La dernière fois, je vous ai dit que la philosophie était subjectivement une aventure, et je voudrais préciser cette indication aujourd’hui. Il restera ensuite à penser l’apport de la philosophie au monde, c’est-à-dire à la vie qui est non philosophique, à travers la distinction déjà présentée de ce qui importe et de ce qui compte. Quand cet apport sera défini, le premier cours de l’année sera terminé.

Donc c’est la notion d’aventure qui va nous retenir dans un premier temps. Et je justifie cette référence par la distinction de la philosophie et de la pensée dont elle relève. Vous savez que la pensée n’est pas forcément philosophique : il y a pensée dès qu’il y a singularité, c’est-à-dire institution d’un ordre impossible à ramener à l’ordinaire, et dès lors impossible à prévoir, y compris (et même surtout) par celui qui pense. La singularité de la pensée et son extériorité à la subjectivité sont le même, puisque la subjectivité, vous ai-je indiqué, n’est rien d’autre que la réalité du savoir, précisément comme réalité (d’où la nécessité que toute subjectivité se dise ” en tant que ” – cette formulation étant d’une manière éminente l’indication infaillible de la bêtise). Bon, alors si vous reprenez cette irréductibilité de la pensée à la philosophie (toute philosophie est pensée, mais toute pensée n’est pas philosophique), vous allez comprendre pourquoi on peut parler de la philosophie en termes d’aventure.

Ceux qui me suivent depuis longtemps, je le vois bien, s’attendaient à ce que je parle d’une ” épreuve ” pour désigner la réalité de la philosophie. En quoi, comme d’habitude, ils n’ont ni tout à fait tort ni tout à fait raison. D’une épreuve, certes, il s’agit toujours quand on commence à philosopher parce qu’une réalité nous a forcés à penser à l’encontre du ronron (le terme est de Lacan) dans lequel nous nous enfermions et qui était toujours celui du ” discours courant – le disque ourcourant ” (idem), que ce discours soit celui de l’anonymat de la vie, ou qu’il soit au contraire celui qu’on a construit soi-même à force de travailler ses propres concepts. Que la pensée puisse dégénérer en discours courant à la singularité seulement apparente, il suffit de considérer son histoire pour s’en convaincre. Même chez les plus grands (là, en fait, je ne suis pas sûr, mais cela nous renverrait à la question des degrés du génie que j’ai déjà examinée ailleurs), on peut trouver des passages qui sont des autoplagiats involontaires (ou pas). Chez les petits, c’est flagrant. Prenez l’exemple de Bernard Buffet, qui a eu son heure de gloire dans les années soixante, eh bien il a passé les trois quarts de sa vie à faire du Bernard Buffet. Mais vous pourriez éventuellement trouver, en vous en donnant beaucoup de peine, des passages de Kant où il fait du Kant, ou de Sartre, et ainsi de suite. Là on a bien un discours courant, alors même que la singularité (la signature) est évidente. Comme quoi la singularité dont nous parlons depuis le début est d’abord singularité à l’égard de soi-même : on peut imaginer un auteur célèbre qui commence à répondre à une question en disant : ” en tant que Un tel, voilà ce que je vous dis “. Comme quoi on peut être aussi un médiocre par rapport à soi-même, et pas simplement en se conformant aux savoirs que n’importe qui fait habituellement fonctionner (en fait cela revient au même : les tableaux – ou plus exactement les posters, mais on pourrait également dire cela de Vasarely quoique dans une moindre mesure – de Bernard Buffet : c’est ce que n’importe qui produirait, s’il était Bernard Buffet). Bon, eh bien il y a des choses qui nous arrachent à cette médiocrité, des choses dont la rencontre fait littéralement de nous quelqu’un d’autre et qui installent ce lieu de vérité qui s’appelle la marque, et qui est le lieu de notre propre exclusivité à notre pensée. Ces choses, elles ont un caractère distinctif que je vous ai déjà indiqué, et qui est d’être toujours des implications de la question de l’existence et de la vérité. Ces choses, on peut les nommer des déclencheurs de pensée. Et leur rencontre est toujours une épreuve : on ne s’en remet jamais.

Mais si ce sont des choses philosophiques, au sens que je viens de rappeler, qui forcent à penser, elles ne forcent pas toujours à philosopher. Je vous donne n’importe quel exemple et, pour ne pas m’accuser moi-même de céder à la facilité, je le prends dans le domaine ” esthétique ” au sens habituel du terme. Considérez deux artistes, par exemple Canova et Goya (là, il est vraiment évident qu’on doit faire des distinction en termes de degrés, puisque dans l’un et l’autre cas il s’agit d’artistes c’est-à-dire de génies). En quoi est-ce que cela force à penser, de rencontrer leurs œuvres ? Eh bien je dirai, pour qualifier le premier, qu’il produit des choses qui sont laides à force d’être belles, et pour qualifier le second qu’il produit des choses qui sont belles à force d’être laides.

Frappant, non ? Ce chiasme de l’apparaître qui revient en quelque sorte sur lui-même, qui se déjoue lui-même, qui n’est rien que son propre repentir… D’habitude, nous sommes capables de distinguer l’apparaître ou la donation d’une chose de cette chose, ainsi qu’un bon siècle de phénoménologie nous a appris à le faire (en quoi vous voyez que la pensée rend sensible – c’est une des grandes idées de cette année et c’est en ce sens que je conclurai le premier cours). Mais là, c’est comme si l’apparaître se mettait à travailler à la fois sur lui-même et contre lui-même afin d’être plus encore lui-même sans jamais y parvenir, parce que c’est toujours comme comble de la beauté que la laideur apparaît chez l’un et comme comble de la laideur que la beauté apparaît chez l’autre : jamais simplement comme laideur ou beauté, qui sont clairement absentes dans l’un et l’autre cas, sans que pour autant elles ne cessent d’insister d’une manière d’autant plus irrécusable qu’elle est plus sourde.

Voilà, vous avez reconnu mon petit concept du moment : la marque. En effet, c’est bien de la marque qu’il s’agit dans ces œuvres, si la notion de marque ne s’entend qu’en extériorité impossible au ” par ailleurs “. Vous vous rappelez en effet de cette nécessité : la marque est le reste de l’épreuve, et l’épreuve c’est ce dont on ne se remet pas, ce en quoi on est définitivement resté, bien que ” par ailleurs ” on soit toujours la même personne. Le ” par ailleurs “, c’est le lieu de la vie c’est-à-dire des places (je pense, mais par ailleurs je suis n’importe qui : cela signifie que j’ai exactement la vie que n’importe qui aurait à ma place), c’est-à-dire encore de la bêtise. Bon eh bien ces œuvres, elles sont quasiment constituées de cette différence impossible, et c’est justement en quoi elles sont ” marquantes ” c’est-à-dire causes de la pensée. Car bien sûr : ce qui cause la pensée, dès lors que nous l’avons située en son lieu de pure extériorité à la subjectivité, c’est ce qui nous a marqués… Bon, alors pour revenir à mes exemples, je dirai que les sculptures de Canova sont laides. Mais par ailleurs, qu’est-ce qu’elles sont belles ! Pareil pour Goya : je ne peux m’arracher à la beauté de ses tableaux (ici, pas loin, simplement au musée de Lille), mais par ailleurs, qu’est-ce que c’est laid ! (encore que les tableaux de Lille ne soient pas les meilleurs exemples : prenez plutôt Saturne dévorant ses enfants, ou les sabats de sorcières). Voilà la différence de ces artistes, qui sont précisément des artistes à cause de cette différence de la marque et de la vie, de la pensée et de la bêtise qui en est inséparable, qui va faire que dans l’un et l’autre cas on n’aperçoit pas leurs œuvres comme étant quelque chose, mais on les rencontre comme étant quelqu’un. Je l’ai déjà dit, on peut avoir rendez-vous avec un tableau et s’y rendre le cœur battant, comme un amoureux tout intimidé et qui sait que c’est peut-être toute son existence qui va se jouer là où il va…

Ce qui fait penser, on commence à voir ce que c’est, et je vais ensuite me demander ce qui fait philosopher. On voit ce que c’est déjà quand on reconnaît le caractère ” philosophique ” des réalités qui sont en cause (implication des questions de l’existence et de la vérité), comme quand on parle des grands événements de la vie (la mort d’un proche, simplement) mais cette reconnaissance elle-même ne suffira pas parce qu’elle pourra renvoyer à la supposition purement abstraite du savoir en général. En effet, dans tout ce qui m’arrive (à commencer par le fait d’être venu au monde, qui m’est personnellement arrivé un jour de Juin 1954), je saisis bien le caractère philosophique, au sens que j’ai dit. Mais je peux simplement renvoyer cette aperception au fait qu’il y a des philosophes professionnels qui sont spécialistes de ce genre de questions, comme les chaussures que j’ai aux pieds me renvoient au savoir des cordonniers. N’importe quoi relevant d’un domaine particulier et ayant par conséquent ses spécialistes, l’aperception de ce domaine n’est habituellement rien d’autre que la référence au savoir de ces spécialistes. Savoir toujours supposé, donc, attribué aux autres. Ainsi puis-je m’enfermer dans le mensonge d’admettre la réalité de la philosophie (vous voyez donc que c’est une de ses principales utilités sociales : permettre à n’importe qui de se mentir, de se décharger de la question qu’il est toujours pour lui-même – et de ce point de vue on pourrait concevoir de rédiger un ” adversus philosophos ” ou un ” contra philosophiam ” où l’on montrerait qu’elle n’est rien d’autre que sa propre nuisance, mais on ne ferait alors qu’élaborer une problématique du mensonge et de la bêtise, à travers cette notion du ” n’importe qui ” comme corrélative d’une éventuelle réalité de la philosophie – ce qui serait tout de même bien intéressant… Mais je ferme ma parenthèse.) Donc je continue en faisant remarquer que le caractère philosophique, implication des questions de la vérité et de l’existence, ne suffit absolument pas. Il faut encore, pour qu’une réalité nous force à penser (car sans cela nous sommes bêtes c’est-à-dire plus ou moins intelligents et savants), qu’elle soit marquante. Et une réalité marquante, vous le savez désormais grâce à mes exemples, c’est une réalité qui est faite de l’impossible division entre sa vérité et elle-même. Cette idée est extrêmement importante pour tout le travail de cette année.

Question : il n’y a que les œuvres, qui soient marquantes ?

J’entends dans votre question une réponse négative qui est aussi la mienne, bien entendu. En tout cas, avant de vous répondre, je veux insister sur la méthode d’interprétation qui se trouve impliquée dans la formule que je viens de vous donner. Pour reconnaître qu’une œuvre est une œuvre il faut déjà montrer en quoi la vérité et l’existence y sont mises en cause (certains d’entre vous ont lu le petit essai que j’avais commis sur la Règle du Jeu et ils savent que c’est ce principe que j’ai appliqué). Mais aujourd’hui je pense que cela ne suffit pas. Je dirai qu’il faut également produire la faille de sa lecture. Voilà, c’est exactement cela : que ce qu’on en dit ait comme effet de rendre impossible l’aperception de l’œuvre comme une. J’espère que mes petites remarques de tout à l’heure, pour modestes qu’elles soient ne serait-ce que dans leur taille, ont cet effet, et que vous ne pourrez plus voir une œuvre de Canova ou de Goya sans éprouver à cause de ce que j’ai dit l’impossibilité d’une synthèse unifiante de votre aperception. Mais la lecture de l’œuvre n’est évidemment possible qu’à la condition d’être permise par l’œuvre. Et c’est cette permission qu’il faut dégager en la réalisant (voilà ce que c’est parler d’une œuvre, à mon avis). Donc une œuvre se reconnaît comme telle à son caractère d’être marquante, parce que sa vérité est posée en quelque sorte hors d’elle-même, exactement comme notre pensée, à nous qui la reconnaissons, est posée hors de nous-mêmes. Car enfin, pour que l’œuvre soit reconnue, il faut bien qu’elle soit d’une certaine manière accordée au regard qui la reconnaîtra. Ce regard peut être bête (c’est-à-dire plus ou moins intelligent et savant), et dans ce cas l’œuvre s’y accorde par son unité, qui est une unité de signification dont on peut désarticuler les moments, qu’on peut éclairer par toutes sortes de savoirs. Mais ce peut être aussi le regard de la marque. Car la marque, ça me regarde. Et si ça me regarde, c’est que c’est le regard en moi, déjà. Je veux dire que l’œuvre peut s’adresser à moi (par exemple me donner rendez-vous pour dimanche prochain, et il ne s’agira pas pour moi d’être en retard d’une seule minute), à moi et non pas à n’importe quel visiteur du musée, ce que je suis ” par ailleurs “. Vous voyez donc qu’il appartient à l’œuvre d’opérer en moi une séparation entre ma bêtise et ma pensée, séparation qui consiste paradoxalement à me réduire à ma bêtise pour que la pensée advienne, dès lors sans moi c’est-à-dire réellement. C’est ce qui fera par exemple que je ne comprendrai pas une grande partie de ce que je dirai à propos de l’œuvre : je comprendrai ce qu’il y aura de bête dans mon discours, mais pas ce qu’il y aura de singulier, puisque moi je ne suis pas singulier mais bête (je suis n’importe qui, pour moi-même, en tant précisément que je peux dire légitimement ” moi “). D’ailleurs tout le monde peut vérifier ce que je dis en écoutant des artistes parler de leur œuvre ou des romanciers de leurs livres : on est quelquefois atterré de ce qu’ils disent, et on se dit qu’il est impossible que le même auteur si singulier dans son travail soit si banal et plat dans ses interviews et dans les commentaires qu’il livre de son œuvre. Vous voyez bien cette différence dont je ne cesse de vous parler, dans de tels exemples : il parle de son livre non seulement comme n’importe quel lecteur mais encore comme quelqu’un qui aurait l’expérience de l’avoir construit et rédigé. Mais l’expérience, qui est mobilisation de savoir et qui produit un surcroît de savoir, produit par là même un sujet qui ne peut avoir été enrichi par elle qu’à être primitivement ce sujet anonyme de la réflexion dont Kant nous a donné la théorie. Or l’écriture d’un livre, ce n’est pas une expérience, mais une épreuve, quelque chose dont on ne se remettra jamais, de sorte que c’est cette différence entre l’expérience de sa production et l’épreuve de son écriture qui rend compte du décalage que nous apercevons tous entre la bêtise (éventuellement spirituelle et érudite) de celui qui parle de ce qu’il a fait et le génie de celui qui le fait réellement.

Je disais que l’œuvre accorde le regard. Prenez ” accorder ” au sens d’une accordeur de piano, belle profession généralement exercée par des aveugles, et que l’invention du diapason électronique a détruite. L’accord de l’œuvre et du regard, la notion de marque le rassemble, quand on la prend dans un sens non pas nominal mais verbal, ainsi qu’il convient toujours de le faire. Si donc ce n’est pas à n’importe quel visiteur (ce que j’étais jusqu’à l’instant de la rencontre) qu’elle s’adresse mais bien à moi, alors cela signifie que cette initiative qui commande mon regard et qui le libère de la bêtise touristique et universitaire qui est souvent la mienne en pareil cas, opère un déchirement dont il m’est impossible d’avoir conscience (puisque la subjectivité est toujours bête : faite de savoir). C’est ce déchirement qui va distinguer quelque chose d’un côté (ma vie c’est-à-dire mon savoir) et rien d’un autre… Car bien entendu, il ne faut pas imaginer qu’il y aurait deux sortes de réalités situées de part et d’autre de la marque, dont l’une serait la vie et l’autre la pensée. Il n’y a rien d’autre que la vie, précisément en tant qu’elle est exclusive de toute éventualité de vérité. De sorte que la marque est cette exclusivité même, entendue comme un lieu dès lors impossible (la pensée, dès lors qu’on l’accorde à la vérité, il va de soi qu’elle ne consiste en rien, qu’elle n’est pas une nouvelle région d’une vie qui comprendrait à la fois la vie banale et la pensée). Eh bien l’œuvre accorde mon regard en ce sens qu’elle le porte là où comme regard, fonction vitale, est impossible. Là est la marque. Et un peintre, par exemple, c’est une personne dont le regard est marqué – ce qui signifie que quand il se promène par exemple à la campagne, il ne voit pas ce que n’importe qui verrait. Qu’est-ce qu’il voit, alors ? Mais rien, justement (tiens, je parlais d’aveugles tout de suite). Et c’est la pensée : qu’en son tableau il ne s’agisse finalement que du rien à l’encontre de quoi le paysage est quelque chose… Bon, eh bien l’œuvre, c’est cet effet qu’elle produit, quand elle accorde notre aperception à sa réalité : elle nous conduit là où c’est proprement invivable. Et le point d’impossibilité de la vie, là où c’est invivable, autrement dit le lieu de la pensée, c’est la marque. La marque, vous pouvez donc dire que c’est le point au-delà duquel il n’y a littéralement ” rien “, ce rien qui est toujours l’autre de quelque chose, ainsi qu’on le voit parfaitement en réfléchissant sur la notion de vanité, dont je vous ai déjà parlé.

Alors maintenant je suis en mesure de répondre à votre question. Reprenez cette idée de vanité dont j’ai expliqué l’autre jour l’importance pour la question du temps (c’est-à-dire des interprétations). C’est quoi, la vanité ? C’est l’équivalence de quelque chose et de rien. Vous voyez bien que si la vanité s’impose d’une manière ou d’une autre (ce que je vais préciser tout de suite), vous avez affaire non pas tant à cette équivalence qu’au lieu de cette équivalence. Et c’est quoi, ce lieu, qui ne peut pas être possible parce que si vous en faisiez un lieu possible vous transformeriez cette équivalence en une différence, puisque vous mettriez d’un côté quelque chose, et rien de l’autre côté. Or si rien est le pendant de quelque chose, c’est que vous ne parliez pas de rien… mais d’autre chose ! Donc le lieu de la vanité est un lieu limite, le lieu impossible de l’impossibilité. Et ce lieu, bien sûr, c’est ce que je vous livre depuis plus d’un an sous le nom de ” marque “.

Donc si vous demandez quelles choses peuvent être marquantes qui ne soient pas des œuvres, eh bien il suffit d’interroger les occurrences de la vanité, ce n’est pas plus compliqué que cela. Toute occurrence de la vanité est marquante, et nous restons marqués de l’avoir rencontrée – c’est-à-dire d’avoir subi l’épreuve de sa rencontre. C’est le même de mentionner une occurrence de la vanité et de mentionner la séparation de la bêtise et de la pensée qui institue la pensée comme telle, c’est-à-dire justement comme épreuve, comme impossibilité de la vie. Car si l’épreuve est une mort locale, comme je l’ai indiqué il y a plusieurs séances, c’est bien parce qu’en elle la vie cesse, ainsi que le dit l’acception familière de l’expression ” y rester “. Et là où la vie est arrêtée (l’année dernière, j’avais pris l’exemple des épreuves du bac, et j’avais fait remarquer qu’on boucle le lycée où elles ont lieu, qu’on interdit les visites et les communications, bref qu’on arrête la vie), vous êtes dans une impossibilité dont, dès lors, vous ne reviendrez jamais (du point de vue de votre scolarité, vous ne vous remettrez jamais d’avoir eu le bac). Eh bien les réalités marquantes, ce sont celles qui nous amènent à cette limite. On pourrait parler de l’extrême, à condition de l’entendre ici comme le point de vanité : là où il y a quelque chose et non pas rien, bien sûr, mais où c’est, comme impossibilité radicale, comme s’il n’y avait rien, plutôt que quelque chose.

Maintenant, je suis sûr que vous allez me demander des exemples. Je prends donc les devants et je vous en donne. Cela dit, je vous rappelle que nous sommes en train de chercher ce qui nous fait penser, et qu’il nous restera ensuite à chercher ce qui fait philosopher, mon programme étant d’élaborer cette différence à travers l’analyse de deux notions, qui sont celles de l’épreuve et de l’aventure.

Alors quelles sont les réalités marquantes, c’est-à-dire opérant en nous qui sommes notre propre possibilité la distinction de la pensée, qui n’est que notre impossibilité ? Autrement dit en quelles réalités faisons-nous concrètement l’épreuve de la vanité, en plus des œuvres ?

Pour ce dernier cas, je vous rappelle que l’épreuve de la vanité est le temps, tel qu’il se donne à penser dans l’indéfinie nécessité de réitérer les interprétations. Si donc des réalités sont marquantes, c’est d’une certaine manière le temps qui s’y trouve à chaque fois mis en cause. Comment peut-il l’être, dès lors qu’on écarte la problématique de l’œuvre ?

Actuellement, je ne vois qu’une seule réponse possible : c’est de dire que le temps est mis en cause seulement quand la cause de son déploiement n’est pas le savoir inhérent à toutes les situations qui, en tant qu’elles sont constituées comme telles par leur assomption qui est aussi une totalisation, sont forcément vectorielles. Et cette vectorialité, c’est le temps mondain. C’est facile à comprendre à partir d’un exemple concret : imaginez que vous ayez faim, qu’il soit l’heure habituelle de dîner, et que des aliments se trouvent dans l’assiette qui est devant vous. Vous voyez bien que l’action de manger est l’accomplissement de cet ensemble, qui se trouve précisément totalisé et accompli comme ensemble de cette manière (ce n’est pas toujours évident : par exemple dans la grave dépression où manque le principe de la totalisation – peu importe quel est ce principe du point de vue de la psychanalyse – on a faim, on a des aliments devant soi, mais on ne fait pas le rapport entre les deux et on ne mange tout simplement pas si personne ne nous commande fermement de le faire). Bon, eh bien je dirai que le temps est mis en cause quand une réalité quelconque ne peut pas relever de cette assomption totalisation qui permet de toujours se trouver en situation. Toute action, quelle qu’elle soit, est assomption d’une situation, ainsi que vous le voyez en vous rappelant que vous faites alors ce que n’importe qui ferait à votre place, c’est-à-dire justement dans cette situation. Tout ce qui ne relève pas de l’action, c’est-à-dire de ce que n’importe qui ferait ou dirait dans telle ou telle situation, voilà par conséquent ce qui marque. L’œuvre en fait évidemment partie : vous n’allez pas dire que la Joconde, c’est ce que n’importe qui aurait peint s’il s’était trouvé à la place de Léonard de Vinci !

Pour donner des exemples, qui sont donc des exemples d’autant de ” causes de la pensée ” (car ce sont bien des choses qui font penser que nous parlons), il suffit de se demander quelles sont les réalités qui récusent la notion même de situation, qui est toujours celle d’un sujet anonyme – ainsi que Sartre le dit implicitement à la toute dernière phrase des Mots, déjà citée.

Ce qui récuse jusqu’à la notion de situation, il me semble que c’est une des définitions possibles de l’événement. L’événement, c’est ce qui arrive. Ce n’est jamais ce qu’on a fait ni ce que la situation précédente nécessitait. Car l’accomplissement d’une situation, c’est simplement la vérité de ladite situation, comme dirait Hegel, de sorte qu’on peut aussi bien dire que c’en est la réalité exhaussée (par exemple le plaisir des invités, est non seulement la vérité mais encore l’accomplissement du travail de la maîtresse de maison qui a fait la cuisine, disposé les plats, choisi les vins, etc.). Un événement, au contraire, ne relève pas du monde qui le précédait, parce que c’est seulement après qu’il aura eu lieu qu’on pourra l’utiliser comme un instrument pour rechercher dans le passé ce qui l’annonçait – ce qui ne l’annonçait donc pas du tout, en fait, sinon on l’aurait prévu et il ne se fût pas agi d’un événement. Mais alors, si la notion d’événement n’a de sens qu’à l’encontre de celle de situation, et si celle de situation se confond, comme par exemple Sartre le montre bien dans l’Etre et le Néant, avec celle de la temporalité subjective qu’il peut nous décrire, cela signifie que ce qui marque le fait d’abord de rompre la continuité vectorielle dont le temps se définit. La rupture de la continuité du temps, cela porte un nom d’ailleurs expressément indiquer par Sartre dans cet ouvrage, c’est l’instant. Je réponds donc : est marquant tout ce qui relève d’une temporalité de l’instant.

Question : mais il y a des choses marquantes qui s’étendent au contraire sur des années, par exemple une maladie ou un exil, ou un séjour en prison…

Absolument. J’ajouterais encore un amour, si vous permettez, à condition que vous m’ayez accordé que cet exemple est paradigmatique pour penser la notion de rencontre. Et puis surtout vous auriez pu me dire qu’on ne voit pas bien en quoi l’œuvre dont j’étais parti relève d’une temporalité de l’instant. Les rares œuvres qui m’ont parlé, s’il m’est permis de faire allusion à ma propre existence, elles ne m’ont pas tout dit tout de suite, et il a fallu parfois des mois d’étude pour éprouver leur vérité (mais je dois dire qu’il est aussi arrivé – en fait avec un seul auteur : Picasso – que tout soit dit en un instant et qu’ensuite je n’aie plus qu’à m’interroger à part moi sur ce qui m’était arrivé). Je pourrais déjà vous répondre que la notion d’événement est la résolution même de votre difficulté, puisqu’elle renvoie à la rupture de la vectorialité mondaine autrement dit de l’enchaînement progressif des situations où chaque moment accomplit un état de choses qu’il engage par là même vers un nouvel état de choses, alors même que sa durée interne peut s’étendre sur autant de minutes ou d’années que vous voudrez. Prenez l’exemple des guerres. Quand j’étais enfant, toutes les dates étaient référées à la guerre : on parlait des gens qu’on avait connus ” avant la guerre “, de ce qui s’était passé ” pendant la guerre “, et de la situation dans laquelle on se trouvait ” depuis la guerre “. Elle n’a pas duré qu’un instant, hélas, mais elle valait dans ces discours comme rupture, impossibilité pour la situation présente d’être aucunement la continuité de celle dont elle avait marqué l’anéantissement. Donc je maintiens : c’est d’une temporalité de l’instant qu’il s’agissait là, et c’est seulement à vous installer dans l’événement, comme certains profiteurs l’ont fait avec le marché noir, que vous allez nier qu’il s’agisse d’une temporalité de l’instant, parce qu’en effet on aura restauré, dans un nouveau cadre, les continuités et les finalités mondaines. Les exemples que vous preniez relevaient exactement de cette confusion entre la reconnaissance de l’événement et l’éventuelle installation dans cet événement, par quoi il cesse d’en être un pour devenir en quelque sorte une situation normale, donc une mondanéité. Pour la maladie, c’est particulièrement évident, je trouve : il y a des malades chroniques qui ne peuvent même plus concevoir qu’ils aient pu être en bonne santé, au bout d’un certain nombre d’années : le monde et la maladie, c’est la même chose pour eux, exactement comme il y a des soldats qui n’ont jamais pu comprendre que ” la guerre est finie ” (voyez ce film d’Alain Resnais, sur un scénario de Jorge Semprun : il est exactement consacré à cette question). Je m’en souviens bien : on les appelait les ” soldats perdus “, par exemple des anciens d’Indochine qui se sont retrouvés dans l’OAS. Bon, eh bien pour revenir à l’exemple de la maladie, on peut dire qu’elle est un événement : le diagnostic nous tombe dessus et l’on se retrouve devoir garder le lit alors qu’on était simplement venu rendre visite à notre cousin. C’est un événement, mais c’est aussi un monde. En fait, c’est un monde phénoménologiquement très spécial, comme la guerre, ou comme un amour, mais enfin sur l’essentiel, on y reconnaît un trait décisif du monde qui est la possibilité qu’on s’y installe et qu’on s’y retrouve, sauf évidemment qu’on s’y retrouve comme celui qui a pu s’y installer c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’a désormais plus rien à voir avec celui qu’on était avant et ailleurs – ” en bas ” comme dit Thomas Mann (là, il faut que je me retienne, parce que je me sens prêt à vous faire un topo sur La Montagne magique, mais nous sortons déjà assez souvent de notre direction attitrée pour que je ne cède pas à cette forte tentation).

Dans des exemples comme ceux-ci, j’accorde que la temporalité est particulière : c’est celle du ” désormais ” qui prévaut totalement, alors que pour les événements ponctuelles elle prévaut localement (dans tel aspect de ma vie qui a été affecté, je suis désormais quelqu’un d’autre, mais par ” par ailleurs ” c’est toujours moi). Cela dit, la structure originelle du monde qui est la finalité reste maintenue (même si c’est sous une forme très particulière, dont Thomas Mann a fait la tessiture de son roman). Le propre du monde en effet est qu’on puisse toujours le dire comme situation, ainsi que Sartre le fait souvent remarquer (mais lui, il croit que la notion de situation épuise la question, alors qu’à mon avis elle n’a de sens qu’au niveau du ” par ailleurs “, c’est-à-dire qu’elle est étrangère à la vérité d’un sujet qui, comme le narrateur des Mots – mais pas Sartre ! – reste n’importe qui). Or la situation, comme je viens de l’indiquer, c’est la vectorialité qui fait que toute présence est toujours-déjà anticipation d’un avenir qui accomplira le passé en lui donnant un sens. Donc on peut dire pareillement que le Bien au sens platonicien est un transcendantal : une structure a priori du monde en tant que tel. Alors si vous m’accordez que le monde est structurellement platonicien (en fait je préfère dire ” métaphysique “, pour dire la même chose en y ajoutant la référence au savoir), vous m’accorderez que ce qui brise la finalité nous arrache au monde, c’est-à-dire à notre statut de sujet – qui ne diffère justement pas de la place que nous occupons (le sujet, c’est une place dans la structure : à ma place, n’importe qui serait moi, donc je suis en vérité n’importe qui).

Je le dis autrement. Quand vous considérez la notion de l’épreuve, avec la marque qui en est le reste, vous faites une différence étonnante dont je suis sûr que vous n’avez jamais pris conscience : en disant que vous êtes désormais quelqu’un d’autre bien que par ailleurs vous soyez toujours le même, vous dites qu’un autre sujet occupait la place que vous avez le droit de dire vôtre, mais que par ailleurs l’unité de votre personne est maintenue et donc que vous êtes la même personne. Voilà l’épreuve (et donc la marque, mais nous y reviendrons) : un autre sujet dans la même personne. Eh bien les réalités marquantes, ce sont celles qui font que nous ne sommes plus du tout le même sujet, que nous sommes désormais quelqu’un d’autre, bien que nous soyons évidemment resté la même personne. Or ce sujet qui est toujours le sujet du monde, c’est bien le sujet des finalités : tout ce qui fait sens pour moi, c’est précisément pour moi que cela fait sens. De sorte que je réponds finalement à votre question en disant que ce qui marque, c’est ce qui récuse la finalité. Voilà, c’est ma réponse à la question de savoir ce qu’il en est des ” causes ” de la pensée.

Alors des exemples, vous pouvez en trouver autant que vous voulez. Mais je vais vous donner les premiers, ceux qui présentent bien de l’intérêt pour nous parce qu’ils permettent de répondre à la question de savoir à quoi sert la philosophie – question qui est habituellement d’une bêtise crasse mais que j’espère pouvoir détourner et sauver à l’aide de ma petite alchimie conceptuelle. Eh bien, justement, les premiers exemples sont ceux de la pensée (mais il y en a d’autres). Chaque fois qu’il y a de la pensée, vous êtes devant une réalité marquante parce que vous avez affaire à une singularité qui fait apparaître comme tel l’ordinaire et la bêtise que, sans cela, vous n’auriez peut-être pas identifiés comme tels (la notion du ” normal “, telle qu’elle est couramment employée, ne dit rien d’autre que cet aveuglement). Je le dis encore autrement : vous êtes marqués chaque fois que vous assistez à un acte là où vous attendiez une action. L’acte est ce qu’un seul peut et doit faire, alors que l’action est ce que n’importe qui ferait pour une situation donnée. Donc l’acte fait apparaître par récurrence la bêtise du savoir et par conséquent vous en désolidarise. Vous m’objecterez que j’ai précisément défini la subjectivité comme la réalité du savoir (rappelez vous l’exemple du médecin : sa subjectivité spécifique, c’est la réalité même de la médecine, etc.). Justement : par la reconnaissance de l’acte là où n’importe qui (donc vous) attendait une action, vous passez à la limite de cette subjectivité, au point de vanité dont je parlais tout à l’heure en vous indiquant qu’il était aussi le point de vérité. Toute personne ayant assisté à un acte là où elle attendait une action en restera marquée définitivement :  elle n’en reviendra jamais (mais ne vous alarmez pas à propos de votre avenir : par ailleurs, elle continuera d’aller très bien !).

Est-ce qu’il y a encore d’autres choses ? Les accidents, par exemple, on ne peut pas dire que ce soit des actes ni des œuvres. Est-ce qu’en eux on trouve cette distinction opérée par les actes et par les œuvres entre la vie et la vérité (opération qui s’appelle la marque, au sens verbal) ? Et certes personne ne niera qu’on puisse rester marqué par un accident. Eh bien réfléchissez un peu : est-ce qu’un accident n’est pas quelque chose comme une mauvaise rencontre ? Tout ce qui vaut pour la rencontre vaut donc pour l’accident. Ce peut être avec l’automobiliste d’en face, vous me l’accorderez. Mais je dirai surtout que c’est une rencontre avec la nature, justement comme extérieure à toute finalité. Et c’est précisément cette extériorité à la finalité – et qu’est-ce que la finalité, sinon la réalité du savoir du Bien ? – qui va faire que l’accident sera marquant.

Je prends juste une minute pour expliquer cela. Considérez n’importe quel exemple d’accident. Cette notion même, en tant qu’elle s’oppose originellement à celle de l’essence qui détermine la nécessité intrinsèque d’un être, est déjà celle de l’extériorité au savoir. La réalité de l’accident tient précisément en ceci qu'” on ne pouvait pas savoir “, et en rien d’autre. Qui dit savoir réel dit subjectivité, comme je vous l’ai appris. Par conséquent l’accident, c’est ce dont la subjectivation est impossible. Et pourtant, si l’on en sort vivant, il faudra désormais faire avec ! Comme subjectivité, il faudra faire avec quelque chose qui a justement pour réalité d’exclure toute possibilité de subjectivation. Est-ce que cela ne signifie pas que l’accident nous pousse à la limite, à l’extrême de la subjectivité, justement en ce lieu très précis où la subjectivation à étéimpossible ? Et voilà : c’est la marque. Vous comprenez maintenant ce que c’est qu’un accident, et pourquoi cela marque…

Pour les autres exemples, c’est toujours l’impossibilité de la subjectivation qui en rend compte, en tant qu’elle est inséparable de la réalité du savoir (n’oubliez jamais que la subjectivité est cette réalité même) et que cette réalité, justement comme accomplissement en situation, est toujours finalisée. Je parlais de la nature. Si vous considérez la multiplication de la masse de la voiture par sa vitesse pour avoir son énergie cinétique, vous avez assurément un opération qui est presque divine à force d’inhumanité, d’irréfutabilité, d’irrécusabilité, d’inéluctabilité… On n’y peut rien, personne n’y peut rien, et c’est d’une nécessité en quelque sorte éternelle : à la vitesse où elle allait, la voiture ne pouvait pas ne pas être complètement écrabouillée et tous ses occupants avec. Là vous avez la nature pour ainsi dire à l’état pur. Allez donc subjectiver cela, c’est-à-dire y trouver de la finalité ! Impossible par conséquent de ne pas rester marqué, ne serait-ce que par le spectacle d’une simple épave que les services de la gendarmerie ont finalement déposée chez le ferrailleur après l’enquête.

On a cité l’amour, également, et vous apprécierez sûrement que je termine le cours sur cet exemple. Je n’ai plus le temps de développer, mais je dirai seulement l’essentiel qui est connu de tous : quand on aime, on ne compte pas ! Je ne plaisante pas : on importe peut-être (par exemple on fait attention à soi – on se prive de la meilleure part à table malgré notre gourmandise, etc.), mais en tout cas on ne compte pas : c’est l’autre qui compte. Aimer, c’est simplement cela : que l’autre compte (de sorte que si vous me suivez bien dans ma distinction entre ce qui compte et de ce qui importe, vous aurez une théorie pure de l’amour – entre autres résolutions de problèmes philosophiques). Or dans le monde c’est-à-dire dans l’horizon de la finalité, qu’est-ce qui compte, sinon toujours et encore moi ? Car enfin, non seulement tout fait sens en fonction de moi sans que j’aie d’ailleurs à le réfléchir (tel rayon de la librairie me semble attirant et tel autre, qui occupe pourtant une surface vingt fois supérieure, je ne l’ai jamais vu), mais encore ” tout ce qui est est pour moi “. L’adage phénoménologique indique ainsi que la subjectivité est la condition transcendantale de l’apparaître des choses et même tout simplement de leur être (je ne dis pas de leur existence : cela ne vaudrait que pour l’exemple du rêve qui, lui, ne renvoie pas à la structure mondaine), de sorte qu’il n’y a pas de différence entre se reconnaître comme subjectivité et reconnaître que l’on est finalement seul à compter. Cette solitude radicale de celui qui se reconnaît en n’importe qui et qui par là même jouit d’être n’importe qui, c’est la communauté. Celle-ci, comme vous savez, est un des traits essentiels du monde (il n’y a de monde que commun, que toujours déjà partagé). Eh bien si la subjectivation du savoir, en tant qu’elle se confond avec l’institution de la subjectivité et par là même avec l’ouverture du monde, a pour condition qu’on soit finalement seul à compter (et il faut être n’importe qui c’est-à-dire un médiocre épuisé par le savoir dont il s’autorise, pour être vraiment seul à compter), vous voyez que l’amour est une récusation de cette nécessité. Là où j’aime, je pense, et là seulement.

Et ce que nous avons dit plus haut de la vanité se retrouve littéralement. Car si l’on ne compte pas, cela signifie qu’on est absolument indifférent à la différence entre être et ne pas être, dès lors que c’est nous qu’elle affecte. Par exemple si la personne que j’aime a besoin disons d’une greffe cardiaque et si je suis histologiquement compatible, pas de problème : on y va tout de suite, et joyeusement ! Mais ” par ailleurs “, je suis très prudent en voiture, et la peur que je puis éprouver sur la route m’enseigne qu’il n’est pas du tout équivalent pour moi d’être ou de ne pas être. Dans cette opposition, je crois qu’on retrouve bien la différence que j’ai essayé de vous indiquer…

 

Aujourd’hui, nous avons répondu à la question de ces réalités qui font penser. La prochaine fois, nous verrons ce qui fait philosopher et j’espère mener à bien un petit examen de la notion d’aventure, dans sa distinction avec celle de l’épreuve.

Je vous remercie de votre attention.