Leçon 3
Alternative radicale, suite
Il y a la vie sérieuse et donc aussi bonne que possible, et d’autre part il y a la vraie vie. Nous pouvons être sceptiques sur cette opposition mais le sujet de la séduction, lui, ne l’est pas, qui en éprouve l’évidence dans la rencontre qu’il a faite de quelqu’un ou de quelque chose qui le met au bord de faire une folie – celle qu’il pourrait bien ne jamais se pardonner de n’avoir pas faite. La séduction est ainsi l’épreuve qu’on fait de la distinction entre la vie réelle et la vraie vie. Par là même est-elle pour chacun l’épreuve de sa division entre celui qu’il est et qu’il est destiné à continuer d’être, celui dont il réalise alors qu’il a depuis toujours à l’être. On la réfléchira donc comme une alternative pour signifier qu’une certaine rencontre nous met au pied de notre propre mur, qui n’est simplement celui d’être le sujet des meilleures raisons que n’importe qui serait à notre place mais, ainsi que nous le savons tous, d’être ce sujet d’une existence inouïe que nous avons depuis toujours à être et dont les réalités séduisantes ou les menées séductrices, chacune à leur manière, nous donnent l’idée.
Le sujet de la destinée
On ne mentionne de séduction qu’à partir de la conscience qu’on a plus ou moins clairement d’une destinée sur laquelle vivre consistait pour nous à être engagé. Ce qui séduit ouvre l’éventualité qu’on en soit détourné, et c’est en ce sens qu’il est séduisant ou séducteur. Tout valait dans l’horizon de cette destinée au moins implicite, et puis quelque chose s’est mis à valoir contre cette nécessité, qui soudain n’a plus compté. Elle a gardé sa réalité, pourtant, et le plus probable est qu’elle soit à jamais la seule réelle. Mais c’est l’autre vie qui compte, peut-être pour rien et seulement le temps d’y penser, peut être aussi pour un regret définitif et pour toujours.
Les réalités qui nous séduisent le font toujours à l’encontre des nécessités qui eussent prévalu pour que notre vie fût ce qu’elle devait être. On ne mentionne donc de séduction qu’à partir de la conscience qu’on a plus ou moins clairement d’une destinée sur laquelle vivre consistait pour nous à être engagé. Dans le domaine amoureux, la question de la séduction ne se pose que depuis l’idée d’une telle destinée, par exemple celle de l’épouse modèle ou, plus légèrement, celle du consommateur qui aurait continué d’utiliser des produits banals si un message publicitaire ne l’avait mis sur le chemin de cette lessive si étonnante qui transfigure le linge quand les autres se contentent de le rendre propre. La question de la séduction est ainsi celle d’un basculement : tout valait dans l’horizon de cette destinée au moins implicite, et puis quelque chose s’est mis à valoir contre cette nécessité, qui soudain n’a plus compté. Elle n’a pas été abolie, pourtant. Qu’elle l’eût été, et il ne serait pas non plus possible de parler de séduction : il faut en quelque sorte conserver le point de vue du premier objet pour que l’advenue du second soit une séduction, une rupture avec la nécessité que le premier avait instituée, avec l’avenir dont il était l’esquisse et dont la notion de destinée est expressément la signification
La notion de destinée est tout simplement celle d’un savoir directeur. Chaque fois qu’un savoir vaut comme décisif pour une manière de vivre, on parle de destinée. Les orientations scolaires et professionnelles en constituent le meilleur modèle. Quand on dit par exemple que les étudiants en philosophie sont destinés à l’enseignement, on ne dit pas qu’ils seront fatalement des professeurs comme si c’était écrit de toute éternité sur les tablettes d’on ne sait quel démiurge mais que, la société étant ce que nous savons qu’elle est, il n’existe normalement pour eux pas d’autre débouché social que celui-ci. Mais bien sûr, on peut toujours abandonner cette voie et il existe par ailleurs des cas rarissimes où une vie de philosophe n’a pas été une vie de professeur (activité professionnelle extérieure, fortune personnelle, notoriété exceptionnelle… ). Le sujet qui est susceptible d’être séduit est par conséquent toujours le sujet de la destinée et c’est à identifier implicitement un sujet à la destinée que lui offrait un premier objet qu’on peut considérer le changement d’objet comme une séduction.
Le sujet de la destinée, puisque la notion de destinée est celle du savoir directeur, c’est donc le sujet du savoir : le sujet qui est constitué par le savoir d’un chemin auquel il est, comme sujet, expressément identifié. Ce qu’il fait, ce qu’il veut en toute indépendance, c’est ce que nous savons par ailleurs être les nécessités dudit chemin, dont nous avons le concept (par exemple l’étudiant en philosophie s’intéresse particulièrement aux auteurs du canon, acquérant par là une compétence correspondant à celle des concours de recrutement). Les destinées sociales sont évidentes. Mais on peut aussi parler de destinées attachées à l’objet, comme on le voit dans la plupart des séductions publicitaires : la vaisselle et la lessive sont par exemples destinées à être des corvées, et donc des moments de nécessité triviale ; et c’est précisément pour cela que le message publicitaire promet d’en faire des moments d’enchantement subjectif : la ménagère sera transformée en fée, puisque par elle les assiettes et les couverts resplendiront, et que le linge assurera la transfiguration de toute la famille. Le sujet de la destinée se sait lui-même et sait où il va puisqu’il est constitué comme sujet par le savoir directeur. On le reconnaît à l’unicité de ce savoir, dont nous rendons compte à partir du concept que nous savons d’un chemin dont la nécessité lui est extérieure. Tous les exemples de séductions, si divers qu’on les imaginent, attestent rétrospectivement d’une destinée dont quelque chose a motivé un certain sujet de s’écarter.
La trivialité est la destinée normale de la vaisselle et de la lessive, aussi bien du point de vue de leur réalité (il faut bien laver ce qui est sale) que de la personne qui en aura la charge (il faut bien que les corvées soient faites), et c’est expressément pour cette raison qu’une promesse est possible – et pas simplement un engagement. Par celui-ci en effet, c’est une amélioration qui pourrait être annoncée. S’engager par exemple à rendre la vaisselle agréable reviendrait à amoindrir son côté corvée, de sorte que la réalité de la vaisselle serait toujours ce qui compte. Si l’on promet au contraire d’en faire un moment enchanteur, cela signifie que la question de la vaisselle ne sera plus du tout celle d’une réalité triviale – bien que par ailleurs on sache bien que tel est par définition le statut de cette nécessité. La réalité est là, mais elle ne compte pas, et c’est à l’admettre qu’on peut s’ouvrir à une éventualité par ailleurs absolument impossible que l’on se représentera sous le nom de « vraie » vie : celle à quoi les réalités séduisantes ou les menées séductrices seraient l’invitation.
Tous les domaines de la vie sont susceptibles de donner lieu à cette étonnant mixte de joie et de mise en demeure qu’est la séduction, y compris, donc, les plus banals et les plus triviaux : il suffit qu’on puisse y reconnaître des identifications et donc de la « destinée », à nommer ainsi qu’un sujet soit gouverné par un certain savoir. Un type d’études ou une carrière professionnelle constituent des exemples de destinées, qu’on peut multiplier indéfiniment et à toutes les échelles d’importance – comme le montre la paradoxale diversité de toutes les fidélités dont nous sommes capables : on peut être fidèle à son conjoint, à ses convictions, mais aussi à une marque de shampoing. Malgré ou à cause de son caractère dérisoire, ce dernier exemple est spécialement significatif pour nos sociétés, où la publicité constitue bien sûr le grand modèle de la séduction. On peut ainsi être séduit par un nouveau produit, et quitter à un niveau minuscule des habitudes de consommations qui, sans le hasard d’une promotion commerciale ou d’un spot à la télévision, eussent continué d’être les nôtres. Le domaine de la culture aussi est un domaine de séduction : un titre de film ou de livre, le nom d’un auteur ou d’un acteur, le graphisme d’une affiche ou la connotation d’un nom de lieu peuvent suffire à susciter un comportement d’achat, de consommation ou d’adhésion dont l’éventualité sans eux n’avait rien d’évident. Il est donc évident qu’à quelque niveau d’importance qu’on en prenne les exemples, la question de la séduction est toujours celle d’un basculement hors d’une vie dont nous apercevons par là même qu’elle était celle qu’on était destiné à mener. N’est donc jamais susceptible d’être séduit que le sujet d’une destinée – ce qui signifie tout simplement qu’il n’y a détournement qu’à ce qu’on soit détourné de quelque chose, d’un chemin qui soit l’indistinction de ce qu’on a à faire, de ce qu’on fait et de ce qu’on est : on l’est d’une voie dont c’est le même de dire qu’on était destiné à la suivre ou de dire qu’elle nous permettait de nous reconnaître. De fait le moment de la séduction toujours est un moment d’incertitude de soi, de rupture des identifications et, réflexivement, de désemparement de l’intelligence. D’où l’impatience qui la caractérise en quelque sorte structurellement, qui correspond à l’impossibilité de rester sans être sujet de quelque chose et donc aussi de soi : « alors, tu te décides ? ».
Cette vie, que nous étions donc destinée à mener avant de rencontrer la réalité séduisante ou séductrice, elle serait abandonnée au profit d’une autre dont nous ne savons encore rien, sinon qu’elle se présente à nous non pas simplement sur le mode de l’éventualité (séduire ne se réduit pas à susciter un fantasme) mais bien sur le mode de l’injonction et de la prise paradoxale d’une responsabilité qui sera celle d’être soi, et même de l’être vraiment. Tout se passe en effet comme si la question de la séduction était, à partir de la vie que nous menons habituellement et à quelque niveau qu’on la considère, celle d’une autre vie que nous prenons soudain conscience que nous nous devons de la mener, quelles que soient par ailleurs les conséquences que cela ne manquera pas d’impliquer. Il y a comme une devise négative du sujet de la séduction : « tant pis pour ce qui arrivera », dont l’envers est la certitude d’une légitimité supérieure dont on serait en quelque sorte redevable pour soi-même. C’est elle que la réflexion désigne en opposant la vie qu’on mène, et qu’on est tenté de quitter, à la « vraie » vie dont on reconnaît à ce moment qu’elle devait depuis toujours être la nôtre.
L’étonnant narcissisme de la séduction : le vrai visage et le vrai nom
C’est une banalité de souligner le caractère narcissique et même spéculaire des phénomènes de séduction. Ne me séduit en effet que ce qui me parle de moi – toute la question étant bien sûr de comprendre comment et surtout de quel « moi » il s’agit.
L’idée d’une « vraie » vie le dit, mais bien sûr elle est moins la réponse à la question que la position du problème : que signifie « vérité » dans ce contexte et comment pourrait-on vivre « vraiment » sans que ce ne soit vivre mieux ou plus, par exemple ne étant plus heureux ou en exerçant une profession plus en affinité avec notre caractère, que nous ne le faisons maintenant ? Mais alors il s’agirait encore de cette vie que nous menons déjà, et d’autant plus qu’elle serait encore plus ce qu’elle a naturellement vocation à être – la nôtre. Or l’idée de séduction est au contraire l’idée d’un détournement radical relativement à une destinée première : ce n’est pas de mieux vivre qu’il s’agit dans les réalités séduisantes ou séductrices, mais de quitter la vie que nous menons réellement pour vraiment vivre ! Pas de séduction qui ne se donne à reconnaître comme l’alternative, à propos de la vie, du bien et du vrai. Bien sûr, c’est la pertinence d’une telle hypothèse qu’il faudra examiner : si la vie peut évidemment être plus ou moins bonne, déjà parce qu’elle est le désirable même de la vie et que la vie est un des premiers biens de la vie (certes pas le premier, puisqu’on peut l’échanger contre un autre encore plus grand), on ne voit pas comment la vie en tant que telle, et donc en tant que finalisée sur soi, pourrait échapper au profit du vrai à la condition d’avoir à être bonne. Peut-être alors la question de la séduction en apparaîtra-t-elle comme illusoire et trompeuse, liée seulement à des effets de spéculation et à l’habituelle imposture des idéaux. Car ce qui nous séduit, comment ne pas l’idéaliser ? La question de la séduction ne serait que celle d’un moi idéal ? Mais alors c’est l’idée même du détournement qui se trouve récusée et donc aussi celle de la rupture et de la folie, puisque celui que je suis idéalement vaut assurément mieux (à ceci près qu’il est idéal !) que celui que je suis réellement et qu’il est ainsi, dans sa différence même, toujours moi – le sujet des meilleures raisons et donc, globalement, du service des biens.
Assurément l’image dans le miroir est paradigmatique pour penser la séduction. Mais il faut distinguer : parle-t-on de ce qu’on voit c’est-à-dire d’une réalité idéale accessible comme telle (c’est bien sur cette image que je me guide pour me raser le matin, par exemple), ou bien d’une certaine chose aperçue au-delà de toute distance et donc de toute possibilité ? Dans ce cas, c’est d’un autre du monde qu’il s’agit, de quelque chose dont l’acceptation suppose expressément la récusation du monde. L’image du miroir est en effet de nature alternative : d’une part elle me donne un savoir de moi et par là inscrit mon existence même dans la dimension mondaine, comme l’esprit de sérieux en est l’illustration la plus sinistre (se prendre pour celui qu’on sait spéculairement qu’on est), mais d’autre part elle se donne comme au-delà de tout et figure alors que la réponse à ma propre question n’est pas en continuité avec ma réalité ! Or c’est très précisément de cela qu’il s’agit, quand ce n’est pas comme confirmation mais au contraire comme détournement que mon image agit sur moi. Car au détour d’une rue que j’emprunte pour me rendre où j’ai à faire, ma propre image reflétée par une vitrine peut me happer et m’entraîner vers une autre scène, hors du chemin raisonnable et réaliste que je suivais. Quelle scène ? Chacun sait répondre à cette question : celle qui se trouve dans la glace quand moi je suis dans la rue – cette scène où je vois, sous les espèces d’un visage dont mon existence en première personne est littéralement constituée d’être privée, la réponse inversée à la question que je suis pour moi-même. Car si je sais ce que je suis (un citoyen, un professeur, un automobiliste, un contribuable, etc.) j’ignore à jamais qui je suis. Mon image brusquement apparue dans une vitrine de magasin me détourne parce qu’elle est l’éventualité, qui semble soudain réalisée comme telle, que me soit enfin donnée la réponse à cette question que je suis pour moi-même, et que par là j’accède à ce que je me représente comme ma vérité. Eh bien c’est en cela qu’elle constitue le modèle de la séduction : dans la question du visage propre – celui dont on se définit comme première personne d’être à jamais privé.
En toute réalité qui me séduit, je pressens qu’il y a un chemin vers une vérité qui m’est d’autant plus étrangère et inconnue que je suis plus séparé de moi-même par l’évidence de mes identifications : elle répondrait à la question de savoir qui je suis quand ces identifications qui me permettent de répondre à la question de savoir ce que je suis. Telle est en effet l’ambiguïté du visage qu’il se donne comme porteur d’une masse énorme de savoir (biens sûr âge, sexe, ou origine ethnique, mais aussi appartenance sociale, état de santé, degré de culture, et surtout caractère si l’on nomme ainsi le type de rapport aux autres et à soi-même dont le fait d’être tourné vers le monde et exposé à tout est forcément l’expression) et en même temps qu’il se donne comme la réponse à la question de savoir qui est une personne. De quelqu’un dont j’ai vu le visage, je sais en effet qui il est – quoi qu’il en soit par ailleurs des informations que je possède à son sujet.
Mon visage, aperçu seulement en image et comme tel définitivement impossible à moi-même, est l’énigme dont je pourrais dire que la résolution est ma « vérité ». Si je parvenais à en lire les lignes pourtant évidentes, le matin dans la glace, je saurais qui je suis et la vie que je mènerais pourrait être vraiment la mienne, libérée du malentendu que j’ai actuellement pour existence. Car si j’ignore qui je suis, comment pourrais-je m’approprier une vie qui eût aussi bien été celle de n’importe quelle autre personne à ma place ? Dans ma vie réelle, je manque donc de cette réponse, est c’est pourquoi je suis toujours susceptible d’être séduit dès que je crois en reconnaître l’éventualité ou la figure… En somme on n’est jamais séduit que par soi-même, sauf que le « soi » en question n’est pas du tout celui qu’on a l’habitue d’être et dont la séduction représente au contraire la délivrance : être séduit, c’est être délivré de soi – de ce soi que n’importe qui aurait forcément été à notre place et dont un savoir est idéalement possible (répondre à la question de ce que je suis). Car sauter le pas de la séduction est aussi quitter celui qu’on était et dont l’existence était sans vérité, puisqu’elle était aussi bien celle qu’un autre eût menée s’il se fût trouvé à la même place. En ce sens, on quitte son propre visage pour entrer dans son vrai visage : non plus celui de l’expression qui eût forcément été celle de n’importe qui à la même place, mais celui de la réponse et de l’exposition, autrement dit celui de la responsabilité. Le moment de la séduction est en effet celui où l’on a à répondre « me voici ». Visage, donc, vrai visage : celui de la prise de responsabilité de l’appel et non plus, comme avant, celui du savoir.
Le nom aussi, qui ne signifie rien et par conséquent récuse d’avance qu’il soit la réponse à la question quoi, possède cette propriété étonnante d’être une réponse à propos du sujet et donc, à cause de cette récusation première du savoir, de répondre de manière satisfaisante à la question qui (« c’est Untel ! »). En ce sens il est certain que la séduction doit avoir un rapport avec le nom propre : de même que tout ce qui me séduit renvoie à une réponse à ma propre question dont le paradigme spéculaire exclut paradoxalement qu’elle soit en continuité avec ma vie, de même en tout ce qui me séduit il doit s’agir de mon vrai nom : non pas celui qui est inscrit sur mon passeport parce qu’il est celui que n’importe qui aurait porté à ma place (il dit notamment la filiation comme place dans la suite des générations) mais un nom secret, que je ne connais pas bien que je sache qu’il ne diffère pas du nom que je porte ordinairement, où se dise qu’être sujet est bien mon affaire et non pas ma nature ni mon hasardeuse condition métaphysique. De même qu’il faut opposer à propos du visage l’image de soi qu’on aperçoit dans la glace et qui sert à régler la plupart de nos comportements et de nos entreprises, à un visage secret qu’on aperçoit dans le miroir au-delà de toute distance donc de toute disponibilité (donc aussi de tout savoir – car il n’est de savoir que dans l’a priori de la disponibilité), il faut opposer le nom qu’on porte pour la seule raison qu’on occupe la place qu’on occupe au vrai nom, qui répond à la question de savoir qui l’on est. Qui s’oppose à quoi comme la vérité s’oppose au savoir. Le vrai visage et le vrai nom s’opposent donc au visage qui donne à lire du biologique, du sociologique et du psychologique, comme ils s’opposent au nom qui donne à reconstituer du culturel et du généalogique. C’est de la bifurcation de celui-ci à celui-là qu’il s’agit à chaque fois dans la séduction.
Répétons donc : on n’est jamais séduit que par soi-même. Cela signifie que c’est vers nous que les réalités séduisantes et les menées séductrices promettent de nous conduire, chacune à leur façon, mais pas vers celui qu’on est. D’où cette évidence que nous sommes la promesse dont le séduisant et le séducteur sont porteurs pour nous-mêmes– une promesse accessible seulement par un passage au-delà de la reconnaissance que chacun opère à chaque instant de soi, et notamment le matin dans la glace.
La vraie vie n’est pas celle des images, bien que ce soit les images qui séduisent, puisqu’il faut traverser le miroir qui les produit pour la connaître.
S’il y a un réel de la séduction qui est l’imminence de la vraie vie, ce réel se confond avec l’impossible qu’est la surface du miroir (la seule surface qu’on ne puisse apercevoir mais contre laquelle on bute et qui décide de tout). Et c’est pourquoi il faut dire que la séduction en est le miroitement. Tout ce qui nous séduit nous promet cette traversée du miroir.
Or cette métaphore est aussi une indication, celle de la folie à quoi toute séduction serait alors l’invitation…
La folie
Puisque la notion de séduction est celle d’un détournement, d’un arrachement à la vie que nous étions normalement destinés à mener et par laquelle nous sommes en familiarité avec nous-mêmes, il faut la présenter comme celle d’une alternative dont le raisonnable est le premier terme et, forcément, la folie le second.
La séduction est toujours l’éventualité de faire une folie, et il est même certain que là où il n’y a pas d’horizon folie, aucune séduction n’est possible : on est seulement dans l’ordre des choses qui nous conviennent, c’est-à-dire qu’on a à chaque fois raison de choisir pour agrémenter et améliorer cette même vie dont nous assurons ainsi la continuité. Comme la notion de séduction est celle d’un détournement, elle a pour principe la folie d’une décision qui n’ait pas cette assurance pour signification. On n’est donc jamais séduit par son bien mais toujours par quelque chose qui, à cet encontre, est donc forcément son mal, quand bien même il se présenterait à un autre niveau réflexif selon la figure d’un bien supérieur. Et certes la folie est de vouloir son mal. Par « mal », c’est toujours l’impossibilité représentative qu’on entend : est mauvaise une action dont on peut évidemment être le sujet, mais dont on ne peut pas se représenter qu’on soit le sujet. La réalité séduisante comme la menée séductrice a donc pour nature une certaine participation au mal. Non pas qu’on ne puisse être séduit, évidemment, par l’idée de faire une bonne action et de se dévouer pour les autres, mais le fait d’être séduit ouvre à ce détournement hors de la possibilité représentative qui, est par là même engagement en direction du mal. Ce n’est donc pas simplement parce qu’il est habituel de confondre la séduction et la tentation qu’elle a si mauvaise presse, mais c’est parce qu’il lui appartient d’ouvrir la perspective d’une vie dont tout le monde sait que c’est la même de la dire vraie et de la dire exclusive de la représentation. Ce qu’on vient d’apprendre sur le nom et le visage dit ce paradoxe. La question d’un vrai visage et d’un vrai nom qui se trouve à l’horizon de tout rapport que nous pouvons entretenir avec ce qui est susceptible de nous séduire (et donc nous séduit déjà), pour la réflexion autrement dit pour la nécessité représentative, est littéralement folle – et c’est ce que tout le monde reconnaît en le situant au niveau de l’objet en admettant que la séduction ne peut pas faire faire autre chose que des folies.
Par folie, on entendra donc d’abord l’impossibilité pour le sujet d’une certaine vie, celle qui est promise par la réalité séduisante ou la menée séductrice, qu’il représente qu’il l’est. Ce qui séduit présente ainsi qu’il y a de l’imprésentable et qui est ce que le sujet aurait à être pour qu’être sujet soit son affaire et pas simplement sa nature. C’est cela dont on se donne malgré tout la représentation subjectivée sous l’appellation de « vraie vie ». Laquelle signifie donc expressément la folie : la traversée du miroir. Car ce qui nous séduit est impossible comme un miroir, tout le monde le sait – et c’est en cela qu’il récuse le monde, qui est au contraire l’horizon des possibles et de la possibilité de se représenter soi-même comme le sujet de ce qui est possible avant d’être réel. Or le séduisant ou la menée séductrice, on tombe dessus : pure contingence, donc radicale exclusivité au possible. La folie, c’est qu’il n’y ait pas de possible. Et le moment de la séduction est celui du basculement dans cette impossibilité.
Plus banalement, on parlera aussi de folie à propos de l’impossibilité corrélative que le sujet séduit se reconnaisse lui-même dans ce qu’il fait – ainsi qu’on l’apercevra a posteriori s’il revient à son ancienne vie (« je n’étais plus moi-même, cette femme m’avait comme envoûté »). On peut donc aussi bien dire que c’est toujours contre soi, le sujet de cette vie qui nous apparaît désormais comme non vraie, qu’on est séduit.
On entendra enfin le caractère déraisonnable de ce qu’il aura fait, à la fois dans sa réalité et dans ses conséquences (par exemple tout quitter pour suivre une personne qu’on vient juste de rencontrer). Les conséquences sont là et la réalité fait toujours valoir ses droits. Eh bien la séduction, c’est que cela ne compte pas : « peu importe ce qui arrivera ! ». Parole de fou, incontestablement.
A quelque niveau qu’on en considère l’effectivité, notamment à celui des petites séductions publicitaires du quotidien (« packaging », effets de marques, souvenirs plus ou moins conscients d’images fabriquées à cette intention…), la folie est présente : entre mille, on peut citer celle de payer beaucoup plus cher un produit à cause de l’étiquette qu’il porte ou du magasin où on se l’est procuré, celle de se décider sur un emballage qu’on jettera sitôt arrivé à la maison, celle de vouloir précisément le modèle dont une agence de marketing affirme qu’il est le préféré de telle vedette de cinéma, etc.
La folie, on le voit à chaque fois par l’absurdité, la dérision ou la mauvaise foi des raisons qu’on se croit parfois obligé de se donner pour y céder, c’est que la réalité ne compte pas. Si elle comptait, autrement dit si les qualités réelles des êtres et des choses pouvaient être décisives (par exemple tel produit serait meilleur ou moins cher que tel autre et cela justifierait qu’on en fasse l’acquisition), il s’agirait de cette conduite raisonnable, logique et universellement communicable à l’encontre de quoi, précisément, on peut parler de séduire ou d’être séduit ! car c’est bien de ne pas être raisonnable qu’on reconnaît être séduit, comme c’est bien de pousser les autres à des conduites qu’à la réflexion ils jugeraient (et ils jugent) déraisonnables qu’on les séduit. Les réalités ne sont jamais que ce qu’elles sont et c’est précisément de ne pas situer la question qu’elles nous posent au niveau de cette réalité qu’on peut les dire, selon les cas, séduisantes ou séductrices.
Là où il n’y a pas de folie il ne peut pas y avoir de séduction, parce que la folie est la figure réflexive que prend forcément dans la vie actuelle l’autre scène dont le rideau vient de s’entr’ouvrir. En langage réflexif, il faut donc dire que c’est la folie qui séduit : si ce qui séduit nous séduit, c’est parce que nous y reconnaissons l’éventualité de plus en plus imminente d’une existence qu’il est impossible à celui qu’on était jusqu’ici, et qui est le semblable de ses semblables, de ne pas dire folle. En somme ce qui séduit est moins la folie que la folie de la folie : cette folie que serait le basculement dans la folie, à quoi les réalités séduisantes ou les menées séductrices nous somment de nous décider.
Tout tient à la promesse
Or cette folie vers laquelle on va en toute conscience quand on est séduit, vers laquelle on accepte en toute conscience d’aller quand on cède à la séduction, elle tient à une seule chose, dont on sait par conséquent d’avance qu’elle est la clé du problème de la séduction, et qui est la promesse. Pas de différence en effet entre reconnaître qu’une réalité est séduisante et reconnaître qu’elle est prometteuse. La séduction n’est pas la promesse au sens où les deux notions seraient interchangeables, bien sûr, mais tout le monde sait que c’est en promettant qu’on séduit et qu’il suffit de promettre pour séduire. Pas de différence, même, entre séduire et promettre – comme si la promesse n’était pas simplement le moyen de la séduction mais déjà la séduction même. Le sujet de l’alternative radicale entre la vie bonne et la vraie vie, ou sujet de la séduction, est par conséquent constitué dans son assujettissement à la promesse en général.
Le secret de la séduction, dont on vient d’indiquer les moments essentiels, est donc la promesse – dont on sait ainsi d’avance qu’elle est en soi une disjonction entre le raisonnable et le fou, entre l’assurance de la vie et la bifurcation dans l’impossible.