La question de la sensibilité aux questions philosophiques est celle d’une épreuve radicale. Misère du trivial, imposture du sublime.

Pour commencer, je vais indiquer le paradoxe contenu dans cette indication d’une éventuelle sensibilité qui serait spécifiquement propre aux questions philosophiques. Je n’ai pas l’intention de me limiter dans cet examen, qui nous donnera l’occasion d’approfondir certaines notions nouvelles pour vous, en plus de celles qui sont inhérentes aux textes dont nous menons par ailleurs l’étude chaque lundi.

Etre sensible à une question, quelle qu’elle soit suppose qu’on s’y reconnaisse. Ainsi nous sommes insensibles aux problèmes sociaux de catégories éloignées de la nôtre, et ceux qui voudront nous rendre sensibles à leurs difficultés devront d’une manière ou d’une autre susciter de notre part des identifications (par exemple les infirmières expliquent dans le journal télévisé combien leur travail est pénible de sorte que chaque téléspectateur peut d’une certaine manière se mettre à leur place). Il est impossible d’être sensible à une questions, même très riche de possibilités, dans laquelle on ne se reconnaît pas. On peut donc lancer une toute première indication, très superficielle mais déjà propre à faire voir le caractère paradoxal de notre question, en disant que les questions philosophiques portant sur la condition humaine, tous les humains devraient s’y reconnaître, donc y être sensibles, en quelque sorte naturellement. Or ce n’est manifestement pas le cas : non seulement la philosophie ne concerne et ne touche que la partie européenne de l’humanité, mais encore l’immense majorité des européens y reste indifférente, y compris parmi ceux qui en entendent parler plusieurs fois par semaine. Je dois cependant atténuer cette dernière remarque, en rappelant avec Deleuze que l’européen est quand même ” marqué ” par la simple existence de la philosophie, dans une sorte de sensibilité négative à l’outrance (il indique que, grâce à elle, tout le monde ne dit pas n’importe quoi en toute bonne conscience).

Ceux qui ne s’y intéressent pas ne seraient donc pas humains ?

L’énoncé même de cette absurdité indique par conséquent que la sensibilité ne peut pas être quelque chose de simplement naturel. Car si l’on n’est sensible qu’aux réalités dans lesquelles on se reconnaît d’une manière ou d’une autre, cela signifie déjà que la sensibilité est quelque chose de réflexif et d’autre part qu’en cette réflexion il s’agit de nous-mêmes. Ce qui nous rend sensible, on dit que cela nous ” sensibilise “. Nous n’aurions donc pas été sensibilisés à nous-mêmes ? J’ouvre encore une possibilité : la question de la sensibilité est toujours celle d’une ” marque ” – car ne nous ” sensibilise ” que ce qui nous a ” marqués ” (ainsi, une manifestation par laquelle une catégorie sociale veut faire valoir ses droits devra-t-elle être ” marquante “, sinon elle ne sert à rien). Vous avez compris où je voulais en venir : la question est donc finalement celle d’une marque originellement philosophique…

Cette indication générale étant posée, je voudrais poursuivre mon introduction en présentant les caractères premiers des questions philosophiques. Car il ne suffit pas du tout de dire que la philosophie est réflexion sur la condition humaine. Non seulement parce que l’homme, comme étant, est l’objet d’une science (l’anthropologie) et par conséquent n’est pas un objet philosophique, mais encore parce qu’une multitude de questions philosophiques n’ont qu’un rapport extrêmement indirect et forcé avec la platitude qu’on nous sort habituellement pour définir la philosophie. Vous voyez bien que si je parle de philosophie des mathématiques ou de philosophie politique, je parle bien de domaines philosophiques irréductibles à la question de l’être humain : bien sûr, c’est l’être humain qui raisonne ou qui prend des décisions engageant la collectivité, mais alors on peut rapporter n’importe quoi à l’être humain.

Pour donner une indication plus précise et plus spécifique, je dirai d’abord que c’est la mise en cause de l’existence et de la vérité qui définit une question comme philosophique. Or ce sont là des notions que toutes les autres supposent forcément, de sorte qu’il leur appartient au contraire de ne pas donner lieu à l’identification habituelle : on ne se demande jamais ce qu’il en est de l’existence et de la vérité, parce que si on ne le savait pas on ne pourrait rien reconnaître, même pas sa propre réalité cogitative, en ayant raison de le reconnaître. Il n’est ainsi pas innocent que chez Descartes on trouve expressément le refus de définir les notions primitives : il dit que chacun en a forcément un savoir suffisant. Dans cette optique, le paradoxe est donc l’inverse du précédent : on ne comprenait pas pourquoi tout le monde n’était pas sensible aux questions philosophiques, maintenant on ne comprend pas comment une seule personne peut y être sensible : comment peut-on être sensible à ce qui va toujours nécessairement de soi, à ce qui ne peut pas ne pas être l’implicite de toute explicitation ?

Si vous m’accordez que la sensibilité n’est pas une nature, mais qu’elle renvoie à un facteur de sensibilisation vous vous rendez compte que la question est de trouver quelque chose qui aurait produit en nous une mise en question de l’existence et de la vérité. Etre sensible, c’est avoir été sensibilisé ; et avoir été sensibilisé c’est être marqué ; et la marque est le reste de l’épreuve. Bref, vous commencez à apercevoir le secret de cette question : il faut que nous découvrions une épreuve qui soit telle qu’à nous laisser marqués, elle nous rende sensibles à ce que n’importe quoi suppose toujours. Au sens strict, il devra donc s’agir d’une épreuve radicale : la question est de découvrir une épreuve qui mette expressément en cause l’existence et la vérité comme une, si c’est bien l’impossibilité de les dissocier qui va constituer comme philosophique n’importe quelle question (par exemple : qu’est-ce qu’exister, quand on est une idéalité mathématique ? qu’est-ce que la vérité, quand le discours est purement formel et ne concerne rien d’extérieur à lui-même ?).

Pour découvrir de quelle épreuve il s’agit – et, encore une fois, il doit s’agir d’une épreuve absolument radicale – il me semble nécessaire d’examiner l’ensemble de la question. Or, précisément, la question porte sur la question. Qu’est-ce qu’une question ? C’est une demande de savoir. Nous ne nous demandons pas ce que c’est qu’être sensible aux théories philosophiques, mais bien aux questions philosophiques. Y être sensible est par conséquent être sensible au savoir comme manquant, et non pas simplement au savoir. Ce savoir concerne la vérité et l’existence (et donc, si vous voulez, l’être humain comme ” lieu ” de leur reconnaissance). Donc il faudra découvrir de quelle manière ce savoir manquant, et comme tel, peut nous nous avoir affectés de telle sorte que, désormais, nous soyons quelques-uns à être sensibles à son manque expressément indiqué par les questions dites philosophiques.

Le second trait décisif des questions philosophiques est évidemment leur caractère réflexif. Cela signifie que ne se pose des questions philosophiques que celui qui ” sait qu’il ne sait pas “, du moins au sujet de la vérité et de l’existence. C’est d’ailleurs une des premières raisons pourquoi la bêtise commune, qui est d’abord certitude de soi, est exclusive de toute sensibilité à la philosophie : la personne concernée est certaine de l’existence et de la vérité (et donc, pour le dire en termes subjectifs, du ” sens de la vie “), c’est-à-dire certaine que s’interroger philosophiquement est une perte de temps. La question est donc de savoir où le savoir sur la vérité et l’existence apparaît expressément comme manquant non pas en général mais en nous. Car on ne peut reconnaître une question philosophique qu’à ne pas savoir, et qu’à reconnaître qu’on ne sait pas. La leçon de Socrate est définitive, en ce sens. Il faut donc que nous découvrions une épreuve dont la réflexion soit l’effet, et une réflexion expressément axée sur l’existence et la vérité. Je dis bien une épreuve et non une expérience, car dans l’expérience, on est toujours assuré de son savoir (elle est mobilisation de savoir en vue d’une production de savoir supplémentaire). L’épreuve en question doit donc se faire expressément à l’encontre de toute expérience, qui est forcément toujours expérience de quelque chose. En même temps cette épreuve devra être ce qu’il y a de plus radical en nous, puisqu’elle concerne les notions absolument premières, celles qui sont supposées par la compréhension de toutes les autres. Notre travail sera donc de découvrir une épreuve, dont la sensibilité réflexive à l’existence et à la vérité soit le reste en nous sur nous, une épreuve dont nous soyons en quelque sorte nous-mêmes, comme sujets réflexifs et interpellés par l’existence et la vérité, les restes…

Je vais donc faire une nouvelle allusion à Descartes, qui considère l’idée de Dieu en nous comme ” la marque de l’ouvrier sur son ouvrage “, marque qui pourrait fort bien, dit-il d’une manière très énigmatique, ne pas différer de ce même ouvrage. Eh bien, je vais me placer modestement sous son patronage, moi qui consacre en ce moment mon travail à élaborer cette notion. Je vais donc me demander de quelle épreuve il peut s’agir pour que nous en soyons le reste : la marque est le reste de l’épreuve, or ce reste serait littéralement nous-mêmes, nous qui ne serions dès lors que notre sensibilité aux questions philosophiques (je parle évidemment de ceux qui y sont sensibles – les autres ne comptant pas dans cette problématique). Voilà, c’est ainsi que je vois le problème.

Cette introduction étant posée, je ne vais pas commencer tout de suite à construire le questionnement. Avant de m’y engager, je voudrais indiquer que tout cela s’inscrit dans le cadre d’une disposition subjective particulière, que notre question de départ m’interdit d’ignorer. Car si tout le monde n’est pas sensible aux questions philosophiques, c’est qu’il s’agit d’abord de savoir si nous sommes en position d’accueil ou au contraire de refus, relativement à l’un de la vérité et de l’existence qui définirait en propre le philosophique.

A regarder les différentes attitudes que nous adoptons nous-mêmes et que nous voyons adopter autour de nous quand il s’agit de questions philosophiques, j’opposerai deux grandes catégories. Les uns, de très loin les plus nombreux, considèrent que ces questions ne sont pas sérieuses et que leur traitement ne peut pas être autre chose qu’une perte de temps. En prenant comme modèle le businessman du Petit Prince (vous savez, celui qui n’a pas de temps à lui consacrer parce qu’il a des occupations ” sérieuses “), je dirai qu’il s’agit de personnes enfermées (volontairement ou non) dans la trivialité. Mais on trouve à l’inverse des personnes qui sont tout de suite en affinité avec les ” grandes ” questions – comme semblent l’être en effet les questions philosophiques. Puisqu’il est question de grandeur en un sens absolu, je dirai alors que ces personne sont ouvertes au sublime, et je me demanderai s’il peut exister des gens qu’on appellerait les ” sublimes “, et auprès desquels le philosophes rencontrerait une écoute compréhensive, et d’autres que j’appellerais les triviaux et qui, à l’instar du businessman, ne voit dans tout cela qu’une perte de temps.

Donc la première partie de mon travail, qui devra construire la problématique d’une épreuve très particulière, sera consacrée à cette opposition du trivial et du sublime.

(Pour vous aider dans votre compréhension, j’indique tout de suite que ceux deux positions me semblent également exclusives de la sensibilité que nous voulons porter à l’état de problème, et que leur examen débouchera sur une notion que je prendrai le temps d’élaborer devant vous, et qui est la notion de sincérité.)

Deux manières de se rapporter au monde : le trivial et le sublime

La différence entre ceux qui sont sensibles à la philosophie et ceux qui ne le sont pas semble appartenir à une différence plus générale, une différence en quelque sorte existentielle et spirituelle, dans la manière de se rapporter au monde.

La première manière est la trivialité : le quotidien et l’utile en général, qui est le fait que la vie soit enchaînée à elle-même, sans recul, aveugle : on a toujours quelque chose à faire, on a toujours des buts à réaliser et des places à conquérir. La vie n’est alors préoccupée que de son propre entretien. J’appelle triviale l’attitude qui consiste à faire du trivial (la nécessité de satisfaire les besoins, qui va de soi) le tout de l’existence. Ne confondez pas trivial et sordide : la trivialité renvoie à la condition commune (par exemple il faut manger pour vivre, etc.) ou à des vérités qui vont de soi dès lors qu’on se trouve dans un certain domaine (on parle ainsi de solutions triviales en mathématiques). Bref, le trivial ne peut pas être récusé, il est toujours déjà là et comme tel toujours déjà dépassé, et l’on peut dire qu’une personne est triviale quand ce dépassement n’est pas effectué – par ignorance, par misère ou par refus : toute son activité consiste à assurer la continuité de sa vie. On se moquerait d’un homme qui consacrerait sa vie à manger, mais c’est pourtant ce que font la plupart des humains – sauf que les conditions de la vie échappent à ce ridicule immédiat pour la seule raison qu’elles sont nombreuses et complexes. Ainsi, et au-delà de la simple satisfaction des besoins, assurer sa position sociale et convoiter des places sont des manières de vivre triviales, au sens où les conditions de la vie sont accentuées pour devenir le tout de la vie elle-même. En se référant au texte de Hegel, on peut dire que la vie triviale (axée sur ce qui assure la vie en tant que vie) est littéralement une vie d’esclave. Mais je préfère dire que c’est une vie dans laquelle la question du prix de la vie ne se pose pas, puisqu’il n’y a jamais que le fait de vivre qui est devenu, comme chez un simple organisme sans conscience, à lui-même sa propre fin et sa propre justification. C’est la vie de tout le monde tous les jours, au sens où l’on a toujours quelque chose à faire pour poursuivre sa vie de la manière la plus agréable possible (faire des études pour trouver un emploi, avoir un emploi pour gagner de l’argent, gagner de l’argent pour vivre et s’offrir ce qui fait plaisir…) et où on ne se demande pas à quoi tout cela mène (en fait, je préfère dire ” rime “). Bref, le trivial comme type d’existence, c’est d’ignorer (de refuser) la question de ce qui fait que la vie, cette vie qui est forcément celle de tout le monde et de n’importe qui, vaut la peine d’être vécue.

On sort donc du trivial comme attitude existentielle quand on a affaire à des raisons de vivre, c’est-à-dire à des déterminations sur lesquelles on ne cédera pas et à partir desquelles on refusera éventuellement de vivre – quelles que soient par ailleurs ces déterminations. C’est pourquoi la notion du trivial, quand on l’entend au sens existentiel, est essentiellement éthique : elle consiste à avoir cédé d’avance sur tout c’est-à-dire à mener une vie qui n’a pour vérité que la nécessité que toute vie est forcément pour soi. On peut dire que la trivialité correspond à la médiocrité, à ceci près que les deux notions valent dans des problématiques différentes : subjectivement la trivialité renvoie au refus de s’interroger sur le prix de la vie, alors que la médiocrité renvoie au refus de se souvenir qu’on a été pour soi même et pour les autres une promesse.

Bien entendu, la reconnaissance proprement humaine réfléchira cette attitude : on dira qu’une personne triviale est une personne qui ne cède pas sur le fait d’être triviale – et qui à la limite préférerait mourir plutôt que de s’interroger sur ce qui peut faire le prix de la vie. Cette dernière remarque, dont chaque professeur de philosophie sait n’est pas imaginaire, interdit par conséquent d’être méprisant envers les triviaux. Car la remarque qui vaut à propos de l’esclave hégélien s’applique totalement à eux : cet esclave, en restant attaché à une vie qu’il a refusé de risquer pour faire prévaloir sa volonté sur son simple être-là, n’a pas du tout prouvé qu’il n’était pas humain, mais il a seulement prouvé qu’il ne se représentait pas comme humain, ce qui est tout à fait différent et presque le contraire. Ainsi l’esclave n’a-t-il pas lui non plus cédé sur son refus de s’identifier à sa propre volonté (plutôt une vie entière d’esclavage que de céder là-dessus), exactement comme le sujet trivial ne cédera jamais sur son refus de s’interroger sur lui-même et sur le sens ou le non sens de sa vie (plutôt une vie entière d’affairement quotidien, de petitesse dans le point de vue et d’ambitions dérisoires que l’interrogation sur soi). Par cette réflexion nous posons donc que le trivial n’est pas vraiment trivial – et que c’est depuis une décision expresse de refus et non pas depuis une nature d’incapacité ou une situation de misère que cette notion doit être abordée.

Comme attitude existentielle, la trivialité peut donc être identifiée à une sorte d’insensibilité non pas naturelle mais décisive aux ” grandes ” questions, si l’on prend cet adjectif en un sens absolu, c’est-à-dire au sens du sublime. Et certes, toutes les questions philosophiques sont sublimes, d’une certaine manière. Les triviaux sont donc des gens pour lesquels le sublime est ou bien inexistant (il n’y a que de petits problèmes et on vit au jour le jour) ou bien refusé. On aperçoit donc que la sensibilité aux questions philosophiques fait d’une certaine manière partie de la sensibilité au sublime – de sorte que les triviaux, pour qui rien n’est jamais qu’ordinaire (à commencer par le fait d’être vivant, qui va de soi, et le fait de devoir mourir qui est trop lointain pour qu’on perde son temps à y réfléchir) peuvent aussi bien se définir, dans la représentation que nous en avons, à l’encontre de la dimension sublime, c’est-à-dire incommensurable à tout intérêt sensible, de notre existence.

Pourtant je ne dirai pas que les questions philosophiques relèvent d’une attitude sublime. Certes, de l’extérieur, c’est le cas : poser comme Platon la différence du sensible et de l’Intelligible, élaborer la pensée du monde, de la logique et de l’Histoire (donc d’une certaine manière celle de Dieu lui-même) comme le fait Hegel, tout cela ne peut pas être aperçu autrement que dans un sentiment d’effroi, celui-là même que nous éprouvons devant une réalité sublime. Et une œuvre philosophique, comme toute œuvre c’est-à-dire tout produit du génie, est forcément sublime. Or ce n’est pas des œuvres qu’il s’agit pour nous ici, mais des questions philosophiques c’est-à-dire de la reconnaissance en soi du savoir de l’existence et de la vérité comme manquant. Se poser des questions philosophiques peut donc être sublime d’un point de vue extérieur, mais ce ne peut l’être en première personne, puisque c’est seulement pointer un non savoir sur des sujets particuliers (l’existence, la vérité) qui ne sont, sur le moment et dans le travail philosophique, que des sujets techniques parmi d’autres (c’est seulement la réflexion qui nous les fait apercevoir comme absolument radicaux ; mais le philosophe est à son clavier avec ses notions et ses concepts comme le menuisier à son établi avec ses planches et ses clous). Je le dis autrement : si le trivial est une misère, et la pire, le sublime est toujours une imposturequand on le considère en première personne. Celui qui pense d’une manière sublime est tout simplement un songe-creux, quelqu’un qui s’exalte lui-même – bref un médiocre.

Le sublime s’entend en exclusivité à la première personne. C’est toujours à propos des autres qu’on peut éventuellement parler de sublime : le héros n’est pas quelqu’un qui pour lui-même agit héroïquement, mais c’est simplement quelqu’un qui fait ce qu’il doit faire et que, s’imagine-t-il, n’importe qui ferait à sa place. D’ailleurs, il suffit de les écouter. Les premiers Résistants ne sont des héros que pour nous : pour eux, il était tout simplement insupportable que la France soit sous la botte hitlérienne. Et ils ne comprennent pas que l’on considère comme un héros celui qui ne peut pas supporter l’insupportable, c’est-à-dire justement ce que personne ne peut supporter. Alors que nous pouvons établir une échelle de courage qui irait de l’héroïsme à la lâcheté en passant par une condition incertaine qui serait celle d’une relative normalité, ceux que nous appelons des héros ne font de distinction qu’entre les gens normaux dont ils pensent faire partie (et va-t-on se glorifier d’avoir eu une réaction normale ?) et d’autres gens dont la lâcheté ou la veulerie leur est incompréhensible (ils ont accepté ce que personne ne peut accepter). Bref, les notions du sublime et de la première personne sont en exclusivité réciproque.

Je vous donne ici une indication de lecture : si vous voulez vraiment avoir la pensée de ce qu’est le sublime en première personne, lisez Nostromo, de Conrad : la vie finalement dérisoire et pitoyable à cause de sa fausseté d’un homme qui est sublime pour lui-même (texte dont la lecture doit toujours à mon avis accompagner celle des passages de la Critique de la Faculté de juger consacrés au sublime).

Vous me direz que l’argument vaut aussi bien pour la trivialité, et vous aurez raison. Il est en effet aussi impossible d’être trivial pour soi que d’être sublime : pour l’individu que nous qualifions de trivial il en va exactement comme du héros qui croit être une personne ordinaire : l’un comme l’autre fait ce qu’il y a à faire, ce qu’il ne comprend pas qu’on ne fasse pas. De sorte que la même impossibilité morale apparaît subjectivement dans l’un et l’autre cas : on ne saurait pas plus se glorifier d’avoir réagi normalement qu’on ne saurait en avoir honte. Et de fait, celui qui reprocherait à un pauvre d’avoir seulement des pensées terre à terre en lui faisant valoir que la vie doit d’abord avoir un sens pour être acceptée, ou en le forçant à reconnaître que l’humaine dignité ne peut résider dans le seul souci du lendemain, celui-là serait tellement odieux qu’il en frôlerait presque l’abjection.

Mais si la trivialité est en ce sens une misère (et donc, réflexivement, quelque chose de sublime : c’est de la dignité suprême de la condition humaine qu’il s’agit, quand les circonstances naturelles ou sociales enferment l’humanité en deçà de la possibilité qu’elle reste pour elle-même – et par exemple pour un chrétien, tout mendiant est le Christ en personne….), elle peut être subjectivement une décision. Celui qu’on peut identifier au type du trivial n’est jamais le malheureux rivé à la nécessité quotidienne, mais bien au contraire c’est celui qui a décidé qu’un questionnement philosophique était bavardage et perte de temps, c’est-à-dire, dans notre réflexion, celui qui a décidé qu’il valait mieux mourir que de regarder en face le fait que l’absolu de l’existence est pour chacun l’enjeu de tout ce qu’il fait.

Vous vous souvenez de la formule que j’avais empruntée à Courteline, dans les Gaietés de l’Escadron et de la problématique de la promesse que j’en avais tirée : chaque enfant est une promesse faite aux autres et à lui-même, et c’est comme tel que sa mère l’aura porté pendant neuf mois (et non pas comme un individu de plus advenant dans un monde déjà surpeuplé). Or qu’est-ce que la trivialité, comme attitude existentielle, sinon justement le déni de la différence entre l’avenir et le futur c’est-à-dire tout bonnement le déni de la promesse ? Est trivial celui qui a décidé qu’il n’y aurait jamais que du futur, c’est-à-dire que la réitération indéfinie des nécessités présentes (assurer la satisfaction de ses besoins, augmenter l’agrément de sa vie, convoiter des places dans la société…), en un mot celui qui a décidé que la promesse ne compterait pas. Voilà je crois en quoi consiste, subjectivement, la trivialité : que la promesse ne compte pas. Ce qui revient à dire qu’on fait rétrospectivement de son propre temps le futur de sa naissance, alors qu’il en était l’avenir.

Ainsi, et contrairement au sublime qu’abolirait la décision subjective (exemple de Nostromo), la trivialité peut s’entendre en première personne. Mais cette différence se rassemble dans une même exclusivité à l’encontre des questions philosophiques. Précisément en tant qu’elles sont des questions dont on est soi-même l’enjeu, elles excluent aussi bien la trivialité pour laquelle il n’y a que de petits problèmes que le sublime pour lequel il n’y a pas d’autre problème que celui de maintenir sa propre posture inconsistante. Et certes, on ne peut pas être philosophe si l’on est sublime pour soi-même, puisque les problèmes philosophiques sont toujours des problèmes techniques, incommensurables dans leur précision parfois méticuleuse avec les hauteurs qui permettraient d’embrasser les ” grandes ” questions d’un seul regard, et qu’on ne pense jamais que la tête dans le guidon – si vous me permettez cette comparaison (elle-même un peu triviale) avec l’aveuglement qui permettra seul à un champion cycliste de s’accomplir comme tel… Car c’est un des paradoxes de la pensée : elle peut paraître de l’extérieur atteindre à des hauteurs inhumaines, elle consiste toujours pour celui qui travaille à résoudre des difficultés précises, locales, parfois d’allure mesquine. C’est ce que j’appelle ” la tête dans le guidon “, par analogie avec le coureur qui ne voit rien du paysage traversé, à quoi s’ajoute évidemment la conscience d’une urgence toujours plus grande à mesure qu’on vieillit (et qu’exprimerait alors l’idée littéralement obsessionnelle de course contre la montre, contenue dans la première métaphore).

Un seul exemple vous convaincra de cette sorte de misère de la philosophie – si l’on nomme ainsi le fait de ne pas être installé une fois pour toutes dans la dimension sublime dont cette discipline semble pourtant être l’indication, et qui correspondait à la ” destination ” naturelle de l’humanité, dont le philosophe serait alors l’avant-garde. Considérez en effet quelqu’un qui s’interroge sur la possibilité de la connaissance métaphysique, c’est-à-dire sur la possibilité de répondre à ces questions littéralement sublimes que sont celles de Dieu, de la liberté, de la vérité absolue, etc. ; eh bien il devra en quelque sorte redescendre de ces hauteurs et s’atteler à un problème qui semblera vraiment mesquin par comparaison : celui de savoir si et comment des jugements synthétiques a priori sont possibles. Au lieu de disserter librement sur l’infini du monde et sur le tragique de la condition humaine, celui qui est un philosophe et non pas un songe-creux prendra soin de cataloguer les jugements selon leurs propriétés logiques, d’analyser les grands concepts (des concepts valant pour tout objet et qu’il appellera ” catégories “) qu’il en déduira, et ainsi de suite. Vous voyez bien que si Kant avait adopté la position sublime, comme celle de Swedenborg qui dissertait sur l’intuition immédiate de Dieu et du suprasensible, il n’aurait produit que des ” rêves ” de ” visionnaires “… Nous, qui le lisons, pouvons sans risquer d’être contredits affirmer que sa pensée est sublime ; mais elle ne l’a pas été, subjectivement, puisque c’est précisément en refusant de se laisser aller à cette position qu’il a pu penser (ainsi on peut notamment lire la Critique de la Raison pure en y voyant un magistral ” contre Swedenborg ” plus encore dans l’énonciation que dans l’énoncé). Bref, on ne sort pas de cette vérité démontrée par Conrad : en première personne, le sublime est toujours une imposture.

Voilà pour aujourd’hui : si l’on dit que les questions philosophiques sont les ” grandes ” questions, il semblerait qu’on pose à la fois une exclusivité à la philosophie, la trivialité, et une affinité originelle, la sublimité. La sensibilité aux questions philosophiques serait ainsi limitée. Or il n’en est rien : la trivialité est déjà elle-même philosophique, car c’est forcément depuis une certaine idée de la vérité et de l’existence que le trivial préfère mourir plutôt que penser. C’est donc au nom de la positivité que le trivial décide (philosophiquement) de ne pas philosopher. Inversement, le sublime est une sorte de mensonge qui interdit qu’on interroge le dépassement dans lequel il se tient toujours : si les questions philosophiques dépassent la réalité quotidienne, celui qui n’est que ce dépassement s’installe non seulement en exclusivité à l’activité philosophique, qui est toujours laborieuse et inséparable des questions de détail, mais encore il refuse d’interroger le dépassement quant à sa possibilité et à sa légitimité – ce qui revient précisément à considérer les questions philosophiques comme allant de soi, c’est-à-dire à les nier comme questions philosophiques. Mais bien sûr, si nous nous cantonnons expressément à la question que nous posions, on peut dire que les sublimes sont les gens les plus sensibles, et même les seuls sensibles, en fait – dès lors que vous acceptez l’appellation traditionnelle de la philosophique comme domaine des ” grandes ” questions. L’adolescence est l’âge du sublime, des grandes ambitions personnelles ou des révoltes contre la société et on dit aussi que c’est l’âge philosophique (raison pour laquelle on n’enseigne pas cette discipline aux élèves des petites classes auxquelles ont suppose une maturité insuffisante, ni dans l’ensemble des études supérieures quand il faut se consacrer aux choses sérieuses). Cependant vous voyez bien que la sensibilité aux questions philosophiques qui renverrait à une position subjective de sublimité est un simple mensonge quand on s’exalte par exemple sur l’idée abstraite d’un ” sens ” de la vie, et qu’on évite très soigneusement de déconstruire cette expression pour poser un problème concret et précis dont les termes ne seront jamais sublimes (par exemple il faut commencer par définir la notion de sens, ce qui renvoie en premier lieu à une difficile enquête linguistique, etc.). Cela dit, j’accorde que l’exaltation creuse est une manifestation de sensibilité : on pourrait dire que, si les triviaux ne sont jamais sensibles aux grandes questions, les sublimes y sont toujours. Pourtant cela ne change rien car c’est toujours d’assurer sa propre sublimité qu’il s’agit dans la position sublime : les ” grandes ” questions ne sont que des moments de l’exaltation subjective de soi et pour cette raison, elles ne comptent jamais. Reprenez l’exemple de Nostromo : les sublimes ne s’occupent que de leur propre grandeur, dont les questions philosophiques qu’ils viendraient à rencontrer seraient pour ainsi dire des échantillons – ne valant dès lors qu’à représenter la posture à laquelle ils ont décidé de se tenir, et non pas pour elles-mêmes. Avec Nostromo, il est impossible d’avoir une conversation vraiment approfondie : il est déjà trop loin de son interlocuteur, trop loin de lui-même, tout occupé à maintenir son propre éloignement, et indisponible pour la pensée. Pour les sublimes, les questions philosophiques ne comptent pas plus que pour les triviaux… Et on ne peut pas être sensible à ce qui ne compte pas.

Ces deux attitudes, ceux d’entre vous qui ont lu l’Etre et le Néant, ou du moins son plus célèbre chapitre, les ont rapprochées des deux formes essentielles de la mauvaise foi : celle qui consiste à mettre l’accent sur la facticité en niant qu’elle soit toujours déjà en train d’être assumée dans les possibles qu’elle conditionne, et celle qui consiste à s’identifier à sa propre possibilité en niant que la possibilité n’est jamais que le sens d’une facticité qu’il faut bien prendre comme elle est. Ma thèse est de comprendre ce que dit Sartre à la lumière de l’opposition du trivial et du sublime qui me semblent pouvoir être lus à la lumière de la distinction opérée par Sartre entre facticité et transcendance, et en même temps ramenée à la question juridique dont je viens de parler, dès lors que la trivialité est une trahison et le sublime une imposture.

Sartre, qui élabore toute sa problématique de la mauvaise foi (et donc de la sincérité) à partir de l’opposition de la facticité (le fait d’être, la contingence, et aussi d’être ce qu’on est, tel qu’on est) et de la transcendance (le dépassement toujours déjà engagé de cette facticité vers une valeur qui reviendra lui donner un sens qu’elle n’aurait jamais autrement). On peut en effet rapprocher le trivial de la facticité : est assurément trivial celui qui conseille de s’en tenir aux choses humaines pour cette raison, en effet irrécusable, que nous sommes humains (pour faire encore allusion au livre d’Aristote que j’ai déjà cité). Sartre montre ainsi qu’il n’y a pas de différence entre la sincérité et un certain type de mauvaise foi (celui qui me semble correspondre au trivial), car ils consistent identiquement, quand on entend se montrer tel qu’on est, à nier que la possibilité appartienne en propre à toute situation : non pas qu’on soit libre de se changer instantanément, mais on est toujours libre d’entreprendre de le faire, de sorte qu’il est impossible d’avoir pleinement raison en disant ” voilà, je suis ainsi et non pas autrement “. D’autre part la transcendance renvoie indubitablement à une problématique du sublime. Non seulement parce que le terme même l’indique expressément, mais encore parce que tout ce vers quoi on se dépasse fait de nous des êtres de dépassement et non pas simplement de réalité, ce qu’à la réflexion on peut considérer comme sublime. Là encore sincérité et mauvaise foi s’identifient : m’identifier à un possible qui est irrécusablement le mien, c’est ” oublier ” ma facticité. Et ce que nous venons de nommer imposture du sublime correspond bien à cette autre figure de la mauvaise foi décrite par Sartre, qui consiste non plus à s’identifier à sa seule facticité, mais au contraire à s’identifier à sa seule transcendance.

Ainsi on peut dire que la sensibilité aux questions philosophiques renvoie à une position qui se situerait entre la trahison du sujet trivial et l’imposture du sujet sublime – celle de la sincérité, qui n’est en effet pas une attitude positive à quoi il serait dès lors mensonger de s’identifier (l’argumentation de Sartre est irrécusable : la sincérité comme positivité est une sorte de mauvaise foi), mais l’égal refus de la trahison et de l’imposture. C’est en ce sens très précis qu’on doit dire que la sincérité constitue la dimension morale de la sensibilité aux questions philosophiques. Assurément un premier élément de réponse. Egal refus de la trahison et de l’imposture, cela signifie impossibilité de nier qu’il y ait un problème de sa propre reconnaissance juridique (cette négation est le fait des triviaux, qui sont toujours évidents à eux-mêmes) et impossibilité de s’arroger une position qui permettrait de résoudre cette difficulté (imposture des sublimes).

Autant d’indications que je traduis par l’annonce suivante : la prochaine séance sera consacrée à élaborer à nouveau frais la notion de sincérité. Car s’il faut être sincère pour être sensible aux questions philosophiques, encore faut-il savoir en quoi cela consiste exactement.

Je vous remercie de votre attention.