisément comme tel, la non-vérité de la sphère subjective, sa réduction à l’ordre exclusif de l’apparence.

Or ici, il s’agit de l’irréductible absolu, de ce qui n’est pas quelque chose (notamment pas un événement de la vie, même le plus tragique, parce qu’alors il s’agirait toujours de la vie), mais l’horizon qui barre radicalement toute réalité concevable : l’impensable à partir de quoi toute représentation (y compris la sienne propre dans le divertissement mondain de la chasse et dans l’accident d’André) est à la fois possible et nécessaire pour des subjectivités réduites à leur propre apparence et à celles d’un monde corrélativement devenu spectacle. Ce statut strictement ontologique, Renoir nous montre que c’est la mort elle-même, et ainsi il la définit : non pas un fait particulier, mais le fait incontournable qu’il n’y ait jamais que les apparences de la représentation, et qu’elles ne soient apparences de rien.

Dans un monde où tout n’est que formes et apparences à sauvegarder, où chacun (à commencer par le créateur) est illusoire pour lui-même au moins autant que pour les autres et où à l’inconsistance du monde objectif ne répond que la non-vérité de la sphère subjective, tout – c’est-à-dire toute la représentation – se comprend .à partir de ce rien final et donc originel à quoi n’importe quoi et n’importe qui doit son statut ontologique : la réalité de la représentation, c’est l’effectivité unique et absolue de l’irreprésentable comme réfléchissant universel. La riante macabre n’était donc pas seulement la métaphore anticipée de l’accident d’André, ni même du film en général, puisque le monde d’Octave n’est finalement pas un autre que celui de Renoir et du spectateur.

Chacun n’existe que comme sa propre représentation, laquelle se révèle en fin de compte toujours représentation de rien, c’est-à-dire de la mort. Mais ii ne faut pas commettre de contresens : celle-ci n’est surtout pas un représenté qui serait simplement plus fondamental, plus réel que les autres qui n’en seraient en quelque sorte que les apparences, mais bien au contraire, elle s’identifie à l’universalité même de la représentation, quelle qu’elle soit ; et si la définition qu’il donne de la mort est que les apparences ne soient finalement apparences de rien, il faut voir dans cette béance constitutive de la représentation non pas un effet de la mort (de la peur ou de l’angoisse qu’elle pourrait provoquer en l’homme), mais bien la mort elle-même dans son effectivité concrète, comme le souligne l’épisode triplement paradigmatique (pour la mort d’André, pour l’ensemble du film, pour l’existence en général) du piano ensorcelé qui accomplit la représentation théâtrale de La Colinière.

Tout entier réduit à sa propre représentation, chacun ne sera donc plus rien que la spécification réciproque (sous l’apparence de personnages n’étant précisément que cette apparence) des moments de la mort : si la vraie vie (celle qui comprendra la fin d’André, par opposition au simple représenté théâtral et social) est de différer la mort (qui ne vient comme telle qu’à la fin du film), c’est-à-dire si la vie est simplement la mort qui diffère d’elle-même, on reconnaîtra non seulement que cette différance de la mort est la non-différence du cinéma et de la vie, mais encore que chacun est épuisé en tant que vivant par cette béance que nous savons être celle de la représentation. Si donc chacun des personnages s’identifie à sa propre représentation, aux deux sens du génitif (le monde qui le définit est un spectacle ordonné, et la sphère subjective reste dans la non-vérité), ce n’est donc pas simplement par aliénation sociale – et l’on comprend ainsi l’écrasante fonction de vérité qui épuise la bourgeoisie : elle seule pouvait révéler qu’il n’y a pas de vérité, que les apparences auxquelles elle s’identifie ne sont finalement apparences de rien – mais c’est parce qu’il n’y a pas d’autre vie possible : la vie qui court à l’abîme n’est susceptible d’aucun sens positif, puisqu’elle est seulement la mort qui diffère d’elle-même.

Cette nécessité ontologique, c’est elle qui va constituer, au-delà d’Octave-le-cinéaste, chacun des personnages dans une vie que nous n’avons dès lors plus le droit de dire superficielle, bien qu’explicitement elle se ramène au jeu de la représentation, dont toute la règle est de taire ce qui ne peut pas être dit parce qu’il conditionne comme l’origine même de sa possibilité le moindre effet de sens.

Assurément, la déclaration radiophonique d’André n’était pas de jeu, aussi est-ce en grande partie pour l’y remettre sans rien briser (en particulier le rôle réciproque des époux La Chesnaye) qu’on J’a invité à La Colinière : Christine, donnant alors à son mari l’occasion de se représenter comme tel, l’accueillera par un beau et noble discours sur l’amitié entre les hommes et les femmes – amitié dont grâce à Lisette elle sait aussi bien que le spectateur ce qu’il faut en penser. André-le-sincère, dont on a vu qu’il devait jouer à étre le joueur qu’il était, est alors enfermé dans le jeu qu’elle lui impose, et dont il ne sortira que quand il aura surpris 1′ ” amitié ” qu’elle voue à SaintAubin.

Mais la sincérité qu’ainsi la marquise obture, elle n’en est pas elle-même complètement dépourvue, non par authenticité morale, évidemment, mais parce qu’étant d’origine étrangère, elle ignore en partie les règles du jeu parisien. Sa position de hors-jeu partiel, l’incapacité où elle se trouve de décider si sur ce point elle joue ou non, est ainsi analogue à celle d’Octavele-cinéaste, celui dont on ne sait jamais s’il parle dans ou sur le film ; de sorte qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils finissent par se retrouver en deçà du jeu commun, à ce qu’ils découvrent s’aimer quand Octave se sera identifié au père mort qui semble être, comme béance d’un sentiment à vide, la véritable référence amoureuse de Christine – et donc l’ouverture d’une représentation qui, si elle relève ainsi indubitablement du hors-jeu, n’en procède pas moins de la même origine que toutes les autres. Et si cette mort ouvre l’ordre représentatif dont Christine est le (non-)sujet, elle ouvre corrélativement les rapports eux aussi représentatifs qu’Octave entretient avec elle : c’est par fidélité envers la mémoire du mort qu’il s’est raconté à lui-même qu’il l’aimait ” à sa façon ” (qui bien sûr n’est pas celle que Lisette avait dévoilée), de sorte que la résolution de ce dernier mensonge ne pourra se faire qu’en entraînant une mort nouvelle (celle d’André), compensant en quelque sorte par une nouvelle ouverture – dont nous avons compris qu’elle sera celle du cinéma qui montre ” pour de vrai ” ce que le théâtre social, plus encore que le théâtre proprement dit, avait décrété pour l’aviateur sincère – la clôture de sa propre représentation (il ne peut plus se représenter aux autres et à lui-même en ami sincère et désintéressé, à la fois paternel et fraternel, de la maîtresse de maison).

La Chesnaye, lui, les connaît parfaitement, les règles du jeu parisien. Trop, même : c’est un fils Rosenthal (et c’est Dalio!) qui tient titre et rang de Marquis. Aussi aspire-t-il avec nostalgie à sortir du jeu, à croire enfin en quelque chose : la déclaration de confiance de sa femme provoque en lui la velléité de rompre (mais on apprendra bientôt que de toute façon il était lassé de Geneviève), et le personnage d’Octave lui fait croire un moment (quand il lui enlève sa femme) que la véritable amitié existe. L’irreprésentable, pour lui qui doit plus jouer que tous les autres, c’est un monde où l’on ne jouerait pas, où J’on serait naturel – un monde où enfin les Juifs n’auraient plus à faire semblant d’être ce qu’il ne sont pas, et de ne pas être ce qu’ils sont. Comment dès lors ne pas voir la mort dans cette nécessité représentative, dont nous savons aujourd’hui qu’elle n’aura pas seulement été confirmée par l’antisémitisme latent du personnel des cuisines représenté dans le film ? (Les nazis utiliseront même des photographies de Dalio tirées du film pour des affiches devant permettre aux ” vrais Français ” de reconnaître un visage de Juif.)

L’espace de la représentation.

Ces ombres, on les installe dans un espace dont la particularité est qu’il soit ” vrai “, libéré de la clôture théâtrale par le mouvement de la caméra, de l’enfermement social par le statut professionnel des acteurs, et par là même spécifiquement représenté : représenté comme vrai – vrai comme représenté, indistinctement réflexif et réfléchi, puisqu’en regardant ces gens, ce château, ces domaines, etc., c’est un film voulu, posé et signifié comme tel que nous voyons (sans parler de la duplicité d’Octave-Renoir, on peut rappeler les cartons d’introduction, la signification technique de la toute première . image, du fil qui va la relier au personnage d’André et qu’ ” il ne faut pas perdre “, de la description de l’optique à travers laquelle nous voyons la nature – l’écureuil – puis la représentation – le baiser de La Chesnaye à sa maîtresse qui lui a demandé de faire semblant d’être encore amoureux d’elle, certains cadrages, plongées et contre-plongées rhétoriquement significatifs…). Et inversement : nous entrons au cinéma pour admirer l’un des monuments de notre culture, et nous voyons vivre.., la bourgeoisie, pour qui l’art précolombien se ramène à ” des histoires de nègres ” (de sorte que la culture n’est jamais pour elle, quand elle existe, qu’un vernis ou une affectation, ou tout au plus un sujet d’études pour jeunes filles en attente d’un bon mariage).

Cet espace de la réflexion, qui se constitue de Renoir à Octave puis de celui-ci à Renoir par un mouvement d’instauration de la béance représentative, est un espace réel : celui de l’écran et celui de l’action, chacun se définissant par son renvoi à l’autre, le cinéma se faisant par la constitution du second, puisque c’est de constituer le réfléchi qui pose le réflexif. Le lieu où se déroule une action n’est ainsi possible que comme ontologiquement marqué par la représentation à laquelle il est constitutivement voué, comme un lieu toujours-déjà réfléchi ; de sorte que si c’est toujours le cinéma qui en est le sujet, l’espace est lui-même le sujet des actions qui n’y prendront place que pour le révéler dans sa vérité représentative : à la béance constitutive de la représentation répond la nécessité de filmer des espaces de représentation dont les drames ne seront que la révélation. Il appartient donc à l’essence du lieu cinématographique d’être cadré, non pas seulement en ce qu’il s’agit toujours de projeter sur lui la forme rectangulaire de la pellicule impressionnée, mais plus profondément en ce qu’il s’agit de l’inscrire dans des repères qui soient, quant à leur fonction ontologique, exactement analogues aux repères cartésiens : identifier dans la réflexion l’être à la représentation, situer toute occurrence possible de manière à ce que cette situation l’épuise. Or la réflexion dont la béance de soi à soi institue l’espace de la représentation n’est finalement intelligible que par la mort, le fait que l’horizon de l’étant soit comme tel absolument barré – toute autre réflexion, dans quelque domaine que ce soit et à quelque niveau qu’elle se situe, relevant nécessairement de cette origine première. Et la représentation, c’est le cadrage de l’action dans un espace repéré, au sens cartésien. Si donc la représentation que la société se donne d’elle-même dans la chasse est l’origine cinématographique du film, si le damier de l’intérieur du château où tout se joue (au-delà du couloir qui en est le paradigme) en est la référence, tout espace possible du film se doit non seulement de relever d’un repérage qui l’institue comme espace de ceci ou de cela, de sorte que l’action à laquelle il lui appartiendra de donner lieu ne sera en réalité que sa propre révélation, Irais encore de se donner à chaque fois comme un espace de mort. Posons donc la question : trouvons-nous dans le film quelque chose qui réponde à cette nécessité éidétique, à savoir une représentation qui s’ordonne dans un espace dont le quadrillage ait la mort pour sujet ?

La question décrit à elle seule la scène principale du film, celle de la chasse, où la société de La Colinière se représente elle-même donnant la souffrance et la mort si joyeusement, si innocemment, sous la direction de Schumacher qui met chacun à sa place. Le film se constitue donc comme tel dans le quadrillage systématique de la campagne par les rabatteurs débouchant sur le massacre de ces vivants effrayés, tremblants, affolés, sans aucune possibilité de salut, chassés d’eux-mêmes par la terreur. Massacre filmé tout en gris, dans une continuité répétitive et sans contraste, puisqu’il n’est paradoxalement pas un événement, mais l’ordre a priori de toute réalité possible, la mise en place du transcendantal à partir de quoi seulement tout pourra faire sens, y compris ce qu’on aurait pu prendre pour des effractions (à commencer bien sûr par le film lui-même).

La fonction transcendantale d’instauration de l’espace cinématographique qui définit cette scène ne doit pas seulement se décrire à partir de la nécessité cartésienne de conditionner le représenté comme tel mais aussi, et corrélativement, à partir de l’identification constante dans la totalité du film des actions aux espaces qu’elles occupent, identification qui suppose toujours comme son origine secrète cette scène de chasse. Quand en effet – pour prendre en exemple l’autre scène où la société se représentera elle-même – nous assisterons au chassé-croisé des invités dans un couloir dont l’architecture semblera être l’émanation tant la disposition des chambres et le point de fuite que présente sa perspective y invitaient, nous apercevrons dans le damier du carrelage (encore souligné par la plongée de la prise de vue) comme le souvenir de ce quadrillage originel de la campagne qui en a fait l’espace de la représentation. Ce damier, sur lequel Octave-Renoir se déplace un moment à la manière du cavalier des échecs pour en manifester l’essence ludique et donc réglée, mais aussi productrice de sens et par là totalement déréalisante pour les pièces qui la parcourent, est donc à la fois la réduction des protagonistes à la pure apparence que leur confère leur place dans le jeu (puisqu’elle les épuise) et, par la référence au quadrillage originel, l’indication du ” sujet ” de cette vacuité ontologique : la mort, le réfléchissant irreprésentable origine et condition de toute représentation.

Tous les lieux du film sont en effet repérés et donc constitués comme lieux d’action par le réfléchissant universel. Quoi de plus repéré par exemple qu’un aérodrome, terrain entièrement éclairé, balisé, divisé, orienté? Le film y commence à l’arrivée d’André qui vient de risquer sa vie. Quel espace plus abstraitement repéré que celui des ondes radiophoniques au sein duquel André est universellement institué en héros moderne (c’est par la radio que le monde des techniciens, des officiels, de la foule, est le même que celui de la grande bourgeoisie dans ses hôtels particuliers) ? La route que nous empruntons ensuite est elle-même un espace ordonné, balisé, mesuré, et – comme la piste de l’aérodrome – porteur de mort : c’est l’accident qu’André y provoquera et par lequel Octave se sera cru fini qui donnera à ce dernier l’idée de la réunion dont le film sera la représentation. L’hôtel de La Chesnaie semble échapper à cette règle, mais en réalité (outre les apparences de vie, auxquelles il affirme tellement tenir, que constituent les animaux et poupées mécaniques du marquis) il ne fait que renvoyer à une question métaphysique plus encore que sociale, dont tout le film s’épuise à constituer la réponse : celle de l’origine de l’ostentation et du paraître bourgeois dont il est la matérialisation architecturale.

Mais l’essentiel de la représentation a lieu au domaine de La Colinière, terres et château dont on a déjà indiqué la nature représentative. Ce qui va s’y dérouler est une réflexion, celle d’une comédie qui se reconstitue comme telle à l’encontre d’une tragédie qui en était pourtant la vérité, de sorte que la spatialité de cette réflexion doit nécessairement se comprendre comme un départ de et un retour à – le second étant précisément sa re-constitution – l’espace ludique originel, le Château-damier. Or quand l’espace du jeu est-il abandonné par tout le monde puis réintégré, sinon au moment de la mort d’André ? Au jardin, il est en effet toujours question de ne pas ou ne plus jouer : rendez-vous pour préparer une fuite, souffrance réelle de Schumacher, départ de Marceau puis d’Octave, et bien sûr meurtre d’André. Et puis, souvenons-nous : où Octave le cinéaste a-t-il tenu ce discours sur lui-même dont nous restons incapables de dire dans quelle mesure il est intérieur au film et dans quelle mesure il lui est extérieur, sinon sur le perron, espace intermédiaire et commun entre la maison et le jardin ?

Du jardin, il faudra rentrer à la maison : dans la scène finale, la civilité du marquis, le soin de chacun à restaurer les apparences, en désamorçant en quelque sorte l’effraction que la mort d’André (mais aussi sa sortie dans le jardin, puisque c’était pour enlever Christine) constituait à La Règle du jeu, reconstitue l’aimable marivaudage, dont toute la règle était précisément de ne jamais sortir, en invitant chacun à ne pas prendre froid, à faire à nouveau de la maison l’espace de tout le jeu. Impossible, on le voit, de distinguer la spatialisation du représenté de la mort qui l’institue comme telle.

L’espace de la représentation qu’instaure la béance de la réflexion, tout le film nous le présente donc dans son statut paradoxal de sujet pour une action qui n’en est dès lors plus que la révélation. Que le lieu soit, à la place des choses et des êtres, le véritable sujet, c’est ce qui définit l’apparence. Qu’est-ce en effet qu’une apparence, sinon la détermination que confère à une réalité quelconque le lieu de sa présence, dont son actualité est nécessairement l’assomption ? Un livre aperçu dans une bibliothèque de ciné-club concerne les films : c’est le cinéma qui en est le sujet. Mais peut-être s’agit-il en réalité d’un livre de philosophie ? Cela, nous pouvons le dire si nous distinguons l’étant de sa représentation ou si, comme Descartes avec l’idée d’infini, nous trouvons dans la représentation elle-même l’assurance de sa validité; mais tout le film est de montrer qu’aucun lieu n’est possible qui soit espace pour le vrai : il faudrait que la mort, si joyeusement donnée par la bourgeoisie, ne fût pas universelle, qu’on pût la penser comme un moment de la vie (certes le dernier, le plus triste, etc.), et cela, c’est précisément le contresens radical qu’une mauvaise foi aussi flagrante que nécessaire (la chasse est un amusement, la mort d’André un stupide accident) contraint, au bord du gouffre, la société de La Colinière à commettre. Le seul sujet concevable du cinéma ne sera donc jamais que le lieu, ce lieu spécifique dont la mort est l’ouverture transcendantale, et dont le repérage puis le cadrage font, en tant que ” vrai ” lieu pour des apparences qui ne sont vraiment apparences de rien, tout le cinéma.

Et le cinéma, art de mettre en scène ce qui se donnera ” pour de vrai “, c’est donc que le sujet de la représentation ne soit rien d’autre que son espace.

Le cinéma et la vie.

La mort serait donc le seul sujet non seulement du film, mais du cinéma? Pourtant ce sujet semblait bien humain : c’est Jean Renoir qui, en tournant La Règle du jeu, fait du cinéma. Bien sûr, mais lui-même, dont le film est doublement la représentation, qu’est-il ? Quelle est la vérité de ce créateur ?

On remarque d’abord que sa présence dans une œuvre qu’il définit comme réflexive reste de part en part – de la période où le film est tourné aux différents niveaux dramatique et cinématographique de sa constitution représentative – marquée par la mort, cette marque n’étant rien d’autre (comme celle de l’ouvrier sur son ouvrage qui ne diffère pas de ce même ouvrage) que le rapport de Renoir à Octave puis de celui-ci à Renoir, autrement dit que la réalité effective d’Octave-le cinéaste. Souvenons-nous encore de la toute première chose que nous apprenons sur lui par Lisette-la-lucide, pourtant attachée aux plaisirs de la vie et courtisée par lui : ” Il est trop violet. ” Cette absurdité apparente, elle nous la jette à la figure, tournée le temps de le dire vers l’objectif de notre regard et non pas vers la marquise, avec qui elle était pourtant en conversation. Et chacun sait la signification symbolique de cette couleur dans les pays de tradition chrétienne. Mais peut-être cette interprétation est-elle trop recherchée, et Lisette veut-elle tout simplement signifier la brutalité du désir qu’elle inspire à Octave, et qui semble le menacer d’apoplexie ? Cela revient au même, puisque pour elle la vie se confond avec le jeu du désir. Octave l’instigateur, qui finira dans la mort d’André par nous révéler à quel point il est au principe de toute cette représentation, est donc marqué par la mort avant même qu’il ait, en frôlant la sienne propre dans l’accident de voiture, l’idée de la réunion qui lancera l’intrigue (au point d’énoncer à la chasse le fantasme d’être pris – avec André, pour les raisons que nous savons – pour un lapin). Et l’omniprésence de la mort n’est pas seulement établie par Octave au niveau du discours interne à l’œuvre en ce que chacun de ses moments en relève, ni même à celui de sa constitution par Renoir comme ordre originel de représentation, mais également au niveau de l’impossibilité (clairement indiquée par les cartons d’introduction et par le personnage d’Octave-le-cinéaste) de distinguer le langage du métalangage : on nous a bien prévenus avant même le début du film qu’il s’agissait d’une veille de guerre, et que c’était cela qui permettait d’entendre l’aimable idée de ” divertissement ” dans son épouvantable vérité.

Alors, ce qui vaut dans le film et pour le cinéma, à savoir que la pensée et la réalité se ramènent à la représentation parce que de toute façon la mort est là, que sa monstruosité absolue nous enferme en nous-mêmes comme le lapin tremblant blotti au pied de l’arbre, en même temps qu’elle nous en expulse comme ce même lapin qui n’est plus que sa propre terreur quand il détale sous le canon des fusils (car la mort des hommes n’est pas – ne peut pas être – d’une autre nature que celle des bêtes : Marceau raconte que Schumacher était à l’affût et quand il a tiré qu’André a ” boulé comme une bête qu’on abat à la chasse “) – toute cette vérité incontournable qui ruine toute réalité en ramenant tout à des apparences qui ne sont même plus apparences de rien, si elle ponde le cinéma, est-ce qu’elle n’est pas aussi la vérité de toutes choses, c’est-à-dire de la vie ?

Rien que la danse macabre de la représentation, partout et toujours, dans l’imaginaire comme dans le réel. Leur distinction en perd alors toute conscience, au nom de cette vérité ultime et absolue qui ordonne tout sens possible comme une absurde variété du non-sens. Ce qu’on voit à chacun des moments du film, et dans l’instauration même de l’espace du cinéma, on le voit également dans son tournage, c’est-à-dire dans le monde réputé réel : Renoir décrit dans ses mémoires la frénésie de plaisir et de représentation sociale qui s’emparait de tout le monde à cette époque, qu’il serait naïf de croire terminée ou terminable en 1939. Une danse macabre dont le film – qui l’est pourtant avec génie – n’est aucunement la mise en scène, mais à laquelle, par la force des choses et comme tout le reste, il participe lui-même.

Conclusion : l’œuvre comme transcendantal originel.

Le film de Renoir, c’est la constitution spécifique de l’espace cinématographique dans un drame particulier, et, conformément à sa nature représentative, la définition de chacun de ses protagonistes par cette constitution même. Mais cette constitution déborde infiniment celle du cinéma qu’un film se doit toujours d’être, ou plus exactement la constitution de l’art par l’œuvre se trouve être toujours en même temps celle de la vie. Voilà le génie : produire une chose, l’œuvre, qui soit la définition même de la vie.

Le cinéma est seulement intelligible, dans la différence de soi à soi qui le constitue comme espace de représentation, à travers la réalité concrète et universelle de la mort. Le film a établi que celle-ci n’était surtout pas quelque chose (contresens menant à sa représentation sous forme d’amusement mondain ou de malheureux accident) mais, dans l’impossibilité toujours actuelle de la non-réflexion, du ” naturel “, le totalitarisme en acte de la représentation, l’absoluité d’une apparence toujours-déjà reconnue, et pourtant sans vérité possible. En d’autres termes : l’impossibilité ontologique de l’immédiat, non pas surtout au sens où le concret médiatisé devrait toujours primer sur l’abstrait pour en permettre la constitution rétrospective, mais au sens d’une béance absolue, dont l’ouverture comme épouvante, c’est-à-dire comme effectivité du rien final et donc originel, soit le tout de l’être. En s’identifiant ainsi à sa propre distinction (entendons bien ce terme dans tout son sens), et en enfermant toute occurrence dans ce que cette distinction pose encore comme plus ou moins différant d’elle-même, la bourgeoisie que montre Renoir brise l’illusion d’une vérité sociale cachée derrière les apparences de l’idéologie : distribuant la mort si joyeusement, elle se constitue paradoxalement dans sa propre réflexion en instance suprême de la vérité (le sujet du film), puisque la mort c’est précisément la conversion toujours-déjà faite de l’être en représentation, et que rien n’échappe jamais à la représentation.

Mais si la mort est sujet universel de soi-même, elle est la vie : la mort qui diffère de soi, qui elle-même n’est rien que sa propre différance. L’apparence (c’est-à-dire l’être) à quoi tout se ramène toujours, c’est donc seulement la différance de rien à rien – et cette différance, au-delà du substantialisme illusoire des ” arrière-mondes “, c’est indistinctement la définition de la vie et du cinéma. Ce qui revient à dire qu’il n’y a jamais rien que la vie dont la nature véritable réside, é partir de l’irreprésentable, non pas dans la représentation mais dans la réflexion qui ordonne tout à la représentation, dans l’acte même de (se) représenter – acte en lequel nous retrouvons le mouvement constitutif du film que nous venons de ,oir, et par conséquent son statut de transcendantal originel : il est l’a priori de toute vérité possible, quel qu’en soit le niveau réflexif.

La béance de l’être par quoi rien n’est possible qu’à distance de soi, que comme l’acte de sa propre différance, c’est donc indistinctement la vie et la réflexion, la vie comme réflexion toujours-déjà engagée (les tenants de la subjectivité reconnaîtront dans cette nécessité ontologique le ” je pense ” qui doit pouvoir accompagner toutes nos représentations sans se rendre compte qu’en constatant cela comme une structure de fait ils s’interdisent absolument de comprendre et la réflexion et la représentation), autrement dit l’inauguration de l’ordre représentatif dont le cinéma est, en tant que différant de la différance, c’est-à-dire représentation pure de ce qui n’était que pure représentation, la vérité la plus superficielle et donc la plus profonde. Notion qui reste ontologiquement étrangère à toute positivité, puisqu’elle peut seulement consister dans la nécessité pour la représentation, qui n’est représentation de rien, d’ ” en rajouter “, de ” faire du cinéma “. De sorte qu’on peut justement définir l’acte même de vivre comme cette conversion de l’être en représentation, puisque seul un mortel peut vivre. Et convertir l’être en représentation, cela porte un nom, c’est filmer. Le transcendantal, c’est cela : rien n’est concevable (rien n’est ontologiquement possible) qui ne soit cinématographique et même – puisque c’est l’œuvre qui invente l’art et surtout pas l’inverse – qui ne soit ici l’acte de tourner La Règle du jeu. Ce qui revient à déterminer ontologiquement la vérité comme géniale : c’est à partir de l’art qu’on comprend la vie, mais comme l’œuvre en est l’invention, c’est seulement en elle que le moindre sens, en quelque occurrence que ce soit, trouve sa possibilité. Puisque donc ce n’est pas la vie qui comprend l’art, mais l’art, inventé à chaque fois par l’œuvre, qui comprend la vie, Je seul discours ontologique que notre intelligence de ce film autorise présentement est celui de sa génialité comme création de la vérité : la forclusion du métalangage à laquelle s’identifie sa structure réflexive interdit qu’il n’ait pas le dernier mot, qu’on parle jamais d’autre chose que de la mort qui (se) représente tout, toujours et partout.

Origine de la réflexion de chacun et de tous, la mort s’identifie ainsi à la béance de la représentation, et donc finalement à l’essence commune de la vie et du cinéma. Renoir en témoigne : le cinéma, c’est la vie. Celui qui ne le voit pas n’a rien compris aux films, comme il n’a rien compris à la vie.

Jean-Pierre Lalloz

NOTE :

(1) Dans le fond, c’est cela, le vrai crime de Renoir : obliger la bourgeoisie à n’être elle-même qu’en en rajoutant, alors que l’essence de son idéologie est de donner le représenté pour naturel (en quoi c’est bien le cinéma qui en est la vérité). Les ” bonnes” manières ne se distinguent pas – seulement – par leur sophistication, mais par leur naturel ; au point qu’on fermera les yeux sur un manquement si la conduite effective est tenue avec naturel, alors qu’on se gaussera de celui qui, obéissant scrupuleusement à l’étiquette, le fera d’un air emprunté.