Position sur l’enseignement de la philosophie

 

Contrairement aux autres disciplines, la philosophie présente cette particularité de ne pas constituer un savoir qui serait avéré, et que nous pourrions transmettre à nos élèves sans autre difficulté que celles de la maîtrise des connaissances et des méthodes d’exposition. Alors qu’un scientifique peut imaginer que l’activité scientifique va de soi, on ne philosophe qu’à s’installer dans le caractère problématique de l’idée même de philosopher : est philosophe la personne qui remet philosophiquement la philosophie en cause, dans cette extériorité constante à son propre savoir qui définit la pensée (et l’acte d’un sujet). L’histoire de notre discipline en est l’attestation toujours réitérée : philosopher a un sens très différent chez Platon ou Aristote, Descartes ou Spinoza, Sartre ou Derrida, et chacun de ces auteurs transforme au long de son œuvre la notion de sa propre activité.

Nous sommes donc loin du modèle des enseignements scientifiques, où un cadre imaginé comme allant de soi permet une transmission non-problématique des savoirs constitués, et très proches de celui des enseignements artistiques, qui sont eux aussi installés dans l’aporie d’avoir à transmettre une tradition d’originalité (on ne peint ou on ne compose qu’à s’inscrire dans la tradition, mais on ne s’inscrit dans la tradition qu’à être original c’est-à-dire qu’à la mettre en cause).

Il y a deux façons globales de fuir cette aporie, qui me semblent aussi mensongères l’une que l’autre : la première est de se réfugier auprès des auteurs, la seconde de s’en tenir aux notions. Quant à les combiner, c’est multiplier les inconvénients de l’une par ceux de l’autre. Je souhaiterais ainsi repérer les tentations et les facilités que personne d’entre nous n’ignore, mais sur lesquelles une éthique de l’enseignement philosophique me paraît exiger que nous ne cédions pas.

 

1. Le traitement des auteurs

a) le patchwork

A mon sens, la pire manière d’enseigner consiste à emprunter aux auteurs classiques des morceaux de problématiques, comme si une problématique n’était pas constituante de ses moments. Ayant décidé d’ignorer cette dernière nécessité, on se considère alors comme autorisé à former, à l’aide de ces morceaux dont il faudra plus ou moins dissimuler le caractère hétéroclite, une sorte de patchwork conceptuel. Cette façon de faire renvoie à l’espoir (qui sous-tend beaucoup de manuels) que l’assemblage de morceaux empruntés finira par produire une problématique cohérente voire personnelle (le cours). Il n’existe aucun moment de notre tradition qui n’exclue absolument cette façon de faire : c’est toujours de penser qu’il s’agit, en philosophie.

b) la suite de monographies

L’autre manière consiste à s’en tenir à des exposés doctrinaux : puisqu’on ne peut pas transmettre la philosophie comme savoir, on enseignera son histoire c’est-à-dire les textes des principaux auteurs, pensant faire bénéficier les élèves d’un savoir aisément contrôlable. Mais, outre qu’ainsi on renonce tout simplement à la philosophie (ce qui suffit à juger cette option), cela paraît supposer qu’une lecture ” objective ” est possible (et sous quelle forme : résumé, paraphrase ?) et qu’il existe un ” vrai ” Descartes ou un ” vrai ” Hegel, dont notre honnêteté et notre travail suffiraient à assurer la présentation. Or c’est une position dont nul, aujourd’hui, n’ignore la naïveté c’est-à-dire la fausseté : enseigner ” objectivement ” les auteurs (et d’ailleurs comment choisir les uns plutôt que les autres sans que ce choix ne soit par là même déjà porteur de valeurs injustifiées ?), c’est le faire à partir d’un horizon impensé autrement dit d’une idéologie, qu’on transmet aux élèves d’autant plus insidieusement qu’on n’en a pas conscience. Nous devons les respecter davantage.

c) la solution dont nous sommes les héritiers

La tradition résout constamment cette difficulté depuis son commencement. Rares sont les auteurs dont la pensée n’est pas un dialogue continuel et au moins implicite avec leurs devanciers ; chacun transforme des problématiques élaborées avant lui, et qu’il n’ignore donc pas – de sorte que c’est philosophiquement (et non ” objectivement “) que les auteurs sont cités. Cela n’exclut d’ailleurs pas qu’ils soient étudiés pour eux-mêmes, mais cette étude peut seulement être le fait d’un philosophe et non d’un savant idéalement anonyme : les ouvrages de Heidegger sur Kant et sur Nietzsche expliquent fort en détails les textes qu’ils transmettent, mais seul Heidegger pouvait les écrire. Bref, toute la tradition enseigne que citer un est un acte de pensée, et qu’il faut d’abord penser pour que la citation ne soit pas… impensée, c’est-à-dire naïvement dogmatique (effet d’autorité) ou idéologique (jugements de valeurs implicites).

 

2. le traitement des notions

L’autre éventualité, qu’on a parfois le tort de dire ” socratique “, consiste au contraire à faire du cours une suite d’analyses de ” grandes notions”. Mais la même raison qui condamne une lecture ” objective ” (c’est-à-dire non pensante) des textes se retrouve ici : comment, par exemple, une élaboration de la notion de vérité pourrait-elle n’être pas idéologique si l’on décide qu’elle existe en elle-même, c’est-à-dire si l’on refuse de voir qu’une notion est, en chaque occurrence qu’on puisse examiner, un moment décisif dans une pensée ? La vérité chez Platon, ce n’est absolument pas la vérité chez Spinoza ou chez Foucault (sans parler des modifications qui s’opèrent à l’intérieur des œuvres). Considérer ” la vérité ” en généralc’est donc imaginer qu’il existerait une ” vraie ” notion de la vérité, dont le cours serait la récollection plus ou moins habile (de ce point de vue citer un auteur revient à montrer qu’il a bien aperçu un aspect, mais un aspect seulement, de cette ” vraie ” notion). Pas plus qu’on ne peut parler ” objectivement ” des auteurs, on ne peut donc s’en tenir à des analyses de notions qui nous arriveraient de la nuit des temps, éternellement semblables à elles-mêmes sous la diversité de leurs apparences historiques.

 

3. piété envers la tradition : le pari d’enseigner la philosophie

Il reste une seule solution, celle de la tradition qu’il nous faut transmettre. Si l’on peut seulement ” apprendre à philosopher “, cela signifie que notre travail, qui n’est pas d’enseigner l’histoire culturelle (la succession des grands auteurs) et qui ne doit pas être de pure idéologie (le paysage évident des grandes notions qui s’imposent d’elles-mêmes), consiste à embarquer nos élèves dans l’aventure de la pensée. Précisons d’abord en disant qu’il convient de le faire chaque année à nouveaux frais, faute de quoi nous les manipulerions en faisant semblant de découvrir avec eux des idées qui seraient rebattues pour nous. S’il y a de la pensée dans notre enseignement, leur étonnement et le nôtre seront le même au moment de la découverte ; et leur rencontre des auteurs sera aussi enrichissante pour eux qu’elle le sera pour nous, qui lirons par là même pour la première fois des textes qu’il nous arrive de savoir par cœur. Concrètement, l’aventure de la pensée, cela signifie : une production philosophique effective, dans et avec la classe (ce qui est relativement contrôlable). Le critère que propose Deleuze peut valoir ici, puisqu’il libère d’un effet ” discours du maître ” qui entrave inévitablement la pensée dans sa dimension sociale : il y a philosophie quand il y a fabrication de concepts, et enseigner la philosophie, c’est enseigner à en fabriquer – à la manière des artisans qui font collaborer leurs apprentis à un travail qui est le leur propre, dont les apprentis ne peuvent donc pas décider au début, mais qu’ils quitteront en ayant appris le métier.Que peut-on souhaiter d’autre ?

 

Evidemment c’est un pari, et les chances de gagner sont minimes : d’une part on n’est jamais sûr en début d’année de parvenir à une production philosophique digne de ce nom ; et d’autre part tous les élèves n’envisagent pas volontiers l’éventualité de la pensée (notamment ceux qui se destinent à des carrières étrangères au domaine des humanités, et pour qui les études ne valent qu’à la mesure de leur rentabilité sociale). Mais il suffit que les chances ne soient pas nulles, puisqu’à refuser ce pari on s’enferme dans la pseudo-alternative du dogmatisme scolaire (apprendre les auteurs du canon comme autrefois la liste des départements) et de l’idéologie (croire qu’on pense et qu’on apprend aux autres à penser quand on a d’abord décidé de ne pas élaborer de pensée). Dans l’un et l’autre cas, nos élèves n’auront jamais rencontré la philosophie, et nous aurons failli non seulement envers eux, envers la collectivité, mais surtout envers nous-mêmes.