L’ARCHIPEL DES MARQUES
Nous venons d’un passé qui n’est jamais linéaire ni simple, mais toujours marqué. La simple rétrospection en atteste immédiatement tant en ce qui concerne les personnages que les réalités : pour les premiers, nous parlons de destins et pour les seconds d’événements. Autant de marques personnelles et réelles émergent par conséquent d’une continuité que notre réflexion abstraite rendrait anonyme et indifférente, mais qui est en réalité comparable à l’espace d’un archipel : l’archipel de ce qui compte.
Les notions de destin et d’événement qui permettent de signifier les moments qui » marquent » sont réversibles l’une dans l’autre. La notion de destin, qui contient l’idée d’une logique méconnue mais véritablement propre (ce qui l’oppose à celle de destinée dans laquelle un savoir extérieur décide par avance d’une existence – par exemple les animaux de boucherie sont, dès avant leur conception, destinés à l’abattoir), est en effet transposable dans celle de l’événement, dont la notion indique qu’il est d’abord propre à lui-même (par opposition au fait que notre aperception diversement configurée constitue ou ne constitue pas) avant d’entrer avec nous dans un rapport d’appropriation. Par exemple, dire que la Révolution est un événement et non pas un simple moment, même très important, de notre histoire, revient d’abord à signifier que son rapport à sa propre logique est comme le rapport de Napoléon à la logique de sa vie, mais aussi à dire qu’on ne peut être français sans que, quelque part en soi-même, il ne s’agisse encore de la Révolution. D’un autre côté tout destin est un événement : dire que Napoléon a marqué la France, c’est dire que son apparition a constitué un événement pour le pays, et il est impossible de rencontrer le sujet d’un destin sans en rester marqué c’est-à-dire sans que sa rencontre ne soit un événement de notre vie. L’émergence des destins et des événements institue ainsi un passé national qui nous fait dire, par réflexion, que nous sommes littéralement constitués de cet archipel du » propre « , dont nous découvrons qu’il est aussi bien celui du marquant. Or le marquant, en s’opposant à l’évidence des continuités, renvoie toujours à des ruptures et donc à des impossibilités de s’y reconnaître. Ainsi, parler d’événements ou de destins comme ceux qu’on vient de citer revient à mentionner une réalité par quoi nous sommes appropriés à nous-mêmes comme français, en indiquant que cette appropriation a été et reste problématique – alors qu’un simple devenir national se fût confondu avec l’évidence naturelle de notre appartenance : tout ce qui a » marqué » notre histoire empêche que nous soyons naturellement ce que nous sommes. Dans une corrélation du destin qui est l’événement comme personne (par exemple Napoléon, pour la France), et de l’événement qui est le destin comme réalité (par exemple la Révolution, pour la France), se trouve dès lors indiqué le paradoxe d’une constitution archipélique d’un sujet (ici la France) qui ne peut pas être naturellement lui-même, en ce sens qu’il est à chaque fois en impossibilité partielle à lui-même. Car dire que la Révolution comme événement et Napoléon comme destin ont » marqué » l’histoire de notre pays, revient à dire qu’ils ont rompu à chaque fois sa temporalité, à l’encontre du temps linéaire qu’un simple devenir évolutif aurait permis de lui reconnaître. A travers une problématique du temps rompu, l’impossibilité d’être soi-même renvoie donc à un questionnement sur la notion de marque qui est aussi celle de notre mise en cause (une marque, c’est l’effet d’une épreuve – et certes la Révolution ou Napoléon ont été des épreuves pour le pays), contre l’éventualité d’un questionnement métaphysique admettant d’emblée l’évidente identité du sujet concerné. Autrement dit l’identité que nous ne pouvons pas ne pas supposer à un sujet pour en parler comme problématique à lui-même est de nature » archipélique » : être soi, c’est l’être selon ses marques sur le fond d’une vie par ailleurs unifiée ; de sorte qu’il revient finalement au même de dire rompu le passé dont nous sommes issus, que de nous dire faits de l’archipel des impossibilités à chaque fois locales et partielles (car on ne saurait être marqué totalement) d’être ceux que nous sommes devenus.
Cette nécessité qu’on peut considérer à l’échelle d’un pays ou même de l’humanité (il y a des événements et des destins qui ont marqué l’histoire humaine en général et qui empêchent qu’il soit simple de se reconnaître humain – car Hitler aussi était un être humain), il va de soi qu’elle vaut à l’échelle d’une vie individuelle, chacun des niveaux multipliant l’autre : de l’indéfinie multiplicité des personnes et des réalités de tous ordres qui ont été plus ou moins importantes dans ma vie émergent des gens et des événements qui ont compté, et desquels je reste marqué (moi et non pas le monde, de sorte que les premiers n’ont pas plus à avoir un destin évident que les seconds n’ont à faire date dans le temps commun des hommes) – rendant singulièrement problématique au niveau de ma personne une vie qui l’était déjà collectivement (puisque j’appartiens à une nation ayant subi toutes sortes d’épreuves). Ainsi chacun d’entre nous est-il fait d’une multiplicité et d’un entrecroisement de réalités marquantes – les premières valant malgré soi (le niveau impersonnel de la vie commune) et les secondes valant pour soi (en tout ce qui m’a marqué, il s’agit vraiment de moi), sans que cette distinction puisse être érigée en absolu puisqu’il y a toujours des niveaux intermédiaires (il y a des événements qui ont marqué tout une famille, des gens qui n’ont marqué que ceux qui les ont connus, etc.). Car il n’y a pas de différence entre dire qu’une réalité ou une personne compte pour nous, et dire qu’elle nous a marqués : c’est en tant que marqué qu’on en parle – de sorte que la notion de » compter » correspond strictement dans l’énoncé au simple statut de cette énonciation (être marqué), exactement comme il revient au même de vivre dans une histoire marquée et de dire que des occurrences comme la Révolution ou Napoléon comptent toujours pour nous. L’archipel des impossibilités d’être soi est aussi bien celle de l’émergence de ce qui compte à l’encontre de l’indéfinie multiplicité des moments de la vie.
Or cette notion de marque qui oblige à reconnaître la forme archipélique de notre constitution subjective, elle renvoie immédiatement à une problématique de la vérité, puisque la marque est l’effet de l’épreuve en tant que telle, et que toute épreuve est un moment de vérité. Dire par conséquent que nous sommes faits, aussi bien au niveau de notre histoire collective qu’à celui de notre vie individuelle avec toutes les médiations qu’on voudra, d’un passé archipélique dont les figures se multiplient les unes par les autres, c’est dire que nous sommes confrontés, en des points très particuliers qu’il faut appeler les marques et dont la configuration est un archipel, à notre vérité collective et / ou individuelle. La question de la constitution archipélique est finalement celle de la vérité comme irréductiblement partielle et, doit-on ajouter d’une manière pour l’instant énigmatique, locale – puisqu’une marque ne saurait être totale.
Les impossibilités du même
Le passé dont nous sommes faits est archipélique parce que ce qui compte émerge de l’indéfinie multiplicité de ce qui importe. La distinction est facile à reconnaître : les importances renvoient toujours à la semblance, c’est-à-dire à un espace au sein duquel n’importe qui peut se reconnaître comme le semblable d’un autre, à la place duquel il aurait tout aussi bien pu se trouver ; ce qui compte, au contraire, la récuse toujours parce qu’il exclut d’abord qu’on soit le même que soi. De sorte que ce qui importe renvoie à une possibilité qui est finalement toujours celle de la substitution, alors que ce qui compte renvoie à l’impossibilité absolue de cette semblance. Ainsi au bureau je suis le semblable de chacun de mes collègues, même plus anciens ou plus gradés, et il arrive dans mes lectures que je sois le semblable d’auteurs dont, si j’étais né à leur époque et dans leur milieu, j’aurais écris les livres ; mais je ne suis absolument pas le semblable des gens qui comptent dans ma vie ou dans ma pensée, parce que la notion de la marque qu’on indique ainsi (ce qui compte pour nous, c’est ce qui nous marque) renvoie expressément à une impossibilité, celle d’être le même. Dire en effet qu’on est marqué, c’est d’abord dire que la rencontre ou la lecture a été une épreuve et non pas une expérience ; ensuite c’est dire qu’on ne s’est pas remis de cette épreuve (se remettre d’une épreuve, c’est la constituer récurremment en expérience). Cette différence de ce qui importe et de ce qui compte – dont on ne peut pas dire qu’elle est interne au sujet de l’expérience puisqu’elle en cause au contraire l’extériorité – est exactement analogue à celle qui oppose l’expérience qui enrichit (éventuellement d’une manière négative) à l’épreuve qui marque. L’expérience altère et par là maintient une identité (par exemple elle me rend plus savant ou plus lucide que je n’étais), alors que l’épreuve diffère c’est-à-dire institue en définitive impossibilité à soi. Quiconque est passé par une épreuve le dit expressément : » je ne suis plus le même, je ne serai jamais plus celui que j’étais « . L’impossibilité de » s’en remettre » qui définit l’épreuve à l’encontre de l’expérience distingue donc ce qui compte de ce qui importe, et justifie la métaphore de l’archipel, dès lors qu’on prend en compte à la fois l’impossibilité d’être le même et la nécessité d’être resté le même pour pouvoir le dire (on ne peut parler des épreuves qu’on a traversées qu’à se constituer comme les ayant traversées, c’est-à-dire qu’à les présenter comme des expériences). Par notre réflexion nous vivons toujours dans une histoire qui peut être aussi compliquée et contradictoire qu’on voudra mais qui sera toujours continue et représentable (ces deux traits n’en font qu’un), alors que ce qui la marque nous fait vivre dans une histoire rompue et irreprésentable : par exemple c’est bien toujours de l’histoire de France qu’il s’agit, mais chaque épreuve traversée exclut qu’il s’agisse ensuite de la même France ou, à la limite, de la même humanité (ainsi la Shoah interdit-elle désormais que nous appartenions à la même humanité que ceux qui l’ont précédée, bien qu’il s’agisse par ailleurs de la même collectivité humaine ; mais on peut aussi trouver une multitude d’exemples dans tous les domaines et dire ainsi que le monde humain ne sera plus jamais ce qu’il était avant la révolution informatique, comme on avait déjà pu le dire à propos de la révolution industrielle ou d’autres réalités pareillement marquantes).
De sorte que reconnaître la différence de ce qui importe et de ce qui compte revient à poser, pour l’individu qu’on voudra considérer, qu’il est la même personne, mais pas le même sujet. Autant de marques, autant de réalité d’un autre sujet dans la même personne, autant de temporalités abstraitement ajoutées les unes aux autres pour répondre à la nécessité transcendantale inhérente à la réflexion personnelle de répondre en termes de continuité temporelle – car pour répondre aujourd’hui de ce que j’ai fait hier, il faut que je sois toujours le même. Ce qu’on peut encore indiquer en disant que la marque, paradoxalement, ne nie pas la nécessité transcendantale : elle la subvertit en la conservant comme unité transcendantale rompue : la même personne n’est plus le même sujet, mais elle a encore à en répondre comme s’il y avait continuité – et c’est ce » comme si » qui, à permettre la vie avec les autres quand la marque l’exclut, est la vraie cause du semblant, de la communauté du monde où chacun peut se dire le semblable d’un autre à la place duquel il aurait pu se trouver.
Cette différence aberrante et pourtant réelle, aussi réelle que la marque qui interdit de confondre l’expérience et l’épreuve, nous la traduirons en parlant de » l’archipel de la subjectivité » : l’objet de notre étude est une subjectivité rompue c’est-à-dire des sujets perdus sur le fond d’une identité personnelle énonciative.
Voilà donc la différence massive entre ce qui importe et ce qui compte, voilà la constitution archipélique de notre subjectivité, sur quoi il faut insister à l’encontre de la croyance métaphysique et réflexive en la continuité subjectale, dont Kant souligne légitimement qu’elle est la condition de l’expérience. Mais précisément : c’est de la différence archipélique de l’épreuve (comme rupture) à l’expérience (comme détermination de la continuité subjective) qu’il s’agit. L’intérêt de cette distinction entre l’expérience et l’épreuve (distinction qu’on peut ramener au problème de la marque) est d’instituer cette possibilité de l’expérience comme possibilité rompue : au-delà d’elle, l’expérience ne relèvera jamais plus de la même possibilité. N’importe quel exemple concret le montre clairement ; ainsi il serait absurde de dire que la Restauration relève pour la France de la même possibilité de vivre en royauté qu’avant la Révolution, ou de dire que le mariage relève pour un individu de la même possibilité qu’après un divorce, et ainsi de suite. La marque est donc une étrangeté à la semblance et non pas sa négation ; et l’archipel des marques (n’être plus le même sujet, à chaque fois) se donne à lire dans une continuité personnelle (être la même personne) que nul ne songerait à contester. Par conséquent on ne peut pas récuser simplement la notion de semblance qui continue de s’imposer dans l’ordre de la représentation personnelle c’est-à-dire de la réflexion qui est toujours imputation (si je réfléchis à ce que je viens d’écrire, c’est que je suis toujours celui qui vient de le faire). Et certes si je suis le même que moi, je suis le même que les autres, la différence entre eux et moi ne tenant qu’à la distinction des places. Qu’est-ce en effet que répondre de ce que j’ai fait, sinon amener mes semblables à reconnaître qu’ils sont bien mes semblables en leur montrant que, s’ils avaient été vraiment à ma place, ils auraient fait exactement la même chose ? La marque cause l’impossibilité d’être le même dont la nécessité continue pourtant de valoir. Marqué, je reste la personne que j’ai toujours été, moi qui suis désormais quelqu’un d’autre.
Etre marqué
Instituée selon l’irréductibilité de l’épreuve à l’expérience, la notion d’une subjectivité archipélique (toujours la même personne et à chaque fois un autre sujet) réalise la contradiction d’un temps rompu, où la semblance est intrinsèquement subvertie alors même qu’elle continue de s’effectuer. Le marqué n’est donc plus le semblable qu’il continue pourtant d’être pour tout le monde.
La semblance, disions-nous, renvoie à une reconnaissance réciproque dont la condition est qu’on soit d’abord le même que soi. Etre le même que soi, c’est se reconnaître dans la légitimité du savoir qui autorise chacun à dire » moi « . Car il n’est pas naturel de le dire : on le fait forcément depuis une certaine légitimité de le faire dont on n’a généralement pas conscience mais dont une » psychanalyse de droit » est toujours possible, comme on le voit notamment chez Descartes à travers une problématique qui est justement… celle de la marque (l’idée d’infini en moi qui me fait accéder à la vérité, donc au droit de me dire comme étant et qui est » comme la marque de l’ouvrier sur son ouvrage « ). Par exemple, un médecin le fait comme autorisé par la médecine (sans la médecine, sur son lieu de travail, cette mention est impossible – ou alors elle le sera d’un autre savoir, par exemple celui du visiteur en tant que tel, ou de l’ami, etc.) et chacun de nous le fait depuis une multitude de savoirs concrets (moi, un professeur, moi un contribuable, moi le père de mon enfant, etc.) dont le caractère implicite, enchevêtré et multiple empêche généralement qu’on en prenne conscience. Car on ne dit jamais » moi » que selon une certaine légitimité de le faire, laquelle est toujours le moment subjectif d’un savoir (et quand on imagine le faire sans ce savoir, c’est simplement qu’on le fait, comme chez Kant, depuis celui de la nécessité réflexive). Mais ce savoir (multiple et implicite, en fait) qui m’assure de la possibilité juridique de me reconnaître, il m’assure dès lors d’être n’importe qui par rapport à lui : quiconque dirait » moi » depuis le même savoir serait aussi bien moi. C’est très évident si l’on prend l’exemple abstrait d’un savoir unique : je ne fais confiance à mon médecin, par exemple, qu’à la condition qu’il soit assuré de sa réalité depuis la médecine pour dire » moi « , c’est-à-dire qu’à la condition qu’il soit n’importe quel médecin (j’en changerais immédiatement si j’apprenais qu’il signe ses ordonnances comme un artiste signe un tableau ou comme un penseur signe un livre, c’est-à-dire en ne s’autorisant que de lui-même, hors de toute nécessité de semblance !).
A considérer simplement l’évidente nécessité du transcendantal, nous dirons ainsi que chacun est n’importe qui, quelle que soit la manière dont on entend cette nécessité : si on l’entend formellement, on dira par exemple qu’un calcul juste est celui que n’importe qui aurait fait ; si on l’entend matériellement, on dira par exemple que chacun d’entre nous est un représentant de l’humanité de la fin du vingtième siècle (on peut aussi considérer comme matière la nécessité même de la forme : pour Kant, chacun n’est respectable que comme représentant de l’humanité), c’est-à-dire à chaque fois n’importe qui. L’expression » n’importe qui » désigne le sujet des importances et par conséquent de l’expérience (le sujet nécessairement transcendantal, donc).
Mais alors si la notion d’une subjectivité archipélique, autrement dit d’une temporalité rompue, s’entend expressément à l’encontre de la semblance qui est aussi bien la nécessité d’être n’importe qui, on comprend qu’elle soit corrélativement celle d’un sujet non semblant : un sujet qui n’est pas n’importe qui.
Car si l’on oppose l’épreuve à l’expérience, autrement dit ce qui compte à ce qui importe ou encore la marque au savoir, on doit bien convenir que identification du sujet à sa place toujours en train de se restaurer (puisque dénoncer la réflexion est encore une réflexion) est désormais non vraie. C’est encore plus évident à propos d’autrui : aucune des personne qui comptent pour moi n’est n’importe qui, alors que cette expression dit la vérité de toute personne qui importe, même si elle a été extrêmement importante. Ainsi pour un historien qui réfléchirait sur l’ensemble du dix-neuvième siècle, même Napoléon serait n’importe qui, puisqu’il serait exhaustivement réductible à sa place aussi bien politique que familiale, et qu’une place est précisément définie par la substitution potentielle : je ne peux le comprendre qu’à poser qu’il a fait exactement ce que n’importe qui aurait fait à sa place – de sorte que » être n’importe qui » et » être plus ou moins important » sont des expressions rigoureusement équivalentes. Or la problématique de la marque subvertit cette équivalence nécessaire à la représentation, qui est aussi bien celle de la temporalité linéaire (être toujours le même que soi). C’est cette subversion intrinsèque de la semblance (ou, si l’on préfère, du transcendantal) qui fait que nous ne sommes pas simplement substituables les uns aux autres, bien que nous le soyons évidemment (encore une fois : si j’étais à la place d’un autre, je serais cet autre et réciproquement). Concrètement, cela signifie que nous sommes tous n’importe qui, mais que l’impossibilité que nous le soyons simplement – impossibilité qu’il faut donc nommer » la marque » – interdit que nous le soyons vraiment, à la fois pour nous-mêmes et pour ceux, s’il y en a, que nous avons marqués. Voilà encore l’archipel subjectif : la différence entre être évidemment n’importe qui et l’être vraiment. Et nous sommes vraiment n’importe qui là où nous ne sommes pas marqués.
La différence entre quelqu’un et n’importe qui, autrement dit son émergence de l’anonymat qui ne se fait pas par un nom particulier (car c’est le propre de n’importe qui d’avoir un nom), c’est la marque – effet de ce qui compte, étant clairement précisé que ce qui compte est toujours ce qui éprouve et que toute épreuve est un moment de vérité. La différence entre quelqu’un et n’importe qui tient donc finalement à cette corrélation entre la marque et la vérité, dont la notion de subjectivité archipélique est l’indication.
C’est d’ailleurs une différence très banale et conforme à la pratique la plus quotidienne. Imaginons par exemple que chez un quincaillier un client éprouve la solidité d’une pièce prise au hasard sur un présentoir. Le marchand, au moment de le servir, lui tendra une pièce quelconque, et il sera bien surpris quand l’acheteur lui dira » non, je veux celle-ci « , pourtant exactement semblable à n’importe quelle autre. Il la distinguera parce qu’elle aura été marquée par le fait même d’avoir été éprouvée et il saura, lui, qu’elle n’est pas vraiment identique aux autres, bien qu’elle leur soit exactement semblable… Différence inconsistante (la pièce en question ne diffère en rien des autres) et pourtant décisive. Voilà ce qu’il en est de la marque (qu’il ne faut donc pas confondre avec le trait, qui permet des identifications positives).
Cette idée de la marque entendue comme l’impossibilité d’être le même sujet quand on est pourtant resté la même personne, ouvre donc à l’étonnante notion d’une semblance subvertie, c’est-à-dire à la fois affirmée et en même temps vidée de sa pertinence : n’être pas n’importe qui. La marque, effet de l’épreuve en tant que telle, distingue sans différer. Si donc on reprend l’exemple d’un ordre collectif comme la France, nous dirons dans un premier temps qu’elle est le semblable de n’importe quel pays (tout pays a une histoire, et l’histoire de la France ne diffère de celle des autres pays que selon sa place), pour aussitôt réaliser que la France, marquée par des personnages et des événements comme ceux qu’on a pris en exemple, n’est pas un pays comme les autres. Comme marquée, la France n’a pas de semblable, même si une réflexion abstraite et universalisante nous force à convenir que si (n’importe quel pays a eu ses personnages marquants), c’est-à-dire nous force à convertir ce qui compte en réalités plus ou moins importantes (par exemple la Révolution, dont l’historien pourra faire le bilan). La différence » archipélique » de ce qui compte et de ce qui importe renvoie donc à une différence pour quelqu’un, qui n’est différence avec les autres (Napoléon n’est pas n’importe qui, alors que n’importe qui eût été empereur en étant exactement à la même place) qu’à être différence avec soi-même, c’est-à-dire qu’à être en impossibilité à l’irrécusable nécessité transcendantale d’être soi pour soi – la marque.
De ces impossibilités qui définissent l’histoire par l’impossibilité qu’elle est d’elle-même (si l’histoire était possible, c’est-à-dire s’il ne fallait pas la comprendre selon l’archipel des marques, on parlerait du devenir ou de l’évolution d’une nation et non pas de son histoire), nous souffrons nécessairement tous, nous qui sommes par exemple français. Cela signifie qu’il est donc impossible d’être français pour ceux qui sont français, exactement comme il est pour chacun impossible d’être soi, à cause des marques qui le font à chaque fois différer de lui-même. Etre français est par conséquent une certaine impossibilité dont la détermination tient à l’indication de telle ou telle marque : l’impossibilité d’aujourd’hui n’est pas du tout la même, pour nous qui sommes encore proches de la marque imposée par de Gaulle à l’histoire, qu’à l’époque de Jeanne d’Arc ou de Napoléon. Autrement dit, c’est une souffrance multiplement redoublée : on ne peut même pas être cet héritier d’une France marquée par Napoléon, puisque nous vivons notamment dans une France marquée par de Gaulle ! Et c’est cette souffrance qui fait qu’il n’est absolument pas indifférent d’être français, au sens où je pourrais dire, objectivement, qu’on naît toujours forcément quelque part et qu’il se trouve, de fait, que je suis né en France et non en Patagonie. La France n’est pas n’importe quel pays : notre souffrance en est le rappel constant. La différence est donc toujours souffrance : l’impossibilité de la semblance, laquelle reste donc la référence et interdit d’assimiler cette problématique à celle d’une quelconque identification.
Transposée dans l’ordre du monde commun, cette nécessité rend parfaitement compte de ce que nous disons en soulignant qu’il ne revient pas du tout au même, toutes choses égales par ailleurs, de vivre dans une » jeune » nation dont l’histoire est par conséquent peu marquée et qui est vraiment faite de l’avenir qui s’ouvre, ou dans une » vieille » nation comme celles qui constituent l’Europe et qui est bien davantage faite de butées et d’impossibilités. Rappelons simplement l’opposition, aujourd’hui encore évidente à chacun, entre l’ancien et le nouveau monde : les hommes de l’ancien monde sont déjà, comme tels et sans préjuger de leurs vies personnelles, les hommes d’un monde marqué comme il y a des individus marqués. Cela signifie très concrètement que l’espace européen est un espace où les impossibilités – tellement de choses ont » marqué » l’histoire européenne – sont tellement nombreuses que la possibilité elle-même est devenue interstitielle. En Amérique, c’est le contraire : tout y est possible, avec seulement, par endroits, des impossibilités sur lesquelles on bute et qui font qu’on ne se reconnaît pas le pays. Passons à la limite en suggérant l’idée d’un monde utopique, absolument jeune et non marqué, ou chacun pourrait être vraiment le semblable de ses semblables – un enfer où chacun serait donc parfaitement heureux d’appartenir à sa nation en même temps qu’à l’humanité et d’être toujours autorisé à dire » moi » parce qu’il serait vraiment le semblable de ses semblables : là où rien ni personne ne compterait parce que qu’il n’existerait que des affaires plus ou moins importantes.
Réversibilité et localité de la marque
Ce qui compte, c’est ce qui marque ; et celui qui est marqué, il compte. D’où ce paradoxe, sans lequel la notion proposée serait inintelligible, de la » réversibilité » du comptage. Car si ce qui compte marque (parler de quelqu’un qui compte pour nous, c’est dire qu’on a été éprouvé par sa rencontre), inversement la marque fait que l’on compte. Et de fait, les gens qui comptent, ce sont des gens » marqués « , des gens qui ne sont pas, pour cette raison dont il faut expressément souligner l’inconsistance, n’importe qui (si la marque consistait en quoi que ce soit, les » marqués » seraient simplement un sous ensemble de la population, au sein duquel chaque individu serait n’importe qui). Je le dis d’une autre manière : il y a des gens qui nous semblent à part, distingués des autres (alors même qu’aucun trait ne les diffère) par une marque qu’on peut déplorer (un visage marqué, par exemple – lequel peut d’ailleurs être un visage d’enfant comme on le voit chez Rossellini ou d’adolescent comme chez Pasolini) mais qui s’impose à ceux qui dès lors vont à leur tour se retrouver marqués (de sorte que la réversibilité du comptage peut aussi bien se dire comme transitivité de la marque). On le voit très bien en considérant l’épisode de la vie de Jeanne d’Arc où elle reconnaît le Dauphin qu’elle n’avait jamais vu et qui était dissimulé dans la foule des courtisans – » miracle » qui est l’illustration parfaite de cette notion de la marque, en tant que celle-ci ne consiste en rien c’est-à-dire ici en tant qu’elle n’est pas un trait royal que Jeanne aurait identifié : par ailleurs plutôt contrefait, Charles VII était vêtu simplement et avait mis le Comte de Clermont devant l’estrade royale. Elle a reconnu celui qui d’une certaine manière était » marqué » entre tous. Et certes il l’était : la filiation royale était pour lui non pas un état qui lui eût simplement permis de dire » moi » et de se désigner pour accueillir quiconque venait le voir, mais une épreuve constante – l’inconduite de sa mère, Isabeau de Bavière qui avait publiquement déclaré la bâtardise de son fils, étant notoire. Or celui qui est marqué par quelqu’un ou quelque chose qui compte (ici le comportement de sa mère qui le mettait en extériorité au rôle qu’il avait pour identité) est à son tour quelqu’un qui compte c’est-à-dire quelqu’un qui marque – quelqu’un dont la rencontre est elle-même une épreuve. Et le moins qu’on puisse dire est que cette rencontre en fut une, pour Jeanne dont l’entreprise ne risqua plus de passer pour une imposture. Rencontre marquante pour l’un et pour l’autre, par laquelle chacun se trouve renvoyé à une vérité qu’il ne pouvait se donner lui-même ni recevoir d’aucun semblable, et dans laquelle chacun apparaissait à l’autre élu entre tous. La marque, donc, est toujours marque d’élection : celui qui est » marqué » c’est celui qui compte alors que tous les autres doivent se contenter d’être plus ou moins importants, c’est-à-dire d’être à chaque fois n’importe qui. Au sujet de l’expérience ne s’oppose donc pas le sujet de l’épreuve puisqu’il n’y a pas de sujet de l’épreuve – celle-ci se définissant d’abord de l’impossibilité qu’on en revienne – mais le sujet de l’élection. Archipel, encore : émergeant de l’indéfinie multiplicité des humains dont la rencontre est une expérience, il y a des » élus » : ceux qui marquent parce que leur rencontre est toujours une épreuve.
Bien sûr, la différence qu’on vient d’indiquer se trouve inter pares – entre les semblables dont quelques-uns ne sont donc pas vraiment des semblables. Mais la nécessité de concevoir l’épreuve d’une manière régionale et surtout sa corrélation avec la marque oblige à reconnaître que la vérité de cette notion ne se trouve pas dans la division qu’elle opère entre les personnes, mais dans la rupture qu’elle opère de la continuité temporelle d’une seule personne qui est quelqu’un d’autre, là justement où elle n’est pas n’importe qui. La notion d’une subjectivité archipélique indique en effet que cette différence n’est pas une différence mondaine, comme le serait par exemple une attitude particulièrement fière ou aristocratique au sein d’une assemblée à laquelle un prince aurait condescendu à se mêler. Répétons-le : la marque n’est pas un trait mais subjectivement une illégitimité à dire » moi » en un certain lieu où, dès lors, on comptera quand les autres, ceux qui ne sont pas gênés pour se désigner eux-mêmes, seront plus ou moins importants. Et comme on peut dire » moi » en n’importe quel domaine (moi, un fonctionnaire ; moi, un usager de la route, etc.) dès lors qu’on y trouve l’autorisation de se désigner soi-même (en quoi ce sont les lieux où nous sommes à chaque fois n’importe qui), on doit bien reconnaître que la marque ne vaut que dans tel de ces ordres où une épreuve a eu lieu – une épreuve, c’est-à-dire quelque chose dont on ne s’est pas remis, quelque chose en quoi on est resté, quelque chose en quoi on est mort…
La marque est toujours la marque de la mort, et la mort seule peut élire. Mais on se méprend habituellement sur la mort parce qu’on veut toujours en fait un absolu, exactement comme on veut faire un absolu du » moi « , sans voir que celui-ci est, dans son énonciation, soumis à une condition juridique à chaque fois eidétique et donc locale. De sorte qu’une eidétique de la mort est non seulement possible mais nécessaire(1). Rappelons l’exemple du médecin : dans le cabinet de consultation, cette simple mention ( » moi » c’est-à-dire n’importe qui) est déjà effectuation du savoir (la médecine) qui la légitime. Si donc on reconnaît que la marque s’entend à l’encontre de cette nécessité qui est celle de la semblance (qu’il aille de soi d’être soi), alors on reconnaît que la marque est exclusivement eidétique, c’est-à-dire qu’on peut être marqué dans un domaine sans l’être du tout par ailleurs. En ce domaine, être marqué, c’est être mort : la marque est inséparable de l’épreuve, et il n’y a d’épreuve qu’à ce qu’on y soit » resté « , étant désormais quelqu’un d’autre. C’est cette localité de la mort qu’on doit appeler la marque. Et si Jeanne d’Arc a reconnu le Dauphin, c’est que l’ordre de la royauté qui le définissait comme tel n’était pas pour lui un état évident mais une épreuve, quelque chose en quoi, par exemple comme fils de sa mère, il était » resté « . Jeanne a simplement désigné, dans la foule, celui dont le corps portait une mort – c’était une personne vivante, sauf qu’elle était localement morte : au lieu de son épreuve, la filiation royale.
Quelqu’un qui compte, c’est quelqu’un qui est mort localement : il est mort là où il compte ; de sorte que le reste de sa vie qui apparaît toujours notamment comme l’unité globale de son corps est un tout troué d’un morceau de mort – ce qui est la marque, à proprement parler. Les gens qui ne sont pas morts ne comptent pas : ils peuvent seulement être importants, aussi importants qu’on voudra. Seuls comptent ceux qui sont morts, comme on le voit par exemple d’un écrivain dont les livres sont déjà les livres d’un mort, à l’encontre d’un autre qui écrit pour » s’exprimer » ou pour faire partager son savoir (2). c’est-à-dire dans un projet de vie dans la communauté du monde, et par conséquent de semblance.
A partir d’une différence aussi inconsistante qu’irrécusable qui est la différence entre quelqu’un et n’importe qui, c’est-à-dire entre ceux qui comptent et ceux qui importent, la notion de la marque donne son plein sens à l’idée de subjectivité archipélique quand elle indique que cette différence est finalement celle de la mort locale et de la vie totale. Celui qui relève de la vie en général est n’importe qui, alors que seul celui qui relève de telle mort bien particulière (royauté, écriture, etc.) compte dans le domaine correspondant. Ainsi : autant d’épreuves (à chaque fois dans un domaine propre) autant de marques. De sorte que la notion de la différence archipélique entre quelqu’un et n’importe qui devient celle des îles de mort dans un océan de vie… Car être toujours la même personne, c’est être toujours vivant, alors qu’être quelqu’un d’autre, c’est être mort. A l’encontre de la continuité temporelle que la vie qui est à soi-même sa propre fin et donc sa propre représentation (et donc encore sa propre semblance), la marque renvoie à une fracture temporelle, à l’impossibilité d’être encore celui qu’on était et dont elle nous a définitivement différés. C’est le même d’être marqué et d’être définitivement différé là, et là seulement, où l’on a été éprouvé. Et c’est cela, compter.
L’idée d’un caractère archipélique de la subjectivité renvoie donc à cette pluralité étonnante de la mort. C’est cette notion d’une impossibilité de vivre qui est difficile à saisir, tant nous sommes habitués à la substantifier et à l’universaliser (soit on peut vivre, soit on ne peut pas), comme nous sommes habitués à parler de LA mort sans voir qu’on peut être mort localement en allant parfaitement bien par ailleurs. La marque, en révélant pour la réflexion qui réinstitue forcément la continuité du temps la fausseté de le faire, est donc par là même une butée dans la reconnaissance de soi qui définit l’être qui habite un monde : quand je dis » moi, un français » en m’autorisant des meilleures raisons de le faire, je suis arrêté en des points d’illégitimité de le faire au niveau de la Révolution, au niveau de Napoléon, à tous les autres niveaux correspondant aux marques dont l’histoire de mon pays est parsemée ; et quand je dis simplement » moi « , je suis arrêté en d’autres points dont je n’ai le plus souvent aucune conscience, mais qui sont en ce qui me concerne (et non pas pour moi) l’impossibilité que je sois vraiment n’importe qui. C’est le même de n’être pas n’importe qui et de ne pas pouvoir être soi, puisqu’en mentionnant ce pouvoir, on mentionne seulement le savoir qui conditionne d’une manière non problématique la position de soi (3).
Chaque marque est unique et c’est contre elle que bute l’universelle nécessité transcendantale, toujours transparente à elle-même. D’où le paradoxe subjectif de la marque : l’empêchement de ce qui va de soi. De sorte que la nécessité transcendantale, sans pour autant cesser d’être transparente (vivre va toujours de soi, puisque c’est la réalité même de la vie d’être fin pour elle-même), peut devenir de plus en plus difficile. Ainsi, la question archipélique de l’impossibilité de vivre, quand on l’entend par exemple du point de vue d’un espace national, est aussi bien elle de la progression des impossibilités sur la possibilité originelle : plus on est marqué, et plus nombreuses sont les impossibilités de vivre ; de sorte qu’il n’est pas évident que l’espace restant soit, à la fin, encore suffisant. Je proposerais bien la métaphore de la peau de chagrin, mais il faudrait la modifier et presque l’inverser par le paradoxe suivant : la transparence qui définit le transcendantal (pour moi il n’y a que le donné naturel, et c’est la réflexion seule qui peut me faire accéder à son statut d’objet constitué), parce qu’elle se trouve impossiblement récusée en un certain point, se trouverait en quelque sorte barrée, obérée, sur ce point, sans pour autant cesser d’être transparente. Une transparence de plus en plus barrée sans pour autant pouvoir s’entendre comme opacité, voilà ce qu’il en est de la vie » marquée « . Plus généralement, de ceux qui ont le plus subi d’épreuves nous disons qu’ils sont » marqués » au point quasiment qu’il n’y a plus d’espace entre les » marques » invisibles et pourtant évidentes à tout le monde, c’est-à-dire plus de domaine commun de possibilité de vivre (de semblance) entre les points de ne-pas-pouvoir-vivre. Selon la métaphore de la peau de chagrin et avec la réserve qu’on vient d’indiquer, on peut donc imaginer que la suite de ces irruptions toujours autres dans l’espace homogène de la possibilité finisse pas le combler, et que le champ continu des possibles deviennent l’ordre indéfiniment discontinu de l’impossible. Quand l’espace de la vie devenue interstitielle aura été refermé par de nouvelles épreuves, alors, même en bonne santé, ces personnes cesseront de vivre : aucun lieu du monde n’aura plus de répondant dans leur corps.
Le lieu de la vérité
Si l’on nomme subjectivité l’espace ouvert par la réflexion imputative, et si cet espace est toujours éprouvé d’une manière ou d’une autre, alors la notion d’une subjectivité archipélique pose la question de la vérité à un double niveau : celui de la continuité représentative qui est forcément reconstituée après coup malgré sa récusation par l’épreuve (pour dire que je suis quelqu’un d’autre, il faut que je sois resté le même – autrement dit que toute épreuve soit réfléchie comme une expérience), et celui de la marque, que sa localité rend parfaitement compatible avec la première nécessité (moi qui suis toujours le même, j’ai été marqué par ceci, puis par cela).
D’une part, le vrai est forcément le représenté dans cet espace ; et toute vérité est une représentation de l’être qui se représente (en tout ce que je pose il s’agit seulement de moi comme sujet). Cela ne contredit pas la nécessité que la subjectivité soit intentionnelle c’est-à-dire qu’elle pose le vrai non pas en elle mais dans le monde, dès lors qu’on en reconnaît l’inhérence au monde. En effet, celui-ci est le lieu de la réalité des choses (cette table n’est pas » dans » ma conscience, mais dans telle pièce de ma maison) en même temps qu’il est la distance que le sujet phénoménologique a pour lui-même : chacun est pour soi le centre d’un monde dont l’horizon est celui de ses ultimes possibilités (ou plus exactement, et de loin en loin, celles de l’humanité dont il est partie prenante, comme on le voit notamment dans l’exemple des enfants, qui nous donnent un avenir au-delà de tout avenir que nous pouvons avoir). Si donc l’ouverture du monde est indistinctement le lieu des choses et le rapport d’extériorité du sujet phénoménologique à lui-même (dès lors constitutivement concerné par sa propre extériorité en ce sens que la réflexion suppose l’intentionnalité), on se trouve fondé à dire que toute entité mondaine est, d’une certaine manière, ma représentation. Non pas que je sois enfermé dans un songe, mais en ceci que les pôles axiologiques du monde (par exemple le travail philosophique est nécessaire, les mathématiques sont ardues, etc.), quand je les pose pour eux-mêmes, m’indiquent les principales orientations de ma vie – me représentent (c’est uniquement de moi qu’il s’agit dans ces jugements que je croyais objectifs). La représentation est donc inhérente à la mondanéité même de l’étant, comme on le voit encore en prenant conscience que je ne peux reconnaître comme » étant » que cela dont j’ai déjà au moins implicitement le savoir de la possibilité (et je l’ai toujours forcément, ne serait-ce qu’à propos des » trucs » et des » machins » que je comprends comme échappant à ma compréhension). C’est pourquoi il est impossible de nier le caractère transcendantalement constitué de toute entité mondaine : si elle est réelle (comme chose ou, à la limite, comme possibilité), c’est qu’elle était possible – ce qui est à proprement parler l’inscrire dans la nécessité transcendantale que je suis pour moi-même c’est-à-dire dans le savoir a priori du monde comme tel. Or le monde est forcément tel ou tel monde : le monde d’un mandarin chinois n’est pas celui d’un paysan de la cordillère des Andes comme, si l’on radicalise cette étrangeté plus que l’idée d’humanité n’autorise à le faire, le monde de la mouche n’est pas celui de l’éléphant. C’est toujours la constitution qui est première, et l’on peut dire indistinctement qu’elle est vitale ou qu’elle est transcendantale (n’oublions pas que la vie est forcément sa propre représentation, puisqu’elle est finalisée sur soi) (4).
Mais d’autre part, à l’encontre de cet espace qu’on peut donc aussi bien nommer vital que transcendantal et qui est pour cette raison l’ordre même de la semblance, nous reconnaissons la marque à chaque fois que nous différons ce qui compte de ce qui importe ou, si l’on préfère, à chaque fois qu’il devient problématique d’avoir raison de se désigner (comme personne réfléchie on peut toujours, comme sujet on ne le peut plus). La marque est l’effet de l’épreuve en tant qu’épreuve (c’est le fait, nécessairement local parce que l’épreuve est toujours régionale, qu’on ne soit plus le même). Or qu’est-ce que l’épreuve sinon la corrélation de la mort et de la vérité ? Nous l’avons dit : l’épreuve diffère de l’expérience qui est toujours un moment de la vie, en ceci qu’on ne s’en remet pas, qu’on » y reste « , comme en atteste le discours universel des éprouvés ( » je suis quelqu’un d’autre, je ne serai plus jamais celui que j’étais… « ) ; et d’autre part toute épreuve est un moment de vérité, parce qu’il s’agit toujours de savoir si ce qui est éprouvé va » tenir » ( » savoir ce qu’il a dans le ventre « , dit-on familièrement) ; de sorte que le moment de la mort ( » y être resté « , » n’en être pas revenu « ) apparaît comme un moment d’extériorité au savoir et non pas de récusation du savoir (ce qui renverrait simplement à un nouveau savoir). Extériorité au savoir, en effet, car on ne peut ni nier ni affirmer que le savoir qu’on en a constitue la chose ou la personne soumise à l’épreuve, pour ce qui est du moment de vérité en tant que tel. Reconnaître à la subjectivité vivante un statut nécessairement archipélique, c’est donc indiquer que sur le fond a priori du savoir (le fond du transcendantal) il y a des lieux de suspension du savoir, non pas quant à son contenu ni même quant à sa validité mais quant à son caractère constituant (et donc transcendantal).
Or l’indécision du caractère constituant du savoir, dès lors qu’on l’entend forcément à l’encontre du semblant qui se confond avec la nécessité expresse de ce caractère, et qu’elle a pour moment spécifique celui qu’on nomme » de vérité « , comment l’appeler, sinon » vérité » ? Car dans l’idée de vérité il y a un double rejet : d’une part le vrai n’est pas le constitué, puisqu’en celui-ci il ne s’agit finalement que du sujet constituant dont le savoir est le moyen propre ; mais d’autre part le vrai n’est pas quelque chose d’ineffable, un mystère incompréhensible et numineux dont on ne parlerait que par allusions négatives, puisqu’on doit toujours pouvoir en rendre compte (subjectivement, il se traduit par l’alternative d’avoir raison ou d’avoir tort, laquelle exclut toute éventualité d’arbitraire). C’est pourquoi la notion de vérité est inséparable de celle de l’épreuve entendue comme » moment de vérité « , dans et contre la vie qui est l’ordre habituel de l’expérience (5) et donc de la constitution.
La notion de marque est inséparable de la distinction entre compter et être important et par conséquent, savons-nous désormais, de la distinction entre la mort locale et la vie totale. Ce qui compte échappe, par sa vérité qui est l’encontre de la semblance, à la réflexion qui en est par définition l’institution comme importance ; car pour la réflexion, il n’y a jamais d’épreuves mais seulement des expériences – éventuellement très négatives – puisqu’elle est position récurrente du même sujet. On peut très clairement apercevoir cette différence dans le domaine subjectif de la vérité, si nous sommes attentifs à ne pas confondre réfléchir et méditer : on réfléchit sur ce qui importe, on médite sur ce qui compte – ou, si l’on préfère : on réfléchit sur ce qui nous concerne comme sujet de l’expérience (forcément, puisque celle-ci renvoie au même sujet transcendantal) alors qu’on médite sur ce qui nous a définitivement séparé de celui qu’on n’était, c’est-à-dire sur ce qui nous marque. Réfléchir sur Napoléon, par exemple, c’est le ramener à un personnage plus ou moins important destiné à se fondre dans l’anonymat de l’histoire commune (plus il a d’importance plus il faudra de temps, mais il n’y a pas de différence de principe entre un empereur et le plus humble des paysans de son époque), mais méditer sur lui, c’est rester marqué, disons comme français, par une conjonction qui a rompu notre histoire : celle du génie, du pouvoir et de la gloire, qui était en même temps une saignée affreuse du pays. En quoi c’est bien de la question de la vérité qu’il s’agit : car tout ce qui marque, dès lors que la marque est l’effet propre de l’épreuve et que toute épreuve est moment de vérité, dit ce qu’il en est vraiment de ce qui a été éprouvé – de sorte que ce qui a marqué un pays aussi bien qu’un individu dit d’une certaine manière ce qu’il en est vraiment de lui.
Mais de quelle manière ? Autrement dit qu’en est-il de la vérité quand on en pose la question à propos de l’archipel des marques ? Si la marque est l’effet de l’épreuve, et donc si elle indique la rupture du sujet continu de l’expérience et du savoir, alors on doit dire que toute marque pose une extériorité au savoir. En quoi c’est le monde lui-même et comme tel qui est atteint. Car le monde est l’horizon de la possibilité c’est-à-dire du savoir des choses qui conditionne leur réalité (dans le monde n’est réel que ce qui était possible, et qu’est-ce que le possible, sinon du savoir a priori considéré objectivement ?). La marque est donc un point d’extériorité au savoir (ou, si l’on préfère, à la constitution du monde). Là où il l’est, celui qui est marqué est étranger au monde, et c’est à cette étrangeté qu’on le reconnaît sans peine (comme a fait Jeanne d’Arc avec le Dauphin). Voilà ce qu’il en est de la subjectivité, quand on en pose la question en termes de vérité : c’est l’impossibilité locale d’être le même, et donc l’impossibilité locale que le savoir vaille (alors que, par principe, tout relève du savoir et qu’on est toujours le même). Dire que la vérité est d’abord cette impossibilité au savoir, c’est conférer le statut de vrai à un certain objet dudit savoir : est vrai ce qui, comme n’importe quoi, est objet du savoir, sauf que dans son cas il ne l’est pas vraiment. Qu’est-ce qu’exister, quand ce n’est pas vraiment relever du savoir ? Telle est la forme que prend maintenant la question de la vérité.
L’impossibilité locale de la reconnaissance et son corrélat objectif
Cette extériorité ponctuelle au savoir, nous en avons reçu la notion en réfléchissant sur l’impossibilité de jamais identifier l’épreuve à l’expérience qui, elle, est toujours accroissement de savoir pour un même sujet. Qu’on admette donc cette différence à la fois du sujet à lui-même et de lui-même au savoir (on n’apprend rien d’une épreuve, puisqu’on y reste et que s’en remettre la constituerait comme expérience et non plus comme épreuve), et l’on se trouvera devant la situation étonnante de devoir admettre, au lieu mortel et définitif de la marque, une impossibilité de reconnaître – et donc, à cause de la pluralité des marques, un archipel d’impossibilités de vivre dans la continuité subjective de la vie. On peut aussi bien dire : un archipel d’impossibilités dans la nécessité (constitutive du monde) que toute vérité vaille représentativement. Exactement comme les personnages marquants de notre histoire nationale interdisent à chacun d’entre nous d’être simplement (facilement) un Français, les personnes ou les événements qui ont marqué notre vie nous interdisent localement de pouvoir être ceux que nous sommes pourtant, à savoir des sujets réfléchissants qui reconnaissent les importances. De sorte que si nous les reconnaissons réflexivement, en vérité c’est-à-dire là où nous sommes marqués, nous ne sommes que l’impossibilité toujours locale de leur reconnaissance. Traduisons cela en adoptant le point de vue objectif : puisque je ne suis vraiment moi que là où je suis marqué (autrement, je suis n’importe qui : un semblable pour moi et pour les autres c’est-à-dire un même), alors ma vérité est paradoxalement de ne pas reconnaître ce que, comme sujet interchangeable (n’importe qui, le sujet transcendantal) je suis toujours-déjà en train de reconnaître. Voilà ce que c’est qu’être marqué : ne pas être en vérité celui qu’on est pourtant, la vérité ne s’entendant ici que comme l’impossibilité qui frappe la reconnaissance de la réalité alors même qu’elle a effectivement lieu – la seule différence étant qu’on n’est pas vraiment » le même » que celui, parfaitement interchangeable puisqu’identifié à sa place, qu’on reste par ailleurs. La continuité factuelle et même transcendantale de notre existence personnelle est en quelque sorte trouée par des impossibilités d’être le même, les » marques « , qui sont donc à chaque fois des points de vérité. Et les impossibilités locales d’être le même, ce sont forcément des impossibilités objectives de reconnaître, si l’objet l’est toujours pour une expérience possible et si c’est le sujet de l’expérience qu’on appelle » le même » ( » je suis toujours le même « ). Parler de l’archipel des marques, c’est donc finalement identifier l’archipel de la vérité (là seulement où je suis vraiment moi) non pas à un archipel d’aveuglements (et certes nous sommes aveugles à beaucoup de choses, mais c’est qu’à chaque fois le savoir manque, qui aurait constitué ces choses en objets de notre aperception) mais bien au contraire à des impossibilités d’objectiver.
Voilà ce que c’est, subjectivement, être marqué : la fonction transcendantale qui par définition concerne tout, est localement frappée d’inanité (ce qu’elle déniera en se reconstituant au niveau supérieur permettant d’en parler). Universellement effective, oui, mais là, en ce lieu subjectif très précis qui s’appelle la marque, elle ne compte pas alors qu’il lui appartient de compter partout (c’est cette universalité du comptage qu’on peut signifier en identifiant d’une part le sujet à n’importe qui, et d’autre part la chose à l’objet qui est toujours indistinctement mondain et constitué). L’archipel de la vérité n’est donc en rien contradictoire avec la nappe continue du savoir (de la constitution pour les objets, c’est-à-dire de la nécessité pour le sujet d’être le même) qu’elle suppose tout au contraire. On a compris la thèse que tout cela implique : la vérité est là où le savoir ne compte pas. Et si nous pouvons parler d’extériorité au savoir pour désigner le sujet marqué par opposition à n’importe qui (précisons bien que c’est seulement au lieu de sa marque que le sujet n’est pas n’importe qui), c’est parce que la vérité qui s’entend à l’encontre du savoir n’en continue pas moins de le supposer. Rien là que de très banal : le vrai, nous le comprenons, mais en tant que nous le comprenons nous sommes n’importe qui (le sujet pour toute expérience possible) de sorte que ce n’est pas vraiment du vrai qu’il s’agit là pour nous. Autrement dit : le vrai, c’est bien ce que nous apercevons, à ceci près que ce ne l’est pas vraiment. Eh bien la marque est le lieu même de cette distinction : le » pas vraiment » au sein du savoir, dont on aperçoit qu’elle ne consiste en rien (ce n’est pas un nouvel élément dont une appréhension plus savante pourrait rendre compte).
La récusation du transcendantal, autrement dit l’irréductibilité de l’épreuve à l’expérience, c’est simplement le fait de n’être pas n’importe qui dès lors que le vrai est en cause, et c’est de l’être quand ce n’est pas le vrai mais l’objet universellement constitué qui est en cause.
Concrètement et à partir d’exemples comme celui de Jeanne d’arc et du Dauphin, on peut même parler d’une sorte de » détecteur de vérité » (si l’on nous pardonne la désinvolture de l’image). Car dans tout ce que le monde me présente il s’agit de moi comme sujet constituant (par principe, je ne puis reconnaître que ce que ma constitution en termes de structures cognitives et d’acquis culturels me permet de reconnaître) c’est-à-dire de moi comme étant n’importe qui : il est à chaque fois vrai qu’à ma place quelqu’un d’autre comprendrait ce que je comprends et ferait ce que je fais. Pourtant, dans tout ce qui advient, il y a des vacillements de cette position qui va quand même toujours de soi (puisqu’il n’y a de monde que commun) : là je ne suis plus vraiment n’importe qui. Eh bien je le dis : c’est la vérité qui est là, puisque ce vacillement est celui du transcendantal à l’encontre de quoi elle se définit forcément. Ce qui fait vaciller le transcendantal n’a pu le faire qu’à m’avoir atteint non pas dans mon aperception (celle de n’importe qui : le sujet transcendantal est toujours le même) mais là où je suis marqué. Effet de la vérité, la marque en est en même temps le détecteur. Des exemples sont nécessaires.
Je pense d’abord à un film de télévision où j’ai vu Primo Levi revenir à Auschwitz en compagnie de touristes : le petit homme nerveux et agité qu’on voyait marcher dans toutes les directions à la fois ne reconnaissait pas les lieux qui étaient ceux de sa mort, puisque leur visite était un moment de sa vie c’est-à-dire un moment de la vie de n’importe qui, alors que, marqué, il ne pouvait plus être n’importe qui (une personne capable de reconnaître ce dont elle a le savoir). Il les reconnaissait, pourtant : c’étaient les mêmes bâtiments, les mêmes espaces. Oui, comme n’importe qui, il les reconnaissait – mais en même temps il ne les reconnaissait pas vraiment. Ce qu’on peut retourner en disant qu’il n’était pas vraiment n’importe qui, devant ces bâtiments que n’importe qui reconnaissait. Et là où l’on n’est pas vraiment n’importe qui, est infailliblement la vérité : l’impossibilité qui compte, quand les autres ne voient que des nécessités (des savoirs) plus ou moins importantes – impossibilité qui fait que, justement, on n’est pas n’importe qui bien que réflexivement il appartienne à chacun de rester le même sujet transcendantal.
Et puis évidemment, il y a l’exemple de Jeanne d’Arc à Chinon, qu’il faut penser selon la réversibilité du comptage c’est-à-dire selon la nécessité que les marqués causent en nous cette impossibilité de les reconnaître qui sera dès lors notre marque. L’élu lui fut en effet facile à reconnaître : il lui a suffi d’aller droit sur un » pas vraiment » de sa reconnaissance, c’est-à-dire sur un point barré de l’humaine condition dont n’importe qui est visiblement le représentant aux yeux de tous : le Dauphin était un être humain comme les autres, oui, mais pas vraiment – de sorte que le » vrai « , dans toute cette assemblée, était forcément lui. Ce qu’on peut encore traduire en disant que sa reconnaissance en tant qu’être humain en fut une, mais pas vraiment et qu’en cela a consisté le signe infaillible : la vision qu’elle en avait lui est en quelque sorte revenue à vide, ainsi qu’elle l’a d’ailleurs expressément indiqué en mentionnant une » vision » (or qu’est-ce qu’une vision, sinon la réflexion du voir en tant que voir depuis une aperception à la fois effective et problématique ?) et non pas une apparition : » Je reconnus le roi sans l’avoir jamais vu parmi ceux qui l’environnaient, au moyen d’une vision que j’eus à ce moment accompagnée d’une clarté « . En quoi, à cet instant, elle était vraiment elle et non pas n’importe qui : reconnaître celui qui n’est pas n’importe qui, c’est n’être pas soi-même n’importe qui – peut-être pour la première fois (6).
Enfin, on peut aller plus loin et souligner l’éventualité de rester marqué, à la limite c’est-à-dire au-delà des destins et des événements que nous avons mentionnés d’emblée, par ces » percepts » dont parle Deleuze et qui sont des configurations de sensations qui survivent en quelque sorte à celui qui les a éprouvés. Ils ont alors valeur d’événements, producteurs d’impossibilités subjectives c’est-à-dire d’impossibilités d’être le même (n’importe qui) : à chaque fois une figure de la vérité. Ainsi la démarche gracieuse d’une jeune fille fugitivement aperçue dans un couloir du métropolitain, ou les sanglots d’un vieil homme dans une rame qui partait en sens inverse de celle où il se trouvait ont pu marquer quelqu’un : des choses qui n’importent à personne, pas même à lui, mais dont on peut imaginer qu’il ne se soit pourtant jamais remis. Or qu’est-ce que cela signifie, ne pas être remis ? La langue populaire le dit très clairement : » je n’en reviens pas « . Qui » je » ? Celui qui parle, forcément : le sujet de la réflexion, celui qui est toujours le même autrement dit le sujet de l’expérience. Et en effet : quelque chose de son regard mondain et anonyme est a pu rester là, définitivement, de sorte qu’il n’est plus disponible, en ce lieu très particulier de sa vision, pour voir anonymement des choses habituelles du monde. Cet exemple est celui d’un point de la vision où l’on peut dire qu’il ne s’agit plus du sujet, de sa représentation, de son emprise affective et conceptuelle, mais du vrai… Et c’est cela, être marqué. Eh bien là où il a été marqué, là seulement, il est – en ce sens que là, son regard sera vraiment le sien et non pas l’envers anonyme de la visibilité plus ou moins prégnante des choses. Des riens aussi insignifiants que la vision d’un mouvement de chevelure ou d’un plissement de paupière peuvent donc être décisifs, rendre à quelqu’un une existence qui n’avait jamais été la sienne, puisque nous commençons tous par être ce que n’importe qui aurait été à notre place, c’est-à-dire par être humains. Le corps de la personne est alors marqué, ayant perdu là un regard commun dont le manque est une cicatrice qui la constitue vraiment, de sorte que c’est à cette cicatrice interne à son voir qu’elle peut avoir la » vision » de ce qui, dès lors, échappe à la nécessité mondaine : en ce point très particulier de son regard, la personne est capable de vérité. C’est par exemple d’un peintre que je parle, et de la façon très particulière qu’il a de juger, en se reculant un peu, l' » effet » de son tableau : il incline légèrement la tête, comme s’il fallait que son travail se trouve exactement en un certain point de sa vision… Quand il regarde de face, il trouve toujours que c’est médiocre et fade – ou pire : intéressant. Et certes, il sent un point d’inhumanité, dans le seul coin de son regard où il voit » ce que cela donne » : là où il ne peut plus être le semblable d’aucun humain – de sorte qu’à cet endroit très précis de sa personne, il doit faire volontairement exprès, c’est-à-dire semblant, d’être humain : semblant de voir et de penser comme tout le monde.
Toute marque est un lieu d’inhumanité, d’impossibilité de la semblance : là exactement où quelqu’un est marqué, il est impossible qu’il se reconnaisse et que quiconque le reconnaisse. Et certes, la vérité est inhumaine. Voilà, par exemple, le vrai : ce que, du monde, il ne » reconnaît » pas – ou plutôt, ce qu’il ne reconnaît pas vraiment – puisque reconnaître c’est approprier à son savoir et que c’est en lui-même que le vrai est vrai. De sorte que si quelque chose est aperçu par celui qui s’est fait peintre en ce point exact de sa vision (il s’est installé en ce point et c’est là exactement qu’il travaille), alors sans hésiter il l’appellera » vrai « , et son impossibilité d’objectiver – c’est-à-dire de comprendre selon la nécessité vitale – en sera encore accentuée (7). Si donc nous pouvons parler d’un » détecteur de vérité » à propos de la marque, c’est à reconnaître qu’il s’agit de nous-mêmes : là exactement où il nous est impossible d’être vraiment n’importe qui.
Comme ce qui compte malgré nous (ce qui a marqué la tradition dont nous sommes issus), tout ce qui compte pour nous (dans notre vie personnelle), si dénué d’importance que cela soit, fait donc figure d’archipel : il est question d’émergences à chaque fois singulières et irréductibles, impliquant des marques qui rompent une vie dont la continuité mondaine reste pourtant assurée, et qui sont constitutives d’une subjectivité toujours » marquée » : dans la subjectivité, donc, » ça ne va pas » – mais toujours localement : là où nous pâtissons de la vérité, et c’est au lieu de cette souffrance que nous sommes vraiment nous-mêmes.
Concrètement, cela signifie que nous n’arrivons tout simplement pas à vivre, si l’on nous accorde de corréler la notion de vie avec celle de monde, en certains lieux de notre subjectivité c’est-à-dire de notre corps : à chaque fois là où la vérité insiste. Par exemple : le coin de l’œil, pour la silhouette de la jeune fille aperçue ; ou le haut du regard et le front (si on l’avait appuyé sur la vitre du wagon à cet instant) pour le vieillard qu’on a pu voir pleurer, et bien d’autres encore. Notre corps reste continu comme l’horizon des choses pour nous, sauf que des fragments d’impossibilité y sont en quelque sorte fichés, définitivement, qui en font, comme tout corps humain, un corps archipélique : toujours continu mais marqué. Selon les épreuves c’est-à-dire les moments de vérité que nous avons traversées, notre corps est donc plus ou moins » marqué » – et c’est de cela notamment qu’il est un corps adulte (sinon il n’y a qu’une différence de degrés entre notre corps d’adulte et le corps de l’adolescent que nous avons été). Le corps est marqué, c’est-à-dire qu’il est localement rompu en certains endroits de vérité, lui qui est la continuité de notre vie et la tenue du monde : en tel endroit du corps, nous ne sommes plus celui que nous étions (8), alors que nous restons le même dans la continuité encore assurée de notre vie commune. L’archipel du corps est donc celui des impossibilités qui émergent négativement (ce sont les » marques « ) sur le fond continu de la possibilité mondaine, et c’est cette émergence qui est pour nous – simplement comme une impossibilité – à chaque fois le lieu de la vérité. Alors une chose apparaît : possible, certes (puisqu’elle apparaît), mais quand même pas vraiment.
L’archipel de la vérité est donc finalement le corps, comme on aurait pu le penser d’emblée en y reconnaissant le lieu originel de la semblance (c’est dans la forme globale du corps de l’autre que je m’assure originellement d’être moi), celle-là même dont les impossibilités (à chaque fois l’insistance de la vérité) s’appellent les » marques « . Quand donc on parle, depuis la notion de l’épreuve (le moment de vérité dont on ne se remet pas) non plus seulement de l’archipel des marques mais encore de l’archipel de la vérité, il faut l’entendre à chaque fois, et sur fond de l’a priorité du savoir (la vie, qui se suppose toujours elle-même et qui est pour elle-même sa fin), comme la pluralité corporelle de l’extériorité au savoir.
Cette pluralité, on peut l’entendre comme mort (n’être plus le même) ou comme folie (impossibilité de la semblance). Mais c’est la même chose : la vérité est toujours partielle, et c’est comme telle qu’elle s’oppose à la vie qui est toujours totale.
Ainsi, localement, peut-on parler à chaque fois de vérité : non pas là où nous serions savant ou lucide, mais au contraire là où nous sommes nous-mêmes parce qu’une épreuve en a marqué le lieu. Cette indication devient facilement compréhensible quand on lui donne un statut subjectif – à quoi sert la notion de l’élu. Inséparable de celle de la marque, cette dernière renvoie déjà à ce statut juridique qui diffère la vérité de la réalité (le vrai n’est pas ce qui est réellement mais ce qui est vraiment c’est-à-dire à bon droit) ; mais surtout elle renvoie à ce lieu d’impossibilité d’où je puis recevoir cela même que je ne pourrai jamais me donner, ni moi ni aucun de mes semblable et que j’appellerai » ma » vérité. N’importe quel exemple le met en évidence, même dans le domaine le plus banal : si je rencontre un élu, disons simplement le maire de ma commune, au lieu subjectif de cette rencontre en moi je sais que je suis un citoyen et pas simplement un consommateur ou un ayant droit. Point n’est besoin qu’il me rappelle à mes devoirs civiques, ni qu’il m’ordonne de lui ressembler en mettant les affaires communales au centre de mes préoccupations : là où j’aurai été marqué par cette rencontre, j’aurai reçu ma vérité qui est d’être un citoyen, me trouvant par là même différé de la multiplicité indéfinie des particuliers. Mais bien entendu l’exemple n’est qu’à moitié valable, puisqu’il s’inscrit dans le cadre d’un savoir a priori et donc d’une semblance (la vie politique locale). Par contre l’élu au sens qui s’impose ici (par exemple la jeune fille gracieuse) cause une marque, c’est-à-dire un lieu d’énonciation où ce que nous dirons sera ce que personne ne pourra dire à notre place, ce qu’on ne peut pas avoir appris à dire : une parole qui sera vraie, d’être littéralement inouïe… Et la question concrète de la vérité sera celle du statut de cette parole, justifiée non pas de ce qu’elle dit ni même du fait que ce soit nous qui le disions (car moi ou n’importe qui, cela revient au même) mais du lieu où cela a pu être dit. Ce lieu qui est donc la marque, il faudra par conséquent en poser la question comme celle d’une émergence sur le fond indéfiniment réitéré de notre » mêmeté « , c’est-à-dire finalement de notre vie.
Nous savons désormais quel est le lieu de la vérité, telle qu’elle se donne à réfléchir quand on distingue la vérité du savoir, quand on distingue quelqu’un de n’importe qui, quand on reconnaît la propriété d’un lieu véritatif dont seule une instance élue (on a vu au début que ce n’était pas nécessairement une personne) était le principe donateur. Disons-le banalement : là où ça ne va pas dans le transcendantal (c’est-à-dire dans le savoir, ou encore dans la réciprocité – bref dans la semblance qui est aussi bien le corps). La question de la subjectivité archipélique se révèle enfin : c’est celle de ce rapport d’exclusivité de la vie et de la vérité.
Vie et vérité
C’est un truisme de souligner l’exclusivité réciproque des notions de vie et de vérité. Rappelons d’abord le principe général de cette exclusivité, qui vaut ontologiquement et non pas d’une façon simplement transcendantale.
Vivre consiste à comprendre l’étant selon soi, à se comprendre soi-même selon cette compréhension, et à situer cette double compréhension au niveau de l’être, par destitution de l’étant. Je m’explique en prenant pour exemple la thèse suivante : tel animal est pour tel autre une proie. On a bien une manière à la fois de dire ce qu’il en est vraiment de cet animal ( » proie » est la vérité intrinsèque de la gazelle, pour le lion) et de le constituer – ce qui est la même chose, d’un point de vue transcendantal. Or ce statut qui concerne l’être même de ce qui est en cause, ( » proie » répond à la question de l’être de l’animal aperçu au loin, et ne désigne pas l’une de ses qualités), on voit qu’il est absolument exclusif de l’étant concerné : on ne peut pas dire que l’être propre d’un animal consiste à se faire dévorer. Eh bien, c’est simplement cela, l’exclusivité de la vie à la vérité : que la question de l’être soit différée de celle de l’étant dont il est tautologiquement l’être. Par cette différance de l’être en quoi consiste la constitution, on a donc un être différé de l’étant dont il était l’être, et dès lors posé pour soi. Voilà en effet le second moment de la nécessité transcendantale : puisqu’être vivant consiste à destituer l’être de n’importe quel étant au moyen d’une thèse expressément ontologique (exemples : » proie « , » obstacle « , etc. qui disent bien en quoi cela consiste, d’être, pour les étants concernés du point de vue de la dépossession), la vie est toujours déjà en train de se réfléchir en position pure d’un être pur (le » pour soi « ), lequel n’est en rien une nature originellement donnée (celle de la » conscience « ) mais le résultat nécessaire de la destitution : cet être différé, ce n’est pas originellement l’être du sujet vivant, mais c’est l’être de ce que la vie impose de destituer. Ainsi il importe hautement au lion que l’être de la gazelle le concerne, lui et non pas elle – ce qui est la destitution proprement dite : l’importance de l’être. La vie est donc inséparable de ce qu’on pourrait dès lors considérer comme un » flottement » de l’être corrélatif de son importance – non pas de l’être en général ou de n’importe quel être, mais bien de l’être de tel étant particulier dont la compréhension est, comme telle, destitution ontologique (9). D’où la thèse, quand on prend cette question en première personne, que j’aie pour réalité d’être pour moi-même. Et pour cause : il s’agit de la conversion vitale des choses en objets par une opération de destitution ontologique, et donc d’appropriation de cet être – reste perdu de l’objet auquel je suis dès lors nécessairement ramené.
L’exclusivité de la vie et de la vérité, qu’on peut donc strictement ramener à la notion de destitution ontologique, on peut dire ainsi qu’elle vaut comme institution du monde. Et de fait : que la gazelle soit comprise par lui comme une proie nous enseigne quelque chose du lion et de son monde, car c’est bien le même, pour lui, de vivre, d’apercevoir des proies potentielles, et d’ouvrir ce monde qu’on pourrait dire » léonin « . Voilà en effet l’argument de principe : toute destitution ontologique est institution d’un monde. D’où l’argument décisif de ce travail, qui consiste à poser que toute destitution ontologique (impossibilité actuelle de la vérité, si elle se définit d’abord d’être propre au vrai) est une métaphore : la métaphore indique un sujet dans un autre ordre que celui de sa compréhension et produit un surplus de signification irréductible à celle-ci c’est-à-dire au concept qu’on obtient en poussant la dépossession à son accomplissement. Ainsi la gazelle a pu se trouver intégrée au monde du lion : » proie » en est la métaphore léonine. » Mondanéité » signifie donc » compréhension toujours déjà métaphorique « . Telle est l’exclusivité de la vie et de la vérité : que celle-ci soit toujours déjà métaphoriquement niée par celle-là. Ainsi » objet » vaut métaphoriquement pour » étant » – l’être qui définit tautologiquement celui-ci (étant = en train d’être) s’en trouvant originellement expulsé sous la forme de la conscience de soi pour le vivant qui métaphorise (10). Et certes, reconnaître ce qu’il en est en vérité des choses, c’est ce qui est transcendantalement impossible, pour cette seule raison que nous sommes vivants. De sorte que si la vérité d’une chose peut jamais advenir dans notre vie, c’est qu’au point très précis de cette advenue – on a compris qu’il s’agissait de la » marque « – nous serons morts.
Quand donc on parle d’exclusivité de la vie et de la vérité, il faut l’entendre concrètement : ce n’est pas d’une simple exclusion qu’il s’agit avec pour conséquence philosophique on ne sait quel nihilisme sceptique, mais bien au contraire de cette exclusion très particulière de l’être qu’on trouve dans la métaphore, et dont on formulera le principe en disant que la destitution ontologique est identique à l’acte transcendantal de position du monde.
Que la destitution ontologique et l’institution mondaine soient le même, voilà l’incongruité en quoi consiste, concrètement, le rapport de la vie et de la vérité. Ce qui revient d’abord à dire que la vérité s’entend d’abord de son exclusivité au monde (et donc à la métaphysique, si l’on appelle ainsi le savoir dont la mondanéité reste le principe). Et cette exclusivité, on l’a compris, c’est le caractère nécessairement métaphorique de la compréhension, elle qui est à chaque fois constitution, c’est-à-dire destitution ontologique. Ce qu’on peut ramasser simplement en définissant la vie comme la métaphore de l’existence, si l’on appelle existence l’être d’un étant comme être propre (11).
Or la marque est à chaque fois un point d’impossibilité de cette compréhension vitale. De sorte que le questionnement sur l’archipel des marques renvoie à cette idée étrange que la vie est parsemée d’existence et qu’en cela consiste exclusivement la place de la vérité : partout l’existence est métaphorisée en monde, sauf en certains endroits où » ça ne va pas « , les marques – extériorité au monde comme au savoir, extériorité à la constitution, et par conséquent lieux de vérité. La vérité a son lieu propre, qui est la marque, et sa modalité propre qui est l’impossibilité locale de la métaphore vitale. Ce qui signifie que le monde est parsemé de points d’impossibilité transcendantale, et qu’à chaque fois c’est du vrai qu’il s’agit. La notion d’archipel de la vérité suppose donc la continuité de la vie et indique le caractère partiel, pluriel et local de ses suspensions.
Le vrai ou la métaphore
Le vrai se définit tautologiquement par la propriété de la vérité, c’est-à-dire par l’impossibilité qu’il soit constitué. La constitution phénoménale, c’est la vie elle-même comme compréhension spécifique, et c’est aussi la semblance si l’on nous accorde qu’il n’y a pas de vie sans être le même que soi (par exemple la conscience du lion ne se distingue pas de ce que la gazelle soit une proie). Reposant sur la destitution ontologique, la semblance est toujours métaphorique, puisque c’est la métaphore première qui produit le sujet pour soi par destitution ontologique. L’archipel des marques, dont chacune est à chaque fois une impossibilité de l’impossibilité métaphorique de la vérité, on peut donc aussi le nommer l’archipel des impossibilités de métaphoriser. D’où cette définition très banale mais riche de conséquences : le vrai, c’est ce qui ne se métaphorise pas. Posons donc la question du vrai lui-même en demandant : qu’est-ce qui ne se métaphorise pas ?
Et quelle réponse donner, sinon celle-ci : la métaphore elle-même !
L’hypothèse paraît absurde : on demande ce qu’il en est du vrai et nous obtenons comme réponse l’indication d’un procédé de signification. Et certes il est impossible de nier que la métaphore renvoie à une signification qu’elle cherche à rendre en vérité, apparemment à cause de l’insuffisante précision des concepts (par exemple, et pour rester dans le même registre imaginaire : dire que le chevalier Bayard était un lion, c’est dire qu’il était doué d’une sorte de courage que le simple concept de courage ne suffirait pas à indiquer).
Cependant la considération de la vie comme » métaphore de l’existence » a déjà mis un coin dans cette évidence : n’appartient-il pas à la vie d’être déjà sa propre justification et d’être encore sa propre nécessité, indépendamment de l’existence dont, par la constitution transcendantale, elle serait spécifiquement l’indication ? Car enfin, pour le vivant la vie qui le justifie est toujours déjà là, et l’extériorité à soi (le » pro-jet « ) où il se nécessite est toujours déjà engagée. La métaphore de l’existence vaut donc pour elle-même, intrinsèquement, extérieurement à la question de l’existence ! Ce qui signifie plus simplement que, si elle importe nécessairement, l’existence c’est-à-dire le métaphorisé ne compte pas dans sa propre métaphore… Et certes, il s’agit bien de la gazelle dans la compréhension que le lion en a ; mais on nous accordera aussi qu’en cette compréhension elle ne compte absolument pas ! Concrètement la définition de la vie devient donc métaphore (suffisante) de l’existence (qui ne compte pas). Ici encore, les difficultés habituelles viennent de la confusion représentative de ce qui compte avec ce qui importe…
Prenons la question là où elle se pose avec le plus d’acuité : est-ce que l’incidence de la métaphore n’est pas le propre de la littérature, dans son opposition à la philosophie ? On dit souvent que les romanciers et les poètes, grâce au caractère originellement métaphorique de leur discours, dévoilent des aspects du monde qui échappent aux philosophes enfermés dans l’univocité des concepts. C’est faire peu de cas du travail de ces derniers et c’est se donner de la philosophie l’image exacte (abstraction, esprit de système, etc.) dont on a besoin pour pouvoir la mépriser. Car enfin, est-ce que nous ne sommes pas capables, par exemple, d’attester phénoménologiquement de l’ambiguïté ou de l’irréductibilité de l’existence au savoir et, ensuite ou en même temps, d’en faire la théorie (comme d’ailleurs je le fais présentement) ? Sur le fond, la vérité représentée d’une chose est son concept, dont la philosophie est le lieu naturel. Laissons donc cette raison malhonnête dont le ressort est de considérer qu’il y a des vérités trop importantes pour les laisser aux philosophes et retenons ce que nous comprenons désormais de cette opposition : la métaphore, principe de la » littérarité « , n’est pas de l’ordre de la connaissance parce que, contrairement au concept, elle ne dit jamais rien qui importe.
On le voit bien en prenant tous les exemples de choses importantes que l’on pourrait tirer de textes littéraires : il y a certes une connaissance de la vie sociale dans Balzac, mais si c’est vraiment ce qui nous intéresse, il faut lire une thèse d’histoire sociologique et ne pas perdre son temps avec la paternité de Goriot, l’ambition de Rastignac ou la probité de Birotteau ; quant à vouloir connaître ces gens, il faudrait être fou : ils n’existent même pas ! et puis la psychanalyse et la phénoménologie nous apprendront bien mieux ce qu’il en est de la paternité et des comportements d’ambition et de probité…
Mais alors, si nous ne jugeons pas les poètes et les romanciers au fait qu’ils nous ont rendus plus savants en nous faisant reconnaître des choses plus ou moins importantes que nous n’aurions pas aperçues sans eux, comment les différencions-nous ? La réponse va de soi : ceux pour qui l’écriture est vitale (12) – et nous prenons ce dernier terme au sens élaboré plus haut de la constitution transcendantale des objets dès lors littéraires, et du sujet dès lors posé selon sa propre métaphore – ont raison d’écrire, et ceux qui pourraient ne pas écrire ont tort d’écrire. Comme quand on pose la question de la vie, on doit donc admettre à propos de la littérature désignée par son principe distinctif que la métaphore vaut pour elle-même ! Et la métaphore, ce n’est plus celle de ce qui est dit (sujet de l’énoncé) mais c’est devenu la vérité même de celui qui l’a produit (le sujet de l’énonciation). Je ne lis pas une page de Proust, par exemple, pour m’instruire sur la » chimie des sentiments « , mais pour lire une page de Proust, où est notamment exposée une chimie… proustienne et non pas objective. » Proustien « , adjectif qui désigne ce qui relève de l’œuvre de cet auteur c’est-à-dire qui désigne cette œuvre comme la métaphore qu’il a produite de lui-même… Empruntons une formule à Lacan en lui faisant un peu violence pour la rapporter à la littérature, et admettons ici quelque chose comme » l’éthique du bien dire « , en lui proposant comme pendant la notion que de » métaphore personnelle « . Notion très évidente et forcément familière, que nous effectuons quotidiennement en disant, par exemples : Mozart c’est la musique ; ou Einstein c’est la physique, ou Proust c’est la littérature, et ainsi de suite.
Voilà ce qui compte, au-delà de ce dont on parle et qui est le plus important : la métaphore personnelle, celle qu’on est soi-même, selon une conversion de l’être où nous pourrions retrouver ce que nous avons dit plus haut du » pas vraiment » (le vrai est le même que le constitué, à ceci près qu’il ne l’est pas vraiment), mais en parlant cette fois du » pas sans « . Dire en effet que Bayard était un lion, c’est mentionner une conversion de l’être qu’il ne faut pas confondre avec une métamorphose ontique (il n’est pas devenu un félin africain au cours de la bataille !), de sorte que c’est expressément selon la » différence ontologique » de l’être et de l’étant que la métaphore se donne à penser. De lui, donc, nous dirons qu’il n’était pas sans être un lion… Eh bien c’est de cette conversion qu’il s’agit quand nous parlons de » métaphore personnelle » : la position de l’être pour soi, dont nous avons vu que le principe était la destitution ontologique (et donc finalement la vie elle-même), passe à la vérité par cette formulation du » pas sans être « . Et c’est finalement ce qui compte seul, alors que ce qui est importe est qu’en cette différence il aille toujours d’une réalité qui s’en trouve nominalement constituée (par exemple la vie mondaine, ou la subtilité des affects et des sentiments, chez Proust, qui sont autant de réalités non pas simplement mondaines mais proustiennes). Ainsi la métaphore, entée sur l’opposition non subjective de ce qui importe et de ce qui compte, a perdu toute transitivité. Et si l’on prend l’exemple de l’écriture, on l’indiquera clairement en disant qu’il n’y a finalement de nécessité d’écrire que littéraire et qu’on n’écrit jamais que pour faire des livres – exactement comme le fait de vivre est une raison suffisamment légitime de vivre, parce qu’il appartient à la vie d’être toujours en différance de son propre fait, et que la différance du fait, c’est le droit dont dès lors elle relève toujours déjà et toujours encore. Un livre qu’on a raison d’écrire, c’est donc un livre qui est justifié littérairement et non pas un livre qui dirait des choses importantes (Ulysse, par exemple, est un livre qui compte c’est-à-dire dont la lecture est marquante, mais qui ne dit absolument rien d’important puisqu’il s’en tient à la journée monologuée d’un habitant de Dublin). Et d’une telle différence apparaît un sujet dont le statut est libéré de la nécessité transcendantale : quelqu’un dont on ne peut plus dire qu’il est n’importe qui alors même qu’il reste vivant dans le monde commun. Voilà le sens, encore archipélique parce qu’il s’agit à chaque fois d’occurrences partielles qu’on trouve dans le monde, de la notion de » métaphore personnelle » : parmi tous les hommes, quelques-uns sont devenus leur propre métaphore, parce qu’ils ne sont » pas sans » être (insistons bien sur ce verbe et sur la rupture ontologique qu’il induit dans le rapport à l’objet et à la nécessité transcendantale) leur propre vérité (13)…
La notion quasi-existentielle de » métaphore personnelle » indique une identification non pas à une réalité mais à un lieu : la marque. Elle donne en effet la notion d’un sujet qui, marqué, s’est en quelque sorte ramassé là où seulement il était capable de vérité. Non pas que le lieu de la marque se soit généralisé (elle est ponctuelle, et il y aurait contradiction à en faire le tout de la vie puisque celle-ci est l’ordre des importances) mais en cela que la suspension ponctuelle de la nécessité transcendantale peut, tout en restant partielle ainsi qu’il convient à la vérité (c’est la vie qui est totale) désormais s’entendre comme LA vérité d’un sujet.
Reprenons l’exemple de celui dont la vision aurait été localement marquée par la grâce d’une jeune fille fugitivement aperçue. En ce lieu exact et là seulement, il est capable de vérité scopique. Par exemple s’il visite une exposition de peinture tous les tableaux qu’il regardera lui sembleront plus ou moins intéressants c’est-à-dire importants, jusqu’à ce que du coin de l’œil il soit, infailliblement, attiré par le seul tableau qui compte vraiment, parmi tous ceux qui sont exposés. Eh bien on peut imaginer qu’en ce lieu de vérité réside désormais l’essentiel de son faire (il sera peintre ou cinéaste, par exemple, voire simple critique). Ce qu’on peut encore traduire subjectivement en disant que le génie n’est pas une qualité mystérieuse que quelques-uns auraient miraculeusement reçue de la nature et dont les autres seraient malheureusement privés : c’est simplement le fait d’en rester là où l’on est marqué, de n’en être pas revenu. Mais, comme la marque, il reste local : le peintre est génial au niveau de son regard, si c’est en même temps le lieu corporel de sa peinture. De se ramasser en ce seul point de lui-même, là exactement où la nécessité transcendantale (l’ordre des importances) est suspendue, il ne fera que des choses qui compteront. Par ailleurs et comme n’importe qui le serait à sa place, il est capable de choses plus ou moins importantes. Voilà en quoi consiste la » métaphore personnelle « , dont on aperçoit qu’elle est simplement une signification du génie, si l’on reconnaît dans cette dernière notion à la fois la nécessité subjective d’avoir raison, et donc forcément la destitution ou la suspension de la nécessité transcendantale. Ce qui revient à dire plus simplement qu’on est » génial » (terme qui indique la non constitution et non pas on ne sait quelle particularité magique ou mystique) exactement là où on est marqué : quelqu’un peut être doté d’une écoute géniale, par exemple, sans qu’aucun œuvre soit pour autant produite. Dès lors on nommera » génie « , au sens absolu (Mozart, Einstein, etc.) ceux qui sont en quelque sorte installés au seul lieu de leur comptage : là où ils ont été marqués, » ils n’en sont pas revenus » (14). Les autres humains non plus d’ailleurs, mais il ont su » faire avec « , en ce sens que pour eux la vie est restée l’essentiel : n’étant pas sans savoir qu’ils étaient localement élus (par exemple à l’endroit de leur écoute, ce qui peut donner lieu à une vocation de psychanalyste ou d’ingénieur du son), ils ont néanmoins continué de s’en tenir aux choses importantes…
Pour penser le rapport de la marque et de la métaphore, le plus simple est de considérer une signification métaphorique, par exemple celle-ci : » le chevalier Bayard était un lion « . Considérons maintenant cette signification littérale : » le chevalier Bayard était un homme fort et courageux « . Elle dit la même chose que la première, certes, mais pas vraiment. Or cette différence, que nous posons donc expressément en soustraction à la vérité, est apparemment absurde, ainsi qu’on l’a vu à propos de la différence entre la littérature et la philosophie : si la dénotation n’est pas assez précise, il suffit d’ajouter des nuances avec d’autres adjectifs (brave, généreux, tenace, etc.) ou d’ajouter des périphrases, si cet homme était d’une sorte de courage vraiment très particulière : rien d’objectif n’exige de parler d’un lion. Bien entendu, on peut toujours faire des comparaisons, mais à quoi bon ? Et puis de toute façon une métaphore n’est pas une comparaison, puisqu’elle supprime le terme intermédiaire et commun (ici : courage) entre ce dont on parle (un homme) et la façon dont on en parle (mentionner un félin africain), une comparaison en étant au contraire l’accentuation ( » il était courageux comme un lion est courageux « ).
Quand nous avons reconnu qu’une métaphore pouvait valoir par elle-même en mettant paradoxalement l’accent sur son intransitivité (comme transitive elle est importante parce qu’elle apprend quelque chose ; comme intransitive elle compte parce qu’elle diffère le sujet de son propre statut transcendantal), nous avons convenu implicitement d’interroger la métaphore non plus au niveau de l’énoncé (de la signification) mais de l’énonciation. Appliquons donc ce passage de ce qui importe à ce qui compte, et demandons-nous ce qu’il en était des gens qui, ayant vu combattre le chevalier Bayard, n’ont pas dit qu’il était fort et courageux mais ont dit qu’il était un lion. Je formule ma question en y répondant : la nécessité de caractériser le comportement de cet homme non pas au moyen d’un concept mais d’une métaphore impossible à réduire, qu’est-ce que cela indique, sinon le fait que ceux qui l’ont vu combattre sont restés » marqués » par lui ? Nous y voilà : là où ils étaient marqués, ces hommes ne pouvaient plus dire par concept, mais seulement par métaphore, de sorte que ce qui importait est devenu quelque chose qui désormais a compté. Et de fait, combattre au côté d’un tel homme n’était pas une expérience, mais une épreuve : quelque chose qui compte : ils y sont restés – et d’ailleurs toute leur vie ils ont dû dire » j’étais à ses côtés « . De sorte que la métaphore, comme procès d’énonciation, ne dit rien d’autre que cela : qu’ils ont été marqués. Qu’ils restent à ce point exact de leur subjectivité au lieu de revenir dans la vie, et c’est le génie.
D’où cette conclusion où toute notre problématique va trouver son sens : la métaphore est le discours du marqué en tant que marqué : elle ne relève pas d’une nécessité supplémentaire de parler (les mots brave, courageux, tenace, intrépide, etc. auraient été insuffisants) mais bien au contraire d’une impossibilité de s’en tenir au discours commun, au discours que n’importe qui doit tenir à propos d’une chose pour en communiquer le savoir, bref, au semblant. La vérité qu’ils disent, c’est aussi bien le fait que désormais, après avoir vu cet homme combattre, eux-mêmes ne sont plus n’importe qui – de sorte que le discours qu’ils tiendront en ce point exact de leur subjectivité, nous le dirons » vrai » parce qu’énoncé à l’encontre de l’anonymat de sa production. Ainsi la littérature, si on nous accorde toujours de la nommer par le trait spécifique qui la distingue du discours conceptuel, est vraie parce qu’elle dit uniquement ce qui marque : Goriot, par exemple, ce » Christ de la paternité « , c’est quelqu’un qui marque – et aussi tous les personnages et toutes les situations de tous les romans que nous avons lus (qui peuvent même marquer par leur insignifiance, comme on le voit dans l’exemple des anti-héros ou de la littérature minimale) (15). Reprenons par une formule cette opposition décisive : la science dit ce qui importe, la littérature dit ce qui marque (les honnêtes gens, seulement attachés à ce qui importe et qui la méprisent – » il y a les choses sérieuses, et tout le reste est littérature » – ont donc bien plus raison qu’ils n’imaginent !).
Celui qui a dit le premier que Bayard était un lion au lieu de tenter d’expliquer quelle forme de courage était la sienne, celui-là, qui parlait dans sa propre marque, celui-là ne semblait pas. Eh bien cette parole dont l’auteur nous est inconnu n’est cependant par la parole de n’importe qui : c’est celle d’un homme qui avait reçu d’un autre le don d’être vraiment lui-même. Là est le vrai : au lieu exact de la marque, dans le don d’être soi. On appelle » génie » celui qui ne s’est jamais remis de cette épreuve.
Les réalités littéraires
La métaphore est le discours de celui qui est marqué. De l’océan des choses qu’on peut dire au moyen de concepts et dont l’aperception (la nôtre) est nécessairement celle de n’importe qui (je vois cette table devant moi : n’importe qui à ma place la verrait ; de sorte qu’à ma place je suis n’importe qui) émergent donc des choses qui vont nous causer comme étant vraiment nous-mêmes. La causalité est en effet réversible : d’une part je puis indifféremment dire que je constitue l’objet ou que celui-ci me cause comme sujet constituant c’est-à-dire indifférent (car d’abord semblable à moi-même), et d’autre part je puis dire qu’il y a le vrai et que celui-ci me cause comme n’étant pas n’importe qui. Réciproquement, là où je ne suis pas n’importe qui, c’est-à-dire là exactement où je suis marqué, est le vrai. Ces choses à partir desquelles nous sommes vraiment nous-mêmes (c’est-à-dire pas le sujet indifférent de la constitution), nous disons donc qu’elles sont à chaque fois le vrai : quelque chose dont la rencontre est une épreuve et non une expérience, bref quelque chose qui marque. Si maintenant nous voulons les caractériser positivement, nous ne pouvons le faire que d’une seule façon : en les référant à la nécessité d’être indiquées exclusivement par une métaphore, discours du sujet marqué en tant que tel. De l’océan des objets émergeraient des réalités littéraires ou encore, si l’on restreint la spécificité du discours métaphorique, poétiques. Est-ce à dire qu’il y aurait, en certains endroits du monde, des » référents métaphoriques » et qui s’opposeraient donc aux » référents conceptuels » que seraient les objets proprement dits ?
Il suffit de soulever l’hypothèse pour apercevoir son absurdité de principe : s’il y a effectivement des choses qui présentent telle ou telle particularité phénoménale, alors elles renvoient seulement à telle ou telle modalité de leur reconnaissance transcendantale c’est-à-dire d’une aperception qui reste celle de n’importe qui (si de telles choses existent, n’importe qui doit pouvoir y accéder). La notion même d’un référent intrinsèquement métaphorique est donc absurde, parce que la métaphore s’entend à l’encontre du concept c’est-à-dire de la nécessité transcendantale et que c’est l’universalité de sa légitimité qui caractérise cette dernière : il y a potentiellement reconnaissance de tout et de n’importe quoi (16). Pourtant nous avons nous-mêmes pointé la différence, certes pour le moins ambiguë, entre ce que dit la métaphore et ce que dit le concept (la même chose, mais pas vraiment). Et bien, puisque cette différence est exactement celle qu’il y entre quelqu’un et n’importe qui, il suffit de cerner la spécificité d’un monde qui ne soit pas le monde de n’importe qui – si l’on peut désigner ainsi le monde d’un sujet de littérature. Et certes un tel monde existe quand nous le référons à la » métaphore personnelle » Ainsi nous parlerons du monde de Balzac, du monde de Proust, etc. Examinons cette réalité métaphorique, c’est-à-dire poétique.
Les écrivains parlent forcément de quelque chose, de choses qui sont plus ou moins importantes. Pourtant, littérairement, il ne s’agit jamais de ce dont on parle, dans le fait qu’on en parle. Ce dont on parle importe, mais il ne compte pas ; de sorte que la dépossession en quoi consiste sa constitution et qui est impossibilité de la vérité (par exemple la » chimie des sentiments » n’est pas le fonctionnement du psychisme, mais la vision que Proust en a), ne compte tout simplement pas. Voilà donc un point décisif : l’impossibilité de la vérité, pour une réalité donnée, est aussi réelle que dans la vie, mais elle ne compte pas quand nous sommes dans l’ordre poétique. En effet, à la simple mention du nom de Proust nous comprenons » littérature « , de sorte que nous ne songeons même pas à nous demander si sa théorie de la vie psychique est philosophiquement ou scientifiquement acceptable : elle est proustienne. En quoi s’impose la notion qui fait pendant à celle de la » métaphore personnelle « , celle de la » réalité poétique « .
Or le poétique, si on l’entend expressément à l’encontre de la mondanéité qui est en même temps intersubjectivité et communauté, s’oppose au trivial dont la définition est uniquement de valoir pour n’importe qui (une idée triviale est une idée avec laquelle n’importe qui est forcément d’accord, par exemple). La problématique de la marque comme lieu de vérité prend donc une nouvelle figure : de l’océan du trivial émergent des îles de réalités poétiques. Autant d’îles, autant de marques que nous tenons d’œuvres qui nous donnent les réalités importantes dont la position comme telle (l’œuvre elle-même, donc) est ce qui compte.
L’œuvre en effet, si on nous accorde d’en faire quelque chose qui marque, produit chez ceux qu’elle marque (nous, les lecteurs, auditeurs ou spectateurs, selon le domaine considéré), un ordre de visibilité qu’on peut dire à chaque fois inédit. Ainsi pour moi qui ai lu Proust et Balzac, je rencontre dans la vie quotidienne des jalousies proustiennes et des configurations sociales balzaciennes, sans parler d’une multitude d’autres réalités phénoménales qui m’ont été en tant que telles données par d’autres œuvres qui m’ont marqué (il m’arrive de voir dans la rue des personnages felliniens, de constater dans mon administration des habitudes courtelinesques, de reconnaître chez les étudiants des discussions rohmeriennes, etc.). Or ces réalités, elles existent et un accord peut se faire immédiatement à leur propos, en même temps qu’elle valent seulement au lieu marqué de notre aperception : celui qui ignore les œuvres correspondantes ne peut tout simplement pas les voir, si savant et sensible qu’il soit. Nous qualifierons donc ces réalités de littéraires – ou, plus généralement, de poétiques, pour tenir compte du fait que la création n’est pas seulement littéraire. Et c’est d’elles que nous tenons l’illusion que les œuvres nous dévoileraient des réalités inaccessibles au concept, puisque c’est depuis une exclusivité au concept c’est-à-dire à l’anonymat de la semblance que ces réalités sont reconnues (il faut se placer d’un point de vue » proustien « , par exemple). Et en même temps cette illusion n’en est pas une, puisque de telles réalités existent » objectivement « , aperceptibles à quiconque saura les voir. Mais elles existent uniquement selon une visibilité donnée par telle ou telle œuvre – d’un don qui est sa marque même en tant qu’œuvre : le don et non pas le dévoilement d’une réalité à quoi nous aurions toujours été aveugles (17).
Ainsi pouvons-nous poser que l’archipel de la vérité est fait des îlots de causalité métaphorique sur le fond de la causalité transcendantale. Ce qui renvoie donc simplement à la notion première de l’archipel des marques, puisque la » donation d’un monde » dont on peut savoir gré à l’œuvre n’est rien d’autre que sa marque, celle dont nous ne nous remettons pas. L’archipel des marques est donc toujours archipel de la vérité sur la continuité indéfinie des nécessités triviales : la vie est parsemée d’existence, le monde est parsemé de vérité et il est en même temps parsemé de donations, celles que nous devons au génie de ceux qui nous ont marqué (lequel génie peut très bien se réduire, avons-nous pris comme exemple, à une manière d’écouter ou de regarder).
Sciemment donc, nous opposons la constitution métaphorique à la constitution transcendantale, alors même que nous reconnaissons à la métaphore (et paradigmatiquement à l’œuvre littéraire) le statut de cause transcendantale (elle » donne un monde « ). L’impossibilité d’apprendre à faire des métaphores c’est-à-dire l’impossibilité pour la métaphore de jamais relever du semblant, garantit la différence irréductible entre ces figures du transcendantal : l’une qui est celle du semblant (c’est la constitution même de l’objet qu’il le soit par et pour n’importe qui) reste la règle dont l’autre est toujours l’exception (accessible à n’importe qui ? pas vraiment puisqu’il faut par exemple adopter un point de vue » proustien » ou » fellinien « ). Assertion pour le moins paradoxale (n’est-ce pas la définition du sujet transcendantal d’être unique, justement parce qu’il est le même en n’importe qui ?) mais qui cessera de l’être quand nous aurons précisé que la constitution ainsi indiquée vaut d’abord matériellement.
Quel est en effet le corrélat matériel d’un sujet indifférent (du sujet transcendantal) sinon le trivial ? Répétons-le, on appelle trivial ce qui concerne n’importe qui, en tant qu’il est n’importe qui (les besoins du corps et toutes les choses du même ordre, mais aussi les évidences logiques et les positions qui vont de soi dans un cadre donné). Opposé à cela se trouve le nominalement constitué comme, pour prendre de nouveaux exemples, les familles mauriaciennes, les situations cornéliennes, mais aussi l’espace euclidien ou la physique newtonienne, etc. En quoi nous reconnaissons la dernière figure de l’archipel des marques : sur le fond de la trivialité première du monde qui s’identifie à l’anonymat de la constitution (au rapport de finalité que la vie est pour elle-même), se donne à reconnaître, par le don des œuvres, des moments qui ne sont pas triviaux parce qu’ils sont nominalement constitués, quelle que soient par ailleurs la signification de ce qui est en cause – qu’il s’agisse du monde humain aussi bien que du monde naturel et des réalités dites objectives, qui sont elles aussi données. Car » euclidien » ou » newtonien » renvoient bien à un don qui a été fait de l’idéalité de l’espace ou de la nécessité de la force, puisque l’espace vital n’est pas en lui-même idéal et que la lourdeur et la légèreté des choses n’est pas pour nous la reconnaissance d’une seule réalité attractive.
Les œuvres constituent donc comme un archipel intermédiaire entre l’universel anonymat du transcendantal et la vie singulière de chacun avec les marques qui lui sont propres : des pans entiers du monde relèvent de ce paradoxe d’un » transcendantal nominal » qui déborde de loin les domaines instaurés littérairement et qui peuvent même concerner la réalité la plus objective – des pans dont le seul trait est de n’être pas triviaux. De même que la jalousie analysée par Proust n’est pas vraiment est celle que tout le monde peut éprouver bien qu’il ne s’agisse pas d’une autre jalousie (et de fait, elle est inséparable de la théorie proustienne de la vie affective), de même l’espace euclidien n’est-il pas l’espace de la vie quotidienne, bien qu’il ne soit pas un autre : il l’est, oui, mais pas vraiment. Or cette mention de la vérité qu’on produit expressément à l’encontre de la nécessité transcendantale, il n’y a qu’une seule manière de l’expliciter : c’est dire qu’il s’agit de la même réalité, par exemple le même sentiment ou le même espace, oui, mais débarrassé de sa trivialité (l’idéalité et toutes les constructions impliquées par la géométrie euclidienne n’est assurément pas l’ordre de n’importe quel être se mouvant dans l’espace habituel du monde commun). Pareillement l’inconscient freudien n’est-il pas vraiment celui dont tout le monde a la notion, bien qu’il ne s’agisse pas d’un autre (tout le monde sait bien qu’on ne choisit pas consciemment de préférer les gâteaux au café et de ne pas aimer les gâteaux au chocolat, par exemple). Car la psychanalyse, pas plus que la géométrie ou la physique, n’est le savoir de quelque chose de trivial alors que les réalités de notre monde le sont toutes par principe. Aux personnes et aux événements qui nous marquent, il faut donc ajouter les œuvres et reconnaître, corrélativement, que là où nous sommes marqués, à chaque fois et selon des nécessités dont on apercevons désormais le caractère concentrique, le trivial est récusé.
D’une réalité qui n’est pas triviale, pensée à partir d’une notion qui est simplement l’encontre de la constitution transcendantale, on peut donc donner une indication positive en parlant de réalité littéraire ou poétique – ce dernier terme revoyant expressément à l’impossibilité d’apprendre à faire des métaphores et par conséquent à une extériorité radicale au savoir, qui n’est autre que la vérité.
D’où ce dernier paradoxe, et qui n’est pas le moindre : là où nous sommes marqués, c’est toujours de réalités poétiques qu’il s’agit, quand bien même qu’aucune œuvre n’aurait particulièrement constitué notre regard. De certaines choses que nous avons vues, il est en effet impossible de parler communément, à l’instar de ceux qui ont vu combattre Bayard et qui, simplement à cause de cela, ont été dans l’impossibilité absolue de rapporter ce qu’ils avaient vu d’une manière triviale. Et puis, à supposer même qu’on le fasse dans le langage le plus neutre et le plus précis, il s’agirait encore d’une forme de littérature – parce que ces choses dont nous restons marqués, elles interdisent, là où elles nous marquent, que nous soyons » n’importe qui » et par conséquent que notre discours soit trivial, si réaliste qu’il essaie d’être. On s’en convaincra aisément par cet exemple : rien n’est plus neutre et plat que l’écriture de Primo Levi, toujours attaché à une précision dans l’expression et à une exactitude dans les termes qu’il dit tenir de sa formation scientifique ; et pourtant c’est un des plus grands écrivains italiens (on pense aussi à Stendhal et à sa volonté d’écrire comme le code civil…) (18). Voilà l’extrême de la métaphore, par conséquent, là où il est impossible de tenir le discours littéral et conceptuel qu’on tient pourtant en fait – parce que celui qui tient ce discours, d’être marqué, le fait malgré lui encore poétiquement. Et une chose dont on ne peut parler que poétiquement, nous disons que c’est une chose qui est en elle-même littéraire ou poétique, si abominable qu’elle puisse être parfois (19). Cette différence qu’on aperçoit à reconnaître que certains sujets rendent tout simplement impossible la médiocrité, on peut donc la nommer d’une manière plus précise : c’est l’irréductibilité du prosaïque au trivial.
Dire qu’à l’endroit des marques, la trivialité première du monde est récusée, ce n’est pas envisager on ne sait quel embellissement d’une réalité qu’il s’agirait de voir poétiquement (Kundera reconnaît le » kitsch » dans l’ignominie du » mensonge embellissant « ) parce que le trivial dont il s’agit n’est pas un trivial de fait qui pourrait figurer discrètement dans l’ordre habituel des choses mondaines (par exemple les besoins du corps, que nous taisons précisément parce qu’ils sont les mêmes chez tout le monde), mais cet ordre même, qu’il faut dire en tant que tel un trivial de constitution ou transcendantal – tout entier défini d’être valable pour n’importe qui. Les principes les plus élevées, c’est-à-dire les idéaux, sont absolument triviaux en ce sens : ils valent pareillement pour n’importe qui, bien qu’ils n’aient pourtant rien de prosaïque (20). Et inversement, les choses les plus prosaïques, par exemple un simple cageot de légumes devenu inutile, sont libérés de toute trivialité par la plume du poète (Ponge, en l’occurrence). Récuser le trivial transcendantal comme la notion du poétique nous invite à le faire, c’est par conséquent récuser l’identification de la vérité à l’établissement du caractère objectif, dont la notion, ainsi qu’on voit expressément chez Kant, est celle de ce sujet indifférent qu’il appelle le » représentant » de l’humanité. C’est seulement à son encontre que la notion de vérité peut avoir un sens. La vérité n’est pas la représentation et l’homme n’est pas un représentant.
Le don de la vérité
Il est facile, à partir de cette dernière équivalence (trivial = valable pour quiconque dès lors qu’il se définit suffisamment de représenter l’humanité), de concevoir subjectivement la notion de vérité. La question qui se pose est en effet de trouver la catégorie qui nous permettra d’attribuer à un sujet concret cette nécessité pour le vrai de s’entendre comme l’impossible, c’est-à-dire quelque chose dont la rencontre est une épreuve et non pas une expérience – à l’encontre du transcendantal qui est l’universelle nécessité. Et cet » encontre » est extrêmement concret, comme on le voit d’abord en considérant ce que signifie de n’être pas n’importe qui : être marqué ; et comme on le voit ensuite en considérant ce que signifie d’avoir absolument raison (par opposition à avoir universellement raison) : agir (ou parler mais en ce lieu dire c’est toujours faire,) exactement là où l’on est marqué. Déterminer subjectivement la notion de vérité revient donc à s’interroger sur le statut de la personne marquée en tant que telle : comment la caractériser, elle qui diffère des autres sur un point dont l’inconsistance ne permet pas de faire une différence positive (elle est comme les autres, mais pas vraiment) ? Reprenons l’exemple que je proposais et essayons d’en dégager le sens.
On reste marqué d’avoir aperçu la gracieuse jeune fille. Il faut d’abord rappeler que la grâce, contrairement au miracle, ne s’entend pas du tout en récusation des lois de la nature (cela vaut également à propos de la société, comme quand il s’agit de la grâce d’un condamné qui n’est en rien la récusation de l’institution judiciaire). Bien au contraire, même : la pesanteur et la nécessité d’équilibrer les masses du corps en marchant valent pour cette jeune fille comme elles valent pour n’importe qui. Mais justement : sa vision (j’insiste sur le terme qui est celui de Jeanne d’Arc) nous marque parce qu’au lieu de sa démarche elle n’est pas n’importe qui. Et pourquoi ? Pour cette raison qu’en ce qui la concerne les lois sont toujours importantes (de même celui qui gracie un condamné n’accomplit pas un acte illégal) sauf qu’elles ne comptent pas. C’est cela, la grâce : les lois importent, mais elles ne comptent pas. Telle la notion du » pas vraiment « , qui nous manquait.
On s’étonnera de cette généralisation, puisqu’on peut rester marqué par une multitude de personnes ou d’événe-ments qui n’ont rien de gracieux. En effet. Notre thèse est pourtant celle du caractère paradigmatique de cet exemple, qui n’est pas si contingent qu’on aurait pu croire.
Si je dis que la vérité est ce qui est acté (dit ou fait) au lieu même de la marque et que là est la vérité, indépendamment de toute question de contenu qui ne portera jamais que sur des importances (le représenté importe, mais le vrai compte), est-ce que cela ne signifie pas que la vérité et plus généralement tout le questionnement autour de la marque, relève d’une problématique plus générale qui est celle de la grâce ? Regardons le film de Clouzot où l’on voit Picasso travailler. Nous sommes sidérés : il suffit quasiment qu’il pose la main sur la feuille pour qu’apparaisse une merveille. Il continue pourtant et gâche l’œuvre qui venait d’apparaître ; à peine prenons-nous conscience de ce malheur que, naît une nouvelle œuvre, jeune, absolue, définitive, des décombres de l’ancien dessin, qu’on semble alors avoir rêvé. Voilà la grâce presque à l’état pur : moi je peux apprendre le dessin pendant des décennies, je n’obtiendrai jamais qu’un résultat laborieux et médiocre, parce que j’appliquerai ce que j’aurai appris ; pour lui, un geste suffit, hors de toute éventualité de savoir. C’est ce que nous appelons » le don « , dont la notion est celle d’une gratuité, assurément scandaleuse pour la réflexion (c’est un des thèmes du film de Forman sur Mozart). Là encore la vérité est ce qui procède de la grâce en tant que telle – celle qui fait de celui qu’elle a touché (voilà la marque) un élu, de sorte qu’on peut aussi bien la définir comme le dit ou le fait de l’élu en tant que tel.
Mais les événements marquants, dira-t-on ? On ne peut quand même pas tous les penser selon l’unique catégorie subjective de la grâce ?
Si on le peut. Prenons les pires et revenons à l’exemple de Primo Levi. Est-ce que sa déportation (21) n’est pas ce qui a fait qu’il était vraiment lui et non pas n’importe qui ? Non pas surtout que la grâce soit un bien : au contraire, elle est de l’ordre de la mort puisque celui qu’elle a touché, comme Lazare après sa résurrection, est désormais à part pour lui-même et pour les autres – venant comme Primo Levi de là où il est impossible d’avoir vécu (ce qu’indique l’idée que dans l’épreuve, » on y reste « ). Car il faudra bien m’accorder que l’année de déportation a différé Primo Levi de l’ingénieur chimiste qu’il devait être et que d’ailleurs il a été. Les livres que nous lui devons relèvent donc de la grâce en ce sens : ils viennent de l’impossible, écrits qu’ils ont été là exactement où il était marqué (et non pas là où il aurait été particulièrement compétent, comme ce fût le cas s’il avait rédigé des ouvrages de chimie). Chimiste il importait, écrivain il compte.
On commencera à mieux comprendre la notion de grâce telle qu’elle s’impose ici (les lois importent mais elles ne comptent pas) en répondant à la question suivante : peut-on vivre dans un monde où les lois ne comptent pas ? Non, bien sûr. Personne ne le peut. Personne, sauf par exemple la gracieuse jeune fille, ou sauf à chaque fois quelqu’un dont la rencontre a été marquante pour les autres : marque seulement celui qui vient de l’impossible. En quoi nous posons une nouvelle figure de l’archipel puisque les élus émergent d’un lieu d’impossibilité pour l’énonciation commune (c’est-à-dire triviale quant à sa détermination).
Or cette énonciation non triviale est toujours une injonction. On a parlé plus haut de la rencontre de l’élu qui était nécessairement marquante (inversement on peut dire » élue » toute personne qui marque). Même entendue au sens le plus quotidien et banal, cette notion indique l’injonction de ne plus être trivial (par exemple le maire de ma commune, de cela seul que je le rencontre, m’interdit d’être pour moi-même un simple particulier et m’enjoint d’être d’abord un citoyen – statut qui est bien ma vérité politique (mais on a déjà indiqué la limite de cet exemple). De l’élu en tant que tel provient donc une vérité inouïe à cause de l’impossibilité de son origine, et dont la modalité réflexive est une nécessité. A la façon du torse d’Apollon qui enjoint à Rilke de » changer sa vie « , ce qui nous marque nous ordonne de devenir autres que nous ne sommes habituellement c’est-à-dire communément…
On s’étonnera : cette idée ne contredit-elle pas l’essentielle inconsistance de la marque (car si elle consiste en quoi que ce soit, c’est une différence positive dont le porteur est dès lors le même sujet indifférent que pour toute chose qu’il constitue) ? Et s’il y a là une injonction consistante, serions-nous donc en présence du harcèlement habituel des maîtres pour qui nous ne sommes jamais assez conformes à ce qu’ils estiment être notre bien (et qui consiste toujours à leur ressembler autant qu’il est possible) ? Sur ce dernier point, en tout cas, on voit que non puisque la position du maître se définit justement d’identifier la vérité à la semblance (à ses yeux, on a raison quand on est tel qu’il le recommande), c’est-à-dire du savoir dont il est le dépositaire et qui nous autorise à dire » moi » (par exemple : » moi, un patient » quand je suis chez le médecin). C’est exactement le contraire qui est en cause ici : cette vie que, au lieu singulier de la marque, nous devrions changer c’est précisément la vie de n’importe qui, celle qui s’autorise tout entière de sa place dans le monde, cette même vie qui par ailleurs est toujours la nôtre. C’est donc depuis cette différence entre la marque et la vie qu’il faut entendre l’injonction : d’une part (la vie c’est-à-dire le semblant) nous faisons et disons ce que n’importe qui ferait et dirait à notre place, et d’autre part (la marque, à chaque fois unique et définitive) nous disons ce que nous sommes seuls à pouvoir dire et faire – depuis un lieu dont il est équivalent de dire qu’il est impossible ou qu’il nous a été donné. Car pour dire » change ta vie « , il faut pouvoir être entendu ailleurs que dans la vie elle-même. Et où, sinon justement au lieu de la marque, au point impossible du don ?
Ainsi, au point exact du regard où le peintre que nous avons imaginé a entrevu cette jeune fille, il sait que marcher ne consiste pas à déplacer sa lourdeur d’un endroit à l’autre du monde. Qu’est-ce d’autre alors ? Rien : c’est bien cela, oui, mais tout de même pas vraiment… Cependant le reste de son corps l’ignore toujours : il a la démarche qu’aurait n’importe quelle personne ayant une vie comme la sienne. Bref, sauf là où il est marqué sa vie reste parfaitement triviale puisqu’elle est celle que quelqu’un d’autre aurait à sa place s’il s’y trouvait. Or cette trivialité qui est la sienne et qui est pour ainsi dire sa nature, qu’est-elle donc par ailleurs c’est-à-dire à l’endroit de la marque laissée par la gracieuse silhouette, sinon un tort ? Car une vie triviale, c’est-à-dire ordonnée à tout ce qui importe avec tous les degrés que cela implique (on est très pris par ce qui est très important et pas du tout par ce qui n’importe pas), c’est exactement ce que la grâce récuse. Et comme cette notion de grâce déborde de très loin le domaine esthétique mais désigne finalement la donation même du don, impossible à distinguer de la marque en tant que telle (ou, si l’on préfère, le » don » qui constitue l’a priori de tout questionnement sur la vérité), on peut dire que cette marque particulière qu’un peintre peut avoir dans le regard l’enjoint non pas d’être léger dans sa personne (c’est seulement au lieu de sa marque qu’il a tort de participer à la lourdeur commune), mais d’être tel, par exemple, que ce soit d’abord l’étonnante légèreté du visible qui soit assumée. Voilà l’injonction : là où est le don, est la vérité ; et le rapport à la vérité n’est pas de reconnaissance (il n’y a pas d’expérience de la vérité) mais de fidélité (à l’épreuve qu’elle a été et dont on n’est jamais remis).
Conclusion
La marque est le lieu d’une injonction paradoxale, aussi étrangère au commandement des maîtres qu’à la suggestion perverse qui commanderait à quelqu’un de devenir » vraiment » lui-même en se laissant aller à sa jouissance particulière. Le commandement de ce qui ne se commande pas et qu’on peut nommer le » bien dire » ou le bien faire « , voilà ce que nous reconnaissons malgré nous au lieu de la marque, là très exactement où rien de ce qui importe ne compte plus. Parce que la marque est le lieu du vrai et que celui-ci s’entend toujours en extériorité au savoir, on peut dire que tous ceux qui sont marqués, là où ils sont marqués, ne savent qu’une chose : le vrai n’est pas trivial et le trivial n’est pas vrai. L’injonction est donc éthique en ce sens qu’il s’agit de ne pas trahir la marque, lieu du don où ce nous est absolument propre s’impose sans que nous y soyons pour rien. A cause de ce caractère éthique, et à l’encontre de ce qu’un savoir implique toujours pour être réalisé, la reconnaissance de l’exclusivité du vrai et du trivial n’implique aucun effort mais seulement une fidélité exclusive de tout idéal (il ne s’agit pas de remplacer un maître par un autre et d’ordonner la fidélité après avoir ordonné la conformité) puisqu’elle reste toujours locale, archipélique. Car ce qui nous est le plus propre est toujours local, c’est la marque, en même temps qu’il nous vient toujours d’ailleurs : des événements, des gens et des œuvres qui nous ont marqués et par quoi seulement nous accédons, toujours localement au don qui nous est fait. Ce don est, comme sujet d’une énonciation impossible qu’on peut appeler vérité, qu’enfin nous soyons vraiment nous mêmes. Mais nous ne le sommes jamais totalement : nous ne le sommes que là où le savoir ne vaut pas parce que la vérité est en cause, partiellement. La réalité éthique s’identifie à l’archipel des marques.
Jean-Pierre Lalloz
NOTES
1 En quoi nous indiquons le cadre programmatique d’une phénoménologie de la marque.
2 La psychanalyse vérifie cette hypothèse en définissant la sublimation comme l’identification imaginaire au père mort – et certes, à en croire Totem et Tabou, c’est le père mort qui compte seul.
3 Anticipant sur la suite de ce travail, on peut déjà repérer les domaines de la vérité : ce sont ceux qui n’autorisent à dire » moi » que d’une manière problématique parce qu’ils donnent lieu à réalités irréductiblement énigmatiques. Par exemple il n’y a aucune difficulté à dire qu’on est un automobiliste ou un fonctionnaire ; mais peut-on dire qu’on est un philosophe ? peut-on dire qu’on est un artiste ? Ce serait trouver dans ces domaines la légitimité de dire » moi « , or ils n’existent qu’en invention d’eux-mêmes.
4 Tout n’est pas mondain. On peut même dire que nous passons notre temps à entrer et à sortir du monde hors duquel il nous arrive souvent de nous trouver, ne serait-ce qu’à chaque fois qu’on est dans l’ordre du signifiant comme tel. Les paradigmes en sont évidemment l’écriture et la séance de psychanalyse, qui ont en commun de bannir l’expression et la compréhension : on n’écrit pas pour être compris mais pour être lu, et on ne parle pas à l’analyste pour qu’il nous comprenne mais pour qu’il nous renvoie ce à quoi nous somme sourds, et qui se combinera encore à d’autres paroles de manière à produire non pas un accroissement de savoir sur soi mais un changement de position par rapport à la parole.
5 Une expérience n’est jamais un moment de vérité, bien qu’on puisse en dégager d’elle, et précisément à titre de moments : ceux où tout risque de » capoter « . La raison en est que sa mise en œuvre est toujours celle d’un savoir, et qu’on sait d’avance que son résultat sera un accroissement du savoir. Toute expérience est donc assurance du transcendantal ; et il n’y a d’épreuve qu’à l’encontre du transcendantal. Ce qu’on peut encore énoncer en disant que l’expérience effectue seulement l’identité d’un sujet, alors que l’épreuve l’abolit ( » y rester « ) – la réflexion devant ensuite la restaurer abstraitement, au simple titre de la nécessité énonciative. D’une épreuve, on ne sort jamais (le même), mais d’une expérience toujours.
6 On peut réfléchir toute cette problématique comme étant celle de la rencontre, telle qu’elle apparaît notamment à la première personne : si nous sommes marqués (et tout le monde l’est d’une manière ou d’une autre, au moins par l’impact du langage) c’est que nous pouvons compter pour d’autres qui en reçoivent ainsi statut de vérité : de nous reconnaître exactement là où nous ne sommes pas n’importe qui, ils seront eux-mêmes marqués, alors qu’on reste n’importe qui à reconnaître quelqu’un là où il est n’importe qui. D’où un type très particulier de responsabilité, proche de celui décrit par Lévinas qui, sans le thématiser, a bien indiqué qu’il n’y avait de rencontre qu’à ce qu’elle ne soit jamais celle d’un sujet indifférent (en quoi il entendait le sujet de l’emprise, par opposition au sujet » exposé » du visage).
7 On peut être de plus en plus marqué, c’est-à-dire de moins en moins aveugle à la vérité, si l’on nous a accordé de la définir à l’encontre de la nécessité universelle et anonyme de la constitution. Et il n’y a pas de limite ? Si, bien sûr : la folie – quand plus aucune part de nous n’est le véhicule du transcendantal c’est-à-dire du monde en tant que monde. Ce qui revient à dire que le lieu de la vérité (par exemple le point de sa vision qui est le lieu exclusif du travail du peintre) est un lieu de folie. Mais il ne faut pas en conclure que la vérité soit folie, puisque la folie est totale et que la vérité est toujours partielle. Traduisons donc la notion de vérité en langage subjectif : on peut appeler » vérité » la folie partielle de quelqu’un. En quoi nous rejoindrons une remarque de Deleuze qui dit qu’on ne peut aimer les gens qu’à l’endroit de leur folie… Les gens plus ou moins importants, en effet, on peut leur être attaché, même parfois d’une façon extrême, mais on ne les aime pas. On ne peut aimer que quelqu’un qui compte – là où il compte, en sa marque, là où il marque, qui est son lieu de folie. La marque institue le sujet de l’amour.
8 En tel endroit, donc, nous sommes morts ou fous (voir plus loin) : c’est-à-dire capables de vérité – celui qui est complètement fou en étant absolument incapable, à cause du caractère partiel et local de la vérité. On a compris que la question des marques était aussi bien la question du génie, paradoxalement toujours local. Par exemple un peintre peut être génial au niveau du regard statique, un cinéaste au niveau du regard dynamique, et par ailleurs – là où tout va normalement – c’est un sujet quelconque, toujours le même. On peut même imaginer un sujet dont seul le regard soit génial. Ce sera par exemple un grand critique d’art.
9 On peut penser la complexité vitale selon ce schéma de la destitution : plus l’étant qui importe est loin, extérieur au vivant auquel il importe, plus s’imposera la nécessité qu’il soit considéré dans son être (et non pas dans telle ou telle de ses propriétés – couleur, mouvement, etc.) par celui-ci ; de sorte que la destitution (sa compréhension dans le monde d’un autre vivant), parce qu’elle n’est rien d’autre que cette importance comme telle, s’imposera d’autant plus comme nécessité pour soi – importance de l’être, si la conscience est l’être pour lequel l’être est originellement ce qui importe. Impossible par exemple de supposer la conscience à une éponge pour qui la vie consiste à filtrer l’eau dans laquelle elle baigne, mais impossible de ne pas la reconnaître à un lion pour qui vivre consiste à chercher des proies et à entreprendre de leur donner la chasse. Opposé à cela, il y a donc la problématique de ce qui compte : celle de la vérité, qui n’est pas une qualité métaphysique mais l’encontre de la destitution transcendantale. Et en effet : la gazelle, très importante pour le lion, ne compte pas plus pour lui que les sels minéraux dissous dans l’eau ne comptent pour l’éponge qui les assimile. En quoi on voit que la conscience, et pas seulement la vie, reste étrangère à toute problématique de la vérité, puisqu’elle est la réflexion de l’ordre des importances et que l’être qu’elle est pour elle-même est toujours l’être du destitué et non pas du vrai.
10 La conscience est donc l’effet de la métaphore, et non l’inverse.
11 La propriété de l’être ne va pas de soi. Par exemple une cause, qui n’est pas rien, n’existe pas parce que son être ne lui est pas propre : il n’est rien d’autre que le fait, pour ses effets, d’être des effets et non des réalités subsistantes.
12 Il n’y a qu’un seul critère subjectif pour l’écriture, qui n’est pas sa qualité (un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit bien) : » Mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? » (Rilke, Lettres à un jeune poète, Grasset 1984, p. 18).
13 Ce qu’on pourrait encore traduire, en soulignant qu’il n’y a de » métaphore personnelle » que là où défaille la fonction transcendantale qui autorise chacun à être semblablement son propre moi, en définissant l’œuvre de la manière suivante : le délire de qui n’est pas fou ou, si l’on préfère, le travail de qui n’est pas sans être fou.
14 Si l’on nous accorde cette théorie du génie comme » métaphore personnelle « , on comprendra ce paradoxe qu’il existe des degrés dans le génie (par exemple on peut dire que Picasso est supérieur à Bonnard qui est certes également un artiste, donc un génie, puisque l’équivalence est tautologique – exactement comme on peut dire que Bach est supérieur à Chopin). C’est qu’en effet les métaphores diffèrent entre elles, non pas selon ce qu’elles disent (l’important) mais selon l’institution subjective qu’elles réalisent (ce qui compte). Si je dis par exemple qu’une moto est un moderne destrier, j’ai assurément une métaphore ; et si je dis que » la terre est bleue comme une orange « , j’en ai une autre, très supérieure. On voit bien que la différence de degrés tient à la différence dans la tolérance du transcendantal c’est-à-dire tout simplement dans la possibilité du monde (Bonnard ou Chopin permettent encore qu’on vive, Picasso et Bach l’interdisent). Sans cette notion de la » métaphore personnelle « , la notion de degré dans le génie est incompréhensible philosophiquement (notamment d’un point de vue kantien : comment la nature pourrait-elle donner à l’art des règles qui seraient plus ou moins originales ?).
15 On dira que tous les personnages et toutes les situations romanesques ne marquent pas autant. En effet, et c’est la même question que celle des degrés dans le génie : Grandet est moins » marquant » que Goriot, par exemple, parce que la vie reste relativement possible dans un monde où existe ce type d’avarice, alors qu’elle est quasiment exclue d’un monde où la paternité s’entend comme crucifixion.
16 Dans La métaphore vive (Seuil, 1975) Ricoeur admet l’idée d’un signifié métaphorique irréductible. On vient de dire pourquoi c’était inacceptable. S’il a été conduit à poser cette hypothèse intenable, c’est qu’il a posé la question de la métaphore en termes positifs, alors qu’elle s’entend, quant ce qu’elle signifie, uniquement d’une manière négative : le métaphorique, ce n’est pas quelque chose qui aurait une spécificité phénoménologique d’ailleurs impossible à cerner (on peut rendre par concepts toutes les nuances du monde en parlant suffisamment longtemps) mais c’est simplement quelque chose d’impossible à constituer. Et comme par principe rien n’est impossible à constituer (c’est la définition même du transcendantal qu’il vaille universellement), il faut renvoyer la question à sa vraie spécificité, qui est d’énonciation. On trouve donc la solution du problème en se demandant qui produit des métaphores, et en répondant : non pas n’importe qui mais ceux qui sont marqués, en tant que tels, là exactement où ils sont marqués (car par ailleurs ils restent à chaque fois n’importe qui).
17 Fellini a publié un ouvrage étonnant, La boutique des visages drôles (éditions Jade, 1985) qui est un recueil de photographies : il s’agit notamment de visages de figurants dont beaucoup sont d’une parfaite banalité et qui, plus encore que les figures habituelles de sa mythologie (la géante, les nains, les prostituées, les petites frappes, les homosexuels efféminés, etc.), sont intrinsèquement felliniens c’est-à-dire révélateurs d’une folie de la semblance qui est la marque de son génie. Il nous a donné de pouvoir déceler cette folie dans tous les moments de notre vie. Telle est la marque laissée par ses films.
18 On pourrait encore citer le caractère méticuleux et obsessionnel du film Shoah de Claude Lanzmann : un documentaire au ras des faits ? non : une grande œuvre de cinéma
19 Dans un tout autre contexte, on traduira la même nécessité en appelant » littéraires » les moments où l’âme est en jeu. Non pas l’âme comme objet d’on ne sait quelle croyance positive, mais comme extériorité au savoir, au sens très exact où l’on dit que des endroits entièrement épuisés par le savoir qui les justifient (aéroports, centres commerciaux, etc.), ou bien des personnes entièrement identifiées au savoir qui leur permet de dire » moi « , sont sans âme.
20 En quoi on aperçoit l’exclusivité absolue de l’idéal et de la vérité : là où l’idéal est brandi par celui qui dit ce que n’importe qui doit admettre, il n’y a jamais qu’imposture et volonté d’instrumenter les autres.
21 Dont il a survécu d’une façon presque miraculeuse : un scarlatine qui le rendait intransportable lui a épargné d’être évacué par les allemands en déroute et de rejoindre les convois de miséreux, dont la plupart sont morts ou ont été abattus au fil du chemin.