Cours du 5 octobre 1998

 

J’approche de la fin du premier cours de cette année qui porte sur les positions inhérentes à l’activité philosophique et plus généralement à la pensée. Ensuite je vous donnerai le travail que je suis en train de rédiger et qui est destiné à répondre à la question triviale de l’éventuelle utilité de la philosophie – utilité pour les autres, bien entendu, car il va de soi qu’elle n’est pas plus utile au philosophe que sa propre existence. Ces deux moments du cours sont inséparables, et le caractère problématique de la philosophie que j’essaie d’explorer dans ce texte désigne seulement l’envers de ce que je vous expose ici en termes de position.

L’opposition de la pensée et de la ” bêtise ” que j’ai empruntée à Gilles Deleuze nous a conduits à considérer qu’on ne pensait qu’en un lieu de nous-mêmes qui ne soit jamais un ” lieu commun “. La notion de lieu commun est d’ailleurs très parlante : elle ne désigne pas seulement une banalité, quelque chose sur quoi on est spontanément d’accord (de sorte qu’il n’y ait pas de différence entre dire cela et ne rien dire) mais elle désigne avant tout la possibilité d’une intersubjectivité. Si nous ne pensons qu’à l’extérieur des lieux communs dont on peut considérer qu’ils appartiennent à la pensée que ” par ailleurs “, alors cela signifie que la pensée est absolument exclusive de toute idée d’intersubjectivité et de ” communication “, comme on dit à la radio. C’est tout simplement le paradoxe de l’enseignement de la philosophie que je reprends là. En effet, un cours de philosophie n’existe que comme événement dont on ne se remettra pas, autrement dit : si le cours est philosophique, alors il ne vous enrichira pas (cela il peut bien le faire, mais seulement ” par ailleurs “, c’est-à-dire ” bêtement ” au sens de Deleuze) mais il vous marquera. Je le dis autrement : si la pensée se communique sans reste – et c’est ce reste qui la cause comme pensée et non pas comme idéologie, c’est-à-dire précisément comme communauté – alors c’est tout ce qu’on veut (du savoir, de l’endoctrinement, ou je ne sais quoi d’autre) mais ce n’est pas de la pensée. Si donc la pensée n’est reconnaissable comme telle que dans le reste qui la diffère de l’idéologie, cela signifie bien que c’est seulement comme idéologie qu’elle est communicable, c’est-à-dire, en tant que pensée, pas du tout. J’ai dit dans les cours précédents que nous ne pensions que là où nous étions marqués parce que là seulement se trouve le point de vérité dont la vie est l’exclusivité (je vous ai cité Nietzsche, souvenez vous aussi de l’exemple du lion et de la gazelle).

Depuis cette exclusivité de la vie et de la vérité, vous reconnaissez que le reste du communicable, c’est-à-dire de ce qui va appartenir à la vie toujours commune et anonyme, eh bien c’est la vérité. Et l’on peut convenir de réserver la notion de pensée à ce simple reste, bien qu’on puisse aussi considérer que la pensée est à la fois ce reste et ce qu’elle est ” par ailleurs “, c’est-à-dire un savoir. Bref, la pensée n’est communicable qu’en exclusivité au reste de la communication, lequel reste la cause comme pensée et non pas comme vie. J’insiste sur cette idée que c’est le reste de la communication qui cause la pensée comme telle. C’est ce qui fait, par exemple, qu’on n’a jamais fini de lire un ouvrage de philosophie : dans mille ans, si l’humanité existe encore, on relira pour la première fois les dialogues de Platon ou la Critique de la raison pure. Là vous voyez bien la réalité du reste, qui s’impose dans la nécessité de toujours commenter à nouveau le travail de ceux qui ont pensé. Car ceux qui pensent ne le font que là où ils ne communiquent pas, bien que ” par ailleurs ” leur pensée puisse être réfléchie comme un savoir. Dans la philosophie classique, un tel savoir s’appelle une doctrine ; mais vous voyez bien que si les philosophes étaient simplement des doctrinaires (ils le sont, certes, mais seulement ” par ailleurs “), il serait stupide de les lire et d’ailleurs nous ne le ferions pas. Personne (sauf ceux qui veulent un maître, mais ils ne comptent pas malgré leur caractère probablement très majoritaire) en effet ne lit pour être endoctriné ! Si donc nous lisons encore Platon aujourd’hui, ce n’est certes pas pour devenir platoniciens. Pourquoi alors, puisque l’ensemble de ses textes constitue indubitablement une doctrine ? Eh bien justement pour ce reste : pour cette part non dite qui résiste à la doctrine que n’importe quel prof pourrait vous exposer (il y en a même qui font des interros écrites !), et qui est la pensée. Moi, vous savez que j’appelle cela la marque (qu’est-ce que la marque de la pensée dans une doctrine ? voilà une question à laquelle je me dois de vous donner des éléments de réponse), mais on peut aussi l’appeler autrement, ou plus exactement la considérer selon un autre point de vue, et parler de singularité. La pensée de Platon est singulière alors que sa doctrine est potentiellement commune puisqu’on peut la communiquer – ce qui signifie très concrètement que sa lecture n’est pas un enrichissement (une acquisition bête de savoir universitaire) mais une aventure.

Subjectivement en tout cas, la marque de la pensée se donne à reconnaître dans ce caractère toujours aventureux de la lecture. Non pas au sens trivial où l’on risque souvent de faire des contresens, mais bien au sens décisif que nous prendrons le temps d’explorer, où une aventure n’en est une qu’à s’entendre comme une suite d’épreuves. Et les épreuves, vous savez qu’on y reste, qu’on ne s’en remet pas, bien que ” par ailleurs ” on soit toujours le même. Ici vous avez en germe tout une théorie de la lecture, qu’on pourra éventuellement développer en s’interrogeant sur les passages décisifs d’un texte : là où des décisions se prennent, et non pas simplement des choix (tout choix étant choix du préférable, et le savoir étant ce qui fait apparaître le préférable comme tel, il n’y a de choix que comme fonctionnement anonyme du savoir). Je le dis autrement : dans un texte quelconque (enfin, pas tout à fait quelconque !) il y a des passages importants, et puis il y en a d’autres qui comptent, lesquels sont parfois dissimulés par leur modestie. Eh bien le moment où l’on sort de la juridiction d’un passage qui compte pour entrer dans celle d’un autre, on peut dire que c’est un moment décisif. De sorte que si vous voulez faire une théorie de la lecture comme aventure, il faut que vous pensiez l’articulation non seulement de ce qui importe à ce qui compte, mais encore de ce qui compte à des moments décisifs (vous voyez bien que l’idée de décision a un aspect subjectif qui va permettre de ” subjectiver ” le texte, comme on le fait par exemple en se demandant ce que cela veut dire). Bon, je passe.

Donc le lieu de la pensée en nous, c’est là où nous sommes irréductibles au sujet commun que nous sommes ” par ailleurs “, sujet anonyme défini par sa seule place. La bêtise, c’est quand ce que je dis, un autre que moi aurait pu le dire à ma place. Et Deleuze souligne bien que ce qu’on dit alors peut être très savant et très intelligent (j’ai déjà dit qu’il ne fallait pas confondre la bêtise et la sottise). Mais ce lieu de la pensée, que personne ne peut donc occuper et notamment pas moi (si je pouvais l’occuper, alors quelqu’un d’autre qui se serait trouvé concrètement à ma place, aurait pu aussi bien l’occuper), non seulement c’est le lieu de mon absence (car si je m’y étais trouvé, il se fût agi d’une place et par conséquent d’une simple fonction de cette place) mais le lieu de mon impossibilité. Là où je pense, non seulement je ne suis pas, comme on l’a vu dès le début, mais encore je ne peux pas être. Je pense au point même où ma vie est littéralement impossible : là où il m’est impossible de vivre. Autrement, vous imaginez bien que je vivrais, comme n’importe qui ! De sorte que la différence de la communication et du reste dont je viens de vous parler, vous pouvez aussi bien la considérer comme la différence de l’impossibilité (la pensée) et de la possibilité (la vie). Et si la question de la pensée ne se posait pas comme la question même d’une impossibilité radicale, il n’y aurait que des différences de places, qui ne sont rien d’autre que des différences de possibilités. Par exemple, si j’étais à la place de Rockfeller, j’aurais la possibilité de m’acheter n’importe quoi, mais à la place où je suis en ce moment, je n’ai pas cette possibilité. Pareillement, si j’étais à la place d’un des mes collègues qui enseigne la physique, j’aurais la possibilité de vous faire un cours sur les niveaux d’énergie de l’électron, et ainsi de suite. Ce pourrait être très savant et très instructif, mais ce serait bête, précisément parce que la raison de ce qui serait dit tiendrait exclusivement à la place d’où cela aura été dit. La place parle, voilà la bêtise : celui qui occupe la chaire de physique, quand il parle, c’est la chaire de physique qui s’actualise dans son discours. On pourrait citer Flaubert : la pharmacien Homais occupe a Yonville la place de l’opinion éclairée et c’est pourquoi cet homme est fait de bêtise comme un vase est fait d’argile, à la manière d’ailleurs de l’abbé Bournisien qui occupe la place du curé, et qui pour cette raison est exactement fait de la même bêtise. C’est bien le contraire de la pensée, qui est toujours une singularité irréductible à la place qui est ” par ailleurs ” la sienne. Car il va de soi qu’une singularité occupe forcément une place et appartient à un ordre, ainsi que je vous l’ai montré l’autre jour avec l’exemple de la demi droite. Donc je continue à insister qu’on peut se mettre d’accord pour inclure la bêtise à la pensée, en disant qu’elle en est l’ailleurs interne : on pense, mais ” par ailleurs “, ce qu’on dit, quelqu’un d’autre pourrait le dire à notre place. Et on ne pense précisément qu’à la condition de cette bêtise. Car sans elle, c’est-à-dire sans la logique des places qui est proprement la bêtise, il n’y aurait pas cette extériorité radicale à soi qu’on appelle la pensée.

La bêtise, toujours au sens de Deleuze, est non seulement la condition de la communication mais encore son contenu. Par exemple mon collègue de physique, ce qu’il dit, c’est exactement ce que son poste administratif nécessite qu’il dise, de sorte qu’il ne dit rien, à proprement parler : c’est sa place dans le système éducatif d’aujourd’hui qui est le sujet de la moindre de ses paroles. En philosophie, on a vu que c’était impossible, à moins de poser une exclusivité entre la pensée et la philosophie, ce qui est absurde (absurdité qui ne semble pas arrêter tout le monde).

On va rappeler que cette extériorité est d’abord extériorité au savoir. Quand en effet vous considérez n’importe laquelle de vos actions, c’est-à-dire quelque chose qu’une autre personne aurait accomplie à votre place, si elle s’y était trouvée, vous constatez que cette action est inséparable d’un savoir qui n’est rien d’autre que le savoir de la place en question. Le savoir du prof de physique, c’est tout simplement le savoir de sa place. De même que vous, quand vous êtes dans un magasin comme client, vous teniez un discours qui n’est rien d’autre que le savoir de cette place. ” Je voudrais une baguette de pain “, tel est le discours de l’acheteur au boulanger, de sorte que cette formulation, si sincère qu’elle soit, n’est rien d’autre que le fonctionnement d’une structure qui est de loin en loin, et avec toutes les interférences que vous voudrez, celle de notre culture. Tous les savoirs de toutes les situations ont en commun de nous produire comme sujets. Par exemple, le simple fait d’entrer dans une boulangerie, c’est être produit comme client, exactement comme vous êtes produits comme élèves du simple fait que vous soyez au lycée. Et l’on peut parler de bêtise, même au sens subjectif, parce que vous voyez bien qu’on ne peut entrer dans une boulangerie, c’est-à-dire se faire constituer comme client (sujet d’un certain type d’énonciation), qu’à exclure d’avance que notre parole soit jamais singulière. Si on se place d’un point de vue sartrien, je crois qu’on ne peut pas éviter de voir dans la bêtise une sorte de mauvaise foi. Maintenant, vous pouvez accéder à cette évidence, quand je vous dis que ce discours est une exclusion a priori de la singularité : c’est la même chose de parler selon sa place (c’est vrai universellement sauf dans l’enseignement de la philosophie et dans celui des arts, où c’est au contraire la singularité qui constitue le domaine) et d’exclure par avance de ne pas être parfaitement médiocre. Est-ce que la bêtise n’est pas d’une certaine manière la fierté d’être médiocre ? Dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre parle du ” bon ” français qui, lui, n’a pas besoin d’être intelligent parce que son ” bon sens “, qualité qu’il tient de l’ancienneté de son appartenance à la nation, lui en tient lieu ; et il a cette expression pour désigner l’arrogance des antisémites : appartenir à ” l’élite des médiocres “. En réfléchissant sur la notion d’élite, on voit que la réalité correspondante est faite de l’accentuation du trait d’identification. Par exemple l’élite sportive est constituée par ceux qui sont plus sportifs que les autres sportifs, ceux dont les résultats portent le mieux la trace des aptitudes, de l’entraînement et du sacrifice. Eh bien l’élite des médiocre, c’est les plus médiocres d’entre les médiocres, ceux qui ne sont rien d’autre que l’effectuation de leur catégorie, une essence avec laquelle ils jouissent de coïncider. Bon. Mais je ne parle pas de catégories ici mais de places, et c’est de ce léger changement qu’on peut s’autoriser pour dire avec Deleuze que la bêtise peut éventuellement être faite de vérités (n’oubliez pas le pluriel) irréfutables et intelligemment agencées. La bêtise, c’est le savoir non pas comme savoir mais comme constitution subjective. Et dès lors que le savoir est avéré, alors celui qui s’en constitue subjectivement, comme Monsieur Homais ou l’abbé Bournisien, est bête. Flaubert dit ailleurs que ” la bêtise, c’est de conclure “. Cela revient à dire qu’être bête et s’identifier au sujet du savoir sont finalement le même : quand je sais, je sais, et je mets un point finale à toute discussion, et surtout à toute réflexion, laquelle est déjà distinction d’avec le savoir, comme Descartes nous l’a enseigné très clairement. En effet, quand je doute de tout ce que je sais, je me sépare expressément du savoir par lequel j’étais constitué jusque là. A quoi peut-être vous objecterez qu’on remplace un savoir commun par un savoir philosophique (venu notamment du scepticisme antique et de Montaigne). Certes, sauf que Descartes, je vous le rappelle, axe finalement toute son entreprise sur une certaine… ” marque ” (celle de ” l’ouvrier sur son ouvrage “) que je trouve en moi et dont il se pourrait bien que je ne diffère pas ! Alors, d’accord : là, je pense. Ailleurs je sais. Vérité au lieu même de la marque, et par ailleurs bêtise.

Question

 : il n’y a pas d’autre position envisageable ?

 

Si : la folie (d’ailleurs Descartes l’indique expressément). Rappelez-vous l’opposition que je vous ai donnée entre extraordinaire et singulier. L’extraordinaire, par exemple un point qui se trouve en dehors d’une courbe dont j’ai l’équation, n’est pas le singulier. Pour qu’il y ait singularité, par exemple l’origine d’une demi-droite, il faut que ce que vous qualifierez ainsi relève d’un ordre, qu’il soit compréhensible, et en même temps il faut qu’il soit seul à posséder certaines propriétés. A la réflexion, je me rends compte du caractère insatisfaisant de la comparaison, puisque l’origine d’une demi droite, par exemple, a des propriétés que n’importe quel point aurait eues s’ils s’était trouvé à la même place. Bon, mais c’est la limite de toute comparaison : comment voulez-vous parler de la singularité d’un point sans que cette singularité ne soit celle de sa place ? Ce qui compte, ici, c’est la notion de singularité. Or le fou, justement, n’est pas singulier : il est seulement extraordinaire. Pour ne pas entrer dans une trop longue considération de cette notion de ” folie “, je vais simplement vous indiquer la définition que Michel Foucault en donnait, et qui me paraît parfaitement propre à répondre à votre question : ” la folie, c’est l’absence d’œuvre ” (bel énoncé pour une dissertation, n’est-ce pas ?). Pas ordinaire, assurément, le fou. Mais pas singulier non plus. Donc sans intérêt. Cela dit, on peut s’en faire une autre conception, axée sur la contradiction du savoir commun et de la marque. Au point de la marque et comme point d’extériorité au savoir et par conséquent à la volonté qui en est l’effectuation selon la finalité mondaine, on peut parler de folie. J’accorde que c’est une question de mots.

Je voudrais aller plus loin dans l’opposition de la marque qui est le lieu de la pensée et du ” par ailleurs ” qui est celui du savoir. Je reprendrai cette idée de la communication qui est, par opposition à la marque ou encore à la singularité, celle du ” par ailleurs “. Pas de pensée sans communication, bien que la communication soit parfaitement exclusive de la pensée :  c’est bien elle qui constitue le reste et par conséquent la pensée ! Car si je vous résume les livres de Platon que j’ai lus, je vous aurai communiqué sa doctrine, de sorte que par cette communication même, ceux d’entre vous qui l’ont lu et qui savent que cette lecture est une aventure, verront apparaître en creux cette impossibilité dont je parle. Non pas surtout que la pensée soit un ineffable et autres balivernes, mais précisément au sens où ce que je dirai bêtement de Platon leur fera voir à quel point sa pensée n’est pas ce que je dis, bien qu’on puisse imaginer mon résumé aussi fidèle et rigoureux qu’on voudra. Donc la communication est la condition du reste, et c’est depuis ce reste qu’on pourra la situer, pour un auteur donné, dans le ” par ailleurs ” : Platon est un penseur, mais ” par ailleurs ” c’est un doctrinaire.

Bien sûr toute la difficulté tient à ce que sa pensée ait consisté en l’élaboration de sa doctrine, qui la révélera comme son reste à jamais irréductible. Tous les 5 ans environ on a une thèse révolutionnaire sur Platon, et cela durera autant que le travail universitaire, c’est-à-dire en droit indéfiniment. C’est pourquoi la pensée est le résultat du langage et non pas on ne sait quelle qualité exquise et mystérieuse que celui-ci serait impuissant à ” exprimer “. Et pour garder l’illustration que je viens d’en donner, je dirai que vous toucherez du doigt la pensée de Platon quand vous fouillerez les bacs des bouquinistes et que vous y découvrirez des thèses sur Platon, que plus personne aujourd’hui n’aurait l’idée de lire, et qui étaient à leur époque la vérité enfin révélée d’une œuvre qui était restée obscure pendant plus de deux millénaires. Vous voyez bien que si la pensée était la signification de son œuvre, eh bien une fois qu’on l’aurait dégagée selon l’habituelle procédure de l’Université, on pourrait légitimement se dispenser le lire Platon ! En effet, il faudrait être fou pour se casser la tête sur des ouvrages obscurs quand un savant, qui a passé sa jeunesse sinon sa vie a en extraire la quintessence, la bien voulu la donner à ses lecteurs potentiels, nous permettant enfin de profiter pleinement des apports de l’auteur auquel il s’est voué. Or qu’est-ce qui se passe, en fait : non seulement on lit toujours Platon, mais les tâcherons qui se sont échinés à dégager rigoureusement le sens de son œuvre sont aussi oubliés que leurs travaux ! Qu’on retrouve par hasard un de ceux-ci et qu’on fasse l’effort de le feuilleter, il nous semblera naïf et presque illisible, à nous qui sommes habitués à la transparence des thèses d’aujourd’hui qui nous disent enfin le ” vrai ” Platon. Or de ces thèses actuelles, nos ” neveux “, comme dit Descartes, se gausseront à leur tour si d’aventure ils découvrent sous quelque montagne de poussière un de ces ouvrages épargné par ” la critique des souris “. Là on voit très bien la différence entre la pensée et l’éventuelle signification de la doctrine. Cette signification, elle relève d’une interprétation, dont tout le monde voit bien qu’elle n’effectue rien d’autre que les a priori de son époque (écoutez des interprétations anciennes, datant des débuts du disque, et vous ne reconnaîtrez même plus Mozart ou Beethoven tant les manières d’une époque révolue s’imposeront contre les œuvres, d’une manière qui nous révoltera presque quand nous penserons à la transparences des interprétations actuelles – transparence qui n’est rien d’autre que notre aveuglement à nous-mêmes). Donc la signification change avec les époques et elle est inséparable d’un certain niveau de lecture (il va de soi que certaines lectures sont plus fines ou plus rigoureuses que d’autres, et par conséquent font apparaître des significations plus intéressantes). Mais la pensée de Platon ? Elle dépend de l’époque de ses lecteurs ? Vous voyez bien que cette idée est absurde : la pensée de Platon, c’est précisément ce que manque la lecture parce qu’elle s’identifie au caractère caduc de cette lecture. C’est l’impuissance universitaire, autrement dit, qui n’a jamais affaire à la pensée mais toujours au texte, qui ne s’entend même qu’en haine de la pensée (la formule est de Lacan, à propos du ” discours universitaire ” qui se veut le gardien du texte) bien que la pensée ne soit pas autre chose que le texte, sinon la nécessité indéfinie qu’il donne toujours lieu à interprétation.

Bon, alors si la pensée ne se confond pas avec la signification qui, elle, est affaire d’interprétation (ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle soit n’importe quoi : à un moment donné, on peut concevoir qu’une interprétation s’impose comme la seule possible), mais qu’elle est au contraire la nécessité indéfinie que tombe chaque interprétation qui semblait à chaque fois définitive, c’est bien que la pensée a statut d’impossibilité. Car l’interprétation actuelle épuise ce qu’on peut dire, par exemple de Platon, aujourd’hui. On a donc bien une extériorité au possible qui est la pensée en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’irréductible à la signification elle-même que construit l’interprétation. Eh bien moi je l’appelle la marque, ce point d’impossibilité qui insiste non plus spatialement mais cette fois temporellement.

Si donc nous devons produire une ” esthétique de la vérité ” à travers une problématique de la marque (et je vous ai dit que mon projet cette année allait dans ce sens), il faudra que nous combinions une définition de la pensée comme production d’espace (l’espace que l’œuvre est pour elle-même et qui nous force à la considérer comme étant quelqu’un alors qu’elle est évidemment quelque chose) avec une définition de la pensée comme production de temps : ce temps, c’est d’abord celui de la différence temporelle des interprétations, c’est-à-dire tout simplement des aperceptions du sens des œuvres, aperception en quoi nous comprendrons par après qu’il s’agissait seulement de leur époque, alors que pour elles-mêmes il semblait seulement s’agir des œuvres. La pensée produit du temps en renvoyant à la vanité le discours qui en rend compte et qu’on peut nommer à chaque fois interprétation, laquelle est la réflexion de l’époque. La vanité, c’est l’équivalence de quelque chose et de rien. Une thèse d’il y a cinquante ans ou cent ans, qu’elle ait été écrite ou non, eh bien aujourd’hui c’est exactement équivalent, par opposition à une œuvre, par exemple celle de Platon, qui est définitivement quelque chose et non pas rien. Ce rapport de ce qui est du côté de la positivité ontologique (quelque chose et non pas rien) et de ce qui est du côté de la vanité (l’équivalence d’être quelque chose et de n’être rien), c’est le temps. D’ailleurs tout le monde le sait, depuis la peinture classique : c’est quoi, une ” vanité ” sinon toujours une réflexion sur le temps (tête de mort, sablier…) et moi j’ajouterais une réflexion sur le rapport du temps et du savoir (un livre ouvert, à côté de la tête de mort et du sablier). Bon. Mais cet aspect des choses n’est pas très clair dans mon esprit, bien que la direction soit indiquée ; et il faudra que je reprenne avec vous des textes de Kant tirés de l’esthétique transcendantale.

Cela dit, on a déjà une indication quand on oppose la pensée à l’expression qui renvoie non seulement à un sujet qui s’exprime comme vivant mais surtout à la situation de son expression. Si Platon ” exprime ” son époque et son individualité qui en fait partie (” tout homme est une société en acte “, dit Sartre) alors ses livres sont morts avec lui et existent aussi peu que son époque, qui est anéantie à jamais. Mais si vous m’accordez qu’il pense, vous m’accordez du même coup que son œuvre n’est en rien dépendante de sa situation. D’ailleurs vous le savez très bien : est-ce que pour lire un texte de Platon vous commencez par vous documenter sur la Grèce ancienne ? Non (ce qui ne signifie pas que l’ignorance historique soit un bien), parce que vous auriez alors tendance à considérer son œuvre comme la manière dont il aura assumé sa situation. Comme celle-ci est aussi anéantie que son corps, il ne devrait rien rester. Or il reste l’œuvre, qui est donc indépendante de la situation à laquelle ” par ailleurs ” on ne peut nier qu’elle répondait. Eh bien cette irréductibilité de l’œuvre à la situation objective et subjective de sa production, c’est ce qu’on retrouve sous la forme de la vanité des interprétations, puisqu’une manière d’assumer une situation, c’est une signification (par exemple existentielle, ou métaphysique) et que c’est précisément le dégagement de cette signification qui est toute l’affaire des interprétations. Eh bien, je crois qu’on peut dire que cette irréductibilité, dont j’ai indiqué tout à l’heure qu’elle était la pensée comme production de l’espace et du temps, c’est la marque. Rien de plus évident, si vous vous demandez ce qui résiste aux interprétations, et par conséquent ce qui fait qu’il s’agit bien de pensée et non pas de savoir (car un savoir ne résiste pas à l’étude) : vous êtes bien forcés de répondre que c’est la ” marque ” de Platon.

Si donc on veut vraiment constituer cette ” esthétique de la vérité ” dont je vous parle et dont j’ai déjà indiqué que la notion de marque était le centre, il faudra s’appuyer sur un rapprochement entre ce que Kant nous apprend des ” formes a priori de la sensibilité ” et ce que Descartes nous apprend de la ” marque de l’ouvrier sur son ouvrage “… Là nous avons une piste qui ne sera pas une interprétation de l’un ou de l’autre, mais qui sera la mise en place d’un dispositif de ” collision “, au sens que ce terme prend en physique à propos des grands accélérateurs. Et nous, dans les détecteurs, nous serons aux premières loges pour recueillir les effets. Les effets, bien sûr, c’est la problématique de la marque comme institution de la sensibilité au vrai… En tout cas, c’est le chemin qui se dessine quand je lève les yeux vers l’ensemble de cette année.

Reconnaissez que cette différence de la marque où la pensée se situe (ce qui fait la singularité des textes de Platon, c’est par exemple qu’ils portent sa marque – laquelle ne peut assurément pas être résumée), elle est pour le moins problématique, puisqu’elle s’identifie à sa propre impossibilité (je rappelle que les ” formes a priori de la sensibilité ” sont les conditions de la possibilité même des phénomènes en tant que tels, pour la réflexion). Ce ” par ailleurs ” que nous avons, en infléchissant un peu le terme emprunté à Deleuze, identifié au lieu de la bêtise c’est-à-dire de la communication ou encore de l’entendement, c’est tout simplement la possibilité, dont on appelle ” monde ” l’horizon. De sorte que le lieu de la pensée est l’extérieur non seulement au monde, ce qui va pour ainsi dire de soi, mais plus rigoureusement au champ de la possibilité. Cette extériorité je viens de dire qu’il faudra la rapporter à l’espace que l’œuvre est pour elle-même (qu’elle apparaisse non plus comme quelque chose mais comme quelqu’un), ainsi qu’au caractère indéfini des interprétations qu’elle suscite et qui sont à chaque fois la réflexion de leur époque, et par là constitution desdites époques (c’est cela, dire que la pensée est production du temps). Bon. Mais cette impossibilité que nous retrouvons pour ainsi dire au principe du temps et de l’espace de l’œuvre, et qui est à proprement parler le lieu de la pensée, comment est-ce qu’on peut la nommer ? La vie (et donc la bêtise – car en effet une bête est tout entier fait de sa vie, par opposition à l’animal qui est tout entier fait de sa sensibilité).

Il faut insister sur le paradoxe de l’endroit de la pensée, qui est d’être perdu depuis toujours. C’est cette antériorité qui permettra l’institution du temps dont je viens de vous parler à travers l’évocation de l’indéfini renouvellement des interprétations. Et j’insiste sur le fait que cette perte a eu lieu depuis toujours ; car si elle avait eu lieu à un certain moment, objectivement assignable d’une manière biographique, eh bien à ce moment nous aurions simplement été amputés d’une partie de nous-mêmes et nous parlerions non plus depuis cette perte mais depuis sa déploration ou depuis le souvenir de ce qui aurait été perdu. Autrement dit, la pensée ne serait pas extérieure à la subjectivité, parce qu’elle lui appartiendrait encore, comme nos souvenirs appartiennent encore à notre présent, même si les choses et les personnes qu’ils visent ont depuis longtemps été emportés par ” les courtiers du néant ” (l’expression vient du film Petits arrangements avec les morts). Ce qu’il faut déterminer, c’est donc le concept qui préside à cette perte immémoriale en tant qu’elle est le lieu exclusif de toute vérité dont nous sommes, malgré nous donc réellement, capables.

Je pense là où je ne suis pas, et là où je suis infiniment plus moi-même que là où je suis. Car là où je suis, il n’y a que ” bêtise “, c’est-à-dire conformité à la nécessité de savoirs qui sont toujours préalables, puisqu’ils se confondent avec l’intelligibilité des ordres où je me situe à chaque instant. Là où je suis, je suis n’importe qui, là où je pense, ma pensée est seulement mienne – d’abord surprenante et inintelligible pour moi, si elle est vraiment ce que personne à ma place ne pouvait dire ou écrire.

Comment envisager cet endroit qui est la vérité en exclusivité absolue à moi-même, c’est-à-dire à ce n’importe qui (” Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui “) que je suis ” par ailleurs ” et que j’appelle moi ? C’est en tant que définitivement perdue, mon origine. L’origine est ce qui est perdu, et qui comme tel, est le lieu propre de la pensée.

Que l’origine se définisse par sa perte, nous le disons à chaque instant. Vous voyez bien que si je dis d’un homme qu’il est d’origine italienne, c’est une manière de dire que, précisément, il n’est pas italien (il est français, par exemple). Des italiens, personne n’aurait l’idée de dire qu’ils sont d’origine italienne : ils sont italiens, et voilà tout. Donc pour qu’on mentionne une origine, comme on le voit dans l’exemple des nationalités, il faut qu’elle soit perdue et même qu’elle soit perdue depuis toujours. Celui qui est d’origine italienne doit par exemple toujours avoir été français (ce sont ses parents ou ses grand-parents qui sont venus d’Italie). Vous me direz qu’on peut parler ainsi à propos de personnes naturalisées. Bien sûr. Mais une personne naturalisée est tout simplement française, d’un point de vue administratif. Et de ce point de vue, être français revient à l’être depuis toujours, puisque la nationalité de ” français récent ” n’existe heureusement pas.

A partir d’un exemple aussi banal, vous comprenez deux choses. D’une part que l’origine n’a d’autre réalité que sa perte, de sorte que c’est bien la perte qui cause l’origine en tant que telle et non pas l’inverse, et d’autre part qu’il appartient à l’origine qu’on la reconnaisse toujours trop tard, quand précisément elle est perdue. Vous avez compris que cette nécessaire antériorité de l’origine sera décisive pour une ” esthétique ” (au sens de Kant) de la vérité, telle que je veux l’élaborer devant vous. Car si la pensée produit le temps comme l’indéfinie nécessité de reprendre des interprétations qui sont déjà leur propre vanité, on ne peut parler de temporalité qu’à la condition d’assurer à cette nécessité un pendant qui soit du côté du passé. Non pas d’un passé bête (les choses qui ne sont plus et dont on a le souvenir ou le savoir) mais bien d’un passé pour la pensée en tant qu’elle est pour elle-même sa propre impossibilité. Dans le passé bête c’est-à-dire représentable et donc communicable (au sens où j’ai indiqué plus haut l’exclusivité de la pensée et de la ” communication ” à cause de la ” bêtise ” dont celle-ci est forcément constituée), tout ce qui a été réel était d’abord possible, puisque précisément nous le représentons comme ayant été réel. Or c’est du principe même de la possibilité qu’il s’agit quand on parle de l’origine ; et le principe de la possibilité ou plus exactement son institution, ce ne peut pas être une chose possible…

Si donc nous sommes capables, hors de nous-mêmes, d’une pensée singulière, cela signifie que nous pensons au lieu perdu de nous-mêmes, en ce lieu qu’on ne se remet pas d’avoir perdu (et voilà notre marque – car bien sûr vous avez deviné que toute marque est marque de l’origine), c’est-à-dire à l’origine. Et d’ailleurs nous le savons tous : comment qualifie-t-on une pensée singulière, précisément cette pensée qu’on ne peut vouloir avoir (car on ne veut jamais que ce que n’importe qui voudrait à notre place, de sorte que pensée et volonté sont absolument incompatibles) ? eh bien je le dis : on la qualifie d’originale. L’original, c’est ce qui est produit au lieu même de l’origine.

L’extériorité de la pensée et de la conscience est désormais facile à comprendre. C’est qu’en effet on ne saurait avoir conscience de l’origine, sauf à la confondre avec le commencement. Tout commencement suppose déjà l’origine : le commencement, on s’en souvient, alors que le propre de l’origine est d’être immémoriale. Par exemple vous pouvez parler du commencement de votre ” francité ” si vous êtes d’origine étrangère (et nous sommes tous étrangers d’une manière ou d’une autre, puisque nous sommes originellement étrangers à notre moi qui serait notre séjour attitré et mondain). Mais vous voyez bien qu’en parlant d’événements personnels ou familiaux dont le souvenir a été conservé, vous ne parlez pas de l’origine, c’est-à-dire finalement de votre vérité, puisque vous en restez à du représentable, c’est-à-dire à ce que n’importe qui peut, au moins en imagination, s’approprier. Or l’origine est justement ce qui rend impossible la substitution (et l’impossibilité de la substitution, nous avons vu que c’était la singularité), précisément parce que la substitution ne renvoie qu’à la question des places qui fait de chacun de nous un pur nœud de relations dans la structure. Je l’ai déjà dit : si vous étiez vraiment à ma place, vous seriez moi. Cela signifie donc que la place ne définit pas la singularité puisque n’importe qui, en principe, aurait pu se trouver à ma place (ou plus rigoureusement : un sujet, c’est une place dans la structure). Mais ce n’est pas du tout la question de la pensée, cela : pas de singularité dans une place, mais des nécessités, éventuellement uniques, qui s’imposent en droit à n’importe qui. Non seulement la pensée est exclusive de la conscience, comme le j’ai indiqué dès le début, mais même elle est exclusive du sujet. Autrement elle en serait l’expression, comme on dit. Or c’est bien le propre de n’importe qui de s’exprimer, en faisant n’importe quoi. La singularité de la pensée, c’est-à-dire son ” originalité “, en la situant au lieu de l’origine dont le sujet est toujours coupé, interdit par conséquent qu’on y voie l’affaire de ce sujet.

Je propose encore une distinction pour vous faire apercevoir ce que je veux dire : l’origine est ce qui produit la possibilité, et elle s’oppose au début qui, lui, produit la réalité ; et le premier moment de la réalité, c’est le commencement. Il faut donc que l’espace dans lequel il y aura du commencement ait été ouvert. Et cela, du point de vue des éléments qui commencent ou qui suivent, c’est quelque chose qui n’a jamais eu lieu, tout simplement parce qu’avant le commencement, par définition, il n’y a rien. Donc l’origine est ce ” rien ” qu’on mentionne implicitement en parlant du commencement, qui est ce avant quoi il n’y a littéralement rien. Et si vous m’avez accordé la nécessité que la possibilité du commencement soit ouverte avant qu’il ait lieu et pour qu’il ait lieu, eh bien vous m’accordez maintenant que l’origine n’est rien d’autre que sa propre impossibilité. Vous pouvez chercher partout : de l’origine, il n’y en a pas : dans le meilleur des cas, vous ne trouverez que du commencement. Comme cette possibilité est effectivement ouverte, il faut donc dire que la réalité de l’origine réside exclusivement dans sa propre perte, qu’elle est une perte qui a eu lieu depuis toujours, et que là est le point de vérité qui nous libérera de la bêtise commune (pardonnez ce pléonasme), malgré nous, c’est-à-dire malgré ce ” n’importe qui ” que nous restons ” par ailleurs “.

Le singulier, c’est ce qu’on fait ou ce qu’on dit au lieu impossible, perdu depuis toujours, de l’origine. Cela signifie que quand nous sommes en train de dire quelque chose d’ordinaire (et l’ordinaire peut éventuellement être très savant et très intelligent), nous sommes tout simplement des impies : nous manquons de piété – puisqu’il n’y a jamais de piété qu’envers l’origine (vous ne commettrez pas la sottise d’identifier la piété à la religiosité, bien sûr, à moins d’ôter à cette dernière notion tout sens dogmatique et toute référence à des croyances). Voilà où je voulais en venir : la pensée n’est rien d’autre que la piété, c’est-à-dire précisément le rapport impossible à l’origine (rapport impossible, car pour être possible, il faudrait que l’origine soit quelque chose alors qu’elle n’est rien). Toute piété se constitue ainsi d’être piété à vide. On le voit d’ailleurs très facilement : la piété familiale impose notamment d’aller se recueillir sur la tombe de nos parents ou de nos grand-parents. Mais la réalité de cette tombe est son propre vide : il n’y a pas une personne, dedans, mais quelques ossements dont chaque saison accentue le délittement. Eh bien c’est justement parce que la tombe est vide que la piété exige que nous allions nous tenir un moment devant elle. Ce vide est l’origine même, telle qu’elle peut se figurer dans le monde. Car dans le monde où rien n’est ” rien “, c’est seulement comme vide que l’impossibilité se donne à reconnaître…

Voilà pour aujourd’hui : la pensée c’est de la piété, elle se fait toujours avant toute conscience et hors de toute réflexion, son lieu est l’impossibilité que nous sommes nous-mêmes. Dire des choses qui sont dans l’ordre, au contraire, c’est non seulement être bête mais impie, surtout si l’on est très savant et très intelligent, c’est-à-dire si l’on possède les qualités que n’importe qui, à confondre la pensée avec l’intellect, a raison de souhaiter avoir. Car quand nous disons ce qui est dans l’ordre, nous parlons d’une manière telle que notre origine ne compte pas… Or parler et agir d’une manière telle que l’origine ne compte pas, est-ce que ce n’est pas exactement cela, l’impiété ?

Je vous remercie de votre attention.