Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite

 

J’ai essayé de montrer la dernière fois ce que j’appellerai la secondarité constitutive de la philosophie, en vous expliquant qu’elle entretenait avec ce qui compte un rapport d’interprétation à double niveau. Il faut d’une part que ce qui compte ait été institué comme tel par la littérature (dont je pose qu’elle n’a pas d’autre fonction), et d’autre part que le littérature ainsi définie joue le rôle de l’instance de donation pour la réflexion philosophique. On peut réfléchir sur n’importe quoi, mais pour réfléchir philosophiquement, il faut exclusivement que ce soit sur ce qui compte. Et ce qui compte n’apparaît jamais que littérairement. Voilà où nous en sommes. Aujourd’hui, je vais engager une dernière suite de séances consacrée à l’exploration de cette corrélation entre ce qui compte et le littéraire.

 

Ce qui compte s’entend comme littéraire depuis la distinction philosophique

Il va de soi que cette corrélation de la littérature et de ce qui compte relève d’une double constitution rétrospective, et non pas d’un emboîtement d’essences métaphysiques : c’est seulement depuis la philosophie que la littérature apparaît comme telle, et c’est depuis la littérature que ce qui compte peut apparaître comme tel à la philosophie. Et j’évite l’accusation de partir d’une essence métaphysique de la philosophie en identifiant cette dernière à une différence inconsistante à la métaphysique, que j’appelle distinction. J’ai indiqué dès le début que l’intérêt énonciatif de la notion de distinction était de désamorcer l’impossibilité pour le discours de ne pas être métaphysique : je n’ai pas la naïveté de prétendre ne pas tenir un discours métaphysique, puisque bien au contraire je philosophe en posant qu’entre la philosophie et la métaphysique il n’y a pas de différence. C’est donc depuis la distinction philosophique (qui ne consiste en rien quand on garde un point de vue métaphysique), ou encore depuis le refus d’identifier la vérité à une nouvelle sorte de réalité (et que pourrait-elle être d’autre, s’il y a de la vérité ?), que j’assume cette double rétrospection : quand je dis que ce qui compte est littéraire ou encore que la littérature est le dit de ce qui compte en tant que tel, je ne fais rien d’autre que récuser l’idée qu’il puisse y avoir une différence entre la métaphysique et la philosophie, comme si l’on pouvait s’être libéré de la métaphysique, l’avoir dépassée, ou je ne sais quoi d’autre. La philosophie, c’est la métaphysique, mais quand même pas vraiment. De cette réserve inconsistante, je définis la littérature comme donation, non pas à la réflexion qui peut être éventuellement savante (comme quand un historien nous fait apercevoir la justesse des descriptions balzaciennes), mais à la philosophie qui est certes réflexive : le littéraire, c’est le donné à non pas à une différence mais à une distinction. C’est donc pour moi exactement le même de distinguer la philosophie de la métaphysique (autrement dit de refuser qu’on fasse entre elles aucune différence) et de dire que le littéraire est le dit de ce qui compte.

Ainsi entendue, la littérature est constitutive de la philosophie : il suffit que quelque chose soit littérairement donné pour que la réflexion rencontre une réalité philosophique, et qu’elle soit par là même philosophique. Car bien sûr cette réalité, en tant qu’elle de ” nature ” philosophique (cette nature est la donation littéraire faite à la réflexion), commandera le discours qui la concernera et que dès lors il faudra nommer philosophie. J’appelle donc philosophie l’assomption réflexive de la donation littéraire.

Et réciproquement j’appelle littérature l’ordre de donation assumé par une réflexion pour laquelle le savoir ne compte pas. Ce qui est la philosophie proprement dite, dès lors qu’en philosophie vous m’accordez que la réfutation ne compte pas (cessez-vous de lire Kant après Hegel, par exemple ?).

Un discours argumentatif qui se constitue de ce que la réfutation, dont la notion est pourtant impliquée dans celle de l’argumentation, ne compte pas, voilà en fait d’où je pars pour donner la définition de la littérature que je viens d’indiquer.

Le ” pas vraiment métaphysique ” et la question de la littérature

J’ai dit que la philosophie ne différait en rien de la métaphysique. En réalité (mais certes pas en vérité), la philosophie c’est tout simplement la métaphysique. Or quel est le paradigme de la métaphysique ?

Il suffit de poser la question pour avoir la réponse, dès lors que la métaphysique est un discours qui entend rendre raison et dont rien ne saurait limiter d’avance la portée. Le paradigme de la métaphysique est la question de la fondation, puisque la métaphysique commence avec la question bien connue du premier fondement : ” pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? “. Toute approche métaphysique se fait en termes de fondation et inversement il faut qualifier de métaphysique toute approche dans laquelle il s’agit de rendre raison. Par exemple la notion de vérité est métaphysique quand on la pense à partir de quelque chose (la conception divine, la connaissance humaine, le jugement, la logique…) qui en rende compte et, sans jamais cesser de l’être réellement, elle cesse de l’être vraiment quand ce qui explique la reconnaissance d’une chose comme vrai, en tant que cela explique, importe autant qu’on voudra mais ne compte pas(en tout cas c’est ma position : loin de moi l’idée de récuser le métaphysique, je dis tout simplement qu’il ne compte pas).

Donc c’est la question de la fondation qui est décisive. Alors je le demande : comment pourrait-on fonder, c’est-à-dire instaurer métaphysiquement, sans rester enfermé dans une pétition de principe que j’indiquerai en disant que la notion même de fondation est éminemment métaphysique ? Autrement dit : si l’on entreprend une opération métaphysique (” fonder “), c’est qu’on est déjà dans la métaphysique ! Et si l’on est déjà dans la métaphysique, c’est que le métaphysique comme tel, c’est-à-dire le fondé, est déjà advenu dans l’exclusivité véritative des importances. Car la métaphysique, entée sur la question du fondement qui est la question de savoir à partir de quoi l’être est importé à l’étant, peut tout à fait être définie par le statut réflexif de l’importance : on est dans l’ordre métaphysique quand ne compte que l’importance (par exemple ce sera un certain type de jugement qui importera de la vérité dans le monde, une certaine propriété – disons la raison – qui importera de l’humain dans la nature, et ainsi de suite).

La métaphysique est par conséquent instituée dans une dimension originelle, c’est-à-dire seulement constructible a posteriori, de la distinction entre ce qui compte et ce qui importe, puisqu’elle s’identifie littéralement à la décision que ce qui compte ne comptera pas et que seule l’importance de ce qui importe comptera. D’où je pose forcément qu’il appartient à la métaphysique de s’échapper à elle-même et par conséquent de n’être pas vraiment métaphysique !

Rien là que de très banal. C’est même une nécessité de fait, pour ainsi dire : est-ce que les métaphysiciens les plus classiques ne sont pas des philosophes ? Je pose la question autrement, c’est-à-dire d’un point de vue pratique : est-ce que la critique de la nécessité métaphysique nécessite vraiment que nous soyons arrogants envers les penseurs dont nous sommes les héritiers, alors que nous aurions, à l’être réellement ? Si cette critique était métaphysique, comme elle a pu l’être au niveau de ses énoncés (je pense bien sûr à Wittgenstein, mais aussi à Descartes, à Pascal, à Hume et à bien d’autres…), c’est ce qui devrait se passer (et certes, les textes arrogants ne manquent pas chez ces auteurs) ! Si la réfutation comptait en philosophie, il n’y aurait pas de distinction entre la philosophie et la métaphysique, puisqu’elle serait alors une sorte de science, la science des choses suprasensibles (du sens du sens, avons-nous dit). Mais justement, cela ne se passe pas parce que nous ne sommes pas sans avoir reconnu la distinction de la réalité et de la vérité, c’est-à-dire sans avoir reconnu que les métaphysiciens étaient, encore une fois, des philosophes. Et qu’ils soient des philosophes, cela revient exactement à dire que leur réfutation par d’autres métaphysiciens (dont nous pouvons éventuellement faire partie) ne compte pas.

Je ne sors pas de là, puisque c’est le critère même de la philosophie ! Qu’un discours soit réfuté, dès lors qu’il a la forme argumentative, cela est fait d’avance, à l’instant même où on l’écrit : ce n’est plus qu’une question de temps et de contingence des talents. La métaphysique est en ce sens aussi impossible que la science, qui est déjà son propre dépassement, même si l’on s’en tient à l’idée abstraite et idéaliste du simple ” progrès ” (alors que la science ne fonctionne en réalité que par ” refontes “, changements de paradigmes et réorganisations du savoir). C’est ainsi qu’il faut espérer que nos ” neveux ” n’auront pas la même conception scientifique du monde que nous, parce que cela signifierait que la science se serait arrêtée ! Alors, pour en revenir à la philosophie, la question devient, devant le discours argumentatif, c’est-à-dire en principe déjà réfuté : est-ce que cela compte, ou pas ? S’il s’agit de savoir c’est-à-dire d’un sujet identifiable à la réflexion (n’importe qui, l’humanité en général), la réponse est oui parce que l’argumentation n’aura été que ce que la réflexion permettait au sujet indifférent (n’importe qui, l’humanité de droit) de poser ; mais s’il s’agit de pensée, c’est-à-dire de génie (au sens où toute métaphore est géniale, puisqu’on n’apprend pas à faire des métaphore), la réponse est évidemment non.

Or à cette question la réponse est originellement non, pour la métaphysique elle-même qui fait ainsi apparaître sa vérité philosophique ! J’insiste sur ce renversement. Il est de bon ton (et parfois justifié) de faire apparaître dans les positions philosophiques des métaphysiques qui suffiraient à les déconsidérer, au moins aux yeux des jaloux (je prends jalousie en l’opposant à envie : on envie la jouissance d’un semblable, mais on est jaloux de celui qui apparaît comme l’élu : celui qui a reçu le don, en l’occurrence de la pensée, qu’on hait en lui parce qu’on ne veut pas admettre qu’on le refuse en soi). Par exemple on considérera de haut l’existentialisme sartrien en y voyant un nouvel avatar de la ” métaphysique de la subjectivité “. La position inverse me paraît bien plus intéressante : reconnaître, non pour la rapetisser mais pour en reconnaître au contraire la grandeur, qu’en toute métaphysique il s’agit d’une philosophie – en quoi on pose que les réfutations qui devraient simplement l’abattre et dont le principe est institué dès lors qu’on argumente, ne compte pas ! Si vous n’admettez pas cela, vous ne pouvez absolument rien comprendre à la réalité de la tradition philosophique et vous êtes obligés de la considérer comme un archaïsme issu de la tradition médiévale pour laquelle une citation avait valeur d’argument (ce qui est en effet devenu intolérable aujourd’hui). Personne n’aurait l’idée en science de revenir régulièrement sur des théories désormais réfutées : elles disparaissent dans les poubelles de l’histoire, exhumées seulement par quelques historiens.

C’est bien sûr de cela qu’il s’agit quand je parle de littérature, à propos de la donation philosophique : aurait-on l’idée de déconsidérer un roman ou un poème parce qu’il ne représente pas la réalité telle qu’une critique réflexive permet d’en reconstruire l’idée ? Sartre a réfuté la psychologie proustienne, dans l’Etre et le Néant (je crois vous avoir déjà indiqué que la réfutation de Proust était la principale motivation de cet ouvrage). Moi je suis convaincu par les arguments que j’y ai lus. Mais est-ce que cela change quoi que ce soit au bonheur de relire La Recherche et surtout à la joie d’avoir raison de la relire ? Mais la psychologie sartrienne me paraît très abstraite et en majeure partie faite d’aveuglements, depuis que j’étudie Lacan. Vais-je pour cela cesser de relire Sartre ? Vais-je vous conseiller de ne pas le lire ? Je devrais, si tout cela n’était que métaphysique ! Eh bien non : en cette ” métaphysique de la subjectivité ” que je vois bien en Sartre, c’est d’abord de philosophie qu’il s’agit : les réfutations (au premier rang de quoi figurent évidemment les ” déconstructions “) ne comptent pas parce que l’idée de réfuter le littéraire est une absurdité et que la donation philosophique est de nature littéraire !

Quand je dis que la métaphysique n’est jamais vraiment métaphysique, c’est pour dire qu’elle est toujours déjà en distinction d’elle-même parce que les métaphysiciens sont des philosophes, alors qu’on les aurait imaginés comme des sortes de savants. Hors de cette distinction philosophique de la métaphysique à elle-même, la spécificité de notre tradition qui est faite de reprise et non pas d’oubli (contrairement à la tradition scientifique) doit être comprise comme un stupide archaïsme. Or elle est la vérité même de la philosophie, distincte (mais pas différente) de la métaphysique elle-même philosophiquement distincte d’elle-même.

Cette nécessité propre au métaphysique ne se limite pas aux grandes métaphysiques qui sont en vérité de grandes philosophies. Prenons le plus extrême des paradigmes objectifs, celui de la science telle qu’elle détermine notre modernité. Là, impossible de dire que la réfutation ne compte pas ! Mais cet horizon que cette impossibilité de principe constitue comme métaphysique, est-ce que ce n’est pas l’horizon galiléen ? Le moment galiléen de l’Occident, qui lui a donné sa puissance et son universalité définitives, n’est-il pas un moment de génie, c’est-à-dire de décision véritative sur la vérité elle-même ? Autrement dit n’est-il pas là question d’un nom propre ?…

Et ce qui vaut ainsi vaut pour toute discipline objective. Dès lors, si la métaphysique n’est pas vraiment métaphysique, autrement dit si toute entreprise métaphysique s’autorise originellement du génie d’un ” fondateur “, alors on voit bien que c’est la notion même de fondation qui est sa propre distinction ! Et c’est la notion même qui institue la métaphysique comme telle.

La question de la fondation est par conséquent ce qui doit être repris, quand on pose la question de la philosophie comme celle de la distinction littéraire d’avec la métaphysique.

Il y a deux manières d’assumer cette nécessité. Ou plus exactement deux possibilités. La première consiste à reprendre la question du récit dans l’horizon de la fondation, et la seconde à reprendre la question du savoir dans l’horizon du nom. La question originelle de la métaphysique trouve en effet sa réponse dans ce qui n’est que sa propre distinction – dans le nom, comme j’ai essayé de l’indiquer dans le travail que j’ai consacré il y a longtemps à cette question (c’est ” au nom ” du fondement que le fondé existe et se donne à reconnaître). De sorte que l’unité de cette interrogation sur la ” non vérité ” de la métaphysique (au sens où la métaphysique elle-même n’est ” pas vraiment ” la métaphysique, comme on le voit notamment de ce que les métaphysiciens sont des philosophes) est celle de la littérature et du nom.

La question du fondement est celle du nom, et la question de la littérature est aussi, d’une certaine manière, celle du nom. Et c’est sur le pivot du nom, ainsi que je l’ai annoncé depuis le début, que je m’appuie pour rapporter la métaphysique (donc la question du fondement) à la philosophie (donc à la donation littéraire). Bien sûr, c’est la question des ” natures ” dont nous sommes partis qui est l’horizon de tout cela.

Je vous donne deux indications, avant d’en avoir fini pour aujourd’hui.

Ma première idée, que je vous lire brutalement mais que je vais développer de diverses manières dans les prochaines séances, est que la philosophie échappe à la réfutation, c’est-à-dire à la métaphysique dont elle ne diffère en rien, par la littérature dont elle procède originellement, en ceci que les objets de sa réflexion, elle en produit la littérature comme origine ! Et si l’origine (quand on se place du point de vue de la philosophie entendue comme réflexion !) est la littérature, c’est parce que l’origine n’est rien et que la littérature s’entend avant tout de l’aberration métaphorique. On ne réfute pas ” rien ” et l’idée de réfuter une aberration n’a aucun sens. Voilà. Pour moi c’est absolument décisif.

Et puis il y a l’autre raison, elle aussi décisive – en fait la plus importante, quand il s’agit de penser la distinction de la philosophie et de la métaphysique. C’est qu’on ne fonde jamais autrement que par un récit ! L’idée de fonder conceptuellement est absurde, non seulement parce que chacun sait, au moins depuis Nietzsche (Hegel le dit aussi, et même Kant, à propos d’étymologies allemandes), que les concepts sont en réalité des métaphores oubliées, mais surtout parce que la réflexion qu’on mobiliserait ainsi suppose en tant que telle une donation qui, par définition, ne peut pas être réflexive. La secondarité de la réflexion, donc du concept, interdit par conséquent, et d’une manière pour ainsi dire tautologique, une fondation qui serait raisonnée.

Or si l’on refuse de tomber dans la naïveté de croire qu’il y aurait du donné (de la nature immédiate !) sans qu’il y ait un acte de donation, on voit bien que la fondation ne peut pas se faire autrement que comme la position elle non plus pas immédiate (donc une position discursive) de la donation. Et bien sûr c’est de la littérature que je vous cause (et j’espère pas du chagrin, ajouterai-je à la manière de Lacan) !

Je vous remercie de votre attention.