Qu’est-ce qu’une marque ?

 

Même quand notre vie n’a pas été particulièrement malheureuse, nous avons traversé des épreuves dont nous restons marqués. Pour les sociétés aussi bien que pour les individus, il y a des événements, des nécessités ou des hasards dont on ne se remet pas, après lesquels on ne sera plus jamais celui qu’on était. En ce sens la marque identifie les survivants. Une multitude d’exemple peut l’indiquer : ce qui nous laissera marqués peut certes être un malheur (deuil, maladie, agression…), mais ce peut être aussi un bonheur (un paysage, un amour…), quelque chose qu’on a fait soi-même (un rêve, un livre, une parole juste, ou au contraire une bévue…), voire une réalité purement intellectuelle (on peut ne pas se remettre d’avoir rencontré un livre ou même une simple idée). A chaque fois et selon une régionalité corrélative de l’épreuve concernée, il s’agit moins d’un nouveau départ que d’une nouvelle existence : ” depuis ce jour, je suis ne suis plus le même “. Alors que l’expérience nous enrichit et fait que nous sommes encore plus nous-mêmes, l’épreuve nous marque et fait de nous un survivant de l’abolition qu’elle est forcément, puisqu’il n’y a d’épreuve qu’à la condition qu’on n’en revienne pas, l’hypothèse inverse rendant compte de l’expérience. Et ne pas revenir d’une épreuve, c’est être désormais quelqu’un d’autre : on ne sera plus jamais celui qu’on était. Etre marqué, c’est donc d’abord être quelqu’un d’autre, là exactement où l’on a été marqué, bien que par ailleurs on soit toujours le même. Survivre, en effet, ce n’est pas vivre dans une continuité qui serait redevenue normale après être passée par une crise, mais c’est être mort d’une manière localebien que par ailleurs on ait continué à vivre. N’importe quel exemple le montre : le mineur qui survit à un coup de grisou est d’une certaine manière mort avec les camarades qui ont eu moins de chance que lui, et c’est depuis cette mort qui est aussi bien la sienne (une partie de lui est restée ensevelie dans la galerie : son être avec eux) qu’il vivra désormais une vie qui ne sera plus vraimentla même (la sienne, bien sûr, mais quand même plus vraiment) ; pareillement on peut rester marqué par un livre dont la lecture a été une épreuve (notre esprit idéaliste est resté dans cette lecture, par exemple), ou par une maladie (notre insouciance y est restée), ou par une rencontre, etc… Etre marqué ou encore survivre, c’est donc être localement mort en continuant de mener une vie qui peut être parfaitement normale – à ceci près qu’on ne peut en parler qu’à partir de la mention expresse d’une étrangeté qu’on spatialise : ” par ailleurs “. Un survivant, c’est quelqu’un qui n’est vivant que ” par ailleurs “, et c’est cette extériorité à la vie qui le définit – et qui pointe la ” marque ” comme le lieu précis de cette extériorité (par exemple dans telle région de son corps si l’épreuve a été un blessure, dans sa pensée si l’épreuve a été une lecture, etc.). De sorte que la définition de la marque doit rendre compte d’une altérité dont le paradoxe est d’abord qu’elle soit à la fois absolue et locale (au lieu de la marque on est quelqu’un d’autre – mais par ailleurs on reste le même) et qu’elle soit contredite par le statut forcément réflexif de son énonciation (il faut être toujours le même pour dire qu’on est désormais un autre).

L’acception commerciale du mot, quand on l’applique à un produit – les ” produits de marque ” – renvoie à la même idée de survivre et à la même nécessité d’être localement différent. Pour le premier point, on pourrait parler du caractère éphémère de la mode, de la jungle du marché et des coups de la concurrence, à quoi la production des firmes doit en effet survivre, mais cela concernerait les firmes et non les produits. Il est donc plus judicieux de considérer que ceux-ci sont concernés par la question de la marque quand ils survivent à la perte de la réalité évidente et triviale (un foulard, une paire de chaussures) qu’ils continuent d’être par ailleurs. Les produits de marque sont désirés pour leur marque par ceux qui les achètent, comme par exemple un foulard Hermès pour la bourgeoise ou des chaussures Nike pour le jeune de banlieue : c’est au lieu où ils sont marqués et non pas dans des qualités objectives particulières qu’ils situent leur vérité aux yeux de ceux qui les arborent et des autres. Ainsi le foulard ou les chaussures ” survivent ” au fait que l’acheteur ne veut absolument pas acheter un foulard plus ou moins agréable à porter ou des chaussures plus ou moins confortables mais seulement un produit Hermès ou Nike ; de sorte que c’est bien de cette survie de l’objet à lui-même que la marque est à chaque fois l’indication : à l’endroit de son étiquette, il est aboli comme produit – mais ” par ailleurs ” c’est bien un foulard ou une paire de chaussures. ” Par ailleurs “, c’est-à-dire ” pas vraiment “. Voilà déjà la marque : ce qui indique la vérité comme localité.

Ce qui est perdu dans la marque est donc l’existant qu’on pourrait dire commun ou encore trivial, puisque c’est celui de la reconnaissance indifférente identique au fait d’être n’importe qui ou n’importe quoi : pour les sujets, je dirai ainsi que je reconnais n’importe quel être humain comme mon semblable (de sorte que je ne me reconnais que secondairement : à la condition d’être le semblable de ceux en qui je me reconnais), mais que là où je suis marqué je ne me reconnais plus (je ne serai plus jamais celui que j’étais avant l’épreuve) ; et pour les objets on comprend bien que la bourgeoise ou le jeune de banlieue ne veulent absolument pas un foulard ou des chaussures (semblables à d’autres foulards et à d’autres chaussures) mais seulement des produits de marque, des produits dont la semblance (=le fait d’être le semblable de ses semblables, c’est-à-dire de n’importe quel foulard ou de n’importe quelle paire de chaussures) est localement récusée. Ainsi la question de la marque est celle d’une différence d’abord spatiale ou plus exactement topologique (des êtres localement marqués, mais par ailleursils sont des mêmes c’est-à-dire des semblables) qui renvoie à une différence temporelle (être désormais un autre) puisque la marque est le reste de l’épreuve, qui est toujours celle de se perdre.

Corrélative de l’idée d’être désormais quelqu’un (ou quelque chose) d’autre que celui qu’on reste malgré tout ” par ailleurs “, la marque indique une perte qui est toujours la même, celle de soi, en même temps qu’elle indique, à son lieu précis, l’institution d’un sujet ou d’un objet comme vrais, distingué de celui qui reste le même ” par ailleurs “. La marque est donc l’indication d’une différence interne au même, dont le paradoxe est qu’elle soit à la fois topologique et véritative. Car c’est au lieu précis de la marque qu’on estdésormais celui qu’on est et dont on parle en termes de vérité : après coup j’apercevrai que celui que je suis vraiment n’est pas celui que je reste par ailleurs ; et d’autre part c’est au lieu de l’étiquette que se décide, pour le produit, qu’il soit un vrai ou un faux, puisque l’obsession des acheteurs est, dans ce cas, d’éviter qu’on leur fournisse une contrefaçon. Bref, le sujet (ou l’objet) marqué est indistinctement déterminé par la spatialité (le lieu de la marque s’oppose au par ailleurs de la reconnaissance réflexive), par la temporalité (celui que je suis désormais s’oppose à celui que je suis toujours) et par la question de la vérité (c’est comme marqué et non pas comme indifféremment substituable qu’on est rapporté à sa propre vérité). On a compris que la marque était précisément cette unité problématique : le nœud où spatialité, temporalité et vérité se lient comme UN, à l’encontre du tout que la réflexion continue forcément à poser… ” par ailleurs “. L’opposition devient ainsi celle de l’un local et du presque toutpar ailleurs, le premier s’entendant dès lors selon la sensibilité, et le second comme produit réflexif – toute la difficulté étant évidemment de comprendre comment la sensibilité (capacité d’être affecté) peut être le lieu d’une vérité dont l’évidence réflexive et totalisante (” par ailleurs je suis le même “) est exclue.

Si la marque est le reste de l’épreuve, et si toute épreuve (par opposition à l’expérience) s’entend de ce que le sujet n’en revienne pas, n’advenant ainsi que de sa propre perte, alors on peut dire que ce nœud entre espace, temps et vérité se trouve pointer exactement l’origine de ce qui est marqué. Par origine, c’est l’impossibilité à soi-même qu’on désigne, impossibilité dont tous les possibles qui sont les nôtres procèdent forcément, si l’on nous accorde que le possible en tant que tel n’est pensable qu’à être ouvert et instauré par ce qui, dès lors, est impossible. Toute marque est donc marque de l’origine, et non pas de la provenance – à moins bien sûr que celle-ci ne soit en elle-même une épreuve.

Cela est très évident, si l’on considère l’exemple paradigmatique du rapport de pure et définitive extériorité à soi que le langage instaure en chacun d’entre nous : je ne serai jamais plus celui que j’étais quand je ne parlais pas, mais par ailleurs je suis toujours le même, puisque ce bébé dont mes parents ont conservé la photographie n’est pas une autre personne que moi. Paradigmatiquement donc, nous sommes tous marqués par le langage, parce que son apprentissage a été pour nous l’épreuve de ne pas être, autrement que dans la suite des mots, celui que nous étions pourtant d’une manière très réelle. Ainsi avons-nous dû accepter d’en passer par les mots de tout le monde pour signifier nos affects et nos besoins, situant leur vérité hors de nous mêmes et hors de leur réalité, dans la compréhension que les autres en avaient. Voilà notre origine, à nous qui parlons : une perte de nous-mêmes dont nous ne nous remettrons jamais, qui alimente les rêves de fusion et les fantasmes de complétude, axant nos représentations sur le privilège de cette certitude que nous aimerions tellement pouvoir croire immédiate et identifier à la vérité. Or la souffrance que nous éprouvons à reconnaître d’abord la division de la certitude (que le vécu doive en passer par la forme du savoir avant de revenir à lui-même dès lors manqué) et surtout à reconnaître que la vérité et la certitude sont presque toujours exclusives, est bien celle d’une marque, d’un point d’aberration avec lequel nous devons continuer à vivre – soit en le déniant comme le font ceux qui sont assez fous pour se prendre pour eux-mêmes et qui ont d’avance raison sur tout, soit en l’accentuant comme le font au contraire ceux qui pensent c’est-à-dire qui ont fait leur résidence de l’extériorité de la pensée par rapport à l’être. Au lieu même de cette marque nous cessons d’être un simple vivant, quoique par ailleurs nous continuions à vivre – d’une vie qui dès lors n’est plus notre existence et dont nous sommes définitivement séparés. Ainsi la marque se donne-t-elle à reconnaître expressément comme un point d’impossibilité de la vie ou du monde. Et cela vaut également dans l’acception commerciale du terme, comme on le voit pour l’accessoire Hermès ou l’équipement Nike qui ne peuvent simplement pas être un foulard ou une paire de chaussures : ils sont cela, oui, comme nous nous sommes des êtres vivants – mais ils ne le sont, comme nous désormais pour la vie, que par ailleurs, abstraction réflexivement faite de la question de la vérité.

Cette extériorité originelle qui lie la vérité à l’espace (le lieu d’origine et son ailleurs réflexif) et au temps (désormais et toujours), on a dit qu’elle elle s’imposait d’emblée selon un questionnement dont la notion de vérité est finalement l’enjeu, et il importe d’en reconnaître les implications philosophiques.

Dire en effet à propos d’une épreuve (dont il n’est aucunement nécessaire qu’elle ait été consciente) que je suis resté marqué, c’est bien indiquer que là exactement où j’ai été affecté (au lieu de la marque, donc) je suis plus sensible que quiconque – y compris moi tel que je suis ” par ailleurs ” – à certaines réalités et donc, d’une certaine manière, que j’y suis plus capable de vérité. Car celui que je suis ” par ailleurs “, c’est un semblable : quelqu’un qui ne diffère des autres que par la place qu’il occupe ; et de fait, quand je veux les convaincre du bien fondé d’une de mes actions, c’est à cette éventualité de la substitution que je fais appel (” mettez-vous à ma place “) comme à une justification suffisante (ainsi le criminel est-il acquitté quand chaque membre du jury reconnaît qu’à sa place il aurait agi comme lui). Ce qui vaut pour le sujet indifférent (il suffit d’être un représentant de l’humanité et seules les places font la différence), renvoie aux conditions de l’expérience commune – à ce qu’il est convenu depuis Kant de nommer le ” transcendantal “. Pour me justifier aux yeux des autres, j’en appelle toujours à cette communauté de l’expérience humaine, c’est-à-dire au savoir implicite de la réflexion posant que chacun est en réalité n’importe qui et qu’il n’y a idéalement qu’un seul sujet, l’humanité, en chacun (puisque la différence et l’irréductibilité existentielle tient seulement aux places). Or cette thèse qui est celle de la réflexion revient à dire d’une part que chacun est identiquement n’importe qui et d’autre part – dualité assurée par la corrélation qui définit le transcendantal – qu’en chaque objet, il ne s’agit finalement que de la communauté des conditions de l’expérience en général, et non du vrai dont la notion (sinon peut être la réalité, mais peu importe pour le moment) exclut absolument qu’il relève d’autre chose que lui-même(de son autodonation, de sa propre événementialité). La notion du transcendantal inhérente à la réflexion – celle-là même que je mentionne ne disant que c’est ” par ailleurs ” que je suis toujours moi, au-delà des épreuves que j’ai traversées – a donc comme résultat de dénier au sujet qu’il soit vraiment lui-même là où il est sensible c’est-à-dire marqué, pour le convaincre de s’identifier à son statut de sujet pour la représentation.

Si donc je suis ” marqué “, et donc s’il y a en moi (dans ma pensée, dans mon corps, dans mes habitudes, etc.) un lieu où les conditions communes cessent de valoir, et si ce lieu est ainsi un lieu d’affectation, alors peut-être devrons-nous reconnaître la marque pour un lieu de vérité au moins dans l’acception négative, à savoir comme exclusive de tout conditionnement transcendantal. Et en effet, la marque est le reste de l’épreuve, dont la notion n’a de sens qu’à l’encontre de celle de l’expérience : alors que l’expérience enrichit et assure de soi-même (un homme d’expérience est plus assuré de lui-même et de son humanité qu’un autre), l’épreuve marque et diffère de soi (les éprouvés sont d’abord ceux qui ne se reconnaissent pas en celui qu’ils ont été et qui ne se reconnaissent dans les autres que depuis celui qu’ils sont ” par ailleurs “). En quoi s’impose le paradoxe que la vérité, dont la marque serait le lieu propre, exclurait toute possibilité de compréhension puisque ce que je comprends, c’est ce en quoi je reconnais formellement mon statut de sujet pour l’expérience et la réflexion, alors que l’épreuve s’entend à l’encontre de l’expérience, et que la réflexion ne concerne le sujet qui est lui-même ” par ailleurs ” (je suis toujours moi, mais seulement ” par ailleurs “), que par un ailleurs de sa sensibilité, laquelle serait alors en propre le lieu exclusif de la vérité (” par ailleurs ” vaut pour ” pas vraiment “). Ainsi le vrai est-il incompréhensible, non pas au sens où nous n’aurions pas la capacité de le comprendre mais au sens où la question de la vérité, dès lors qu’on l’a ainsi différée de celle de l’expérience et de la réflexion, relève d’un tout autre questionnement que celui dont la compréhension est à la fois le principe et l’accomplissement. La problématique de la marque devient ainsi celle d’une différence entre ce qui assure l’humanité et dont la dénomination de ” vrai ” est une imposture, et ce qui défait de lui-même le sujet de l’expérience (ce qui le marque) et qu’on pourrait alors nommer ” vrai ” selon une légitimité dont nous n’avons pour l’instant aperçu que l’aspect négatif.

Pareillement les produits de marque échappent-ils en tant que tels à toute possibilité de compréhension : celle qui porte des accessoires Hermès ou celui qui entend ne chausser que des Nike ne peuvent pas se comprendre eux-mêmes au sens de rendre raisonnablement compte de sa propre conduite, puisqu’un argument quelconque concernerait forcément le produit (ses qualités, son prix…) alors que celui-ci ne compte absolument pas : on ne veut pas un foulard ou des chaussures, mais un accessoire Hermès ou des Nike. La réflexion ne retrouvera ses droits qu’en passant au second degré et opérera sa rationalisation en faisant mine d’ignorer que c’est la marque qui compte, grâce à l’importance accordée à ce moment là au fait de porter le produit estampillé (et non plus à ce produit), qui peut en effet valoir comme signe de reconnaissance (mais un signe n’est pas une marque) ou comme trait d’identification (mais un trait n’est une marque). Autrement dit on ne peut vouloir comprendre la vérité dont la marque est le point d’inscription qu’à faire semblant d’oublier la spécificité de sa question, en la réduisant à un trait ou à un signe, et plus généralement – puisque la question de la marque est celle de cette différence – en déniant l’irréductibilité de l’épreuve à l’expérience (on dira alors qu’une épreuve est une sorte d’expérience en ” oubliant ” que la première abolit localement le sujet quand la seconde l’assure toujours dans son statut d’agent de totalisation). Bref, l’acception commerciale rejoint l’acception existentielle pour récuser l’inhérence transcendantale de la réflexion en extériorisant le sujet par rapport à sa capacité réflexive – ce qui revient à situer dans sa sensibilité et non plus dans son caractère raisonnable la question de sa vérité. Par exemple, la vérité de la bourgeoise et du jeune de banlieue n’est pas de pouvoir rendre compte de leurs actes comme on imagine que n’importe quel être humain devrait pouvoir le faire, mais bien au contraire d’être sensibles à la marque Hermès sur les foulard, ou à l’emblème de Nike sur les chaussures.

Revenons à l’acception existentielle dont nous savons qu’elle vaut aussi bien pour l’acception commerciale, et soulignons la partialité de cette vérité qui serait ainsi la mienne en extériorité à tout savoir (et donc aussi à celui que j’ai de moi-même), autrement dit en extériorité à toute compréhension. Ce qui revient à dire que la totalisation réflexive est forcément incomplète : je ne puis dire ” moi ” et m’indiquer ainsi comme le semblable de mes semblables qu’à oublier toutes les marques dont je suis porteur, c’est-à-dire qu’àmentir sur l’universelle légitimité de cette mention qui va toujours de soi (évidemment que je suis moi, comme n’importe qui) – car il s’agit bien d’un mensonge, quand ma parole n’est pas la mienne mais celle que tiendrait n’importe qui s’il était à ma place : c’est la mienne, oui, mais quand même ” pas vraiment ” (ce qui n’est pas sans conséquences, notamment sur le statut de la parole dans l’enseignement de la philosophie). Sous le nom d'” éthique “, j’assumerai donc ce à quoi je suis désormais sensible d’une manière qui restera incompréhensible non seulement aux autres (à ma place, ils agiraient tout autrement) mais aussi, et pour cette raison, à moi-même puisque je ne puis comprendre que les déterminations de mon comportement qui auraient aussi bien pu être celles de n’importe qui. Et il se pourrait bien que ce que je fais en me situant exactement là où je suis marqué c’est-à-dire exclu de moi-même, en échappant au semblant qui est mon statut quand je fais ce que n’importe lequel de mes semblables devrait faire à ma place, soit la seule vérité dont je suis capable – mais toujours sans le savoir (ce qui revient à dire que la vérité n’est reconnaissable qu’après coup). Car en toute autre instance il s’agira toujours d’un savoir commun valable pour un sujet indifférent (n’importe qui, s’il était vraiment à ma place) réduit à seulement représenter l’humanité, un sujet dont l’existence est toujours déplorable – puisque c’est l’humanité qui compte seule en lui et que sa réalité en diffère forcément (la politique d’extermination est ainsi la conséquence pas si lointaine de l’humanisme réflexif pour qui l’humanité seule compte en toute occurrence et qui se donne dès lors le droit d’être sans égards pour tout le reste…).

Ainsi se donne à penser une différence qui reste intrinsèque au même, et dont on peut dire qu’elle explicite le paradoxe d’être un survivant, c’est-à-dire un sujet dont la vérité ne réside plus dans l’universalité d’une condition commune qui ne vaut plus que ” par ailleurs “, mais dans l’impossibilité définitive (la marque) dont sa raison et donc plus originellement son ” sens commun “, restent barrés. La marque est un point de mort dans la vie qui continue presque comme si de rien n’était (pareillement : on peut se garder du froid avec un foulard Hermès ou marcher avec des chaussures Nike, puisque ” par ailleurs ” ils restent des objets usuels) ; elle est un point où l’abolition de l’existence substituable (n’importe quel représentant de l’humanité, n’importe quel foulard ou paire de chaussure) et l’institution d’une irréductibilité originelle sont le même, produisant dans cette identité un être mort ou un objet impossible (il n’y a de marque qu’en perte locale de la réalité du marqué) temporellement différant de celui qu’il était, et localement différant de celui qu’il continue d’être.

Entendue au sens existentiel autant qu’au sens commercial, la marque pose donc le problème d’une conjonction localement nouée d’un espace et d’un temps qui ouvrent à une sensibilité dont on ne peut plus dire qu’elle soit affectée par la réalité (pour la marque elle ne compte tout simplement pas) mais bien au contraire par le vrai – celui-ci se définissant de son irréductibilité véritative à celle-là, qui ne vaut plus que ” par ailleurs ” Ainsi le jeune exhibe ses Nike qui ne sont des chaussures que ” par ailleurs ” : ce n’est pas à leur réalité qu’il est sensible (elles peuvent être laides, inconfortables, mal fabriquées, etc. en plus d’être absurdement coûteuses) mais au fait qu’elles soient vraies (” Regarde : ce sont des vraies ! “), par opposition à une éventuelle contrefaçon mais surtout par opposition à des chaussures simplement des chaussures. Il enseigne donc que la vérité relève avant tout d’une topologie : elle s’entend en extériorité à la réalité comme le principe même de cette extériorité, ce qui signifie que la vérité n’est pas un type de réalité (une qualité, comme celle que l’on attribuerait à certains jugements et dont d’autres jugements seraient dépourvus – de sorte qu’il suffirait de la leur ajouter pour qu’ils deviennent ” vrais “), et donc que la réalité n’est pas première sur la vérité comme on aurait pu le croire en suivant la réflexion qui fait forcément de la vérité une qualité contingente de la réalité (puisque tout n’est pas vrai). La simple réflexion, toujours enfermée dans l’alternative aporétique de la réalité et de l’apparence, se trouve donc récusée par la problématique de la marque : là où le jeune oppose le vrai non seulement au faux (une contrefaçon) mais surtout au réel comme entier (des chaussures qui le seraient massivement au lieu de ne l’être, comme les vraies, que ” par ailleurs “), la réflexion perdrait la notion du faux en même temps que celle du vrai en opposant le vrai à l’irréel (des chaussures ” fausses ” seraient des chaussures factices, une imitation en trompe-l’œil, bref une apparence de chaussure). Ainsi en confondant vérité et réalité, ou plus exactement en faisant de celle-ci une qualité qu’elle confère à celle-là (de ” vraies ” chaussures, ce sont des chaussures dont on a reconnu qu’elles n’étaient pas fausses c’est-à-dire simplement apparentes), la réflexion abstraite répare mensongèrement (puisqu’elle le fait au prix d’identifier le faux à l’irréel) le manque de vérité qui définit le réel, ne laissant à la question de la vérité d’autre lieu que l’entendement, et au sujet d’autre statut que celui de sujet de l’expérience. On voit donc qu’il n’y a pas de différence entre refuser de céder sur la différence de l’épreuve et de l’expérience en posant simplement la question de la marque, et refuser de dénier que le réel puisse jamais s’entendre autrement que ” par ailleurs “. Et cet ailleurs de l’entendement qui gouverne l’expérience, il s’entend relativement à la marque dont la notion est celle d’une affectation c’est-à-dire d’une sensibilité. Mais le rapport de celle-ci à la réalité relève lui aussi de cette extériorité et de cette inconsistancequi définit la marque (qui ne confère aucun une qualité objective) ou encore qui définit la vérité (qui n’ajoute rien à la réalité, sinon son statut de ” par ailleurs “). En quoi il faut reconnaître que la sensibilité qui est en question quand on parle des marques n’est pas du tout sensibilité à un type de réalité, c’est-à-dire qu’elle n’est pas la première modalité de l’expérience, celle de l’affectation. Le jeune de banlieue n’est pas sensible aux chaussures : il est sensibles aux ” vraies ” qu’il est si fier d’exhiber. Et d’autre part si la marque, au sens existentiel, est bien le reste d’une épreuve et si on doit définir cette dernière par la perte du sujet qui pourrait en rapporter un savoir, alors on doit aussi bien dire qu’au lieu de la marque, on est sensible à une existence dont la vie n’est pas la compréhension. Mais comment nommer l’existant, quand on le fait à partir de la vie qui est toujours imposition de la nécessité que le vivant est pour lui-même, à l’encontre de la propriété de ce qui est (c’est bien en lui-même que l’existant existe), sinon le vrai ? Le vrai, c’est ce que je ne comprends pas, en tant que je ne le comprends pas, c’est-à-dire en tant qu’il n’est pas l’effectuation de la nécessité transcendantale que je suis pour moi-même et dont tout ce que j’aperçois est un moment. Voilà le vrai : ce qui relève de soi aussi bien dans son existence que dans sa phénoménalité c’est-à-dire ce qui n’est d’aucune manière un moment de mon expérience(en laquelle c’est seulement de moi qu’il s’agit, finalement) – autrement dit : nous appelons ” vrai ” ce dont l’aperception est une épreuve et non pas une expérience. Qu’on prenne notre notion dans son sens existentiel aussi bien que dans son sens commercial, on a donc d’un côté le représentable dont la compréhension est l’expérience, et de l’autre le vrai dont la sensibilité est l’épreuve. C’est cette dichotomie qui constitue toute la question philosophique de la marque et dont l’irréductibilité de l’épreuve à l’expérience constitue le principe.

Le sujet de l’expérience est toujours le sujet du savoir, puisqu’il n’y a d’expérience engagée que comme mobilisation d’un savoir et d’expérience accomplie que comme accroissement du savoir. Il ne diffère en ce sens pas du sujet du jugement (et du sens commun, dès lors que c’est précisément d’expérience et pas simplement d’enchaînements logiques qu’il tient son savoir). En opposition partielle et donc aberrante à ce sujet que nous sommes tous ” par ailleurs “, il y a la marque, une sensibilité impossible à reconnaître (et donc à totaliser) où l’inouï advient contre tout ce qu’on peut être justifié d’admettre. Quand toute chose relève d’un espace et d’un temps communs qui en sont proprement la possibilité phénoménale et d’un savoir partageable qui en est la possibilité mondaine (le monde, c’est la nécessité que tout ce qui advient advienne comme reconnaissable et qu’on puisse langagièrement universaliser la récognition qui a toujours-déjà eu lieu), l’épreuve qu’on a traversée parfois même sans le savoir laisse un lieu et un temps morts, un lieu et un temps où la vie est littéralement impossible (” là je suis mort, mais par ailleurs tout va bien “, ” désormais, je suis quelqu’un d’autre “). Si la vie peut se définir comme l’impossibilité même de la vérité (en tout ce que je vis comme vrai, il s’agit non de la vérité mais des nécessités de ma vie), alors on peut dire que la marque, comme lieu et temps mort, est l’impossibilité de cette impossibilité, ce qui fait que le vrai est vrai.

La question de la marque est donc une région de celle, plus vaste, de la vérité – non pas tant dans l’idéalité de sa notion que dans sa réalité effective : le réel est ce que l’on comprend et par conséquent ce dont on se constitue, mais le vrai est ce qui marque autrement dit ce dont on ne se remet pas. Il y a donc un ” critère de la vérité “, pour reprendre l’énoncé d’une question scolaire : ce dont je ne me suis jamais remis était vrai, le reste n’était que compréhensible c’est-à-dire originellement conditionné par le rapport de finalité que, comme tout vivant, je suis pour moi-même, et dont il a été un des moments. Cela permet, en distinguant la réalité comprise de la vérité, de libérer la pensée non seulement de l’entendement mais encore de la raison : non pas pour prôner on ne sait quelle régression irrationaliste, mais pour reconnaître que c’est là où nous sommes marqués, localement absents de nous-mêmes, qu’il peut seulement s’agir de vérité – pour le reste, c’est de savoir qu’il s’agira toujours. Et si l’on nous accorde tautologiquement que la question de la vérité est aussi bien celle de la pensée, alors on nous accordera que ce n’est pas avec son esprit qu’on pense mais avec sa sensibilité – et toujours localement. Car la marque atteste de la vérité, dès lors qu’on n’est pas là où l’on est marqué pour en assurer la conversion en savoir. Définir le vrai par la propriété de la vérité à l’encontre de l’objet épuisé par la constitution que le vivant en assure, c’est aussi bien dire qu’on ne pense donc que là où on ne peut pas vivre ni donc être – au lieu de la marque, par conséquent. En quoi la nécessité philosophique s’impose d’en finir avec l’idéalisme qui ramène toujours l’épreuve dont on ne revient pas à l’expérience qui nous réassure de nous-mêmes. Dire que s’il y a du vrai alors il marque, c’est dire que sa rencontre n’est jamais une expérience mais toujours une épreuve, celle d’être localement récusé comme sujet, et c’est installer la question de la vérité dans la nécessité dès lors non transcendantale qu’il n’y ait jamais de réalité que ” par ailleurs “.