LE SAVOIR PERSONNEL

introduction à l’idée d’un inconscient de droit

 

Le sujet qu’on rencontre est d’abord la personne qu’on reconnaît : il ne relève pas seulement du fait et par là d’une intelligence qui repérera sa constitution dans les figures de son histoire, mais avant tout du droit, et donc d’un respect humain dont le paradoxe est qu’on s’interdise, jusque dans la plus extrême évidence de sa méconnaissance, d’y substituer notre savoir. Envers la personne (sujet de droit) qui reste juridiquement irréductible à l’individu (sujet de fait) qu’elle est assurément, notre obligation est toujours de reconnaître une liberté absolue – puisque c’est le même de mesurer la reconnaissance (par exemple en ne reconnaissant l’autre que dans la mesure de sa raison ou de sa lucidité) et, à décider ainsi soi-même de l’obligation y afférente, de ne pas reconnaître du tout. L’opposition de la personne libre et de l’individu agi, qui s’impose à nous comme celle de l’éthique de la reconnaissance et du savoir des déterminismes, nécessite qu’on interroge la paradoxale condition de possibilité d’une reconnaissance qui semble toujours exclue par l’exhaustivité de principe des explications déterministes.

 

Du faux : nécessaire en fait, impossible en droit

La reconnaissance de l’autre parait devoir rester cantonnée dans la formalité d’une “humanité” purement abstraite. C’est en effet la personne humaine en général qu’à réfléchir je m’impose de respecter dans chaque individu, et non cet individu lui-même dans la réalité d’une vie dont la méconnaissance propre a pour envers l’impossibilité dans laquelle je reste de m’y reconnaître : il n’est, dans les choix dont son existence témoigne et que je ne pourrais jamais complètement reprendre à mon compte, mon semblable qu’en droit. Ce qu’on peut traduire en soulignant l’impossibilité pour cette restriction d’échapper à une dimension en fin de compte forcément véritative . Qu’est-ce en effet à mes yeux qu’un criminel, pour prendre un exemple limite, sinon quelqu’un qui en toute dernière instance se trompe (est trompé, a été mis dans la situation de se tromper, de vouloir se tromper…) sur ce qu’on pourrait nommer, pour rester dans le vague, ” le sens de la vie ” ?

Car enfin, de ne pouvoir me représenter vouloir ce qu’il veut, je suis bien contraint de poser ses choix comme relevant quelque part d’une certaine fausseté – quoi que j’essaie par ailleurs de me représenter – fausseté dont mon savoir du caractère agi de son existence serait en quelque sorte la confirmation. Et certes, à décider que l’autre a tort (pour énoncer d’une manière positive le fait de ne pas pouvoir se reconnaître dans son vouloir), on en fait forcément ce qu’il est bien en réalité, à savoir un moment subjectif du devenir des choses, tant est envisageable l’éventualité-limite que rien de lui ne puisse être reconnu comme fondé en droit, mais seulement constaté comme causé en fait.

Or quand nous parlons d’un sujet de droit, il s’agit de le reconnaître dans l’irréductibilité de sa liberté, telle que nous n’avons pas le droit de ne pas la poser. Ce qui revient donc à dire qu’il n’y a jamais de personne que légitimement reconnue et donc de reconnaissance que d’une personne identifiée à sa propre légitimité (un sujet dont la vie n’est pas seulement un fait mais toujours un bien, non pas en principe mais telle qu’elle se réalise effectivement), et qu’à le nier dans une certaine mesure – celle du ” conditionnement ” de l’autre rendant compte qu’il ait tort en croyant avoir raison – on nie dans la même mesure que la personne en soit une (et mesurer la reconnaissance, venons-nous de dire, c’est la refuser). Si donc nous ne cédons pas sur l’impératif de la reconnaissance, nous nous trouvons devant le paradoxe à la fois de devoir donner tort à celui dont nous nous ne pouvons pas nous représenter vouloir les actes (par exemple le criminel) et de nous interdire de lui donner tort parce que cela reviendrait concrètement, au-delà d’une reconnaissance qui n’en serait plus que l’idée, à faire de lui quelque chose – un moment subjectif de l’ordre des choses – et non pas quelqu’un.

Ce paradoxe est celui de la catégorie du tort dont il faut apercevoir ainsi qu’elle n’est juridique qu’en apparence, puisque c’est forcément le fait dans son irréductibilité qui rend compte de la différence, de fait et non de droit, entre ce qui est d’une part, et ce qui devrait être d’autre part (pour la représentation : qu’on puisse s’y reconnaître). Loin donc que le domaine du droit soit celui où il est aussi bien possible d’avoir raison que tort, il est le domaine où il est seulement possible d’avoir raison. Le sujet qu’on reconnaît est par conséquent toujours le sujet qui a raison : celui qui a tort, on ne peut pas le reconnaître, puisqu’on en reste à l’idée abstraite d’un sujet en général (l’acte de le reconnaître en lui donnant tort ne diffère pas de cette constatation en quelque sorte métaphysique qu’il appartient au devenir des choses de comprendre un moment subjectif). A la représentation pour laquelle l’homme n’est respectable que dans la mesure où il peut avoir raison (c’est-à-dire comme pure représentation de celui qui juge en tant qu’il juge) doit donc se substituer la paradoxale obligation de reconnaître, dés lors forcément comme ayant raison, celui qui fait ce que nous ne pouvons admettre qu’on fasse. Enormité qui n’est tien d’autre que la dénonciation éthique de la conception représentative de la vérité. Car si la paradoxale exclusivité du droit et de la fausseté nécessite qu’on suppose toujours légitimes les choix de l’autre quand bien même ils apparaissent nécessairement ne pas l’être, cela signifie seulement que la vérité n’est pas ce que je pense qu’elle est, n’est pas ce que je ne peux pas ne pas penser qu’elle est – et nullement qu’on doive limiter le respect. La question de la reconnaissance est celle de l’extériorité à la représentation.

 

Responsabilité : que le savoir soit sujet

C’est un truisme de souligner qu’on ne choisit jamais que le meilleur, immédiatement ou réflexivement (le pire est le meilleur pour la volonté mauvaise). Or ce n’est assurément pas le sujet qui fait apparaître le meilleur comme étant précisément meilleur, identifié qu’il est pour lui-même à la nécessité de l’évidemment préférable : c’est le savoir. Celui-ci est donc pour ainsi dire le sujet véritable du sujet dés lors expressément reconnu dans sa responsabilité, puisque le savoir qu’on devra supposer au principe de l’apparaître du meilleur est forcément savoir du vrai, et qu’en cette supposition seule réside la possibilité d’une reconnaissance qui soit réellement celle d’un sujet personnel singulier, et non pas d’un moment subjectif du cours aveugle des choses.

Imaginons un acheteur auquel on présenterait deux modèles d’automobiles : s’il est compétent en cette matière, il choisira la meilleure voiture et aura raison. Soulignons bien ce dernier point, qui le fait apparaître comme une personne, puisqu’à choisir la moins bonne des voitures il eût simplement témoigné de son incompétence, laquelle marque précisément la différence de fait entre ce qu’il est (un acheteur naïf) et ce qu’il devrait être. En effet, dire qu’il a tort, c’est dire qu’il est en quelque sorte agi par son ignorance, dépossédé de son acte, lequel ne lui est dés lors plus imputable puisqu’il relève de l’ordre du monde, ou plus exactement qu’il se confond avec l’intégration de son auteur à cet ordre. Ce qui pourrait alors lui être imputé, c’est d’avoir choisi de ne pas consacrer de temps à devenir compétent en matière d’automobiles, en ayant eu raison de faire ce choix puisqu’alors la légitimité attesterait d’une irréductibilité de l’acte à sa réalité mondaine. Or cette légitimité du choix qu’on signifie en reconnaissant quelqu’un comme sujet personnel et pas simplement réel, qu’est-elle donc, sinon la réalité du savoir qui nous autorise à le dire compétent ?

L’idée d’avoir raison excluant le hasard (faire le bon choix par hasard, c’est encore relever du déterminisme mondain), elle est position d’un sujet dont la reconnaissance est reconnaissance du savoir : reconnaître l’acheteur comme ayant fait le bon choix, ce n’est rien d’autre que reconnaître son savoir comme réel (c’est un connaisseur). Autrement dit : la réalité du sujet est son choix, ce choix n’étant justement le sien de notre point de vue qu’à la condition expresse que nous le reconnaissions comme choix du meilleur, ce dont le savoir est le principe. La responsabilité qui définit tautologiquement le sujet personnel, c’est-à-dire celui que nous sommes toujours déjà obligés de reconnaître, n’est donc possible que comme responsabilité assujettie au savoir du vrai, et donc au vrai savoir.

Or il n’y a aucune raison de limiter régionalement cette reconnaissance de la personne : le même individu qui vient d’acheter telle voiture plutôt que telle autre s’est marié plutôt que d’être resté célibataire, etc. C’est donc à chacun de ses choix qu’il faut reconnaître le caractère personnel c’est-à-dire autorisé du savoir – et par conséquent aussi au choix global de son existence telle que ses actes la définissent. Car limiter le savoir à un ordre simplement régional, comme dans l’exemple utilisé plus haut, c’est limiter la reconnaissance du sujet et donc, avons-nous vu, finir par ne pas l’opérer. Force nous est donc de supposer à celui que nous avons l’obligation de reconnaître, et pour cette seule raison, un savoir sur ce qu’il est en fin de compte légitime de faire ou de penser, un savoir dont le principe soit dès lors le vrai absolument parlant, puisque ce n’est jamais qu’en fonction de lui, quel qu’il soit, qu’il est par définition possible d’avoir raison. On voit le paradoxe : c’est qu’il n’y ait de sujet personnel qu’à partir d’une première compétence concernant le vrai (lequel n’est donc jamais ce que nous nous représentons qu’il est), compétence dont n’importe quel domaine singulier ou général doit être supposé l’effectuation, quand bien même nous pourrions établir les circonstances qui ont très évidemment conduit son auteur à être trompé. Car pour exact qui soit, cet établissement violerait dans sa mesure le principe que nous avons décidé envers et contre tout de poser comme absolu, du respect de la personne. A reconnaître le savoir du vrai pour le principe du sujet dés lors seulement (insistons bien) aperceptible comme personnel, on pose donc l’équivalence première entre reconnaître le sujet et lui supposer le savoir véritablement essentiel.

 

La notion d’un inconscient de droit

Par ” savoir supposé du vrai ” c’est l’origine de la reconnaissance personnelle en tant qu’elle oblige au respect qu’on désigne, puisqu’il n’y a de sujet que par un choix, et de choix qui lui soit imputable que de ce qu’il soit légitime, c’est-à-dire autorisé dudit savoir. Or ce savoir que nous devons supposer au sujet, il va de soi qu’il ne le détient pas (ce qui nécessiterait alors qu’on le reconnaisse avoir raison de le détenir, de sorte que la question serait seulement repoussée d’un degré) : en ce qui le concerne, il n’y a que l’évidence du préférable, dont il se constitue subjectivement. Il convient donc de poser le caractère inconscient, c’est-à-dire antérieur à la subjectivité reconnue et la conditionnant constitutivement, de ce savoir. D’où notre thèse d’un ” inconscient de droit “, et l’ouverture au possible du champ de construction d’un tel savoir qu’il faudrait alors dénommer ” psychanalyse de droit ” : la question à quoi elle répondrait à chaque fois d’une manière originelle serait forcément celle de l’originalité de la vérité, c’est-à-dire de la définition de son essence dont la nécessité que l’autre ait raison, quand nous nous représentons nécessairement qu’il a tort, atteste de l’impossible nécessité – puisque c’est d’abord à admettre que la vérité n’est pas ce que je me représente que je puis réellement reconnaître quelqu’un.

 

D’un savoir à l’autre

Un vrai sujet, c’est un sujet vraiment assujetti à la vérité, au savoir qu’on doit, à l’encontre de l’évidence, toujours lui supposer. Or ce savoir n’a pas à être conçu positivement : nous ne reconnaîtrions alors qu’un sujet qui en resterait la représentation, sans que dès lors rien ne nous oblige envers lui (le savoir serait une chose, sa représentation en entité subjective en serait une autre). Un savoir simplement exact, soumis à une réalité que nous lui supposerions antérieure, est pour cette raison exclu (ce n’est pas un savoir de type scientifique qui est supposé au sujet pour qu’il soit reconnaissable). Il appartient donc à l’essence du savoir qui ne soit supposable que comme toujours en question en lui . Car voici bien le dernier mot de la reconnaissance personnelle : que la savoir soit, à la place de celui-ci (précisément : c’est l’assujettissement qui fait le sujet) le lieu original où le statut personnel trouvera sa cause ! C’est la légitimité du savoir qui garantit le caractère personnel du sujet, parce qu’il n’est reconnu qu’à s’autoriser d’un savoir qui soit dés lors ultimement juridique, irréductible à toute nécessité de fait qui serait encore un moment dans l’ordre impersonnel du monde. Il n’eût en effet servi à rien de libérer l’agent d’un acte qui, de n’être pas légitime (le mauvais choix ) n’eût pas été le sien, pour l’asservir à la contingence d’un savoir dont la légitimité serait seulement un fait de second degré, butant sur un ultime “c’est ainsi” ramenant toute légitimité à une dernière contingence de fait (par exemple celle de l’entendement divin dont on poserait ainsi l’existence) où toute nécessité juridique s’abolirait. Ce qui revient à répondre à la question de l’essence de la reconnaissance personnelle en transférant en direction du savoir du vrai l’accent qui est habituellement mis sur la nécessité de l’autonomie subjective. Savoir du vrai ne différant pas de sa propre mise en question par lui-même (c’est-à-dire irréductible au fait de second degré qu’il pourrait encore constituer), tel est par conséquent ce qu’une ” psychanalyse de droit ” doit en fin de compte construire. Or ce savoir, il faut l’opposer à celui dont relève le sujet de la psychanalyse ” de fait “, le sujet du désir.

Le savoir dont le sujet du désir s’autorise est facile à nommer : c’est l’histoire. Qu’est-ce que le sujet donne à entendre de sa constitution par ” le discours de l’Autre “, sinon précisément son histoire. L’histoire est la signifiance du contingent, et a pour vérité propre – une vérité qui sera par conséquent celle de la psychanalyse (c’est depuis son histoire que le sujet relève d’elle) – l’ultime identification du sujet désirant (si désirer, c’est être selon le signifiant) à sa propre contingence. Du sujet personnel, au contraire, il ne saurait être question de restreindre la reconnaissance, ni de mettre entre parenthèses l’essentiel – lequel est le savoir dont forcément il est reconnu s’autoriser, et dont il faut dès lors poser qui est l’autre moral de l’histoire. Une analogie s’impose donc : le savoir dont le sujet est reconnu s’autoriser est à la ” psychanalyse de droit ” ce que l’histoire est à la psychanalyse ” de fait “. Quel est-il?

Répondre à cette question est très facile, puisqu’elle apparaît pour une description : celle de la philosophie. Et certes, ce dont s’autorise le sujet quand il fait ou pense ce que nous avons l’obligation de reconnaître pour légitime, c’est bien quelque chose qu’il nomme lui-même sa philosophie. Notre thèse est d’opposer la psychanalyse de fait et la psychanalyse de droit comme l’histoire qui est la vérité de la première s’oppose à la philosophie qui sera celle de la seconde. Nous ne l’inventons pas : elle est la réflexion même que nous opérons de ne pas reconnaître absolument l’autre en n’apercevant en lui que le sujet historique c’est-à-dire désirant, et d’avoir pourtant l’obligation de le faire quand il n’y a de personne qu’autorisée de la vérité. Autrement dit, à la conversion éthique qui va de la position de l’individu à la reconnaissance de la personne répond comme sa réalité subjective (en nous) la nécessité de passer de l’histoire qui le pose comme assujetti à son désir à la philosophie qui le reconnaît comme assujetti à la vérité. Opposition qu’on peut encore signifier en soulignant qu’en droit il ne doit y avoir que du philosophique quand en fait il ne peut y avoir que de l’historique – selon la contradiction de l’infinité de la vérité qui est toujours problématique pour elle-même, et de la contingence d’exister.

Car à la vérité, et donc aussi à la philosophie qui en est statutairement le savoir, il appartient bien essentiellement qu’elle soit problématique à elle-même : si c’est d’une manière positive qu’elle existe, elle n’est qu’un fait parmi tous ceux qui, au dire de Wittgenstein, constituent le monde, un moment de l’existence dont il faudrait encore interroger la légitimité. Au contraire, dans le savoir dont la supposition conditionne la reconnaissance concrète, ce caractère problématique est la nécessité qu’il soit lui-même déjà sa propre antériorité et encore sa propre ultériorité, en même temps que l’irréductible question de sa propre possibilité. Et en effet : la nécessité de la philosophie est elle-même déjà philosophique, comme l’est encore la légitimité de sa réalité, elle qui est toujours le traitement de ce problème qu’est l’entreprise même de philosopher. C’est donc d’abord l’irréductibilité du savoir à son propre fait à la fois d’énoncé (contre la doctrine dogmatique : une philosophie n’est jamais possible que comme oeuvre) et d’énonciation (contre la pure génialité créatrice : en tant que le concept est son matériau, la philosophie reste représentative) qui justifie l’irréductibilité de la personne à l’individu que nous reconnaissons s’en autoriser; mais c’est surtout que cette irréductibilité ne soit elle-même pas un fait de second degré, puisque la philosophie dont l’autre s’autorise est seulement supposée là où nous sommes obligés. Autrement dit, la personne reste juridiquement irréductible même à son statut de droit (lequel est dès lors pas un fait d’une nature simplement spécifique), parce que sa notion n’est pas celle d’une instance subjective appuyée sur la réalité de la vérité dont on ne verrait dès lors pas en quoi c’est à bon droit qu’elle imposerait le respect.

Quant à l’histoire, c’est bien également un sujet non réifié (celui du désir) qu’elle conditionne, puisqu’à l’instar de la philosophie elle est essentiellement problématique pour elle-même : sa nécessité aussi bien que la légitimité de ses apports restent déjà et encore historiques. Seulement, à l’encontre de la philosophie dont l’obligatoire légitimité tient au caractère exclusivement juridique de sa position par nous qui décidons de ne pas céder sur la reconnaissance personnelle, c’est réellement que l’histoire conditionne le sujet désirant ; de sorte qu’en celui-ci c’est en dernière instance de sa contingence qu’il va. En soulignant l’identité du sujet historique et du sujet désirant à partir de la double définition du désir comme être-selon-le-signifiant et de l’histoire comme signifiance du contingent, on pose en effet qu’il lui appartient en fin de compte d’être sa propre contingence, à l’encontre de la personne dont, au contraire, nous devons poser la nécessité essentielle et surtout non factuelle (au sens où elle est irréductible à un fait supplémentaire dont on prendrait acte, dans une obligation qui ne serait alors elle-même pas obligatoire). Car de l’autre j’affirme avant tout qu’il n’est pas simplement posé dans l’existence (certes spécifiquement) mais, et à bon droit, qu’il vit légitimement. Il y a en effet bien de la différence entre constater que quelqu’un existe spécifiquement (comme être humain, par exemple), et le reconnaître. Cette différence qui dit notre obligation de ne transiger à aucun degré sur la dignité de l’autre (qu’elle soit encore irréductible au fait spécifique qu’elle constituerait), c’est sa reconnaissance par nous comme personne, c’est-à-dire comme ayant vraiment (et pas réellement) raison : c’est sa reconnaissance comme autorisé forcément sans le savoir d’une vérité dont nous pourrons ensuite, sous le nom de “psychanalyse de droit” entreprendre l’élucidation.

 

Conclusion : l’origine personnelle de la philosophie

La question de la possibilité personnelle est d’abord celle de comprendre comment quelqu’un peut faire légitimement ce que nous-mêmes ne ferions pas (autrement dit : comment l’autre peut-être sujet sans du tout être mon alter ego) ; corrélativement, elle est celle de la nécessité, pour tout sujet, de n’être reconnu comme tel c’est-à-dire comme libre, que d’un assujettissement à la vérité. La psychanalyse de droit est la théorie, à chaque fois déterminée comme originale, de cet assujettissement. Pas de différence en ce sens entre reconnaître vraiment et supposer un savoir là où précisément il n’est pas, puisque c’est seulement de la reconnaissance et non pas de ce qui est reconnu que s’en impose la thèse. Dés lors qu’elle n’en reste pas à l’abstraction de ” la personne humaine ” au nom de quoi on dénonce toujours plus ou moins la réalité singulière de l’autre (est non-vrai pour la représentation ce par quoi l’autre n’est pas indifféremment substituable à n’importe quel représentant de l’humanité) mais qu’elle le concerne légitimement, la reconnaissance cesse d’être purement représentative et abstraite pour être philosophique. Problématique pour soi, toujours déjà différée dans l’absolue singularité de son énonciation de l’universalité représentative de son énoncé, la philosophie est à l’inverse toujours personnelle. Non seulement parce qu’il n’y a de philosophie réelle que nominative (celle de Spinoza, celle de Kant…) mais surtout parce que le savoir qu’elle réalise est celui d’une différance énonciative singulière, pour ce qui est de la vérité (la légitimité de son existence, autrement dit son statut d’oeuvre), avec l’espace représentatif qu’elle est forcément pour soi. Ainsi, en apercevant dans la philosophie la réalité de la reconnaissance personnelle, nous répondons sans l’avoir voulu à la question de son origine, qui est tout simplement la rencontre de l’autre comme tel, c’est-à-dire comme une personne différant en droit et pas seulement en fait de cette représentation d’être que je suis pour moi-même.

 

 

Jean-Pierre Lalloz