Sincérité et transparence à soi. Sincérité, éthique et morale.
Je voudrais rapidement poser la question de la sincérité, en la dégageant de la problématique dans laquelle on l’enferme habituellement, et qui empêche tout simplement de la penser.
On fait souvent de la sincérité une sorte de transparence à soi. Cette transparence serait identique à une vérité subjective, fondée en quelque sorte ontologiquement dans la nécessité que la conscience soit transparente à elle-même.
Kant met en avant cet argument (Théodicée, Observation finale) : il rapporte la sincérité à la conscience formelle c’est-à-dire à la conscience en tant qu’elle se considère elle-même indépendamment de son contenu (qui renverrait à » la prudence de ne rien hasarder qui risque d’être faux « ). Il souligne la nécessité de tenir le rapport de la conscience à elle-même comme infaillible – leçon capitale dont toute la phénoménologie jusqu’à aujourd’hui sera la conséquence. Voici deux citations : » une conscience erronée est un non sens ; et si une pareille conscience existait, personne ne pourrait être sûr d’avoir bien agi, puisque le juge en dernier ressort, lui-même, pourrait encore se tromper » et » la conscience que j’ai de croire en fait avoir raison (ou d’en faire seulement semblant) n’est pas susceptible de la moindre erreur, puisque ce jugement, ou plus exactement cette proposition, se borne à dire que tel est mon jugement sur l’objet « .
Vous voyez que cette question pourrait être reprise notamment à la lumière de deux notions, qui sont également décisives : celle d’aliénation et celle de méconnaissance. Ce n’est pas mon objet aujourd’hui, aussi n’indiquerai-je que brièvement la différence qu’il convient de faire entre elles. L’aliénation est liée à l’impossibilité tautologique de sortir de son propre point de vue, en tant que ce point de vue peut lui-même être déterminé c’est-à-dire en tant qu’il n’est lui-même que le moment subjectif d’un processus qui le dépasse. Si » les conditions d’existence déterminent la conscience « , alors c’est le savoir de ces conditions d’existence qui est la vérité de la conscience, contre non seulement sa certitude mais encore sa propre transparence. Vous avez compris qu’une des questions essentielles de la philosophie post-kantienne, c’est-à-dire héritière de ses considérations sur la » dialectique » et sur l’illusion nécessaire que la conscience peut être amenée à être pour elle-même, sera de découvrir à quelles conditions réelles ou idéales un point de vue peut n’être pas aliéné (par exemple Marx explique que le point de vue du prolétariat est principiellement juste, puisqu’il est celui de la seule classe qui, n’ayant aucun intérêt à défendre, ne fera pas d’une revendication universelle le masque d’un intérêt particulier). Plus intéressante aujourd’hui est la notion de méconnaissance, qui vient de la psychanalyse. La méconnaissance, curieusement, est une parfaite lucidité, à ceci près qu’elle ne se reconnaît pas comme telle. (C’est ce paradoxe qui me fait parler de cette notion après la citation de Kant que je viens de faire.) Etre dans la méconnaissance, cela signifie énoncer ou entendre très clairement et très distinctement une vérité ou une nécessité, mais sans se rendre compte que c’est de soi-même qu’on parle, en étant absolument certain de parler d’une autre personne. De l’extérieur, la méconnaissance est toujours spectaculaire, et elle devient même comique voire hilarante quand on se trouve dans la position de pouvoir partager avec un autre auditeur le discours d’une personne qui méconnaît. Bien entendu, on peut soi-même en être victime : le comble de la méconnaissance peut être de méconnaître ce qu’on dit à propos de soi en parlant de la méconnaissance d’un autre. Et l’intéressant pour nous est que la méconnaissance est, comme l’aliénation dont je viens de parler, une attitude parfaitement sincère : personne n’est aussi honnête et franc que celui qui dit à propos d’un autre des vérité dont il découvrira, par exemple après plusieurs années d’analyse, qu’elles étaient les siennes. Je donne un dernier exemple de ce paradoxe d’une sincérité absolument fausse : la première séance d’analyse est souvent un exposé de nécessités qu’il faudra plusieurs années pour reconnaître. A la fin, on se remémore chaque parole de la première séance et on découvre, stupéfait, que tout y était déjà mais qu’on était absolument à sourd à ce qu’on disait très sincèrement.
Il n’est donc pas possible de faire de la transparence originelle de la conscience à elle-même quelque chose comme un statut originel qu’il faudrait préserver et que, pour cette dernière raison, on serait alors fondé à nommer sincérité. Si l’on refuse de séparer sincérité et vérité (subjectivement, la sincérité serait la volonté de vérité en soi), on se doit donc de ne pas considérer cette transparence comme légitime théoriquement – ainsi que Kant l’indique d’ailleurs expressément, quand il fait remarquer que la conscience que nous avons de nous mêmes, étant précisément une conscience, ne peut porter que sur notre statut de phénomène (phénomène = objet pour une conscience, comme nous le sommes pour nous-mêmes dans notre propre réflexion) et non sur une vérité qui serait vraiment la nôtre, si l’on peut traduire ainsi son expression de » caractère intelligible « . Cela dit, dans l’ordre pratique la conscience infaillible : si c’est la pure représentation de la loi qui définit la nécessité morale, autrement dit si c’est l’ordre représentatif en tant que tel (la morale est de faire tout ce qu’on ne peut pas ne pas se représenter devoir faire), alors il suffit de réfléchir pour être dans le vrai (puisque la représentation n’est rien d’autre que la réflexion exposée en tant que telle). Mais justement : ce n’est pas du tout le même de réfléchir, et par conséquent de s’en tenir à la forme des actions (et aussi des choses, comme dans l’exemple du jugement esthétique qui est réfléchissant parce qu’il concerne ce que l’imagination réfléchit des objets – leur forme), et d’être conscient, c’est-à-dire finalement aveugle à soi-même ! Voilà en effet le paradoxe de la conscience, tel que Kant en donne une première indication : je ne me connais pas tel que je suis, mais je sais pourtant que je suis mauvais – c’est-à-dire que j’ai originellement décidé de l’être – quand ce que je fais ne répond pas à la pure nécessité formelle d’une liberté qui se détermine par la seule représentation de la loi.
Sur le moment ma conscience est infaillible dans le domaine pratique et on peut parler de sincérité quand il s’agit d’agir moralement, mais la conscience n’est absolument pas un lieu de vérité sur soi dans le domaine spéculatif, c’est-à-dire de la connaissance de soi.
Donc la sincérité ne peut pas consister à vouloir être » vrai » au » authentique « , mais seulement à n’être pas duplice dans ses actions. Voilà ce que nous apprend l’examen de la position kantienne. Evidemment, tout le problème est désormais de savoir ce qu’il est concrètement du domaine pratique où la sincérité paraît seule s’imposer.
En réalité la question est moins simple. Vous savez que Kant est le penseur de la représentation et que pour lui la réalité des choses ne compte pas plus que la réalité des gens. Quand il s’agit de la faculté de » sentir « , par exemple, l’existence de l’objet ne compte pas – alors qu’on aurait pourtant imaginé que, si elle ne comptait pas quand il s’agissait de connaître c’est-à-dire de remonter à un concept, elle devait être seule à compter quand il s’agissait de sa singularité même. Je vous renvoie aux développements sur le jugement esthétique, qui doit être » libre de tout intérêt « , et donc être avant tout indifférent à l’existence de ce qui est considéré. Pour Kant, c’est-à-dire pour nous quand nous en restons à la position réflexive, les gens non plus ne comptent pas : ce qui compte uniquement, c’est l’humanité en eux. Ainsi vous ne devez pas respecter votre voisin pour lui-même, mais pour l’humanité dont il est le représentant à côté de vous. Dans sa philosophie de l’histoire, c’est pareil : c’est en tant qu’espèce et non pas individuellement que l’humanité est appelée à la perfection ! Non pas qu’il s’agisse là d’une dureté particulière de Kant (encore que je puisse vous citer certains passages sur les animaux qu’on peut manger sans plus de problème qu’on mange des » pommes de terre « …), mais c’est une nécessité intrinsèque de la position réflexive qu’il a constamment maintenue : quand on réfléchit, aussi bien dans l’ordre théorique que pratique, la question n’est jamais que celle de la » représentation « . Pour la sincérité, donc, il ne s’agit pas d’avoir de soi une représentation qui serait la vérité, puisque ce serait précisément une représentation de soi, comme telle soumise à la nécessité du sens interne, et non soi ; mais il s’agit d’agir conformément à la nécessité représentative, c’est-à-dire en déterminant la liberté selon la seule forme de la légalité.
Pointer à la fois la grandeur et la limite du kantisme (partir de la réflexion et non pas de l’être), c’est reconnaître la justesse de la sincérité morale et en même temps nier que cette sincérité soit éthique.
Vous savez que cette différence est capitale : la morale renvoie, ainsi que Kant l’expose parfaitement, à la nécessité représentative, alors que l’éthique renvoie au contraire à l’étrangeté du sujet relativement à lui-même. Je traduis : en morale, on a toujours raison ou tort en le sachant parce qu’il s’agit à chaque fois de ce que n’importe qui aurait raison ou tort de faire à notre place, et que la conscience réflexive nous identifie nécessairement à n’importe qui. Pour l’éthique, au contraire, la question d’avoir raison ou tort ne se pose pas, dès lors précisément que cette question est réflexive c’est-à-dire qu’elle nous implique en tant que nous sommes n’importe qui. Et en effet : j’ai raison quand n’importe qui devrait faire ce que je fais, c’est-à-dire que je deviens expressément pour moi-même n’importe qui. La réflexion est la position d’un sujet indifférent : moi-même c’est-à-dire n’importe lequel de mes semblables. Concrètement, cela signifie qu’une nécessité éthique échappe toujours au sujet qui se représente lui-même. Il est par conséquent impossible d’être sincère dans le domaine éthique si la sincérité renvoie à la conscience de soi, pour la même raison qu’il est impossible de ne pas l’être dans le domaine moral. Je ne puis en effet faire le mal qu’en étant de mauvaise foi, c’est-à-dire qu’en » oubliant » de m’interroger sur la valeur universelle de ce que je fais (ou, dans le cas d’une action vraiment cynique, qu’en » oubliant » de m’interroger sur la valeur de l’attitude cynique). Mais l’étonnant est que je ne puis faire le bien qu’en étant également de mauvaise foi. En effet quand je fais ce que n’importe qui aurait raison de faire, je dois bien » oublier » de m’interroger sur la légitimité de cette posture de semblance réflexive. Car enfin, si médiocre que je sois par ailleurs, je ne suis pas n’importe qui pour moi-même (la première personne est incommensurable à celle d’une troisième personne) bien que je me détermine comme tel (ce que je dois penser, c’est ce qu’on aurait raison de penser à ma place)! Il faut donc que je fasse semblant d’être n’importe qui pour agir conformément à la loi morale. Autrement dit, il faut que je prenne sur moi un point de vue parfaitement abstrait, celui de l’humanité en général, dont je ne suis dès lors que le représentant. J’importe, moi qui ai plus ou moins de mérite à vaincre mes tendances sensibles pour me conformer à l’impératif, mais je ne compte pas : de toute façon c’est encore et toujours de la loi, et en fin de compte seulement de la loi, qu’il s’agit dans mes actions…
Critiquant la position réflexive, nous devons donc conclure contre Kant que la morale et la sincérité s’excluent absolument– tant pour le bien que pour le mal. L’ordre moral, qui est l’ordre de la réflexion, est nécessairement l’ordre du semblant, parce qu’il faut que je sois le semblable de tous ceux en qui je me reconnais (les autres représentants de la même humanité) pour agir moralement. Je dirai ainsi que la sincérité s’impose comme le semblant de la conscience, dès lors que celle-ci ne peut être fausse pour elle-même.
Voilà le paradoxe que je voudrais vous faire apercevoir : c’est le même de ne pas pouvoir se tromper sur la valeur morale de ce qu’on fait, et de n’être que sa propre semblance.
Par » semblant » (terme emprunté à Lacan) vous savez que j’entends la référence au savoir par quoi chacun est constitué comme le semblable de tous les autres et par conséquent comme le même que soi. Pour nous humains, la semblance consiste donc à avoir des pensées humaines – c’est-à-dire telles que n’importe qui puisse, le contexte étant donné, les reprendre à son compte. Eh bien je proposerai pour cette raison une première définition de la sincérité, corrélative de celle que j’ai indiquée la semaine dernière (être en extériorité à ce autorise la reconnaissance de soi) : ne pas se dérober à l’inhumanité de sa propre pensée. Non pas vouloir penser d’une manière inhumaine – ce qui serait simplement de la perversion – mais admettre simplement l’éventualité de la pensée – s’il n’y a de vérité que par la pensée, c’est-à-dire qu’à l’encontre du semblant (je vous rappelle qu’on s’en tient à cette définition négative, car une caractérisation positive renverrait à un semblant de second degré).
Cette inhumanité, vous l’avez compris, c’est le domaine de l’éthique. La pensée est inhumaine, précisément parce qu’on ne pense jamais ce qu’on » veut » – n’étant jamais là pour soi quand elle a lieu. Pareillement, si l’on ne pense que sans soi, cela signifie qu’on n’agit éthiquement que sans soi, et que quand on est là, on agit nécessairement en référence à un savoir formel de l’humain (le savoir que Kant a nommé transcendantal) auquel on se conformera ou on s’opposera. Toute définition de la sincérité doit donc s’entendre à l’encontre du semblant (dont Kant est par excellence le thuriféraire).
C’est en tout cas ce qu’implique notre questionnement. Car si vous en restez à votre conscience réflexive, autrement dit s’il n’y a que la formalité représentative qui compte pour vous, aucune sensibilité aux questions philosophiques ne sera jamais possible en vous, pour revenir un instant sur l’idée que la sincérité est la condition philosophique de la philosophie. Vous n’en avez rien à faire, de toutes ces questions, puisque la pure forme réflexive vous guide infailliblement dans votre existence pratique. Tout cela est donc réservé aux philosophes, et vous vous êtes sûr d’avoir déjà en vous le critère suffisant. D’ailleurs la révolution opérée par Kant dans le domaine pratique l’implique expressément : au lieu que, comme dans l’Antiquité, on doive posséder une certaine idée du Bien c’est-à-dire être philosophe afin de pouvoir la réaliser dans ses actions, il nous a fait reconnaître que la » conscience commune « , par exemple celle d’un » humble artisan « , étant parfaitement compétente quand il s’agissait des nécessités du devoir : nul besoin du savoir des philosophes ! Ce discours de Kant que vous avez tous lu dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, signifie de la manière la plus claire qu’on n’a pas du tout besoin de la philosophie pour faire son devoir, c’est-à-dire pour agir selon l’humanité qui nous définit (par devoir, et non pas simplement conformément au devoir). Alors vous voyez bien que si vous m’avez accordé au début que la sincérité était une condition essentielle pour être sensible aux questions philosophiques, et si vous accordez à Kant (comme je le fais moi-même) qu’il y a une transparence réflexive infaillible, vous allez devoir reconnaître qu’on n’a rien à faire des questions philosophiques parce qu’elles sont toujours déterminées et que la formalité pure du devoir suffit absolument. Je le dis plus concrètement : inutile d’avoir quelques lumières que ce soit sur le » sens de la vie « , parce que de toute façon le devoir s’impose inconditionnellement. S’il y a une vérité métaphysique qui accomplit cette formalité, tant mieux, mais s’il n’y en a pas, cela revient exactement au même : le devoir s’impose toujours autant – même si Kant reconnaît que par ailleurs cela n’aurait finalement pas de sens (mais justement : cela ne compte pas). Même s’il n’y a pas de Dieu pour donner un sens à tout, n’empêche qu’il y a des gens vertueux et des crapules et que notre devoir est du côté des premiers.
Bref, si vous vous identifiez au sujet moral – le seul qui compte pour Kant, et aussi pour vous quand vous adoptez la position réflexive – vous êtes nécessairement insensibles aux questions philosophiques. En quoi on aboutit à une aporie, pour notre notion : si la transparence pratique de la subjectivité peut être entendue comme sincérité, et si elle implique la vanité du savoir philosophique, vous allez devoir affirmer qu’on peut être sincère en étant indifférent au sens de ce qu’on fait – si vous m’accordez de définir trivialement la philosophie comme le travail réflexif sur le sens… Autrement dit, il faudra que vous en restiez à la certitude pratique (certes suffisante, en morale) sans jamais vous demander ce qu’elle signifie en fin de compte, ni surtout sans la mettre en question comme critère de légitimité. Loin de moi l’idée de la critiquer. Mais c’est bien dans le savoir philosophique seulement qu’on put apercevoir pourquoi, dans ce cas, on peut identifier la certitude et la vérité – alors même que l’expérience nous enseigne quotidiennement que la certitude est plutôt le vécu de l’erreur (tous les gens qui se sont trompés étaient certains d’avoir raison : on ne parlera jamais d’erreur quand on s’en est tenu à des probabilités qui ne se sont pas réalisées)… En quoi vous reconnaissez la limite réflexive du principe de réflexion.
L’éthique, disais-je, c’est tout autre chose. Un acte éthique n’est pas du tout un acte que n’importe qui devrait faire. C’est d’ailleurs un point sur lequel je ne suis pas d’accord avec le sens que prend cette notion en psychanalyse. L’acte éthique par excellence, de ce point de vue, c’est de poser une limite. Une limite à quoi ? A la jouissance. Et la limitation de la jouissance, comme chacun sait, on peut dire que c’est l’institution du désir. Pour la psychanalyse, l’éthique est toujours celle du désir en tant qu’il s’identifie à la limitation par la loi d’une jouissance sans fond. Ensuite, quand on considère le désir particulier de quelqu’un, on dira que son éthique a précisément consisté à limiter les possibilités de jouissances (c’est-à-dire d’infini ou plus exactement d’apeiron – terme antique désignant l’illimité originel) que sa situation œdipienne et son histoire personnelle ont ouvertes (par exemple à travers l’identification au père). Or vous voyez bien que cette conception fait disparaître la notion de droit attachée à l’idée de vérité – non pas certes dans l’absolu, puisqu’il s’agit de la loi, mais pour le sujet. On ne peut pas parler de la vérité du sujet sans qu’en même temps on ne fasse la différence entre avoir raison et avoir tort, et toute la question est de savoir si c’est relativement à quelque chose (semblance) ou si c’est subjectivement. Donc l’éthique, à mon avis, est le domaine de ce qu’on a raison de faire pour la seule raison qu’on est soi, et elle s’oppose à la morale qui est le domaine de ce qu’on a raison de faire pour la seule raison qu’on est n’importe qui (par exemple Kant a eu absolument raison d’écrire la Critique de la Raison pure, et il serait absurde de dire que n’importe qui a le devoir d’écrire ce livre, ou même d’écrire des livres en général).
Et cette notion de droit, à travers une problématique de la temporalité subjective (la différence entre l’avenir et le futur dont la rencontre personnelle est l’institution), je la rapporte désormais à la problématique de la promesse, ainsi que je l’ai déjà expliqué (donc c’est éthiquement que la médiocrité est un crime, alors que moralement elle est presque un idéal).
Cette différence de l’éthique qui est toujours inhumaine et de la morale qui se confond avec son propre caractère » humain » (agir comme représentant de l’humanité) permet de poser à nouveaux frais la question de la sincérité.
Une première évidence tient déjà à la perte de la semblance qui est engagée dans l’éthique : alors que dans la morale on a toujours toute l’humanité avec soi (faire ce que tout être humain devrait faire à notre place) et par conséquent qu’on est jamais seul quelles que soient les circonstances de fait, l’éthique l’implique – au sens où je vous ai déjà dit que la vraie solitude ne consistait pas à être sans les autres mais à être sans le savoir et sans soi-même.
Celui qui n’est pas seul est par principe insensible aux questions philosophiques – qui ne valent jamais, à cause de leur caractère radical, que dans la solitude que je viens d’indiquer. Autrement dit : les questions philosophiques renvoient au problème que l’humain est pour lui-même (notamment à travers l’a priori de la communauté du monde) et la sincérité consiste à ne pas se dérober à ce caractère problématique d’être soi. C’est le même d’être problématique pour soi et d’être absolument seul. Car si l’on sait un tant soit peu ce qu’il en est de soi, on reconnaît ce même savoir semblablement à l’œuvre chez les autres et par conséquent on a des semblables. Celui qui n’est pas problématique pour lui-même, on peut dire avec Nietzsche que c’est » l’homme du troupeau « , si vous m’accordez le définir un troupeau comme constitué d’une suite indéfinie de semblables. Et la philosophie n’est pas faite pour cet homme-là, assurément. Bref, la sincérité est inséparable de la solitude absolue parce qu’elle est la reconnaissance de l’impossibilité subjective de se dire humain – laquelle impossibilité subjective est en propre la » sensibilité aux questions philosophiques « .
La sincérité est d’abord de ne pas se reconnaître soi-même – ni a fortiori de ne pas pouvoir se dire humain. Celui qui se reconnaît joue en réalité à être lui-même (il veut être une bête de troupeau, puisqu’il ne peut se reconnaître que comme le semblable de ses semblables), en ce sens qu’il ne s’interroge surtout pas sur la valeur de vérité de la conscience qu’il a de lui-même, non pas au sens où la conscience pourrait être trompeuse pour elle-même, mais au sens où la légitimité de se poser comme étant soi-même irait de soi.
Je suis moi, bien sûr ; mais qui, » moi » ? Moi le professeur, moi le contribuable ? ce ne sont pas du tout les mêmes, et pourtant c’est toujours moi, et on peut imaginer des situations où ils soient en opposition. Suis-je alors l’unité de tous ces rôles ? Non, puisque cette unité n’apparaît que dans et par la réflexion que j’en fais et qu’elle disparaît quand il n’y a plus de raisons de réfléchir.
Vous me direz que ne pas se reconnaître, quand on en pose la question à l’encontre d’un semblant qui serait celui de la conscience, concerne la séparation que tout sujet est avec lui-même, au sens où la vérité de ce qu’on dit se trouve non pas en nous qui le disons mais dans l’écoute d’un autre qui peut à tout moment nous couper la parole et faire apparaître que nous ne disions pas ce que nous croyions dire (par exemple, parlant de révolution, on peut être interrompu sur rêve ou sur révolu). Mais je vous ferai remarquer que vous êtes alors dans l’eidétique freudienne (une parmi une infinité d’autres possibles, et nécessaire pour soi comme elles le sont toutes) et puis surtout que ce n’est pas de reconnaître ainsi sa propre étrangeté qu’on peut être spécialement sensible aux questions philosophiques (aux questions psychanalytiques, oui). Pour qu’on puisse parler de philosophie, il faut que se pose la double question de la vérité et de l’existence. C’est donc du point de vue d’une étrangeté à soi en termes de vérité et d’existencequ’il doit s’agir dans la sincérité – si cette disposition est vraiment condition pour la sensibilité qui nous intéresse. Alors si la légitimité de dire » moi » est problématique et si la sincérité est de le reconnaître (impossible d’être à la fois sincère et arrogant, par exemple), on voit bien que c’est en termes d’existence et de vérité que se pose la question de la sincérité : la proposition » je suis, j’existe » dit mon existence et est vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. Donc la sincérité, à mon avis, consiste d’abord à reconnaître ce caractère problématique de la légitimité de se reconnaître soi-même, parce que toute reconnaissance est conditionnée (socialement, familialement, métaphysiquement…), qu’elle renvoie à une semblance matérielle (moi, le même que mes collègues, que mes compatriotes, etc.) ou formelle (soi un sujet réfléchissant), en quoi il ne peut jamais vraiment s’agir de moi, qui ne suis moi que quand je me surprends, que quand je ne me comprends pas – ce quand je fais ce que je n’étais d’aucune manière capable de faire… Eh bien si nous conservons le lien entre la question de la sincérité et celle de la vérité, je dirai que je suis moi là seulement où je suis capable de vérité – le reste étant au mieux du semblant .
Et où suis-je capable de vérité ? Réponse : jamais dans l’existence réflexive qui n’est la mienne que » par ailleurs « , mais seulement là où je suis marqué…
Donc la sincérité n’est rapport à soi que par l’intermédiaire d’une réalité marquante. La sincérité est forcément triangulée par une telle réalité : ce n’est jamais un rapport de transparence de soi à soi, mais si elle est inséparable de la question de la vérité, et si la question de la vérité est finalement la question de la marque, alors on peut parler de sincérité subjective comme le rapport de moi à moi qu’une certaine réalité, celle qui marque, aura en tant que telle instaurée.
Cette réalité, Descartes dit par exemple que c’est Dieu : moi qui suis marqué par Dieu, je suis capable de vérité en ce point exclusif dont il se pourrait bien qu’il soit non seulement ma vérité, mais mon être… Je dirai d’une manière générale que c’est toujours une rencontre, dont on ne s’est jamais remis, et qui depuis nous fait parler et agir. Il faudra que nous revenions sur cette idée, bien entendu.
Quand j’ai commencé à réfléchir devant vous à la possibilité d’être » sensible aux questions philosophiques « , j’ai annoncé presque tout de suite qu’il s’agissait forcément d’un événement par quoi nous avons été sensibilisés (car on ne peut être sensible qu’à avoir été sensibilisé). D’autre part, j’ai indiqué qu’il y avait une condition subjective à cette sensibilité : la sincérité, et j’ai commencé à en approfondir la compréhension. Maintenant, si vous m’avez bien suivi, vous comprenez qu’il s’agissait en réalité d’une seule question – toujours celle de la marque dont on peut, dans un premier temps et à la suite de Descartes, considérer qu’elle est une triangulation (moi / Dieu / la vérité dont je suis capable). Evidemment, je ne vais pas en rester à cette position théologique (au contraire, même : j’essaierai de vous expliquer que la sincérité est, comme position, identique à l’athéisme subjectif). Mais ce qui est sûr pour l’instant, c’est que la sincérité ne peut pas être un rapport immédiat à soi-même et que cette impossibilité renvoie expressément à l’événement de la marque (au sens verbal, donc). Je le dis autrement : si je puis avoir avec moi-même un rapport non mensonger – et je vous rappelle que toute réflexion est mensongère, puisqu’elle fait de moi n’importe qui alors que je ne peux pas être n’importe qui pour moi – ce ne sera pas un rapport d’introspection ou d’attention à moi-même, mais tout au contraire un rapport d’extériorité où la surprise d’avoir pensé (vous savez que je refuse de séparer vérité et pensée) sera par là même la reconnaissance de son lieu en moi, en tant qu’il m’est indistinctement ce qui m’est le plus étranger et le plus propre. Là je pense, et là seulement : là où je ne me reconnaîtrai jamais – me constituant comme sujet personnel de cette impossibilité définitive d’être moi-même le lieu de ma propre vérité.
Mais cette impossibilité ne renvoie pas à un Dieu qui, comme dit Saint Augustin, doit bien savoir qui je suis, puisqu’il m’a créé. Elle renvoie à l’impossibilité que je me reconnaisse moi-même dans les marques dont je suis parsemé : elle renvoie à la mort dont une rencontre a été pour moi l’événement. Car la marque atteste d’une mort, et il va de soi que je ne puis me reconnaître dans celui qui n’est pas revenu de telle ou telle épreuve que j’ai dû traverser.
Je ne suis pas le lieu de ma propre vérité, et la sincérité est de reconnaître que c’est depuis cette étrangeté que je puis seulement avoir avec moi-même ce rapport d’étonnement qui constitue la première personne en tant que telle.
Comment puis-je être moi ? Non pas moi, concrètement (mon histoire singulière, etc.) mais moi comme première personne. La sincérité est la disposition subjective de la première personne depuis cette question. Et quand il s’agit de la première personne en tant que telle, la disposition de conscience (impossible de comprendre que je sois moi) est déjà position subjective (l’étrangeté définitive au lieu de ma propre vérité).
La prochaine fois, nous explorerons cette impossibilité. Si vous vous souvenez de ce que j’ai dit de la temporalité subjective, c’est-à-dire de l’opposition du futur et de l’avenir, vous savez déjà que la sincérité est un certain rapport temporel à soi-même en tant qu’il met en œuvre notamment sa propre parole (puisque promettre est un acte de parole). Si le crime de médiocrité n’est jamais possible que dans la mauvaise foi puisqu’il consiste à » oublier » soigneusement qu’on a été une promesse pour le monde, pour les autres et pour soi-même, vous saisissez d’avance la dimension éthique de la sincérité à travers la question d’une identification à ce qui n’est pas du semblant. En quoi nous devrons opposer l’acte qui ne l’est jamais, à l’action qui l’est toujours.
Je vous remercie de votre attention.