Leçon 4

Séduction et tentation

Etre séduit, c’être détourné, avec sa complicité, de la vie qu’on était destiné à mener. Le détournement a forcément lieu vers une autre vie dont un certain objet, séduisant ou séducteur, a fait miroiter la possibilité. Il y a donc la vie même et l’autre vie, dont le paradoxe de la séduction est qu’elle apparaisse comme la plus propre, celle que depuis toujours et donc sans le savoir on se devait à soi-même de mener. Impossible de parler de séduction sans admettre la nécessité aussi étonnante qu’injustifiable de se faire le complice de ce qui séduit contre celui qu’on a été depuis toujours et dont, par là même, on se signifie à soi-même qu’il était non vrai. La vraie vie est donc ailleurs, mais cet ailleurs est à portée de main : il suffit de se décider. Toute la question est là, en effet, qui est celle d’être sujet : ou bien celui de la vie qu’on a les meilleures raisons de poursuivre (et donc aussi d’améliorer) ou bien celui d’une autre vie pour laquelle on ne pourrait se décider qu’à l’encontre des meilleures raisons, et quoi qu’il puisse arriver. Ainsi la séduction semble-t-elle identique à une tentation : celle qu’exerce sur nous l’objet séduisant ou séducteur, qui serait finalement tentation de la folie contre la raison. Tentant et séduisant sont souvent pris l’un pour l’autre, comme tentateur et séducteur. Est-ce à bon droit ?

Le réalisme et l’idéalisme

L’opposition de la vraie vie et de la vie qu’on mène semble triviale et renvoyer à celle du désir et de la réalité : la vraie vie serait de vivre non pas en fonction des nécessités auxquelles on ne peut éviter d’être assujetti dans son rapport à la réalité mais en fonction de son désir. La séduction devrait alors se comprendre comme l’effet d’assujettissement de l’objet du désir, et séduire consisterait à faire miroiter à quelqu’un la satisfaction de son désir – d’autant plus efficacement peut-être que ce désir serait moins conscient. En ce sens, séduire et tenter seraient le même, ne différant que par une nuance d’implication subjective : dans la tentation l’accent serait mis plutôt sur l’objet et dans la séduction sur le sujet qui présenterait ledit objet, l’essentiel étant toujours qu’on obtienne quelque chose de quelqu’un en échange de satisfaire un désir dont il se peut qu’il ne prenne conscience qu’à cette occasion. Tous les demi-habiles vous le diront : il suffit de repérer ce que les gens désirent, le plus souvent sans le savoir, pour les avoir en quelque sorte dans sa poche. Succès garanti.

Or il s’agit là de tentation, par exemple en vue de corrompre ou de suborner, mais en tout cas pas de séduction, c’est-à-dire de détournement du sujet destiné à mener une certaine vie vers une autre vie supposée vraie. Car enfin tous ces gens si faciles à manipuler quand on leur présente l’objet de leur désir étaient déjà les sujets de ce désir, et n’ont en ce sens pas eu besoin d’être détournés d’eux-mêmes. Au plus admettra-t-on un détournement des intérêts habituellement conscients vers d’autres qui viennent tout juste de l’être. Disons-le autrement : en cédant à la tentation, on ne se surprend pas, hélas, car on avère qu’on est bien celui qu’on soupçonnait depuis toujours qu’on était. Par exemple on n’était pas sans savoir que l’intégrité qu’on ne cessait de s’attribuer en tant que fonctionnaire tenait simplement à l’amertume de n’être pas assez important pour qu’un représentant d’intérêts privés songe à nous corrompre. On avait seulement une idée de soi dont le moment de la tentation a fait voir à tout le monde qu’elle était mensongère depuis toujours, et cette idée était celle de la liberté par rapport aux intérêts dont notre réalité était faite. Au moment de la tentation ces chimères s’évanouissent et l’on apparaît pour ce qu’on est : un être réel fait de réalité et dans la représentation de qui les meilleures raisons restent par conséquent décisives.

La tentation est une entreprise hautement réaliste, parce qu’on ne peut tenter quelqu’un qu’en le supposant assujetti non pas simplement à des intérêts mais aux intérêts dont la nécessité constitue sa réalité. La tentation n’est pas nécessairement sordide, car tous les intérêts ne sont pas bas et les personnes délicates ne sont pas moins susceptibles d’être tentées que les notaires ou les maquignons, mais elle est toujours cynique : à chacun sa tentation, certes, mais tout le monde est réductible aux intérêts qui sont ceux de sa condition. Le tentateur est forcément un personnage réaliste : il sait à quoi s’en tenir sur les humains en général et a compris que sous la diversité contradictoire des aspirations c’est de la même humanité réaliste qu’il s’agit toujours. Il le dit, d’ailleurs, pour alimenter la mauvaise foi de celui qui va céder et qui veut malgré tout garder cet étonnant minimum d’estime de soi que donne la conscience d’une communauté dans la faiblesse : « allez, nous sommes bien tous les mêmes ! ».

Quelle est notre communauté de condition sinon la vie, c’est-à-dire la nécessité des biens ? On parlera donc de tentation quand les biens (par exemple de l’argent ou des honneurs dans le cas de la corruption d’un responsable public) s’imposent contre ce qui avait comme signification d’interdire qu’ils comptent (le devoir, la probité, l’honneur ou simplement l’honnêteté). Le principe de la tentation, donc, c’est que l’objet appartienne au service des biens et que le tentateur soit d’une manière ou d’une autre un semblable qui remet celui qu’il tente sur le chemin qui était naturellement le sien. Car tenter, paradoxalement, c’est rappeler le chemin naturel qu’un principe non naturel avait barré, un principe qui était illusoire et chimérique parce qu’il n’était pas réaliste ! Tenter, donc, ce n’est pas du tout détourner d’un chemin mais bien au contraire remettre sur un chemin – celui qui a de »puis toujours été celui de tout le monde parce qu’il est la réalité même dont quoi tout procède originellement et à quoi tout revient finalement. Et certes, on n’est jamais tenté que par ce qui offre de réaliser le scénario de nos désirs – de sorte que c’est toujours d’être soi-même réaliste qu’on est tenté, ainsi qu’il faut l’être quand on a enfin reconnu qu’il n’y avait jamais que la réalité. Arguant de la nécessité de revenir de tout (par exemple de la philosophie qui convient à l’adolescence mais qui est ridicule pour l’homme d’âge mur), le tentateur est toujours l’homme du dernier savoir : non pas celui qu’on pourrait avoir la folie de poursuivre mais celui à quoi il est raisonnable de se tenir.

A l’inverse rien n’est moins réaliste que la séduction, tout entière constituée de l’impossibilité d’admettre que la vie réelle soit la vraie vie. Rien de moins séduisant que la réalité qui n’est que ce qu’elle est, ni de plus séducteur que les apprêts, les artifices, les mensonges, les flatteries qui la récusent expressément. Et certes rien de ce qui n’est pas artificiel et convenu ne saurait résister à la réflexion, de sorte que c’est le même de se dire réaliste et de prôner l’attitude réflexive : il n’y a de tentation que dans l’idéal de cesser d’être la dupe de ce dont on est encore la dupe. Or il n’y a précisément de séduction que dans l’acceptation de continuer d’être la dupe de ce dont on était déjà la dupe ! Qui ignore que la séduction est un jeu ? A contrario qui ne voit la sottise de ceux qui croient « pour de vrai » aux promesses des séducteurs, et que pour cette raison nous refusons de plaindre ? En comme, et contrairement à ce qui définit de chacun des moments de la tentation, il ne peut y avoir de séduction au’à la condition qu’on commence par ne pas s’embarrasser de réalisme. On le voit jusque dans le paradoxe des menées séductrices qui seront par exemple conduites dans un langage particulièrement châtié ou selon des artifices qui, pour grossiers ou même vulgaires qu’ils soient comme dans l’exemple des maquillages outranciers, n’en seront pas moins des artifices. Quant aux réalités séduisantes, elles nous font pressentir qu’il pourrait être facile et joyeux de vivre – ce qui n’est pas précisément une position réaliste. Et puis si le réalisme des tentateurs met toujours en avant la dimension triviale des réalités (« certes on a des idéaux élevés, mais enfin il faut bien vivre et pour cela on a besoin d’argent… »), il s’exclut par là même de la séduction, quand bien même on en reconnaît la possibilité jusque dans les domaines les plus triviaux comme dans le domaine paradigmatique de la publicité (on ne peut pas être séduit par la composition d’une lessive, mais on peut l’être à l’idée d’acheter une lessive qui met en œuvre les dernières découvertes de la chimie).

Le tentateur est réaliste et sait que la vie reconnaît sa propre nécessité dans toutes sortes d’objets, dès lors aperceptibles comme des biens dont il va de soi que l’appropriation doit être assurée. C’est donc toujours un bien comme effectivement disponible qu’il exhibera : la chose même est apportée, alors que la séduction au contraire ouvre à la fiction. On peut être tenté par une somme d’argent (le corrupteur exhibe les liasses de billets) ou par le pouvoir (il fait voir du haut de la montagne les royaumes qu’on dominera), mais on ne sera séduit que par l’idée d’être riche ou puissant. La présentation même de l’objet attestera donc de cette exclusivité : le tentateur est du côté de l’exhibition alors qu’il n’y a de séduction qu’à suggérer. Et suggérer, c’est déjà faire rêver.

L’idéalisme de la séduction ainsi rendu patent se traduira par l’impossibilité qu’elle concerne jamais les biens, c’est-à-dire la nécessité médiatisée par les choses que la vie est pour soi. Si elle s’oppose doublement à la tentation comme l’idée de la chose qu’on suggère s’oppose à la chose même qu’on exhibe, elle s’y oppose comme l’indifférence à la question des biens s’oppose à son urgence. C’est en quelque sorte par définition que la question des biens s’exclut de celle de la séduction : malgré des apparences qui tiennent à la nécessité qu’il nous plaise, ce qui nous séduit ne peut donc pas être un bien parce qu’il serait alors un facteur d’amélioration de la vie qu’on mène déjà, et nullement la cause d’un détournement vers une autre vie. D’où cette évidence proprement constitutive de la notion qu’on ne peut parler de séduction qu’à ce que les biens ne comptent pas, alors que c’est la certitude absolument contraire (rien ne compte que les biens et les interdits sont seulement des obstacles qu’il faut savoir contourner) qui conditionne la tentation. Et que les biens ne comptent effectivement pas, ni par conséquent la vie entendue comme l’ordre général de la valeur des biens, c’est ce que tout le monde comprend au moment de la séduction, dont nul n’ignore qu’elle correspond souvent à la politique du pire. Que dit en effet celui qui prend sur lui d’être séduit ? « Q’importe ce qui arrivera ! ». Et qu’est-ce qui peut arriver ? Le pire. Or est-ce avec l’éventualité du pire qu’on peut tenter quelqu’un ?

Reconnaissons alors que la séduction ne concerne même pas l’idée de la chose mais une idée qui n’est en fin de compte que celle de la vie selon la vérité ! Par exemple ce n’est même pas l’idée de la richesse ou de la puissance qui séduit, parce qu’on n’en a que faire, mais celle de la vraie vie, dont on peut par ailleurs penser qu’elle consiste à disposer de tout et de tous. L’opposition du bien particulier qu’exhibe le tentateur à la vraie vie dont les réalités séduisantes ou les menées séductrices suggèrent l’idée avère donc l’exclusivité de la séduction et de la tentation.

Entre tenter et séduire : l’enjeu de la vérité

Ce qui nous tente est assurément désirable et reconnu comme tel, mais il ne s’entend que de son illégitimité, laquelle est alors ce qui compte. Il n’y a en effet de tentation qu’à l’encontre d’un interdit dont nous sommes convaincus de la légitimité – sinon il s’agirait simplement d’un désir. Dans la tentation mon désir illégitime s’oppose à moi, puisque j’en reconnais l’illégitimité. Céder à la tentation est donc toujours une défaite : non seulement parce que c’est faire ce qu’on n’approuve pas qu’on fasse, ce qu’on continue de ne pas approuver d’avoir fait, mais surtout parce que cela suppose qu’on accepte de se réduire à ce qu’on est en réalité alors que, du simple fait qu’on l’accepte (ou qu’on le refuse), on avère que sa propre réalité n’est pas ce qui compte en soi. Le sujet de l’énonciation est toujours extérieur à son énoncé et les justifications de celui-ci ne valent qu’à ce que celui-là prenne par ailleurs la responsabilité de reconnaître qu’elles valent. Impossible en ce sens de considérer qu’une raison qui s’impose à moi puisse jamais être suffisante : elle l’est dans la responsabilité que je prends qu’elle le soit. Cette raison ne peut donc se confondre avec la réalité, à quoi le propre de la tentation est de faire appel : il faut encore que je décide, précisément en cédant ou pas à la tentation, que cette réalité est ou n’est pas pour moi ce qui compte. Or cette décision est la preuve du contraire. D’où l’impossibilité de ne pas céder à la tentation autrement que dans la mauvaise foi : je devrai bien mettre en avant que les raisons du tentateur sont réalistes et donc bonnes, en tant que raisons, pour « oublier » qu’elles ne sont bonnes que par la décision que j’aurai prise de céder à la tentation, c’est-à-dire d’adopter le point de vue réaliste. Telle est en effet la leçon du réalisme, qu’il force toujours au mensonge à propos de soi : on ne peut l’adopter qu’à faire semblant de croire que les meilleures raisons sont suffisantes et que croire, pour correspondre réflexivement à la « réalité » dont on veut faire l’ultime critère, qu’il y a un dernier savoir auquel il sera « raisonnable » de se tenir. Or « raisonnable », cela signifie   « réaliste » ! C’est le mensonge de cette boucle qui structure la tentation.

Dès lors aperçoit-on que le réalisme, dont la tentation est le mise en œuvre pratique (c’est le même de tenter quelqu’un et de lui dire qu’il faut être réaliste) trouve son essence dans un déni : il ne faut pas admettre que les raisons qu’on a de céder ne suffisent jamais à faire qu’on cède, autrement dit il ne faut pas admettre que le savoir n’égale jamais la vérité. La tentation, c’est exactement cela : l’injonction adressée à quelqu’un de nier qu’il renonce à la distinction du réel et du vrai ou, pour dire la même chose depuis la réflexion, qu’il renonce à la distinction du savoir et de la vérité.

Cette distinction n’est rien de moins que la cause de notre existence subjective, puisqu’elle se confond, avec la nécessité de décider et donc, en tant qu’être sujet est bien notre affaire et pas simplement notre nature, avec la nécessité de se décider – celle-là même dont le propre de la séduction est d’être l’injonction !

On voit maintenant en quel sens il faut dire que la séduction est le contraire de la tentation : elle est tout entière faite de la reconnaissance de l’impossibilité de réduire le vrai au réel ou, pour dire la même chose dans le langage de la réflexion, de réduire la vérité au savoir. La prosopopée de tout ce qui nous séduit l’a indiqué : « décide toi ! ». Pourquoi ? Parce que le savoir n’égale pas la vérité et que la question de la vérité est la question du sujet – de la responsabilité qu’il a à prendre d’être sujet. Ce qui séduit fait voir que renoncer à cette distinction du réel ou du vrai, et donc réflexivement du savoir et de la vérité, est une trahison de soi qu’on pourrait bien ne jamais se pardonner, parce qu’elle est proprement constitutive de l’existence. La séduction, c’est qu’un certain objet donne cette responsabilité et que, pour cette raison même, on le reconnaisse vrai : cet objet fait du sujet celui qui porte la responsabilité du vrai comme vrai, et de lui-même comme sujet c’est-à-dire comme assujetti à un vrai dont il a, envers et contre tout, la responsabilité.