La dernière fois, nous avons parlé des choses qui font penser. Des choses (ou des personnes, éventuellement) qui sont belles à force d’être laides ou laides à force d’être belles, ou d’autres choses comme celles que j’avais prises en exemple forcent notre regard au-delà de notre capacité représentative, au-delà du fait que notre regard soit précisément le nôtre. Je dirais que c’est comme si notre regard continuait tout seul, alors que nous sommes restés en arrière, là où nous pouvons assurer la récognition de l’objet, son identification conceptuelle comme étant bien tel ou tel. Cette assurance, elle nous mobilise en tant que sujets d’une aperception qui doit forcément être telle de n’importe qui, puisque c’est le concept même de l’objet qui se trouve en jeu. Quand donc notre regard continue tout seul, au-delà de la récognition qui importe toujours mais qui ne compte plus, on peut parler d’une vision qui se fait indistinctement à la limite de l’objet et à la limite du sujet que nous sommes, toujours » par ailleurs « . Ainsi la réalité de l’objet et aussi celle du sujet valent toujours, mais ils ne comptent plus : ils ne valent que » par ailleurs « . Nous avons convenu d’appeler ainsi l’ordre des importances.
Nous gardons de Kant la corrélation de l’unité de l’objet et de l’unité du sujet. Je vous rappelle son idée : si je puis voir cette table, c’est que je synthétise dans l’unité de mon aperception tous ses aspects, de sorte que son unité est aussi bien celle de mon acte de sujet, la synthèse. Mais si la réalité est telle qu’elle impose à un regard une poursuite que nous (c’est-à-dire n’importe qui) ne pouvons pas assumer, vous voyez qu’on peut dire d’un même mouvement que l’objet est marquant ou que le regard a été marqué. Le regard, mais pas moi, qui par ailleurs suis toujours le sujet d’une expérience indéfiniment renouvelée, c’est-à-dire dans une mobilisation et un accroissement constants de mon savoir. La distinction est donc claire aussi bien dans l’objet qui est marquant en excédant son propre concept (lequel continue de valoir » par ailleurs « ) qu’en moi qui en reste marqué, bien que » par ailleurs » j’en fasse un moment d’une expérience qui se poursuivra tant que je vivrai. La marque est ce côté impossible de l’objet qui par ailleurs obéit à son concept c’est-à-dire à sa possibilité ; et l’on peut aussi bien dire qu’elle est ce morceau de mort dont je vous ai parlé, définitivement fiché en moi qui, par ailleurs, continue de me confondre avec mon propre monde.
Bien entendu, cette présentation est liée à la nécessité de mon travail qui est de vous la présenter comme représentable : il n’y a pas d’un côté des choses qui auraient la curieuse propriété de porter une frange d’impossibilité à la limite de leur réalité, et d’un autre des gens qui auraient l’infirmité d’avoir un morceau de mort en eux comme des blessés de guerre peuvent avoir un éclat d’obus dans le poumon. Car la notion de marque est verbale et désigne par conséquent un acte, celui que nous réfléchissons et exposons en indiquant une dualité purement réflexive qui fait correspondre à un trait de l’objet un trait du sujet, alors même que cette notion n’a de sens qu’à l’encontre de toute problématique réflexive.
Le sujet qui réfléchit, en effet, est forcément le sujet de l’expérience qui est toujours là (c’est le » je pense » qui doit pouvoir accompagner toutes nos représentations), et il s’oppose au sujet de l’épreuve qui lui n’est plus là, qui y est définitivement resté – bien que » par ailleurs » le sujet de l’expérience continue de s’imposer comme la référence formelle de ce que nous disons de l’épreuve. Car réfléchir une épreuve, c’est en faire un moment de notre vie (par exemple vous pouvez nous raconter ce que vous avez vécu en passant les épreuves du bac), et par conséquent en faire une expérience. Eh bien c’est de ce paradoxe de la réflexion qu’il s’agit quand nous distinguons l’impossibilité qui est la limite de l’objet défini par sa possibilité, et la mort qui est la limite de la vie, laquelle est l’instauration de la possibilité en général.
Dans le langage de la réflexion, on peut donc parler de réalités comme celles que j’ai mentionnées en disant qu’elles sont des causes de la pensée. Ce qui revient à dire que si on ne les rencontrait pas, on ne penserait jamais. Mais bien entendu, cela signifie que leur rencontre, justement parce qu’elle n’est pas une récognition (ce que toute rencontre est » par ailleurs « ), est une épreuve, et qu’on ne pense qu’au reste de l’épreuve, c’est-à-dire au lieu actuel de la marque.
Toujours dans le langage réflexif et pour essayer de mieux vous faire comprendre cette idée, je peux donc dire que certaines réalités ont comme propriété de pousser notre sensibilité. Prenez ce terme au sens qu’il prend en photographie quand on parle de pousser un développement : cela signifie le forcer à produire ce qu’en principe, étant donnée la sensibilité propre de la pellicule, il ne devrait pas donner. Pousser le développement, c’est une opération qui revient en quelque sorte à conférer à la pellicule une sensibilité qu’elle n’avait pas. Eh bien, vous pouvez dire que les choses qui nous marquent on » poussé » notre sensibilité bien au-delà de ce qui était formellement nécessaire, c’est-à-dire nécessaire pour le concept de l’objet concerné. Ainsi dois-je nécessairement être doté d’une certaine sensibilité pour que mes concepts ne restent pas vides et soient à chaque fois concept de l’objet, et dois-je à chaque fois reconnaître que ma sensibilité a été » poussée « , pour garder cette comparaison, par une réalité que mon concept a imparfaitement pu synthétiser, manquant par là même de sa singularité. Car la définition du concept renvoie bien à son universalité (par exemple le concept de table renvoie à n’importe quelle table), laquelle est l’impossibilité que la singularité de ce qui pourrait être en cause (selon les modalités que j’ai indiquées l’autre jour) soit même admise. Il est bien évident en effet que je ne peux assurer une récognition d’une chose concrète qu’à ce qu’elle permette au concept, par un jeu entre entendement et sensibilité que Kant appelle le schématisme, d’être sa vérité. Or si le concept est la vérité de la chose que j’ai reconnue, qu’est-ce que cela signifie sinon que la chose en elle-même ne compte pas ? Ce qui compte, c’est justement ma capacité » constituante « , par quoi j’offre à une réalité qui va m’affecter la possibilité d’apparaître.
Le singulier, au contraire, il compte, alors que l’ordinaire importe (l’extraordinaire importe aussi : il importe de la nouveauté, mais il ne compte pas pour autant). Ainsi une réalité qui compte, c’est-à-dire une réalité singulière, a-t-elle pour effet d’excéder non pas seulement en fait mais bien en droit le concept qui la concerne. Voilà l’essentiel de mon argument, qui justifie mon refus d’aborder cette question sous l’angle phénoménologique. Vous pourriez en effet me demander de faire une phénoménologie qui expliciterait la donation de certaines choses qui sont pour ainsi dire saturées, et qui excèdent toujours la représentation que nous pouvons nous en faire (un visage en est le meilleur exemple, par opposition à une figure). Mais faisant cela, nous manquerions la dimension dans laquelle nous nous sommes installés dès le premier jour, qui est la question de la vérité. Car la question de la marque n’est pas simplement celle d’un excès du phénomène (par exemple de l’œuvre par opposition au travail, etc.), qui ne renverrait qu’à une structure phénoménologique particulière, mais elle est celle de la production même du lieu de vérité, si vous m’avez accordé que là où l’on est marqué, et là seulement, on pense (c’est-à-dire on est capable de vérité). Marqué, et au seul lieu de la marque, je suis plus capable de vérité que n’importe qui c’est-à-dire que moi. Et c’est cette différence entre l’impossible sujet de la pensé et le nécessaire sujet du savoir qu’il faut entendre comme un acte dont il n’y a dès lors pas à se demander de quel sujet il est l’acte – sauf à perdre tout le bénéfice de notre notion en la faisant réintégrer le giron de la récognition (je reconnaîtrais à chaque fois la même chose au principe de tout ce qui me manque, une cause dont la pensée et par conséquent la vérité seraient les expressions).
Ce qui marque nous rend sensible, initie une sensibilité là où il n’y en avait tout simplement pas. Rien là que de très banal, finalement. Par exemple on entend parler ces jours-ci de manifestations. Qu’est-ce qu’ils veulent avant tout, les gens qui manifestent ? Eh bien écoutez-les et vous le saurez : avant tout ils veulent » sensibiliser » l’opinion à leurs problèmes. Leurs problèmes ne sont pas nouveaux, mais jusqu’à présent l’opinion publique y était insensible : elle balayait quotidiennement le champ de l’actualité et son regard était rempli de toutes les choses qui constituent précisément le corrélat de l’opinion publique, toutes les choses pour lesquelles sa sensibilité convient. Mais alors si l’opinion ne voyait pas les problèmes de ceux qui manifestent aujourd’hui, c’est tout simplement qu’elles n’y était pas sensible (comme une pellicule qui n’est pas sensible à l’infrarouge, par exemple, ne nous fait pas voir la chaleur d’un animal tapi dans l’herbe). Donc ceux qui manifestent considèrent que la première chose à faire est littéralement de produire dans l’opinion une sensibilité, celle-là même dont ils ont besoin pour que leurs problèmes soient reconnus. Voilà l’idée : la sensibilité, ça se produit et ce n’est pas une donnée naturelle. Comment ils font, pour rendre l’opinion sensible à leurs problèmes ? Eh bien, justement, ils » manifestent « . Manifester, voilà un terme phénoménologique s’il en est ! Cela mérite examen, puisque la » manifestation » des uns est une action dont le but est de » marquer » les autres. Si la manifestation réunit quelques personnes devant la préfecture, elle ne marquera personne et les problèmes seront toujours ignorés de l’opinion. Mais il y a un seuil quantitatif à partir duquel elle marquera. Et là, quand elle marquera, une nouvelle sensibilité sera instaurée. Par exemple nous pouvons dire que nous sommes plus sensibles aux problèmes des conducteurs d’autobus depuis les récentes grèves, qui ont été nombreuses et bien suivies. Avant, on pouvait nous expliquer les difficultés que ces gens ont à exercer leur métier, on en avait l’idée, mais on n’y était pas sensible.
Question : C’est quoi, ce seuil à partir duquel une réalité devient marquante ?
Là vous êtes tombé juste, je dois dire, parce que vous me forcez à repenser les » causes » de la pensée dont j’ai donné des exemples. Vous allez comprendre la portée de votre question quand j’y aurai répondu. Eh bien ma réponse, en voici le début : une réalité est marquante à partir du moment où vous ne pouvez pas utiliser un concept pour la mentionner.
Comprenez en effet que si le concept est adéquat pour mentionner ce qui est en cause, cela signifie que vous vous appuyez sur la sensibilité correspondante, pour que votre concept ne soit pas vide. Je n’entre pas dans le détail de ce que nous apprend Kant sur ce sujet, mais il est bien certain qu’il faudra examiner tout cela du point de vue de la marque et nous y reviendrons. Donc l’intuition de votre sensibilité correspond au concept. Imaginez maintenant une réalité qui ne correspondrait pas au concept parce qu’elles l’excéderaient de la manière que j’ai indiquée. Eh bien, cette réalité, et justement à cause de cela, vous ne pourrez pas la désigner par votre concept, qui ne convient pas (bien que » par ailleurs » il puisse convenir) et vous allez faire des efforts pour signifier ce dont vous n’avez dès lors pas la compréhension (bien que » par ailleurs » vous l’ayez). Vous avez compris que c’est de la pensée que je parle, puisque ces choses sont précisément celles qui font penser. Alors, comment peut-on la nommer, la pensée, maintenant que je vous ai fait remarquer que c’est dans l’insuffisance même de votre concept que vous pensiez, et seulement là ? Cette insuffisance, j’ai pris bien soin de l’opposer au » par ailleurs » du savoir c’est-à-dire de la disponibilité du concept. Nous ne parlons donc pas d’autre chose, c’est-à-dire d’une réalité qui nécessiterait un nouveau concept, mais bien de la limite extrême de la possibilité d’être conceptualisé. C’est dans cette limite que se trouve la pensée, sinon vous avez simplement le savoir. La question que je vous pose est donc la suivant : le débordement du concept en tant que concept, dans la signification, qu’est-ce que c’est ? Je vous donne un exemple, pour vous aider. Reprenez celui de la manifestation revendicative. Vous me demandiez à partir de combien de manifestants elle sera marquante. Combien, je ne sais pas, mais je peux quand même répondre : elle sera marquante au moment où il sera impossible de la décrire autrement qu’en parlant de » marée humaine « . Voilà donc ma réponse : une réalité est marquante à l’instant où sa signification cesse d’être un concept pour être une métaphore.
Une métaphore, c’est une impossibilité de signifier conceptuellement. Mais pas seulement. Car je dois souligner qu’une métaphore c’est » par ailleurs » un concept. Ainsi, quand je parle d’une marée humaine, vous me comprenez parfaitement : vous vous représentez une foule qui progresse en envahissant tout l’espace disponible. Comme vous comprenez exactement ce que je veux dire, il faut parler de concept. Mais vous voyez en même temps que si l’on se trouvait dans le champ du concept, je n’aurais pas employé cette métaphore qui dit l’excès de ce que j’avais à signifier. Cet excès, je dirai que c’est exactement – mais alors très exactement – le caractère marquant de la manifestation. Un ensemble de gens, c’est une chose ; une foule, c’est autre chose. Mais les foules, on en a l’habitude et notre intuition correspond à notre concept. Par contre, si vous parlez de marée humaine, vous voyez bien que votre intuition déborde votre concept, pour conserver ce langage emprunté à Kant. Dans la métaphore, vous dites donc ce que vous ne pensiez absolument pas – si, toujours dans ce langage, vous convenez d’identifier la pensée par le concept. Or dire ce qu’on ne pense absolument pas, ce qu’on ne peut pas penser en tant que sujet de la réflexion c’est-à-dire en tant que sujet de l’aperception par le concept (n’importe qui, autrement dit), c’est précisément ce que nous pouvons nommer la pensée, cette fois-ci entendue en extériorité au concept. Car si la manifestation était marquante, c’est bien parce que la notion de foule nombreuse ne suffisait pas et qu’il fallait passer à la métaphore. Bref, vous avez compris où je veux en venir : la marque est la différence du concept et de la métaphore, ou, si vous préférez, le caractère métaphorique de ce qui excède son propre concept.
On peut donc convenir d’appeler » métaphoriques » des réalités comme celle-ci, de sorte que si vous voulez explorer la marque non plus comme acte mais comme lieu – le lieu de la pensée, je vous le rappelle – vous n’avez qu’à explorer la différence de la métaphore et du concept.
Quel rapport avec la pensée, demandez-vous ? Eh bien je vous le dis depuis le début : le savoir. Si l’on pouvait apprendre à faire des métaphores, c’est-à-dire à être original, il n’y aurait jamais de pensée mais seulement du savoir. Et c’est l’impossibilité d’apprendre, c’est-à-dire l’impossibilité qu’elles relèvent du savoir, qui fait qu’on parlera de pensée. Je le dis d’une autre manière : cet excès d’une réalité à son propre concept que nous pouvons nommer la marque (au sens verbal, puisqu’il s’agit aussi bien de notre reconnaissance de cette réalité), c’est l’excès à la possibilité qu’elle relève du savoir et donc à la possibilité que nous entreprenions d’acquérir ce savoir. Acquérir ce savoir, c’est apprendre. Eh bien voilà la solution : on appelle métaphore la figure qu’on n’apprend pas à faire. Et pourquoi est-ce qu’on n’apprend pas ? Justement pour cela que le savoir ne peut pas concerner ce qui excède le concept, autrement dit ce dont la reconnaissance n’est pas une représentation, pour l’excellente raison que le savoir est toujours savoir de quelque chose de déterminé. Et la marque, nous l’avons caractérisée dès le début par son inconsistance.
La sensibilité, c’est quelque chose de produit et non pas de donné, puisqu’elle est le lieu même de la donation. La condition de la donation ne peut pas en relever, et par conséquent n’est pas elle-même donnée. J’insiste sur cette idée qui est capitale, absolument décisive pour tout mon enseignement et pas seulement de cette année.
Ne croyez pas qu’on aurait une sensibilité qui existerait comme l’aspect passif de notre esprit, et auquel répondrait son aspect actif, la spontanéité de l’entendement. C’est l’idée de Kant, cela. Mais pourquoi est-ce qu’il n’a pas raison, de dire ce qui semble à la réflexion une évidence ? Eh bien justement parce que c’est à la réflexion que c’est une évidence ! Je vous l’ai déjà dit : Kant est le penseur de l’homme qui réfléchit, mais surtout pas de l’homme qui pense (quand il aborde la pensée, dans la critique de la faculté de juger à propos du jugement réfléchissant quand il porte sur l’originalité, c’est pour renvoyer cela à un don naturel, ainsi qu’il convient en effet quand on garde la position réflexive). Donc si vous réfléchissez, sans déconstruire la réflexion comme je vous invite à le faire depuis longtemps, vous allez faire du kantisme comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, et vous allez trouer que dans le champ de votre réflexion la capacité d’être affectée est aussi donnée que la spontanéité. Mais si vous réfléchissez un tant soit peu sur cette réflexion, vous vous rendrez compte que vous avez instauré un nouveau champ transcendantal dans lequel en effet vous constaterez la différence de l’une et de l’autre. Le problème aura simplement été repoussé d’un cran. Moi, je ne veux pas de cette solution, qui fait de la vérité la représentation d’une réalité à laquelle on doit se soumettre pareillement, qui fait de chacun le représentant finalement anonyme et sans visage d’une humanité qui est seule à compter, et qui fait du génie aussi bien que de la médiocrité une fatalité naturelle ( » que voulez-vous : si je ne pense pas l’univers comme Einstein l’a fait, c’est que la nature a mis moins de neurones dans mon cerveau et plus dans le sien, de sorte finalement que tous les humains se valent, chacun faisant ce qu’il peut avec ce qu’il a ! « ). Eh bien, si vous reconnaissez que la réflexion introduit subrepticement un nouveau champ transcendantal (ce que Kant reconnaît d’ailleurs expressément en indiquant que nous ne pouvons nous apparaître à nous-mêmes que comme phénomènes), vous reconnaissez du même coup l’impossibilité de parler d’une donation de la sensibilité. C’est ce que j’assume en disant qu’elle est produite par la marque : je ne suis sensible que là où j’ai été » sensibilisé « , pour reprendre un terme actuel, et je ne suis » sensibilisé » que par des réalités marquantes.
Donc la marque n’est pas l’effectuation de la sensibilité, mais sa production même. Je n’insisterai jamais assez là-dessus.
Eh bien, cette production de la sensibilité, elle doit forcément s’entendre par un hiatus, que la réflexion situera au niveau de l’imagination transcendantale, avec le concept qui lui n’est pas produit par la réalité marquante. Le concept, au contraire, est ce qui permet la récognition, de sorte qu’il lui appartient d’être identique à sa propre disponibilité. Alors vous voyez bien qu’une réalité marquante a pour effet de nous faire différer du concept au lieu même de la marque, qui est la sensibilité comme produite.
Alors, cette production, comment la penser concrètement ? Eh bien il suffit de partir du concept et disant qu’elle se produit dans l’acte même par lequel le concept (par exemple celui de foule très nombreuse) tombe littéralement. Car vous voyez bien que vous ne pouvez parler de » marée humaine » qu’à ne pas dire qu’il s’agit d’une foule nombreuse. Je le dis autrement : la métaphore ne se situe ni dans un terme ( » foule nombreuse » est insuffisant) ni dans l’autre ( » marée » est tout simplement absurde), mais entre les deux, là où il n’y a rien. C’est pour cela qu’on ne peut pas apprendre à faire des métaphores : parce que l’acte d’en faire se situe en un lieu où, puisqu’il n’y a rien, il n’y a personne non plus. Voilà exactement de quoi je parle depuis le début de l’année. Mais là où il n’y a rien, c’est-à-dire personne, cela s’oppose à l’horizon mondain où il y a tout, et donc corrélativement où je me trouve moi-même. C’est le » par ailleurs » dont je vous parle, ou encore l’horizon de la bêtise (car la bêtise, c’est simplement de vouloir à tout prix que le monde soit l’horizon absolu – pensez à des exemples concrets, et vous verrez que cette définition, comme les autres que je vous ai données, marche à chaque fois). C’est tout ce que je veux dire : là où il n’y a rien ni donc personne, c’est la sensibilité en tant que produite. Je dirai donc que seul un être capable de métaphores relève d’une sensibilité produite, parce que cette productivité, à mon avis, c’est la métaphore même.
Je termine sur ce point dont, encore une fois, je tiens à souligner le caractère décisif pour mon travail, en vous faisant remarquer la condition de cette production, c’est-à-dire finalement de notre sensibilité en tant qu’elle n’est pas donnée.
Mon argument partait de l’inadéquation du concept. Je synthétiserai donc ma position en disant que la sensibilité comme produite appartient en propre à cet être très particulier qu’on appelle l’humain et qui se définit non pas surtout par son langage (qu’on peut retrouver dans nos machines primitives), mais par l’inadéquation de celui-ci (quand les machines ne seront plus primitives, leur langage sera inadéquat et la question de leur différence avec nous sera aussi absurde que les arguties racistes, dont je vous rappelle qu’elles étaient d’abord » scientifiques « ). Concrètement, cela signifie que nous ne pensons – car bien sûr vous avez compris que la pensée n’était rien d’autre que la production de la sensibilité – qu’à » mal » parler. Nos langues ne sont pas » consistantes « , nous le savons depuis longtemps. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’y a pas de science sans formalisme : sans que l’indéfinie possibilité du concept soit ramenée sous l’abstraction de la lettre, comme j’ai dit plus haut, et sans que le formalisme des relations ne pare à l’effet sujet qui provient justement de la différence entre » penser » et » calculer « , pour faire allusion à Leibniz. Car nous pensons quand il faudrait calculer – raison pour laquelle nos machines nous sont pour le moment bien utiles. Eh bien l’humain est justement fait de son mal parler (qu’il ne faut pas confondre avec une éthique du » bien dire » !) c’est-à-dire, pour aller vite, par sa capacité » poétique « . Moi, j’appelle cela » la production de la sensibilité « . Et cette production, je dis que c’est la marque. Vous commencez à entrevoir l’enjeu du travail que je mène devant vous depuis l’année dernière !
Question : La marque, c’est donc en même temps la métaphore et sa reconnaissance ?
La marque, si on en convertit la question dans le langage de la réflexion, c’est de faire excéder cette sensibilité relativement au concept. Là où je suis marqué, le concept apparaît dans son essentielle » bêtise « , précisément à cause de sa validité c’est-à-dire de son universalité. Car l’universalité du concept, vous pouvez la concevoir en disant qu’elle est sa possibilité de trouver un répondant chez n’importe qui, dans n’importe quelle sensibilité. De sorte que l’universalité du concept se confond avec l’impossibilité d’être jamais affecté par le singulier. S’il y a par exemple une table singulière, la légitimité du concept de » table » se confond avec la nécessité que sa singularité soit littéralement mise hors de compte. En ce sens, elle sera dépossédée de sa vérité, de ce qui fait qu’elle n’est pas n’importe quelle table. Corrélativement, l’essentielle indifférence de la table à son propre concept (si elle est singulière, sa vérité n’est pas d’être n’importe quelle table) se traduira par l’essentielle indifférence de son aperception : si c’est le concept de table qui compte, alors je dois être parfaitement aveugle à sa singularité. Et si je suis aveugle à toute singularité, alors je suis littéralement n’importe qui : je suis ce sujet dont le concept a besoin, dès lors qu’il est seul à compter. Aussi ma propre sensibilité ne devra-t-elle pas compter ! c’est pourquoi je deviendrai kantien : tout cela, je le rangerai dans le » pathologique « , l’ensemble de ce qui m’empêche de reconnaître qu’en tel être humain concret la seule chose qui compte, qui est l’humanité en général. Et certes les bourreaux sont des humains, exactement comme l’ami qui est venu se réfugier chez nous pour leur échapper ; de sorte que pour ne pas utiliser l’humanité des premiers comme simple moyen de protéger le second, je dois le leur livrer en espérant simplement qu’un miracle lui permettra de se sauver. C’est qu’en effet, il ne compte pas (ce n’est pas lui qui compte, mais l’humanité en lui – identifié qu’il est, comme chacun des bourreaux, a une vérité qui est son appartenance à l’humanité, au fait d’être littéralement n’importe quel humain). C’est cela, l’idéalisme réflexif : le singulier ne compte pas en face de la constitution définie par son universalité (et quand il compte, comme dans l’exemple du génie, eh bien il ne compte pas puisque c’est simplement la nature qui donne des règles, et que cette nature n’est rien d’autre que sa propre indifférence !).
Là, j’espère que vous voyez concrètement la différence du concept et de la métaphore. Car si vous me demandez de parler d’un passant en général, j’en parlerai selon le concept que j’ai de l’humanité en général (ce passant dans la rue, c’est un être humain, assurément), mais si vous me demandez de parler de quelqu’un qui compte pour moi, je ne pourrai pas. Et si je parle de cette personne en utilisant des termes qui vaudraient pour n’importe qui, je commettrai sans aucun doute un acte d’impiété, puisque j’aurai ramené sa singularité à l’ordre ordinaire du concept. Dans le champ du concept qui sera seul à compter si je m’identifie à ma réflexion, j’aurai ramené ce qui compte à ce qui importe. En quoi vous constatez d’abord que la sensibilité excédant le concept n’est aucunement » pathologique » c’est-à-dire devant être réduite, mais qu’elle est au contraire le domaine de la vérité et de la piété (notions inséparables comme l’envers est inséparable de l’endroit), qui s’entend à chaque fois à l’encontre de l’universalité du concept. Non pas surtout que j’appelle » vérité » on ne sait quel ineffable mais en ce sens très précis que la vérité se tient au lieu même de la singularité, laquelle est, comme notion, la dénonciation même de l’universalité conceptuelle, dans laquelle c’est le concept seul (ou la raison, si vous préférez) qui compte.
Je vous ai déjà indiqué qu’il y avait des notions qui étaient en elles-mêmes des réfutations. C’était à propos du portrait. Vous avez ici un nouvel exemple : la vérité de quelqu’un qui compte pour moi, c’est-à-dire d’une personne qu’il m’est littéralement impossible d’identifier à n’importe qui (à un être humain en général), d’une personne qu’il m’est impossible d’identifier à sa place (si je dis par exemple que c’est un parent ou un écrivain, je le réduis à une place que n’importe qui aurait pu occuper, en droit : un parent, un écrivain), eh bien je ne peux vous l’indiquer que dans un discours qui excédera non seulement la conceptualité habituelle, mais encore sa propre compréhension. Voilà la pensée. Notez que je parle de l’aspect subjectif de cette vérité (quelqu’un qui compte pour moi, pas forcément pour vous) ; parce qu’autrement cette vérité se donne de deux manières, qui sont le visage et le nom propre (pour savoir qui est cette personne, vous devez obtenir cela comme réponse – précisément une réponse qui excède le savoir dont votre questions était apparemment l’envers). Donc je veux parler de quelqu’un qui compte pour moi, je le dirai forcément d’une manière métaphorique. Et comme la métaphore est l’acte du sujet en tant que tel, ce qu’on ne peut aucunement apprendre à produire, vous entendrez par là même une vérité dont je n’aurai pas conscience et qui est la reconnaissance d’une dette. Car si je suis fait de dette, et d’abord envers des morts comme chaque être humain, cela signifie que le dit de cette dette est mon acte même. De sorte que je ne peux reconnaître ma constitution subjective (les gens qui comptent pour moi, ce sont ceux qui ont fait que je suis moi et non pas n’importe qui) que dans la production métaphorique, où je restitue l’acte subjectif du don. Voilà la métaphore : cette restitution subjective, production de la subjectivité qui vaut comme reconnaissance de dette au lieu même de la marque.
Pourquoi l’universalité du concept est-elle bête, au sens que nous avons convenu d’utiliser ? Elle l’est justement pour cette raison qu’elle laisse en arrière, en chacun, indistinctement le fait qu’il n’est pas n’importe qui et le fait que l’objet (mais pas n’importe quel objet, précisément : il faut qu’il soit marquant comme ceux dont j’ai parlé l’autre jour) est singulier. La singularité de l’objet, c’est la même chose que le fait de n’être pas n’importe qui. Et c’est impiété et trahison de soi que de ramener la singularité de ce dont on parle à l’universelle possibilité d’en parler. Ainsi, je ne pourrai vous parler de Sartre, de Thomas Mann ou de Lacan (les penseurs qui m’ont vraiment institué comme étant moi) d’une manière objective, comme font ces collègues qui appellent » philosophie » les exposés qu’ils font sur les auteurs. Car à être ainsi moi-même n’importe qui, je constituerais leurs œuvres comme des réalités finalement indifférentes, alors qu’elles ne sont finalement rien d’autre que leur propre singularité, c’est-à-dire que leur propre caractère marquant. Pour moi, la piété est d’en parler pour ainsi dire depuis ce qu’ils ont fait de moi et non pas dans un exposé que n’importe lequel de leur lecteur ferait aussi bien, sinon mieux, mais qui est intrinsèquement un acte d’impiété, puisqu’il n’est pas la production, au lieu de leur marque, d’une sensibilité. Car bien sûr la question de la piété, en tant qu’elle est tout simplement celle de la pensée, est indistinctement celle de la sensibilité et de la vérité.
Question : Vous ne pouvez pas dire qu’un exposé objectif réduit une œuvre à l’indifférence, puisque les auteurs sont justement considérés dans leur singularité, selon leur nom propre.
Si, je peux le dire. Prenez n’importe quel exemple, y compris dans mon propre enseignement. Quand je fais un exposé sur un auteur, comme cela m’arrive de temps en temps, je suis obligé de démonter sa doctrine pour vous montrer comment elle fonctionne, de quels problèmes inaperçus elle est la résolution, à quelles éventuelles apories elle s’arrête, etc. Déjà, vous avez reconnu cette notion de doctrine, que je suis bien obligé d’employer. Mais si ces auteurs étaient des doctrinaires, je ne perdrais pas une seule minute à les lire ! Et vous non plus, j’espère. Je l’ai déjà dit : si je les lis et surtout si je vous engage à le faire, c’est parce que ce sont au contraire des penseurs. Je vous accorde que la doctrine est le reste de la pensée, quelque chose qu’on a quand elle est morte, son cadavre, autrement dit. Mais subjectivement la différence est capitale : les doctrinaires, s’ils réussissent, vont faire que nous serons tous interchangeables, que nous serons tous parfaitement indifférents par rapport à l’Humanité qui sera seule à compter. Les doctrinaires, ils nous prennent à nous-mêmes. Les penseurs, c’est exactement le contraire : quand ils nous touchent (ce qu’ils ne cherche jamais à faire, puisque la pensée est étrangère à toute finalité), ils nous donnent à nous-mêmes. La différence est de taille ! C’est la marque, tout simplement (dont vous commencez à entrevoir le sens éthique). Et la preuve : si je vous fait un exposé sur un auteur, ma parole trouvera son accomplissement dans le fait que n’importe quel collègue l’aurait fait, et tel que je l’aurai fait ! Est-ce que ce n’est pas l’impiété, cela : agir en tant qu’on a été pris à soi-même (devenir n’importe quel prof) ? Moi je définis au contraire la piété de cette manière : ce que je fais en tant que je ne suis pas ma propre origine, mais en tant que j’ai été donné à moi-même. Voilà, c’est cela, agir pieusement : dans l’horizon du don. Pour ce qui est de la philosophie, c’est par des philosophes, ceux que j’ai lus, que j’ai été donné à moi-même…
Et puis l’étude objective des auteurs (dont je ne nie pas l’utilité, encore une fois : je nie qu’il s’agisse là de pensée et donc de philosophie), vous me dites qu’elle porte à chaque fois sur une singularité. Vous avez l’apparence pour vous : Platon, ce n’est pas Descartes, etc. Mais l’argument n’est pas correct, puisque l’objet de l’étude objective, même s’il était singulier, ne l’est plus, précisément en tant qu’objet d’étude, dont la notion est corrélative du sujet indifférent (n’importe qui peut exposer la table des catégories déduite par Kant de la table des jugements, par exemple). Je le dis autrement, en me référant à l’idée d’indifférence : est-ce que l’étude des œuvres ne nécessite pas que vous les considériez comme des productions de la nature ? Kant est très clair, là-dessus, et nous sommes tous de son avis : là où il y a génie (et nous n’étudions que les productions du génie, même si certains d’entre nous veulent dénier cette notion parce qu’ils imaginent qu’elle renvoie à je ne sais quelle supériorité naturelle), l’œuvre correspondante paraît produite en indifférence à la volonté consciente et même au savoir inconscient (car n’importe quelle action humaine témoigne aussi du savoir inconscient). Dès lors, nous ne pouvons pas ne pas étudier Platon ou Kant autrement qu’en calquant notre position sur celle du scientifique qui étudie une manifestation naturelle unique, par exemple un volcan, qui n’est pourtant rien d’autre que la nécessité naturelle effectuée. Eh bien je le demande, est-ce que la nécessité naturelle est autre chose que sa propre indifférence ?
Question : On ne peut pas parler des auteurs, alors ?
Si, mais pieusement, c’est-à-dire dans la reconnaissance de la dette en tant que dette, et donc dans la production même de sa propre subjectivité. Or quand il s’agit de philosophie, cette production est en même temps pensée philosophique. Production, donc métaphore ; philosophie donc pensée singulière. Je donne des exemples : qu’est-ce que le spinozisme, sinon la métaphore du cartésianisme ? Métaphore signifie qu’il s’agit bien de lui et en même temps que cette pensée est l’acte même de Spinoza (métaphore, donc). Eh bien, Spinoza quand il parle de Descartes, c’est depuis sa dette qu’il parle : depuis sa sensibilité au cartésianisme. Et la production de cette sensibilité par Spinoza, vous ne pouvez pas dire que ce n’est pas sa pensée. Et Sartre aussi (lisez son article sur la liberté cartésienne). Piété par conséquent. Mais je pourrais également citer les travaux de Heidegger sur Kant ou Nietzsche. Piété, là encore. Car c’est seulement dans la marque qu’on peut parler de ce qui a marqué. Donc on ne peut parler d’un philosophe qu’à être déjà un philosophe pour que la parole ne soit pas impie, c’est-à-dire indifférente (universitaire, quoi).
Cela dit, il faut quand même que je précise et que je ne laisse pas imaginer qu’il n’y a pas de différence entre les productions naturelles et les productions de l’esprit. A titre de petite note, je rappellerai donc que les productions de la natures résistent au savoir et que c’est de cette résistance même que le savoir se constitue (ce qui est parfaitement connu, on ne perd pas son temps à l’étudier), de sorte qu’elles se présentent à nous selon des trous dans le savoir qu’il s’agit à chaque fois de combler. Les productions de l’esprit, dans un premier moment c’est pareil (il y a des passages dont on ne comprend pas la logique, par exemple), mais en vérité elles se présentent à nous non pas selon des trous, mais selon des manques, si vous me permettez cette différence qui est encore un peu métaphorique. Car l’œuvre en tant que telle est un travail sur l’impossible, si elle est marquante et si la marque est toujours hors du possible c’est-à-dire du vivable. Je présenterais donc cette vieille différence, pour l’intégrer à notre problématique, en disant que les sciences de la nature repoussent dans un premier temps les limites de l’inhumain en opérant une conversion de l’inconnu au connu, avant, dans un deuxième temps de le réinstaller partout, si je puis dire. Car vous voyez bien qu’une équation dans un ouvrage de physique, c’est une écriture humaine qui n’a de valeur scientifique que pour autant que des lettres vides remplacent les connaissances portant sur des réalités concrètes. Sans formalisme, pas de science, c’est clair. Et le formalisme, c’est toujours la substitution de la lettre au concept (de sorte que les lettres sont liées entre elles non pas des concepts mais par des fonctions). Dans les sciences de l’esprit, et plus particulièrement à propos des œuvres qui nous intéressent ici, l’impossible est en quelque sorte installé dans le monde d’une manière concrète (le tableau est accroché au mur, la sculpture est au milieu de la salle…), de sorte que le savoir dont la notion est corrélative de celle du monde se retrouve frappé de manques qui sont à chaque fois les lieux de la pensée, là où la pensée est incongrue c’est-à-dire dans le monde. Reconnaître le manque et donc à chaque fois ce qu’il y a de marquant – et encore une fois c’est seulement comme marqué qu’on peut le faire, dans une position subjective qui s’appelle la piété – telle est la grande différence. Bref, et pour finir sur ce point, je dirai que l’universalité de la lettre (par principe elle vaut pour n’importe qui et pour n’importe quoi – Cf. la notion même de variable, pour donner un nouvel exemple de notions qui sont à elles seules des arguments) s’oppose à la singularité de la marque, et que c’est cette opposition que l’on retrouve dans la différence de la nature et de l’esprit. Rien de naturel n’est marquant, et c’est cela qu’on peut appeler l’indifférence de la nature. Mais la nature produit ce qui n’est pas naturel c’est-à-dire des réalités qui échappent même à leur propre naturalité, et qui sont des événements (je ne parle même pas de ses effets de production subjective, comme la souffrance animale). La nature n’est pas marquante, mais un tremblement de terre l’est – sauf évidemment pour le spécialiste de la tectonique des plaques.
Je vais terminer par une remarque implicite dans tout ce que je viens de dire, et qui renvoie à la circularité des marques : ce qui marque fait de nous quelqu’un de marqué c’est-à-dire une personne différant » impossiblement » de celui que nous restons » par ailleurs « , et cette différence produit sur les autres des effets qui sont également des marques. Je ne parle évidemment pas d’une sorte de contamination. La bêtise qui est » par ailleurs » le lot de tout le monde est le meilleur des vaccins ! Par exemple on peut visiter le musée de Lille un dimanche après midi simplement pour se promener ou même pour enrichir ses connaissances. Voilà la bêtise, ce qui va rendre absolument impossible la rencontre d’une œuvre, de sorte qu’on n’en sortira seulement un peu étourdi (tout le monde connaît le syndrome de Stendhal), mais nullement marqué. Pareillement, on peut rencontrer des artistes ou des écrivains et considérer qu’ils sont finalement des gens comme les autres.
La question de la marque, c’est la question d’une boucle, puisque seule une réalité singulière peut nous marquer et que vous pouvez aussi bien dire que c’est la marque qui singularise (en dehors, c’est-à-dire » par ailleurs « , on parle comme étant n’importe qui, et donc en tant que le concept vaut pour n’importe quelle réalité représentée). Les réalités marquées nous marquent, et c’est seulement comme marquées (singulières) qu’elle marquent. Pareillement, il n’y a que les gens marqués (dont la parole est singulière) qui peuvent marquer les autres, lesquels à leur tour seront frappés d’une singularité proprement marquante. Ou pas. Car n’oublions pas que la singularité réside dans l’unicité de ce qui » par ailleurs » est commun (relève d’un concept). La bêtise est toujours assurée du concept. Ce qui ne signifie pas que le concept soit bête, mais que la bêtise s’appuie sur le concept qui est indistinctement synthèse objective et certitude subjective. L’identité des deux, avouez que c’est une bonne définition de la bêtise, non ?
Eh bien cette boucle de la marque qui renvoie à la singularité qui singularise, c’est celle de la métaphore : il faut admettre des réalités intrinsèquement métaphoriques (par exemple une marée humaine, en tant qu’elle est irréductible à une foule très nombreuse), c’est-à-dire des réalités dont la vérité se situent dans un reste, le reste du concept qui, comme » meurtre de la chose » (Hegel), est assurément le paradigme de l’épreuve. Et certes toute chose advient à la sensibilité depuis l’épreuve du concept (de la bêtise) dont la marque est le reste (qu’est-ce que la bêtise, sinon justement l’insensibilité à la souffrance que produit l’épreuve du concept ?). Si vous admettez de telles réalités (et je vous rappelle que les manifestants que nous avons pris en exemple, ceux qui veulent sensibiliser l’opinion publique, les admettent implicitement), alors vous avez le critère de ce qui marque et vous reconnaissez la cause de la pensée. Cause circulaire, puisque c’est la métaphore qui la produit et que la pensée consiste précisément à métaphoriser, pour cette unique et suffisante raison que la métaphore, c’est ce qu’on n’apprend pas à faire. Voilà.
Je n’oublie pas que je dois assurer devant vous le passage de la problématique de la pensée à la possibilité de la philosophie. En tout cas, vous venez d’apercevoir que cela ne se fera pas tout seul, si ce que je viens de dire du concept est juste, et si le concept est bien le matériau même de la philosophie ! D’ailleurs les gens dont la bêtise est la plus épaisse, ils mettent toujours en avant leur » philosophie de la vie « … Bref, la question que nous n’avons pas encore abordée ne le sera pas sans une médiation que nous prendrons le temps d’élaborer et dont je vous ai déjà annoncé que c’était la notion d’aventure.
Je vous remercie de votre attention.