Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite
Pour penser la philosophie, il faut penser la distinction d’avec la métaphysique. Cette distinction renvoie la métaphysique à la question de la réalité (s’il y a des réalités suprasensibles – et par là j’entends le sens du sens – alors la métaphysique en est le savoir) et la philosophie à la vérité. En philosophie, seule la vérité compte, ainsi qu’on le voit parfaitement de ce que les réfutations de thèses pointant des réalités, elles, ne comptent pas. La dernière fois, j’ai même indiqué qu’elles ne comptaient jamais, ce qui revient plus simplement à dire que les métaphysiciens sont des philosophes ou, si vous préférez, que la métaphysique n’est jamais vraiment la métaphysique.
Faite en ce sens de sa propre antériorité à elle-même, autrement dit de son propre excès philosophique, la métaphysique, cela renvoie à une donation dont j’ai dit qu’elle était littéraire. Quand on la pense depuis la philosophie, la littérature n’est même rien d’autre que le procès de cette donation. Et j’en vois la preuve dans la nécessité, proprement inhérente à la métaphysique, que la question qui la définit et qui est la question du fondement ( » pourquoi y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? « ) ne trouve jamais de réponse que sous forme d’un récit.
Cet argument, que je vous ai donné la dernière fois est le pivot de ma démonstration. Si le récit, à l’encontre de l’exposition conceptuelle que la notion même de métaphysique paraissait imposer, est le seul vrai discours de la fondation, alors cela signifie que dans sa réalité originelle (et par origine ici je n’entends rien d’autre que l’impossibilité pour la métaphysique d’être vraiment métaphysique), la métaphysique est faite de littérature. J’ai par conséquent posé qu’il fallait retourner la critique habituelle consistant à montrer que la philosophie est toujours une métaphysique plus ou moins déguisée, et qui me paraît un discours de ressentiment, et considérer bien au contraire que toute métaphysique était originellement une philosophie. Ce que d’une certaine manière tout le monde sait depuis toujours, puisqu’il ne viendrait à l’idée de personne de dénier la qualité de philosophes aux métaphysiciens. Autrement dit personne n’ignore que le savoir (ni donc sa réfutation) ne compte pas en philosophie, c’est-à-dire en métaphysique. Je dirai ainsi que le sens nouveau que prend désormais ce » c’est-à-dire » relève de la distinction, celle que la métaphysique est depuis toujours à elle-même, et s’oppose à un premier » c’est-à-dire » du ressentiment qui consistait à pointer l’absence de différence entre philosophie et métaphysique. Je vais examiner maintenant cette équivalence quasiment nouvelle (c’est la même que l’autre, mais pas vraiment).
La métaphysique est toujours déjà prise dans l’aberration métaphorique
Poser que la métaphysique est toujours déjà distinguée d’elle-même, autrement dit n’est jamais vraiment métaphysique, c’est la définir par l’extériorité au savoir, elle qui se pose au contraire elle-même à travers l’identification de la vérité et du savoir.
L’extériorité au savoir, je ne vois qu’une seule manière de l’entendre, ici : il s’agit de l’aberration métaphorique.
Je pose cette aberration comme originelle, parce que la fondation a nécessairement une nature narrative et non pas réflexive, comme je l’ai indiqué dans la séance précédente. Si donc on ne fonde jamais que par un récit (et non pas par une » thèse » qui serait celle d’une chose absolument première, comme si une telle primauté ne devait pas déjà être une secondarité pour apparaître comme telle), alors cela signifie que la fondation est par excellence un phénomène littéraire. Et si la métaphysique se définit par sa toute première question ( » pourquoi l’étant… « ), alors la métaphysique elle-même est originellement littéraire. Voilà pourquoi je dis que les métaphysiciens ne sont jamais vraiment des métaphysiciens mais toujours en même temps des philosophes : là où il s’agit pour la réflexion de fonder et de savoir, pour la pensée il s’agit de littérature c’est-à-dire concrètement d’écriture – le propre de l’écriture étant d’être intransitive – par opposition à cette fonction du savoir que Barthes appelait » l’écrivance « .
La corrélation de la réflexion où il s’agit de fonder et de savoir, et de la pensée où il s’agit d’écriture, autrement dit la contradiction actuelle de la transitivité du savoir et de l’intransitivité de l’écriture, voilà ce que c’est concrètement que la philosophie c’est-à-dire depuis toujours la métaphysique.
Donc, si vous m’accordez ainsi une intransitivité première de la transitivité métaphysique (ce que je signifie en disant que la métaphysique n’est jamais » vraiment » métaphysique), vous m’accordez par là même que la question du fondement qui détermine la métaphysique comme telle réside toujours déjà dans ce qui détermine le littéraire comme tel. Et par là je nomme d’une manière générale la métaphore, non pas tant comme une figure particulière de la rhétorique ou de la stylistique que comme une introduction de la vérité à l’encontre du savoir – telle que la formule » pas sans être « , indiquée dans les séances précédentes, en est la position (par exemple la vérité du combat de Bayard n’était pas qu’il soit fort et courageux, ce qui ne concerne que le savoir qu’on pouvait avoir de lui, mais qu’il n’ait pas été sans être un lion…).
Quant à reprendre la question de la philosophie proprement dite, je vous indique comment il me semble nécessaire de le faire, dès lors que dès le début vous m’avez accordé qu’elle est à la fois pensée (les philosophes sont des penseurs) et réflexion (philosopher, c’est produire des théories). J’indique donc ma solution, qui constitue en quelque sorte le cadre de tout ce qui va suivre : la narration a une valeur fondatrice, et elle s’oppose à l’argumentation qui a, elle, une valeur de constitution.
Toute philosophie a donc un statut transcendantal, puisqu’elle est une activité réflexive, en même temps qu’elle est démise d’elle-même par la nécessité que ce statut soit toujours déjà récusé par une origine qui, elle, ne peut pas être réflexive et qui est un récit. Comme la philosophie ne diffère pas de la métaphysique, il convient donc de repenser la notion de cette dernière à travers ce qui fait le littéraire comme tel et qui est d’abord, viens-je de dire, l’aberration métaphorique. Car une métaphore, avant d’être une indication apparemment positive (mais en réalité négative : la vérité s’entend selon le » pas sans être « ) est d’abord une impossibilité réelle, c’est-à-dire une aberration discursive (Bayard n’est pas un félin africain).
La métaphysique : métaphorisation du manque de l’origine par la question du fondement
S’il n’y a pas de différence entre philosophie et métaphysique, cela signifie que la question originelle de la métaphysique ( » pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? « ) doit toujours caractériser la philosophie, mais pas vraiment. Vous savez que c’est la formule de la distinction ( » le même, oui, mais pas vraiment « ), de sorte que la philosophie doit être en quelque sorte faite de la non-vérité de la question du fondement ultime.
Je poserai donc ceci : dans le discours de la fondation, il ne s’agit pas vraiment du fondement. Et c’est en cela que les métaphysiciens sont des philosophes ou, si l’on préfère (car les deux idées n’en font qu’une), que les réfutations ne comptent pas en philosophie (mais elles sont très importantes, bien sûr).
De quoi s’agit-il, alors ? C’est simple : le fondement ultime, quand il ne s’agit pas vraiment de lui, c’est l’origine ! Vous l’avez compris : le fondement est la métaphore métaphysique de l’origine. Et comme l’origine n’est rien d’autre que son propre manque (n’oubliez pas cette évidence : elle conditionne le commencement avant quoi il n’y a par définition rien), la métaphorisation métaphysique de la vérité par le savoir implique celle du manque par la question. Eh bien ma thèse est que l’aberration métaphorique soit le principe de tout cela, s’il est vrai que la fondation n’est jamais que de nature littéraire.
Vous allez comprendre la nécessité que je vous expose si vous voulez bien considérer la question métaphysique. Je ne reprends pas ce que j’ai exposée ailleurs (dans mon étude Énigmeoriginelle – rubrique » Écrits « ), mais je dois toutefois vous faire remarquer que la question se présente comme une articulation : elle a une partie positive ( » pourquoi l’étant « ) et une partie doublement négative ( » et non pas plutôt rien « ). Cette double négation est bien intéressante, maintenant que nous avons reconnu que la question de la vérité n’était pas celle de la différence mais celle de la distinction, et qu’elle s’entendait toujours sous la forme du » pas sans être » ! L’origine en effet n’est » pas sans être » rien ! Mais d’un autre côté, il serait absurde de dire qu’elle n’est réellement rien : c’est de l’origine qu’on parle, et non pas de rien. Si donc vous considérez avec moi que toute la métaphysique est impliquée dans sa question inaugurale, alors vous admettez maintenant qu’elle est depuis toujours travaillée par la question de l’origine alors qu’elle imagine poser la question du fondement ! C’est exactement ce que j’appelle l’excès philosophique de la métaphysique à elle-même : que dans la question du fondement il ne s’agisse pas vraiment du fondement, mais en vérité de l’origine, laquelle n’est pas sans être rien ! Bayard de la même façon n’était pas sans être un lion, mais il n’était pas plus un lion que l’origine n’est un fondement. La vérité de son courage – par opposition à sa réalité – était dans ce » pas sans être « , exactement comme la vérité de l’origine, parce que cette expression programmatique est philosophiquement aberrante, n’est pas sans être métaphysique, une fois qu’on a reconnu que la métaphysique elle-même n’était jamais vraiment métaphysique.
En quoi je reviens simplement à la littérature comme donation de ce que l’argumentation pourra ensuite, dans une réflexion qui n’aura jamais lieu que par après, constituer. Car il ne faut jamais oublier la dimension argumentative et donc positive de la réflexion, quand on veut penser la notion que nous ne sommes pas sans nous faire de la philosophie (car il va de soi qu’il y a impossibilité logique à ce que la philosophie soit positivement la conception d’elle-même : elle n’est jamais que l’effort de sa propre pensée). Autrement dit, il serait absurde de nier la dimension réflexive, c’est-à-dire argumentative et donc anonyme (la valeur d’un argument, c’est de valoir pour n’importe qui), de la philosophie.
Il faut donc en même temps que l’aberration métaphorique, liée à la nécessité pour toute fondation d’être narrative et non pas conceptuelle, se dédise.
Le dédit philosophique du nom propre et la question des réfutations
Le dédit constitutif de la philosophie, nous l’avons rencontré depuis le début quand nous avons remarqué que les réalités philosophiques n’avaient jamais qu’un seul statut possible, celui que j’ai nommé » nature » et que j’ai d’emblée rapporté à la question du nom propre.
En philosophie, par opposition à la métaphysique où c’est le savoir, c’est le nom propre qui compte. Par exemple, le nom propre de Kant fonctionne comme l’a priori de la simple reconnaissance ontologique, pour tout, quand on est son disciple (en vérité il est impossible d’être disciple d’un philosophe, mais faisons comme si c’était possible, c’est-à-dire comme si la philosophie ne se distinguait pas de la métaphysique). Mais d’un autre côté vous voyez bien qu’aucun auteur ne serait jamais lu s’il ne » dénommait » sans le savoir les réalités dont il parle. Kant nous indique toujours que les conditions de la connaissances sont ce qu’elles sont, ce qui revient tout simplement à dire qu’il n’y est pour rien. Ce » rien « , bien sûr, c’est l’origine, puisque c’est ce à l’encontre de quoi, donc aussi ce à partir de quoi il y a tout : si vous vous êtes fait les disciples de Kant (ce qui ne serait possible qu’à avoir décidé de confondre la vérité et le savoir, mais peu importe ici), pour vous, tout est kantien et d’abord l’étant quant à ce qu’il soit.
L’origine, parce qu’elle n’est pas un donné (notamment pas une » source » c’est-à-dire une certaine configuration de réalité), on ne peut pas la séparer d’un acte de fondation. Comme acte et non pas comme action, celui-ci renvoie forcément à un nom (un acte on le signe, alors qu’une action est celle que n’importe qui aurait faite à notre place). L’essentiel de la philosophie résidera donc dans sa dé-nomination, c’est-à-dire dans un écart insu à la question nominale de l’origine.
Mais pour penser cette nécessité, qui est proprement la distinction de la philosophie et de la métaphysique, il faut avoir compris en quoi il appartenait au savoir (à la métaphysique) de se distinguer lui-même c’est-à-dire d’être déjà philosophique malgré lui. J’ai rappelé l’autre jour qu’aucun savoir n’échappait à la nécessité d’une fondation qui, comme telle, lui est par définition étrangère et que nous avons l’habitude de signifier à travers la notion du » génie » (terme qui est lui-même une métaphore, je vous le rappelle) du fondateur. D’un autre côté, il appartient au savoir (à la métaphysique) de s’installer dans l’universalité du communicable. Tout savoir est donc originellement fait d’une dé-nomination première : son origine est forcément le génie d’un » instituteur « , et il ne peut fonctionner comme savoir qu’à le dénier. Je dirai ainsi que la métaphysique, dont nous savons désormais qu’elle n’est pas vraiment métaphysique, s’identifie à l’entreprise de sa propre dé-nomination, et que c’est à reconnaître cette figure, donc aussi à reconnaître que le nom est finalement seul à compter, que la philosophie s’en distingue.
Mais la philosophie, précisément parce qu’elle se distingue d’elle-même comme savoir (autrement dit parce qu’en elle les réfutations importent mais ne comptent pas) n’est pas simple forclusion du nom propre, comme doit l’être la métaphysique (qui ne l’est certes jamais vraiment), mais seulement dénégation. Je le dis autrement : philosopher, c’est fictionner sans le savoir, parce que c’est dé-nommer. Dé-nommer, c’est montrer qu’on n’y est pour rien. Et c’est de ce » rien « , vous l’avez compris, que les » natures » se causent, puisque la vérité d’une chose est son rapport à l’origine et que le rien du savoir est expressément l’indication de l’origine.
Ainsi une réalité dont on dira que Kant n’est pour rien, c’est une réalité qui n’est pas sans être kantienne ! En quoi je dis là sa vérité, et non pas bien sûr sa réalité. L’impératif catégorique, l’opposition du phénomène et de la chose en soi, etc. tout cela, ce sont des réalités dont la vérité est d’être kantiennes ! Ce qu’on signifiera, quand on se place du point de vue du savoir, en disant qu’elles ne sont » pas sans être » kantiennes. Exactement ce que j’ai appelé des » natures « .
Je tiens beaucoup à cette idée de la dé-nomination, parce que c’est elle qui va instituer la philosophie contre l’aberration métaphorique, c’est-à-dire dans sa dimension réflexive, tout en la conservant. Car montrer qu’on n’y est pour rien, c’est poser que dans l’acte d’écriture on se situe dans cette aberration. Ici c’est le nom qui est défait d’une réalité qui n’est pourtant faite que de lui, puisqu’il s’agit de » natures » et non pas de données objectives. Vous me direz que ce sont des données objectives, pour le philosophe, qui s’imagine le plus sincèrement du monde parler de la réalité telle qu’elle est objectivement donnée. Mais cela ne compte pas, parce que si cela comptait, la réfutation qui consiste à abolir les réalités qu’on aurait préalablement posées, compterait.
Que le nom compte pour l’être est la décision propre de la métaphysique
En tant qu’elle est réflexive, la philosophie est dé-nomination, ce qui signifie bien sûr qu’elle est originellement nomination, comme on l’a indiqué depuis le début avec la notion des » natures « .
La nomination est la pensée proprement dite. Cette proposition est certaine, mais elle nécessite d’être pensée notamment à travers la problématique de la distinction. Car penser ne consiste pas simplement à apposer un sceau mais, au contraire allais-je dire, à constituer quelque chose comme toujours-déjà scellé sans qu’on n’y soit pour rien. En quoi je ramène le nom à la question de l’origine ou, si l’on préfère, au statut de ce qui est seul à compter.
Mais pour compter, il faut ne pas être. Car ce qui est (l’étant, par définition) peut seulement importer plus ou moins. Or la problématique du fondement exclut que l’on considère le nom comme un étant, et donc comme ce qui pourrait plus ou moins importer, car le fondement est » ce au nom de quoi il y a l’étant et non pas rien « . L’alternative même de quelque chose et de rien, autrement dit la pensée elle-même comme » originalité » – caractère originel – de l’alternative métaphysique, institue donc le nom en deçà de la différence entre quelque chose et rien. C’est cet en deçà de la plus originelle des différences que j’appelle distinction, bien sûr.
Quand donc je considère la métaphysique à la lumière de la question qui l’institue comme telle, il va de soi que c’est le second terme qui compte ( » plutôt que rien « ), alors que le premier ne se définit que par son importance (il importe assurément de savoir pourquoi il y a l’étant).
La nomination concerne l’alternative elle-même, qui est comme telle une distinction et non pas une différence (c’est entre l’étant et rien qu’il y a la différence absolue, alors qu’ici nous parlons de la question qui ouvre et définit la métaphysique comme telle). Or c’est le nom, et comme tel, qui fait la distinction.
Je le dis plus simplement : dans l’alternative originelle (quelque chose, plutôt que rien) c’est le nom qui compte et lui seul. Et cela, c’est ce que la métaphysique en tant que telle nous apprend, puisqu’elle s’identifie à la problématique de la fondation, laquelle a pour premier trait l’impossibilité de jamais considérer le fondement comme une autre chose que l’ensemble des fondés, puisque c’est son épuisement en eux qui le définit (s’il ne s’y épuise que partiellement, c’est qu’il n’est que partiellement fondamental) : le fondement n’est rien d’autre que l’ensemble des fondés en tant que tels.
Je m’explique, en développant l’idée de la métaphysique. Dire que le fondement n’est rien en soi, et par là même qu’il n’y a pas de fondement, c’est l’enseignement propre de la métaphysique. Mais la métaphysique est d’autre part expressément identique à la question de l’être. Car demander pourquoi il y a l’étant plutôt que rien, c’est ne considérer l’étant que selon son être. En effet, dans cette question peu importe la déterminité de ce qui est : ce qui compte, c’est qu’il soit, autrement dit son être ! Mais d’un autre côté, l’être qui compte seul n’est pas interrogé n’importe comment : il est interrogé de telle manière que dans l’interrogation ce soit finalement le nom qui reste seul à compter ! car poser la question du fondement, c’est bien seulement poser la question suivante : en quel nom l’étant est-il ? En effet si c’est son épuisement dans ce qu’il fonde qui définit le fondement, autrement dit s’il n’est rien d’autre que le fait pour les fondés d’être des fondés (fait lui-même problématique, dès lors qu’il n’y a rien d’autrequ’eux…), alors il est le nom qui vaut pour leur être : le fondement, c’est simplement ce qui nomme les fondés comme fondés.
Dire au nom de quoi il y a quelque chose, en quoi consiste proprement de répondre à la question posée, c’est la même chose que considérer métaphysiquement l’étant, hors de quoi il n’y a rien (pas de fondement qui se tiendrait dans un quelconque » arrière-monde « ), selon son être. De sorte qu’en bonne métaphysique, le nom vaut pour l’être.
Rien là que de très évident : dire le nom, lequel est paradigmatiquement » Dieu « , ce n’est pas seulement dire que toute chose est d’une certaine » nature » – paradigmatiquement : toute chose est de nature théologique ou divine, selon qu’on la considère ou non d’une manière réflexive – mais c’est refuser de faire une différence entre l’être et le nom ! Ainsi, Dieu qui n’est que son propre nom (ce n’est pas quelqu’un qui s’appellerait par ailleurs » Dieu » comme l’auteur de la République s’appelle par ailleurs Platon) est-il par là même l’être en tant qu’être, pour l’étant en général. Quand je dis paradigmatiquement » Dieu « , je nomme non pas un étant particulier (ce que je ferais si je sortais de la problématique du fondement, lequel n’est surtout pas autre chose que les fondés) mais l’être de l’étant en général. Je suis toujours déjà engagé à considérer l’étant du point de vue de ce qui compte et nullement du point de vue de ce qui importe : le nom vaut pour l’être ! Et l’essentiel pour nous ici est de remarquer que la différence qu’on fait en disant cela ne compte pas. Ici, c’est-à-dire dans l’horizon posé par la question du fondement qui est celle d’un épuisement et donc d’une impossibilité ontologique (il est impossible que le fondement soit, sinon il ne s’agirait pas d’un fondement, lequel se définit par son épuisement) la différence ne compte pas !
Le paradigme » Dieu » est aussi bien le nom qui gouverne l’étant quant à ce qu’il soit, que cet être même !
D’un autre côté, il serait absurde de nier qu’il y ait là une différence : le nom, ce n’est pas l’être. Mais s’il est absurde de nier qu’il y ait une différence, il est faux de dire qu’il y en a une. Car si le fondement est par définition ce au nom de quoi l’étant est, il s’entend forcément comme autre que l’étant. Et quel est l’autre de l’étant, sinon l’être ?!
Nier la différence du nom et de l’être est absurde, l’affirmer est faux. Voilà exactement ce qu’il en est selon moi de la métaphysique. Or je le demande : est-ce que ce n’est pas de la métaphore, qu’il s’agit là ? Il faudrait être fou pour nier qu’il y ait une différence entre le dernier des chevaliers français et un félin de la savane africaine, assurément. Mais tous ceux qui ont vu Bayard combattre savent que celui qui dirait qu’il n’était pas un lion aurait tort !
Je définirai donc la métaphysique par la métaphore impossible à ouvrir, impossible à réduire à une ressemblance et moins encore à une analogie. Bref, par l’idée de la vraie métaphore.
Car la métaphore n’est ressemblance ou analogie que pour la réflexion abstraite, c’est-à-dire que pour la décision mensongère de confondre la vérité des choses avec le savoir qu’on peut en produire dans sa tête. Mais ceux qui sont restés marqués par le spectacle de Bayard au combat savent qu’il ne s’agit pas de le comparer à un félin africain, ni de trouver une analogie que le concept rend immédiatement inepte (il suffisait de dire qu’il était brave et fort, qu’il ne reculait jamais, etc. et tout le monde aurait parfaitement compris). Non : la vérité, c’est que Bayard n’était pas sans être un lion ! Et les seules personnes capables de vérité à son sujet, à savoir ceux qui ne se sont jamais remis de l’avoir vu combattre, ne disent pas autre chose.
La vérité c’est la métaphore non pas contre mais en distinction du concept, parce qu’elle n’a pas l’entendement mais la marque pour lieu propre. Voilà en quoi consiste vraiment la métaphysique, en tant qu’elle n’est jamais vraiment la métaphysique – puisqu’encore une fois les métaphysiciens sont tous les des philosophes c’est-à-dire des penseurs.
Je garde donc ma formule : la vérité de la métaphysique, par opposition à sa réalité où il s’agit de tout résorber dans le savoir c’est-à-dire dans la position des différences, c’est que la différence ne compte pas, dès lors que l’on considère cela qui est seul à compter, à savoir le nom. Mais bien sûr, la différence importe autant qu’on voudra – la plus importante des différences étant évidemment la » différence ontologique » (qui est bien une différence et non pas une distinction – ce qu’elle serait s’il ne s’agissait en vérité que du seul nom, c’est-à-dire si la métaphysique pouvait être vraiment la métaphysique).
L’extériorité au savoir et le nom propre qui compte seul en philosophie
Le savoir où la métaphysique place sa réalité (mais auquel échappe sa vérité) c’est l’enchaînement des signifiants. L’idée de savoir absolu est inhérent à la métaphysique, au sens où il s’agit vraiment de répondre à la question de savoir pourquoi il y a en général quelque chose plutôt que rien. Et répondre de manière satisfaisante à cette question, c’est savoir l’essentiel : l’essentiel de tout, puisque c’est forcément » tout » qu’on oppose à » rien » dans la question, et que c’est de ce tout qu’il s’agit de rendre compte. Mais tout n’est pas simplement opposé à rien dans une question qui ne serait, précisément en tant qu’elle en pose rétrospectivement l’alternative, ni tout ni rien ! Or ce qui n’est ni tout ni rien et donc constitue expressément la réponse à la question qui est comme telle la position de l’alternative radicale, c’est forcément le nom, qui n’est en effet ni le premier signifiant d’une chaîne qui prendrait sa suite et par là même produirait un savoir, ni rien bien sûr, puisqu’une question est une exigence de réponse et qu’il ne s’agit aucunement de se dérober (notamment en » méditant la question » !) à la nécessité d’apporter cette réponse, laquelle consiste à mentionner le nom comme tel, puisque reconnaître l’étant comme fondé, c’est dire son être nommé – c’est le dire être en un certain nom.
Le nom vaut donc indistinctement pour l’énoncé dont il est la réponse et pour l’énonciation dont il est la condition. Le premier point est évident, puisque c’est par définition au nom de ce qui la justifie que la réalité est son propre être. Le second ne l’est pas moins, puisqu’une parole ne peut porter sur » tout » qu’à s’être libérée de la définition de la vérité en termes d’adéquation, c’est-à-dire qu’à apparaître vraie seulement d’être tenue par celui qui la tient !
Ainsi dirai-je que dans la réalité il n’y a que le nom qui compte(pour la métaphysique, dont il faut dès lors accorder à Heidegger qu’elle est originellement » onto-théologique « ,c’est paradigmatiquement » Dieu « ), et également dans la question elle-même, puisque c’est le nom propre qui la cause comme » vraie » question, et non pas comme question réelle. Une question réelle est une question qui se pose, au sens où, par exemple, Voltaire ne peut songer » que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger « . Trivialité de la métaphore qui n’est qu’une analogie, c’est-à-dire le contraire d’une pensée. Tout savoir métaphysique coupé de sa vérité (c’est-à-dire de l’impossibilité pour la métaphysique d’être vraiment métaphysique) est forcément trivial, et » Dieu » est seulement le nom de cette trivialité : un horloger, un gardien de l’ordre, un père qui veut le bien de ses enfants (et chacun sait ce qu’il en est en réalité des gens qui veulent à leur place le bien des autres!), ou toute autre figure de même envergure. Mais si la métaphysique n’est, comme telle, jamais vraiment la métaphysique, alors » Dieu » n’est que son propre nom, la réponse à la question qui pose l’alternative de tout et de rien et qui ne la pose, dès lors, qu’à exclure qu’elle soit jamais réelle – puisque tout se situe toujours déjà du côté de l’étant et non pas de rien. Elle n’est pas réelle, mais, en tant que question inaugurale de la métaphysique, elle est vraie. Et si elle est vraie, cela signifie non seulement qu’elle ne » correspond » à rien, mais surtout qu’elle s’entend à pointer ce qui compte, et qui n’est originellement que le nom : voilà une question qu’on ne peut traiter qu’en son propre nom. Et une telle question, je l’appelle vraie.
La philosophie, qui est sa propre distinction d’avec la métaphysique, est originellement installée dans cette question, en tant qu’elle est vraie et non pas en tant qu’elle est réelle. Elle n’est, dirais-je alors, rien d’autre que la vérité de cette question.
Les » natures » dont nous sommes partis pour caractériser la philosophie, ces réalités qui ne sont rien d’autre que propre vérité (la preuve : quand on réfute leur position, cela ne compte pas), laquelle consiste à être nommée (c’est en tant qu’elle est sartrienne que la contingence est vraie, en tant qu’elle est kantienne que la conscience morale l’est, en tant qu’elle est hégélienne que la dialectique l’est, etc.) sont, on l’a compris, la conséquence de ce statut pas vraiment métaphysique (donc vraiment philosophique) de la philosophe.
La prochaine fois, je reviendrai sur la littérature comme donation du philosophique, et je n’oublie pas qu’il me faudra penser le rapport de la narration et de l’argumentation, pour saisir ce qui spécifie le discours philosophique. Mais enfin, sur ce dernier point, l’essentiel est fait avec les indications d’aujourd’hui.
Je vous remercie de votre attention