Cours du 23 janvier 04

 

Les petites et les grandes vérités.

 

Il y a énigme quand un savoir est exigé et quand sa fourniture fait apparaître que ce n’était pas ça, mais que ce n’était pas autre chose non plus. L’énigmatique insiste et c’est de son insistance, toujours contre le savoir auquel il renvoie par ailleurs, qu’il se reconnaît. Il ne laisse pas tranquille comme une question peut le faire, dès lors que nous y avons répondu ès qualité. L’énigmatique qui exige une réponse rend impossible le discours de l’” en tant que “, et c’est par conséquent depuis sa propre distinction qu’on peut en prendre la mesure (sinon il y a une aporie ou un mystère) et surtout y répondre. Bref, on appelle énigme cela qui réclame une réponse distinguée. L’énigme et la distinction sont en définition réciproque l’une de l’autre, de sorte qu’on peut imagier des degrés de réponse qui auraient en commun de n’avoir pas cédé sur cette exigence. Disons-le clairement : les réponses à l’énigme vont du mot d’esprit à l’œuvre. On appelle énigme le réel corrélatif de cet espace.

Puisque l’énigme en appelle au sujet comme tel et que celui-ci s’entend d’abord de sa responsabilité envers le fait même d’être un sujet, il faut reconnaître dans les extrêmes qu’on vient d’indiquer comme des balises pour la corrélation de l’énigme et de la responsabilité. Je le dis autrement : toute responsabilité s’entend comme réponse à une énigme, et c’est par conséquent aux plus hautes énigmes que répond la plus haute responsabilité.

Ainsi poserons-nous que répondre aux plus hautes énigmes par un simple mot d’esprit, pour élégant qu’il soit, est un signe de désinvolture, de même qu’il y aurait de la lourdeur si l’on prenait tellement au sérieux une énigme comme celle qu’on trouve parfois dans les définitions de mots croisés, qu’on y réponde par quelque volumineux traité de métaphysique. Mais bien sûr une simple plaisanterie est parfois l’occasion de découvrir une énigme grave et décisive, qu’on n’aurait jamais aperçue autrement, comme peut-être dans l’exemple qui va suivre. En somme et comme partout il y a du lourd et du léger dans les énigmes, et c’est à en prendre la mesure qu’on advient à une vérité dont elles sont à chaque fois l’indication. C’est qu’il y a de petites et de grandes vérités, et parfois de grandes vérités dissimulées dans les petites.

 

Faire de grandes vérités avec de petits mots

Les énigmes ne disent pas des absurdités mais des impossibilités. Si je prends la fameuse définition de Robert Scipion (sauf erreur d’attribution) ” faire du neuf avec du vieux “, on voit bien qu’elle énonce quelque chose qu’on n’a pas la possibilité de faire, puisqu’une rénovation, comme dans l’exemple d’un logement ancien qu’on met aux normes actuels du confort, s’entend précisément d’exclure que le neuf  soit le résultat : il reste au moins les murs, de sorte que rénover consiste à faire advenir comme neuf. Or ce n’est pas du tout la même chose, de même qu’advenir ” comme maître et possesseur de la nature ” ne consiste pas à faire de l’arrogance volontariste le principe de toute entreprise humaine, si c’est bien d’être marqués par l’infini que nous sommes humains, chez Descartes (inintelligible, selon moi, si l’on ne fait pas de la corrélation entre ce ” comme ” et la problématique de la ” marque de l’ouvrier sur son ouvrage ” le pivot de son oeuvre). La résolution de l’énigme cruciverbiste consiste presque toujours, on le sait, à passer d’un plan à l’autre. Ici ” nonagénaire ” répond à l’exigence en obligeant à entendre tout autrement les deux termes de ” neuf ” (chiffre) et de ” vieux ” (âge de la vie), que leur simple opposition faisait immédiatement entendre comme l’indications d’une qualité objective (le statut réel d’une chose évidemment sujette à l’usure ou dont le concept exclut qu’elle soit valable longtemps – paradigmatiquement : un appareil).

Dans le passage d’un plan à l’autre, on reconnaît un supplément qui interdit au savoir de valoir quand bien même il reste satisfaisant : rien n’est plus banal que de dire nonagénaire la personne dont la vie a déjà duré neuf décennies, mais l’énigme tient à ce que cette banalité s’entende depuis l’opposition neuf et vieux (et non pas, par exemple, depuis l’opposition neuf à huit) – le second terme renvoyant à un rassemblement que la disjonction du premier ne permettait pas d’attendre. Ici ” vieux ” désigne le statut d’usure et donc d’obsolescence d’une réalité dont on aperçoit avec effarement qu’elle peut être une existence humaine – déjà la nôtre.

On assiste bien ici au dédoublement de la question des vérités : d’une part il y a les équivocités du langage et les effets d’étonnement (donc de subjectivation) qu’elle produit ; et ici se trouve une ” petite ” vérité, qui est celle d’une réalité propre du langage que nous imaginons souvent ployer sous notre volonté de signification ; on en trouve une autre, un peu plus grande, qu’on pourrait notamment réfléchir en disant qu’on ne pensait absolument pas ce que pourtant l’on disait en récitant la définition, de sorte que la vérité de ce qu’on dit n’est en rien dans l’intention que nous mobilisons pour le dire, puisque c’est justement à rester prisonnier de ce que n’importe qui (donc nous) aurait pensé (l’histoire de la rénovation…) qu’on passait à côté de l’essentiel. La distinction propre au sujet de l’énigme affleure par conséquent. D’un autre côté, l’idée qu’une existence humaine soit progressivement frappée d’obsolescence, c’est une réalité qui suscite chez ceux qui réfléchissent un peu non seulement la conscience d’une incommensurabilité de la dignité et de la capacité, mais surtout celle de la dignité et de la nécessité de la reconnaissance dès lors que celle-ci est, comme dit Ricoeur, inséparable de la ” capabilité “. Qu’est-ce en effet que reconnaître quelqu’un qui n’est plus capable de rien, notamment d’adaptation à la réalité, mais dont il est par ailleurs catégoriquement exclu de jamais contester la dignité ? Le grand âge d’un homme ne force-t-il pas les autres à faire pour eux-mêmes semblant de confondre la dignité dont les manifestations de tenue physique, intellectuelle et morale ont disparu, et l’idée de la dignité ? La reconnaissance d’un être en déchéance ne brouille-t-elle dès lors pas l’opposition évidente de la personne et de son idée – dont sa mort avérée réintroduira la parfaite séparation ? Un vieillard qui n’est plus capable de rien inventer comme acte de parole, voire même de se saisir dans sa propre identité reste absolument une personne humaine mais on ne peut plus distinguer clairement entre la réalité de la personne et son idéalité. Je dirais même qu’on ne le veut plus et que ce refus produit en nous un effet de gouffre qu’en général nous nous appliquons soigneusement à effacer par toutes sortes de considérations bien pensantes et moralement inattaquables.

Dans cet excès, le sujet apparaît comme étant sa propre question. Car enfin, qu’en est-il de moi parlant, si le sens spontané que je ne peux pas ne pas donner aux mots qu’on m’adresse et que j’emploie n’est pas le bon ? Qu’en est-il de moi qui suis un sujet, si je dois quelque jour n’être plus jamais capable de rien (par exemple reconnaître mes proches quand ils viendront me voir), n’offrant dès lors à la reconnaissance d’autrui que l’obligation d’affirmer à mon propos une identité dont tout le monde verra bien qu’elle ne concernera plus personne ? Qu’est-ce qu’être toujours soi, s’il n’est plus possible d’être encore soi ? Questions abyssales assurément, où chacun est interpellé comme sujet et non comme sachant.

On pourrait poursuivre la réflexion et découvrir encore d’autres vérités grandes et petites, à l’occasion de cette énigme qui, pour elle-même, ne demandait qu’un mot d’esprit, une brusque intersection de champs lexicaux qu’il appartient à la représentation courante de maintenir séparés – quelque chose en somme attestant que le savoir (ici que neuf s’oppose habituellement à vieux) ne comptait pas.

 

Déchirures et ruptures du monde

Les grandes vérités s’opposent aux petites de récuser l’évidence du monde, simplement trouée et localement mise à mal par celles-ci. Toutes ont la même phénoménologie, qui est celle de l’énigme – depuis les petites énigmes qu’on trouve inscrites sur les emballages de bonbons jusqu’à l’énigme d’exister et à l’énigme d’être soi – et l’énigme qu’il y ait en général quelque chose et non pas plutôt rien. Et peut-être, à part, l’énigme de chaque visage où se dit une évidence irrécusable, celle d’une certaine légitimité de vivre dont il est par ailleurs impossible que nous nous l’approprions pour la partager…

Des déchirures vites suturées par un mot d’esprit pour les petites énigmes, des impossibilités locales que le monde soit monde pour les grandes et traitées par la philosophie (c’est-à-dire par la métaphysique en tant qu’il est impossible d’être un métaphysicien sans être un philosophe). Et puis à titre d’horizon ou de limite, l’énigme impensable dont l’effet serait l’impossibilité définitive pour l’étant de s’inscrire dans l’horizon du monde : une chose qui rendrait définitivement fou parce qu’on aurait reconnu à cause d’elle l’imposture originelle du sens… Il n’y aurait plus que la vérité comme sens absolu sans qu’on puisse la reconnaître comme distinction de la réalité – comme si l’infini se mettait à s’entendre de lui-même, hors d’un fini dont il est en réalité (c’est-à-dire pour la réflexion) l’inconsistance.

Ces différences nous sont familières au moins formellement, parce qu’elles explicitent ces différences de degrés que nous reconnaissons en parlant des génies. On sait que par ce terme, on n’entend rien d’autre que la singularité d’être soi, telle qu’elle s’impose éthiquement : celui qu’on nomme ” génie ” est simplement celui qui n’a pas cédé à la nécessité commune d’être un sujet commun, autrement dit qui n’a pas cédé sur la nécessité, pour être un sujet, de n’être pas n’importe quel sujet. Notion exclusivement éthique, par conséquent, dont le paradoxe est de donner lieu à des différences que nous nous représentons comme des différences de degrés, comme s’il y avait des degrés dans la vérité.

Ce n’est bien sûr pas le cas, mais les hiérarchies que nous établissons forcément entre les auteurs dit ces différences : à chaque fois un génie est reconnu, c’est-à-dire une réponse irrécusablement énigmatique à l’énigme d’être soi, et la réflexion reconnaît à celui-ci d’être supérieur à celui-là (par exemples Bach à Chopin, Picasso à Bonnard, Hegel à Malebranche…) parce qu’il est plus possible de vivre avec celui-ci qu’avec celui-là. On peut imaginer par exemple la sidération définitive d’un lecteur qui serait enfin kantien, hégélien ou sartrien : définitivement asservi à un signifiant, ce nom propre adjectivé, qui signifierait tout.

Tel est le critère en effet, si la vérité n’est pas un autre savoir que le savoir, si l’existence n’est pas une autre vie que la vie mais seulement leur distinction. Certains sont loin de la limite que j’indiquais, celle de la folie absolue qui s’abattrait sur l’auditeur ou le spectateur, et en ce sens ils rendent la vie toujours encore possible, trouée seulement d’une vérité dont ils ont été l’apport. D’autres par contre sont proches et ce sont les plus grands, au sens où la grandeur (celle du sublime) est l’appel à une perte de soi dans l’infini, alors même que par infini ce n’est pas une réalité positive qu’on entend (un suprasensible) mais uniquement l’impossibilité que le fini soit ce qui compte. Les plus grands sont ceux qui montrent le plus que le fini ne compte pas et c’est cela qu’il faut nommer perte, au sens où cette impossibilité est tout simplement l’impossibilité de continuer à vivre, de croire en la vie comme jeu valable du savoir. Les autres aussi montrent que le fini ne compte pas, puisqu’ils donnent de la vérité et qu’il n’y a de vérité dans les choses qu’à l’encontre de leur réalité ; mais enfin, de l’avoir reconnu rend malgré tout la vie encore possible – possible à peu près, dans la claudication, dans l’impossibilité que le monde tienne debout.

Le monde ne tient pas debout, d’accord, mais enfin, localement et à condition de ne pas regarder de trop près, on peut faire semblant que si. Eh bien les plus grands sont ceux qui rendent cette semblance (presque) impossible : soit qu’on s’asservisse définitivement à leur nom adjectivé comme le signifiant qui manquait pour que tout soit tout, soit au contraire que rien ne soit plus jamais à la mesure de la vérité dont il aurait suffit qu’ils établissent la figure. On ne peut pas vivre dans l’insignifiance de tout sauf un. Or les plus grands font apercevoir cette impossibilité-limite. Les plus grandes énigmes aussi.

L’exclusivité tautologique de la vie et de la vérité, on comprend maintenant que c’est à partir de la force relative des énigmes qu’il faut la reconnaître.

Cela peut s’entendre à partir de l’esprit, mais aussi sans lui. A la fois parce que toute œuvre est une énigme plus ou moins supportable au vivant (la plupart des personnes ne supportent pas les œuvres et ” zappent ” immédiatement dès qu’ils soupçonnent que l’une d’entre elles pourrait ne serait-ce qu’être évoquée) et parce qu’il y a du vrai dans la nature, comme je l’ai souvent dit à l’encontre du préjugé réflexif qui voudrait faire de la vérité une fonction exclusivement liée au langage. Mais la vérité n’est pas une fonction, justement.

Je vous remercie de votre attention.